akA W0k 9 August Wilhelm Schlegel : la volonte de tout traduire A. W. Schlegel est probablement 1'un des plus grands traducteurs allemands qui aient jamais existé, II possěde á fond les principales langues européennes modernes, le grec, le latin, le fran^ais medieval, le vieil-allemand, les langues d'oc, ainsi que le Sanskrit, qu'il contribue á faire étudier de fa^on decisive en Occident. La liste de ses traductions est impressionnante: Shakespeare, Dante, Pétrarque, Boccace, Calderón, l'Arioste, ainsi qu'une quantité de poětes iraliens, espagnols et portugais moins connus. A quoi il faut ajouter la Bhagavad Gita. Mais A. W. Schlegel n'est pas seulement un grand polytra-ducteur : c'est un eminent philologue, formé á Técole de Heyne et de Burger, specialisté (entre autres choses) du Sanskrit et des littératures médiévales, auprés duquel des hommes plus « scien-tifiques » comme Bopp, Diez ou Von der Hagen ont beaucoup appris. Et c'est aussi un grand critique, qui a écrit de nombreux articles sur Shakespeare, Dante, le theatre espagnol du Siěcle d'Or, Camoens, Goethe, Schiller, lcs troubadours, l'lnde, la poesie et la métrique. II a donné des cours á Berlin (1801) et á Vienne (1808) qui ont joué un role essentiel, non seulement en Allemagne et en Autriche, mais aussi, en partie grace á Mmt de Staél, dans toute l'Europe : pour la premiére fois, les intuitions du Romantisme allemand devenaient accessibles et ii 206 A, W. Schlegel : la volonte de tout traduire agissantcs au-delä des cercles étroits qui leur avaient donné naissance '. L'influence de ces cours a été considerable. Tout 1'évangile poétique et critique du xixf siěcle en derive. Mais A. W. Schlegel est encore, avec son frěre Friedrich, le fondateur de la revue XAthenäum, dont l'influence sur les destinées de la littérature et de la critique européennes commence seulement á étre mesurée 2. II a également produit une oeuvre poétique, á laquelle il ne semhle cependant pas avoir attache trop ďimportance, sachant que sa vraie créativité se situait ailleurs. II faut ajouter á tout cela que la personnalité d'A. W. Schlegel dépasse la constellation du cercle ďléna, et que sa sphere ďaction le met en rapport avec toute la vie intellectuelle et littéraire de Tépoque en Allemagne, comme en témoignent ses rapports intenses, quoique souvent orageux, avec Schiller, Goethe, Humboldt ou Schelling. Admiré, encensé, mais aussi détesté á cause de son mordant et de ses dons polémiques \ il dépasse largement ä Tépoque en celebrité son frěre, dont il n'a pourtant pas la radicalité critique, et Novalis, dont il n'a ni les dons spéculatifs, ni le talent poétique. De lä une reputation de superficialké mondaine bien injustifiée. D'une part, parce que s'il n'est pas sur qu*il ait compris (mais le compre-naient-ils eux-mémes?) le projet ďécriture fragmentaire de Novalis et de Friedrich Schlegel, c'est qu'il possěde ce qui leur 1. Cf. Particle documenté et sympathique de Marianne Thalmann : « August Wilhelm Schlegel », dans A. W. Schlegel 1767-1967, Internations, Bad Godesberg, 1967, p. 20 : « Les cours de Vienne, qui ont connu trots editions entre 1809 et 1841, sont l'ouvrage ďhistoire littéraire le plus lu. II est traduit dans toutes les langues [...] et a déclenché dans les pays nordiqucs et slaves des mouvements correspondent au Romantisme allemand. Cest lui qui a determine le jugement sur le " dassique * et le " moderne " á 1'étranger. » 2. Cf. L'Absolu littéraire, p. 13-21, et Maurice Blanchot, « L'Athenäum », dans I'Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969. 3- Witland, á propos des Schlegel, parle de * petirs dieux exulx'rants ». Goethe, á la nn de sa vie, laisse échapper sa hargne : il rüstige la Schlegelei, par homonymie avec Flegelei, muflerie : trop ďartifkialité et de versatilité chez eux pour Thomme « naturel » qu'il veut étre. A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire 207 manque : la capacite d'achever, capacite qui se manifeste au premier chef dans ses traductions. D'autre part, parce qu'il entretient avec la philosophic et la poesie un rapport profond, quoique autrement articule, plus social, que son frere et que Novalis. F. Schlegel l'a bien senti quand, en 1798, il a ecrit ä Caroline Schlegel : II me semble que l'histoire moderne ne fait que commcncer, et que tout le monde se partage de nouveau en spiritucls et en temporeis. Vous etes les enfants du siede, Wilhelm, Henriette et Auguste. Nous sommes spirituels, Hardenberg [Novalis], Dorothea et moi K Comme l'indique Marianne Thalmann, l'oeuvre d'A. W. Schlegel montre un progressif glissement: la traduction y est peu ä peu evincee par la critique, et celle-ci y est peu ä peu supplantee par la philologie et les recherches comparatistes. Certes, A. W. Schlegel n'abandonne aucune de ces trois activites, mais le centre de gravite de ses interets se deplace, en un mouvement qui va grosso modo de la pure passion litteraire a la pure passion erudite. Mouvement dont on retrouve l'equivalent chez son frere, et qui manifeste leur appartenance a cette « figure jumelle » moderne que forment litterature et philologie selon Michel Foucault. Mais il est clair aussi que le Schlegel critique et philologue s'enracine dans le Schlegel traducteur. C'est dans le champ de la traduction qu*il oeuvre, qu'il cree, qu'il deploie toute sa stature; c'est la qu'il forme ses intuitions poetiques, et c'est la, enfin, qu'il occupe, par rapport aux autres Romantiques, mais aussi par rapport aux autres personnalites intellectuelles de l'epoque, une position propre. II est fondamentalement traducteur, ce que ne sont ni Goethe, ni Hölderlin, ni Humboldt, ni Voss, ni Schleiermacher, ni Tieck. Derriere le critique, le 1. Cf Thalmann, op.cit., p. 13. 