SK 11 Hölderlin : le national et Vétranger Les traductions de Hölderlin, ainsi que les rapports qďelles entretiennent avec 1'ensemble de son oeuvre poétique et de ses reflexions, ont fait 1'objet ďétudes approfondies Étant donné la grande rareté de ce type ďétudes, il faut y voir un signe sůr de leur profonde singularitě. Nous n'avons ici ni Tintention ni la pretention de procéder a une confrontation des traductions hölderliniennes avec leurs originaux. Nous voulons simplement tenter de montrer ce qui fait á la fois la singularitě, 1'historicité et aussi la surprenante modernitě de ces traductions — ce qui n'est possible qu'en examinant, fut-ce sommairement, leur espace de jeu propre, espace de jeu qui est celui de la poesie de la penscc et meme de lexistence de Hölderlin. Nous voulons également montrer que, tout en appartenant á leur époque, et ayant méme des precedents (particuliěrement Voss), les traductions du poete souabe annoncent une problěmatique de la traduction et de la poesie qui est déjá la nötre. En leur temps, ces traductions ont été considérées, notamment par Schiller, comme W oeuvre d'un fou », méme si des personnalités comme Brentano et Bettina von Arnim ont su les saluer avec enthou-siasme. Mais ce n'est qu'au xxc siěcle, á partir de N. von 1. F. Beissner, Hölderlins Übersetzungen aus dem Griechischen, Stuttgart, 1961; W. Schadewaldt, Preface aux traductions de Sophocle de Hölderlin, Fischer Verlag, 1957, etc. f Hölderlin : le national et Vetranger 251 Hellingrath, qu'elles ont ete reconnues comme faisant date dans l'histoire de la traduction, non settlement allemande, mais occidentale. Ainsi ont-elles accede au rang peu frequent de traductions historiques. L'impact de la traduction d Antigone, par exemple, peut se mesurer au fait qu'elle a servi de livret a un opera de Carl Orff, Antigona, et que, sous une forme adaptee par B. Brecht, eile a ete jouee au theatre de nombreuses fois, notamment par Tune des troupes les plus importantes de la seconde moitie du xx* siecle, le Living