208 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire Conferencier, 1'érudit, c'est l'homme attelé á la dure táche de traduire qui parle, Certes, cet ordre peut étre á son tour renversé, et Ton dira aussi bien : derriěre le Schlegel traducteur, il y a le critique et le philologue qui guident ses choix empiriques. En fin de compte, A. W. Schlegel reprčsente Vunité des trots figures, ce qui, encore une fois, le distingue de tous ses contemporains traducteurs. Et cela explique qu'il ait pu proposer, encore que de fa^on occasionnelle et épisodique, une théorie de la traduction qui est avant tout une théorie du langage poétique. Tout commence, ici, avec cette traduction de Shakespeare que son maitre Bürger lui suggěre d'entreprendre, d'abord avec lui, puis seul. Le projet d'une traduction poétique de Shakespeare. Car bien entendu, il existait en 1796 de nombreuses traductions du dramaturge anglais, mais qui étaient le plus sou vent en prose, la plus connue étant celle de Wieland \ A. W. Schlegel, lui, propose děs le debut, dans un article publié cette méme année dans la revue Die Hören et intitule Quelque chose sur William Shakespeare a ['occasion de Wilhelm Meister, de faire une traduction de Shakespeare qui soit á la fois fiděle et poétique. II faut, déclare-t-il, rendre le poete tel qu'il est, tout comme les amoureux ne voudraient pas étre privés des taches de rousseur de leurs belies 2. Ce qui signifie deux choses : d'une part, respecter scrupu-leusement le texte anglais, méme dans ses « défauts » et ses « obscurités», et se refuser á le modifier, á l'embellir et ä lamender lá oú, en particulier, il choque la sensibilitě de 1 epoque \ D'autre part, il faut s employer ä restituer la métrique lá oú l'original est en vers 4. 1. Qui s'intitutait lui-mémc« médiateur améliorateur ». In Tlialmann, op. cit., p. 10. 2. Ibid., p. 9. 3. In : Die Haren, n" 3, éd. Cotta, Tübingen, 1796, p. 110-1 12. 4. Ibid. Ct qui entraíne par exemple l'abandon de l'alexandrin, qui convient mal au vers shakespearien. A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire 209 Exigences qui peuvent paraitre normales, élémentaires, mais qui ne 1 etaient pas á 1 epoque, et qui heurtaient de front les redoutables problémes qu'a toujours poses la traduction de Shakespeare. Restituer Shakespeare dans les multiples registres de sa langue - rhétoriques, poétiques, philosophiques, politiques, populaires, etc. - est en soi une táche immense. De plus, il s'agit d'une oeuvre destinée au theatre, done d'une oralité particuliěre. La traduction poétique de Shakespeare doit étre á la fois lisible et audible, doit pouvoir servir sur une scene. Le fait que la traduction schlégélienne soit jusqu'a aujourďhui utilisée dans les theatres allemands indique qu'elle a su ďune certaine fa^on résoudre ce probléme. A. W. Schlegel en était du reste parfaitement conscient K Mais cette traduction est elle-méme fondée sur une relecture critique de 1'ceuvre de Shakespeare. Celui-ci nest pas un génie grossier et informe (dont on pourrait, en le traduisant, négliger les formes ou les améliorer, la seule chose qui compte étant chez lui la profondeur de sa « vision »), mais un abíme ďintention marquee, de conscience de soi et de reflexion -\ Bref, un poete qui pěse ses mots et ses oeuvres. Cette relecture renvoie elle-méme á un texte d*A. W. Schlegel á peine plus ancien, Sur la poesie, la métrique et la langue (1795), oú il expose toute une théorie de la poesie. La poesie, c est avant tout un systéme de formes linguistiques, métriques et ryth-miques que le poete manipule avec un savoir-faire supérieur. Le poéme, en fin de compte, 1. « Ma traduction a transforms le theatre allemand », écrit-il a Tieck le 3 septembre 1837. « Compare seulemeiu les Yambes de Schiller Jans Wallenstein avec ceux de Don Carlos, er tu verras combien il est passe par mon école. » In Frank Jolles, A. W. Schlegel Sommernachtstraum in Jer ersten Fassung von Jahre 1789, Vandenhoeek et Ruprecht, Göttingen, 1967, p. 34. 2. in Thalmann, op. cit., p. 9. 210 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire ne se compose que de vers; le vers de mots; les mots de syllabes; les syllabes de sons individuels. Ceux-ci doivent etre examines selon leur harmonie ou leur disharmonie; les syllabes doivent etre comptees, mesu-rees, pesees; les mots choisis; les vers, enfin, delicatement ordonnes et agences mutuellement. Mais ce n'est pas tout. On a remarque que l'oreille est agreablement chatouillee quand les memes terminaisons sonores des mots reviennent a des intervalles determines. Le poete doit aussi chercher cela, et souvent explorer d'un U^ut a l'autre le domaine de la langue [...] ä cause d'une seule terminaison [...] Tu feras des vers a la sueur de ton front! Tu engendreras des poemes dans la douleur '! Cette conception se retrouve jusqu'au bout chez A. W. Schlegel, et eile est au coeur de sa pratique. Ainsi declare-t-il dans un de ses cours : La metrique (Silbenmass) n'est pas un ornement purement exterieur [...] mais eile appartient aux conditions essentielles et originelles de la poesie. Et puisque toutes les formes metriques ont une signification particuliere, et que leur necessite, a tel endroit determine, se laisse fort bien montrer [...] Tun des premiers principes de l'artde la traduction est de recreer un poeme, autant que la nature de la langue le permet, avec la meme metrique 2. Et dans ses Legons sur Part et la litterature : Des sa naissance, le langage est la matiere premiere de la poesie; la metrique (au sens le plus large) est la forme de sa realite \ On pourrait penser qu'il y a la une vision un peu courte et formelle de la poesie, qui n'a que fort peu ä voir avec les principales intuitions du Romantisme. Mais ce serait une erreur : l'apologie de la forme en poesie mene precisement ä une theorie de Vunwersaltti des formes poetiques qui est l'exact complement 1. In M. Thalmann, Romantiker als Poeto/ogen, Lothar Stiehm Verlag, Heidelberg, 1970, p. 32. 2. A. W. S., Geschichte der klassischen Literatur, Kohlhammer, Stuttgart, 1964, p. 17. 3. Al, p- 355. A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire 211 de la theorie du langage et de la traduction de F. Schlegel et de Novalis Pour A. W. Schlegel, le travail rythmique et metrique du poete (« tu feras des vers ä la sueur de ton front! ») est rigou-reusement de l'ordre de cette « facture » dont parle Novalis : il « potentialise » le langage naturel - pour lequel A. W. Schlegel n'est pas plus tendre que ses pairs—, lui impose le joug de lois qui resultent avant tout de Taction du poete. C'est bien ce qu'il declarait dans la postface ä Tieck citee dans notre Introduction, et ce qu'il reitere dans ses cours sur la litterature classique: Nous pouvons [...] traduire de toutes les langues les plus importances. Mais je ne veux pas considerer cela comme un avantage qui residerait dans la nature de notre langue. II s'est plutot agi de decision et d'effbrts 2. Le langage lui-meme, disent les Lemons sur Vart et la litterature, est ne dun travail analogue : Le langage nait en tout temps du giron de la poesie. Le langage n'est pas un produit de la nature, mais une reproduction de F esprit humain, qui y consigne [...] tout le mecanisme de ses representations. Dans la poesie, quelque chose de deja forme est done a nouveau forme; et la capacite de son Organe a prendre forme est aussi illimitee que la capaette de l'esprit ä revenir sur lui-meme par des reflexions portees toujours a la puissance superieure \ Voilä un mot qui nous est familier: celui de reflexion. Mais si le langage est deja originairement poiesis, la poesie — au sens de Dichtkunst, art de la poesie — n'est que le redoublement reflexif de celle-ci. A. W. Schlegel n'hesite done pas a reprendre, 1. Cette apologie de la forme fonde la neecssite de la traduction poetique, tout comme celle du contenu motive chez Goethe sa tolerance en matiere de traduction. 2. Ibid., p. 18. 3. Ibid., p. 349. 212 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire en le transformant et d'une certaine fa^on en le banalisant, le concept de son frére : la « poesie de la poesie ». On a trouvé tour á fait étranger et incomprehensible qu'on parle de la poesie de la poesie; er cependant, pour celui qui concpit l'organisme interne de l'existence spirituelle, il est tout simple que la meme activité qui réalisa quelque chose de poétique se réemploíe sur son résultat. Oui, on peut dire sans exagération qu'a proprement parier toute poesie est poesie de la poesie; car eile presuppose déjá le langage, dont 1'invention relěve bien de 1'aptitude poétique, et qui est lui-memc un poemě du genre humain tout entier, un poemě en perpétuel devenir, en perpétuelle metamorphose, jamais achevé Ce texte ne fait qu'appliquer au langage la terminologie du fragment 116 de YAthenäum, consaeré á la « poesie universelle progressive ». Mais la consequence d'une telle position, e'est que toute langue, comme tout homrne chez Novalis, est « transformable sans mesure », et que les formes produites par le travail poétique sont dans une certaine mesure transferables d'une langue ä Tautre. Au travail de production des formes (poesie) répond celui de la reproduction de celles-ci (traduction). Et puisque le langage est oeuvre, « facture » et non « nature », la traduction est Tun des aspects de ce processus par lequel le langage devient de plus en plus oeuvre et forme: Bildung. La théorie de Tarti-ficialité du langage et de ses formes poétiques fonde done la possibilité et la nécessité de la traduction poétique. S'il n'est possible de traduire ces formes que jusqďá un certain point, \. Ibid., p. 349. Le méme texte poursuit en introduisant le theme de la mythologie et de la poesie, interprete et traductrice du langage des dieux. La ressemblance avec Novalis et Valéry est frappante. Ici aussi la traduction est traduction de la traduction. A. W. Schlegel se montre dont fidéle au principe monologique romantique : la poesie ne peut étre que poesie de la poesie, la traduction ne peut étre que traduction de la traduction, etc. A ce Stade, il est vrat, A. W. Schlegel se permet de pasticher carrément son ťrére. Mais son terrain propre de traducteur, ce sont les formes poétiques métriques; F. Schlegel, lui, midie (en tani tjue critique) les formes [x>étiques et littéraires textuelles. Le premier offre une théorie de la mérrique, le second une théorie des genres. Les deux theories se complétent, et ont en commun leur « formalisme ». A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire 213 c'est évidemment (et A. W. Schlegel, en tant que « praticien », le sait mieux que personne) quempiriquement, la traduction se heurte sans cesse á des limites. Mais il n'existe pas d'intra-duisibilité absolue : les difficultés rencontrées sont de Tordre des limitations du traducteur, de sa langue et de sa culture, de la complexity des solutions á trouver pour rendre tel ou tel texte, telle ou telle métrique '. Dans le pire des cas, elles renvoient á l'existence de ce fond naturel du langage — mimé-tique, onomatopéique - que la poesie en tant que telle cherche á dépasser. Ce qui veut dire (exactement dans le sens de Novalis) : plus le texte á traduire est poétique, plus il est théoriquement traduisible et digne d'etre traduit. Cette théorie, dont nous ne prétendons donner ici que les grandes lignes, et qui s'allie sans probléme chez A. W. Schlegel á une conscience personnelle des problemes de la traduction 2, complete done celle de la Kunstsprache. Certes, elle ne va pas jusqu'a affirmer que la traduction est ontologiquement supé-rieure á l'original, mais elle part des mémes bases, et fournit á la théorie du langage naturel ce qui lui fait défaut: une théorie des formes métriques de la poesie. I*e principe de la transferability des formes, considérées comme l'essence de la poesie, n'entraine nullement, comme le croit Pannwitz, que le traducteur, utilisant par exemple des « rimes italiennes », « italianise » l'allemand. Car il ne fait que trans- 1. D'ou cet axiome juste, mais indéterminé : « Tout, méme le concept de fidélité, se determine d'apres la nature de l'ceuvre á laquelle on a affaire et le rapport des deux langues. » In Stórig, op. cit., p. 98. 2. « II est evident que (...] la plus éminente traduction ne peut etre qu'une approximation * (Geschicbte.... p. 18). Li traduction est une occupation « ingrate, non sculement parce que la meillcure nest jamais autant estimée que l'oeuvre originále, mais aussi parce que plus le traducteur acquiert d'expt-rtence, plus il est oblige de sentir l'inevitable imperfection de son travail » (/« Storig, op. cit., p. 98). II est vrai que trois lignes plus loin le ton change, et que le traducteur devient « un messager entre les nations, un médiateur de respect et d'admiration mutuels, la ou n'existaienr qu'indifference ou méme refus * (ibid.). Hternel balanccment de la conscience du traducteur entre rorgueil absolu et rhumilité absolue, sans doute aggravé par le statut instable, et finalement inlerieur, de la traduction dans la pensée romantique. 214 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire planter dans sa langue une forme qui, tout en étant effective-ment ďorigine italienne, tend, de par sa nature méme, ä transcender cette origine — á étre une sortě ďuniverse! poétique. Le traducteur est plutöt confronté ä une multiplicité de formes métriques étrangěres qu'il vise ä introduire dans sa langue maternelle pour 1'élargir poétiquement. La dialectique forma-trice de la Bildung revet ici le sens d'un cosmopolitisme radical: Tallemand, trop pauvre et trop raide, doit faire appel aux métriques étrangěres pour devenir de plus en plus Kunstsprache, II s'ensuit que toute traduction n'est et ne peut étre que poly traduction. II n'existe pas pour eile de domaine privilégié 1 ou tabou du point de vue linguistique et littéraire. Nous verrons pluf loin comment se définit la polytraduction romantique. Constatons simplement pour l'instant qu'elle se distingue de la diversité goethéenne en ce qu'elle ne vise nullement, á travers l'horizon des langues et des oeuvres, une communication cultu-relle concrete : eile n'a affaire qu'ä un monde d'universaux poétiques absolutisés et indéfiniment échangeables, monde qui ressemble á celui de V Encyclopédie de Novalis. Que toute poesie, en vertu de son essence formelle, soit traduisible, c'est lä, A. W. Schlegel s'en rend compte, une formidable découverte, quelque chose qui fait date dans 1'his-toire de la traduction. Et tout comme Novalis déclarait fiěre-ment dans Grains de pollen : l'art ďécrire n est pas encore inventé, mais il est sur le point de Tétre 2 il peut affirmer dans la postface de sa traduction du Roland furieux, adressée á Tieck : Seule une multiple receptivitě pour la poesie nationale étrangěre, qui doit si possible mürir et croítre jusqu a Tuniversalité, rend possibles des 1. Comme par exemple le grec chez Hölderlin. 2. Schriften, t. II, éd. Samuel, p. 250. A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire 215 progres dans la fiděle reproduction des poemes. Je crois que nous sommes sur le point d'inventer le veritable art de la traduction poétique; cette gloire était réservée aux Allemands II peut méme citer, faisant allusion á la traduction de Don Quichotte que Tieck vient d'achever, la célěbre phrase de Cervantes sur la traduction, en declarant qu'elle est maintenant dépassée : II me semble qu'en traduisant d'une langue dans une autre, pourvu que ce ne soit point des reines des langues, la grecque et la latine, on fait justement comme celui qui regarde au rebours les tapisseries de Flandre : encore que Ton en voie les figures, elles sont pourtant remplies de fils qui les obscurcissent, de sorte que Ton nc peut les voir avec le lustre de l'endroit \ 1. Athenäum, t. II, p. 107. 2. Don Quichotte, t. II, Garnier-Flammarion, Parts, 1969, p. 435. Don Quichotte, qui est, dit Blanchot (VBntretien infini, p. 239), « le livre romancique par excellence, dans la mesure oú le roman s'y réfléchit et sans cesse s'y retourne contre lui-méme ». En eífet, Loeuvre de Cervantes a tout pour séduire les Romantiques. Et cela d'autant plus qu'elle entretient un profond rapport avec la traduction, rapport que Marthe Robert a bien perqu dans L'Ancien et le Nouveau (Grasset, Paris, 1963). Le récit que Cervantes propose á ses lecteurs est soi-disam une traduction de Larabe (e'est un nommé Cid Hamet ben Engeli qui a éerit l'original, et Cervantes doit payer quelqu'un pour le traduire). De plus, Don Quichotte et le Chanoine s'interessent de pres aux problémes de la traduction. A. W. Schlegel a au moins cite deux fois les propos de Don Quichotte tenus á 1'imprimerie de Barceloně sur la traduction. Et nombre des livres qui ont rendu « fou » le héros sont eux-mémes des traductions. On con^oit que dans ces conditions les Romantiques aient vu dans ce livre un exemple éclatant d'eeuvre reflexive, de « copie d'imitation ». Le fait que Don Quichotte soit présenté comme une traduction peut valoir comme une ironisation, comme une relativisation au sens romantique. Et e'est ainsi que I'interprete Marthe Robert : « La traduction, ici, est le symptome d'une rupture de 1'unité du langage, eile marque le morcellement á quoi il lui incombe précisément de remédier par un travail ingrat, voué dans 1c meilleur des cas á un demi-échec » (op. cit., p. 118-119). Mais en vérité, le fait que le plus grand roman de la littérature classique espagnole soit présenté par son auteur comme une traduction de Yarabe pourrait inviter á une reflexion qui se meut dans une tout autre dimension : celle du mode d'affirmation de la langue, de la culture, de la littérature espagnoles que représente le Quichotte. Auto-affirmation oú, une fois de plus, la « traduction » (fut-ce comme fiction) est présenté. La reflexivitě de cette ceuvre perd son sens si Ton en fait une pure « mobilitě agile, fantastique, ironique et rayonnante » (Blanchot, op. cit.) coupée de tout sol historique. Par ailleurs, I'artifice de Cervantes renvoie á cette catégorie d'oeuvres qui veulent sc presenter comme des traductions. II y a la plus d'ailleurs qu'un artifice : I une des possibilités ď interaction de Vécrire et du traduire. Ou encore : l'indication que toute éeriture est situee concre-tement dans un espace ou il y a de la traduction et des langues. Pensons par exemple aux Oeuvres de Tolstoi, de Mann ou de Kafka. 216 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire Cest exactement ce que F. Schlegel exprimait dans son Entretien sur la poesie quand il disait que « traduire les poetes et restituer leur rythme est devenu un art », Cet « art», c'est 1'union de la theorie speculative de la poesie-traduction et de la theorie litteraire de la poesie-forme metrique universelle. Cette union permet la revolution « logologique » de la traduction, et la lettre d'A. W. Schlegel a Tieck - de traducteur ä traducteur — en est le modeste manifeste. Mais si toute poesie est traduisible, on peut maintenant tout traduire, se lancer dans un programme de traduction total. A. W. Schlegel declare fierement a L. Tieck dans la meme postface : Mon intention est de tout pouvoir traduire poetiquement dans sa forme et dans sa particularity, quel que soit le nom qu'on lui donne: Antique et Moderne, ceuvres d'art classiques et produits de nature nationaux. Je n'exclus pas de faire irruption dans votre domaine espa-gnol, oui, je pourrais egalement avoir l'occasion d'apprendre de facon vivante le Sanskrit et d'autres langues orientales pour capter si possible le souffle et le ton de leurs chants. On pourrait dire d'une telle decision qu'elle est heroique, si eile etait volontaire; mais malheureusement, je ne puis regarder la poesie de mon prochain sans aussitot la convoiter de tout mon coeur, et me voila done prisonnier d'un continuel adultere poetique x. II est impossible de ne pas percevoir dans ce texte le meme enthousiasme omnipuissant qui animait Novalis dans son Dialogue et dans son fragment sur le « tout vouloir 2 ». Ou plutot: qui anime tout le Romantisme d'lena. VEncyclopedie veut poetiser toutes les sciences; la poesie romantique embrasser dans ses « arabesques » tous les genres; la traduction schlegelienne, elle, veut tout traduire, l'Antique et le Moderne, le classique 1. Athenäum, p. 107. 2. F. Schlegel dit egalement : « II faul done tout savoir pour savoir quelque chose » (AL, Leure sur la philosophie, p. 244). A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire 217 et le naturel, l'occidental et roriental. Au donjuanisme livresque du Dialogue de Novalis repond 1'« adultere» du traducteur romantique qui ne connait, et ne peut connaitre, aucune limite ä son desir, lui aussi encyclopedique, de traduction. Plutot que de polytraduct'ton, il faut done parier ici d'omnitraduction. Tout traduire, voila la täche essentielle du vrai traducteur : il est pure pulsion de traduire infinitisee, pur desir de traduire tout et n'impore quoi. Mais il y a une difference avec F. Schlegel et Novalis : leurs « fragments d'avenir» restent de purs projets, tandis que l'en-treprise d'A. W. Schlegel se realise ' — et exactement selon Taxe programmatique annonce dans la postface a L. Tieck 2. Reussite unique dans Thistoire du Romantisme, meme si, nous l'avons vu, elle reste entierement liee, dans son desir de completude meme, aux projets speculatifs et critiques de Y Athenäum. « Tout traduire », e'est traduire ces oeuvres, passees ou etrangeres, qui portent en germe la litterature ä venir : les oeuvres qui appar-tiennent ä l'espace ^< roman » dont nous avons parle, et Celles qui appartiennent a l'espace « oriental 5». A. W. Schlegel ne traduit pas de contemporains, et peu de Grecs. Au soir de sa vie, il declare carrement: 1. Et cependant, le destin du fragmenraire semble le frapper lui aussi dans son oeuvre de traducteur : « Dune maniere generale, il m'arrive une chose etrange avec ce [...] Shakespeare : je ne puis ni le laisser, ni progresser jusqu'a la fin », ecrit-il en 1809 a Tieck (in : Die Lust.... p. 149). De fait, e'est Tieck ft sa fille qui poursiuvront et aeheveront la grandf entreprise de la traduction poetiquÄ de Shakespeare. 2 Le<]ucl toll.ibore ä ce programme en traduisant Cervantes, mais aussi en aidant A. W. Schlegel ä achevet sa traduction de Shakespeare. Tieck esr proche du gtoupe d'lena. Comme il n"a guere ecrit sur la traduction, nous ne traitons pas de lui dans cette etude Mais e'est un tres grand traducteur romantique : son Don Quuhotte est reste inegale. 3. fcn traduisant la Bhagavad Gfta, A. W. Schlegel suit dans le fond 1'injunction de VF.ntretien sur la poes'te : « C'est en Orient qu'il nous faur chercher le romantisme le plus eleve « {AL. p. 316). Ft Tieck : «Je crois de plus en plus que l'Orient et le Nord sont en etroite connexion et s'expliquent mutuellement, qu'ils elucident aussi l'antique et les temps modernes » (in Thalmann, op. ctt. p. 29). 218 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire La littérature contemporaine m'est indifferente, je ne m'enthousiasme plus que pour 1'antédiluvienne Cela appelle deux remarques. En premier lieu, dans la mesure ou les oeuvres traduites semblent représenter tantöt la préfi-guration, tantöt la quintessence de Tart romantique, le principe monologique joue jusque dans le choix des textes á traduire: la traduction romantique ne traduit que des oeuvres roman-tiques, que le « méme ». L'experience de Tétranger comme étranger lui est étrangěre. Par lá se trouvent vérifiées les limites de la Bildung en tant que rapport á 1'altérité : c'est lui-méme que le « propre » cherche dans ses parcours excentriques, dans ses « grands tours ». II n'est jamais centrifuge que pour étre mieux centripěte. Limite inscrite aussi dans la théorie du « tout vouloir » : je suis tout - tout est moi — il n'y a pas ď autre radical. En second lieu, il faut dire que, du point de vue romantique, l'accusation de sélectivité passéiste formulée par Goethe, Nietzsche et Strich n'atteint pas réellement le projet de YAthenäum. Tout d'abord (et c'est un point impossible á développer ici) parce que le Romantisme ne connaít pas de passé qui ne sok futur; pour lui, le passé et le futur tiennent leur égale dignitě de constituer les dimensions du « lointain » comme lieu de toutes les plenitudes. Face á ce «lointain », le present est ce proche qu'il s'agit de transformer; il est dépourvu de toute positivitě. Le passéisme romantique est aussi bien un futurisme, et méme la source de tous les futurismes modernes2. Ensuite, la sélectivité de YAthenäum n'est pas arbitraire, n'est pas limitative : on ne critique et on ne traduit que les oeuvres 1. Thalmann, op. cit., p. 24. 2. « Le nouveau authentique ne surgit que de l'ancien, le passé doit fonder noire avcnir, le present obtus ne doit pas me retenir. » (A. W. Schlegel, dédicace ä Blumenstraüsse italiänischer, spanischer und portugues't-scher Poesie, 1804, in: Die Lust..., p. 505.) A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire 219 qui contribuent « au developpement de la science et de Tart», mais le reste, en verite, n'est que du « negatif», de la « fausse tendance 1 ». Le « tout vouloir» n'est pas contredit par le principe de la selectivity : ne sont critiquees et traduites que les oeuvres qui « signifient» le Tout. La « fausse tendance » ne fait pas partie du Tout. II serait interessant de comparer ce desir de tout traduire avec la passion polytraductrice qui a devore certains traducteurs modernes, comme par exemple Armand Robin. Ce dernier est un traducteur plurilingue et, par ailleurs, hautement « trans-formant». Dans son cas, la pulsion polytraductrice se lie ä une pulsion polyglotte et ä un rapport blesse ä la langue franchise (sa langue maternelle etant un dialecte breton, le fissel): Langue, sois-moi toutes les langues! Cinquante langues, monde dune voix! Le coeur de l'homme, je veux Tapprendre en russe, arabe, chinois. Pour le voyage que je fais de vous ä moi Je veux le visa pe trente langues, trente sciences. Je ne suis pas content, je ne sais pas encore les cris des hommes en japonais! Je donne pour un mot chinois les pres de mon enfance, Le lavoir ou je me sentais si grand 2. 1. Ce negatif est parfois incarné pour les Romantiques allemands par le classicisme francais. Cf. V En tret ten sur la poesie : « Cam i lie : Vous avez á peine mentionné les Fran^ais (dans 1'histoire de la poesie). Andrea: Ce fut sans premeditation, je n'en ai pas trouvé 1'occasion. w Ludoviko: C'est un tour de sa fa^on pour anticiper par la bande sur mon ouvrage polémique concernant la théorie de la fausse poesie » (AL, p. 306). Mais comme le montrenr le style francisant de F. Sthlegel et la langue francisante de Novalis, le rapport du Romantisme allemand á la culture fran^aise est complexe. 2. Le monde d'une voix, Poésie/Gallimard, Paris, 1970, p. 178. 220 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire Dans un autre poěme, A. Robin lie cette quéte des langues á celle de la langue vraie : Avec de grands gestes, JPai jeté pendant quatre ans mon áme dans toutes les langues, J'ai cherché, libře et fou, tous les endroits de vérité, Surtout j'ai cherché les dialectes oú l'homme n'ecait pas dompté. Je me suis mis en quéte de la vérité dans toutes les langues. Le martyre de mon peuple on m'interdisait En fran^ais. J'ai pris le croate, l'irlandais, le hongrois, Tarabe, le chinois Pour me sentir un homme délivré. J'aimais d'autant plus les langues étrangěres Four moi pures, tellement á 1'écart : Dans ma langue franchise (ma seconde langue) il y avait eu toutes les trahisons On savait y dire oui á Tiníamie '! Et dans le poeme La Foi qui importe 2 : Je ne suis pas breton, fran^ais, letton, chinois, anglais Je suis á la fois tout cela. Je suis homme universel et general du monde entier \ Mais cette conscience tour á tour blessée et triomphante se renverse logiquement en alienation, en exil infini de soi: l'envers de ce cosmopolitisme omnipuissant qui croit pouvoir étre par-tout et étre « la Parole et non des paroles 4» : 1. Ibid., p. 160. 2. Ibid., p. 93- 3. Ibid., p. 81. 4. Ibid., p. 98. A norer le double mouvement par lequel Robin intitule ses traductions « Poesie non traduite » et écrit par ailleurs une poesie dans laquelle I'acte de traduire devient lui-rneme theme poétique majeur: traduction de la poesie et poesie de la traduction. Le rapport d'Armand Robin á la poesie, aux langues, aux dialectes et á la traduction mériterait toute une etude. A. W. Schlegel : la volenti de tout traduire 221 A O combat corps a corps contre quarante vies! Remplace dans ma chair par de durs etrangers, Moi par moi deloge, remplace Par d'autres plus puissants habitants Les cas comme Robin ne sont pas rares au xx* siecle. Certes, le « tout vouloir » romantique constitue un projet qui va bien au-dela de la traduction. Mais on peut se demander si cette visee omnipuissante (qui, apres tout, se retrouve en litterature) n'est pas inscrite dans la dialectique d'un certain type de traduction ou si elle ne represente pas Tune des tentations profondes (Fun des perils) de route traduction en general. Quel traducteur, confronte a la Babel des langues, n*a-t-il pas cru parfois qu'il pouvait « tout traduire »? II serait logique de se demander maintenant dans quelle mesure les traductions d'A. W. Schlegel refletent, dans leur realite, le projet theorique dont elles se reclament. Ou : comment A. W. Schlegel a-t-il effectwement traduit Shakespeare, Dante, ou Calderon? Repondre a ces questions exigerait une confrontation de ses traductions avec les originaux. Une telle confrontation, jusqu'ici, a ete a peine tentee \ Tout ce que nous avons, c'est un ensemble de jugements favorables, mais vagues, sur les traductions schlegeliennes et leur importance historique en Allemagne. II ne saurait etre question, dans le cadre theorique de cette etude, de proceder a une telle confrontation. Les difficultes de celles-ci sautent d'ailleurs aux yeux. Nous essaierons simple-ment d'indiquer dans quel horizon general devrait s'efTectuer une telle confrontation. La fa^on dont nous pouvons juger aujourd'hui une traduction de Shakespeare ou de Cervantes est en partie liee a la faqon dont nous percevons culturellement 1. F. Jolles, op. cit. 222 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire ces auteurs. Disons ceci : pour nous, Shakespeare (comme Cervantes ou Boccace) appartient á cette constellation de la litté-rature européenne qui, du xv* au xvie siěcle, se construit á partir des cultures et des littératures « populaires » — non moins qu'a partir des cultures et des littératures dites « savantes ». Impossible de percevoir ces oeuvres si on ne les rattache pas á ces racines orales. II en va de méme pour un Rabelais et aussi pour un Luther. Traduire ces auteurs, c'est done pour nous tenter de restituer les multiples registres de leur langage oral. C'est, par consequent, confronter les possibilités actuelles de nos langues européennes — passées au tamis de l'histoire et de 1'écrit — á des langues dont la richesse, la souplesse et la liberté sont incomparablement plus grandes. Nous retrouvons, á partir d'un horizon different, 1'idée de « génie naturel » du xvine siěcle — á ceci pres que nous situons ce « génie naturel » dans 1'oralité méme du langage. Le point de vue romantique est tout autre: contre la notion de « génie naturel», il s'agit de montrer dans un Shakespeare l'ampleur d'un savoir-faire poétique capable de réaliser des oeuvres infiniment conscientes d'elles-memes. Un Shakespeare « noble», qui serait une sorte de Leonard de Vinci du theatre. Ici, on peut bien affirmer que ce qui compte, c'est le Shakespeare « romantique » qui melange le noble et le vil, le cru et le délicat, etc., ou le Cervantes qui parsěme ses chapitres de sonnets et de récits pastoraux, mélant savamment satire et poesie. Etant donné que la traduction n'avait retenu de ces auteurs que leur grossiěreté (leur fond populaire, peu ragoutant), il s'agissait — par la critique et la traduction - de montrer qu'ils étaient de grands poětes qui, lorsqu'ils recouraient á des tournures populaires, le faisaient en se jouant, plus par gout de l'universalite que par affinité profonde avec T orali té. Cela signifie que, dans l'horizon romantique, on peut certes affirmer théoriquement que Shakespeare, Cervantes et Boccace, c'est Vunion du haut et du bas, du vil et du noble. Mais dans A, W. Schlegel : la volonte de tout tradu ire 223 le fond, on ne peut pas plus accueillir la dimension du bas et du vil que la tradition anterieure : les nombreuses imitations de ces auteurs auxquelles s'est livre le Romantisme europeen montrent plutot que le « vil» y est constamment eclipse, ou soumis a un traitement hyper-ironique qui l'aneantit. En realite, rien n'est plus etranger au Romantisme que la naturalite du langage, meme si, a la difference du Classicisme, il revendique un langage « obscur » et charge d'allegoricite (d'ou, parfois, le recours aux mots anciens, qui donnent 1'impression du « loin-tain »). Comment pourrait-il accueillir des lors ce qui, chez les auteurs cites, est de l'ordre de l'obscene, du grivois, du sca-tologique, de Tinjure? Dans les analyses critiques que les Romantiques en donnent, cela n'est simplement pas pergj. Et dans les traductions? Tieck et sa fille Dorothee, en achevant la traduction de Shakespeare, se sont permis de caviarder des passages trop crus A. W. Schlegel, lui, semble avoir agi differemment: il a subtilement poetise et rationalise Shakespeare (par exemple au nom des exigences de la versification), mais sans se permettre des infidelites flagrantes. De la vient qu'il n'ait pu rendre, comme le dit Pannwitz, la « majestueuse barbarie » des vers shakespeariens. La limite de sa traduction est done a chercher aussi bien dans la vision que le Romantisme a de la poesie et de la traduction poetique que dans 1*incapacity 1. Erich Emigholz, dans « Trcnre-cinq fois Macbeth* {A. W. Schlegel 1867-1967, p. 33-34), ecrit : « La dcuxieme partie de la scene du portier (II, 3) contient des obscenires bien corsces. lilies manquent dans le texte de Dorothee Tieck. On en comprend bicntot la raison, car elle traduit " lie * par " mensonge ", et non par ce que cela peut et ce que cela doit signifier ici, a savoir " bordee ". Le resultat n'est pas loin d'un non-sens [...] Dune certaine mantere, une telle meprise (ou erreur de comprehension) est caractertstique des Romantiques. Loin d'etre prude, on n'aimait pourtant pas laisser passer des obscenites chez un poete du rang de Shakespeare. Ce qui est trop cru contredisait le sens poetique du romantisme. C'est pourquoi Dorothee Tieck gltsse a la place d'une remanjue directe de Shakespeare une formulc poetiquement relevee. D'ailleurs, il nest pas rare que ia sourdine romantique determine aussi le choix des mots, w On lira avec profit la breve analyse qu'EmighoU fait de la traduction de Macbeth par Dorothee Tieck, analyse ou les limites de la traduction romantique apparaissent clairement. 224 A. W. Schlegel : la volonte de tout traduire generale de 1'époque ä accueillir ce qui, dans les Oeuvres étran-gěres, dépasse le champ de sa sensibilitě, c'est-a-dire, en 1'es-pěce, obligerait la Bildung ä étre autre chose qu'un « grand tour » éducatif et formateur. L'opposition d'A. W. Schlegel á Voss vient d'ailleurs de lä : ce dernier aurait trop abruptement « grécisé » l'allemand. Si Ton bouscule les limites de sa propre langue, declare A. W. Schlegel dans une recension de la traduction de YIiiade par Voss, on risque de « ne plus parier une langue valable, reconnue comme teile, mais une espěce d'argot (Rothwelsch) que Ton a inventé soi-méme. Aucune nécessité ne peut étre alléguée pour justifier une pareille chose 1 ». Voss aurait franchi cette limite entre 1'« étranger» et 1'« étrangeté » que signále Humboldt2. Que la traduction, justement, doive habiter les frontiěres imprécises et imprécisables de 1'« étranger» et de r« étrangeté», voilá ce qui excěde Thorizon de la Bildung classique et romantique. De méme, F. Schlegel a pu juger sévěrement la traduction luthérienne de la Bible \ Cest que Luther ne songe pas encore á séparer 1'écrit et l'oral, le savant et le populaire, alors que cette separation est entiěrement accomplie á Tépoque des Romantiques et de Goethe, Ce dernier declare dans ses Mémoires: J'entendais dire qu'il fallait parier comme on écrit et écrire comme on parle, alors qu'il me semblait que la langue parlée et la langue écrite étaient une fois pour toutes deux choses entiěrement différentes, dont chacune était fondée á revendiquer ses droits propres 4. La théorie du langage et de la traduction en Allemagne, á la fin du xvme siěcle, a perdu de vue, malgré Klopstock, ce qui était primordial pour Luther: parier et traduire dans la 1. In ; Jena'tscben Allgemeinen Litterati/r-Zeitung, cité Julies, op, cit., p. 32. 2. Voir notre Chapiire lü. 3. Kritische Schriften, p. 403. 4. In Tunnelat, Histoire dt la littérature allemande, Paris, 1952, p. 165-177. A. W. Schlegel : la volonte de tont traduire 225 langue de « la mere dans sa maison », des « enfants dans la nie » et de « rhomme du commun sur le marche ». Cette verite de la langue lutherienne, nous verrons que c'est Hölderlin qui a su la reprendre, non certes sous cette forme litterale, mais sous celle d'une langue poetique simultanement enrichie par les langues etrangeres et par les dialectes. Par oü il a inaugure une nouvelle epoque de la poesie et de la traduction en Allemagne.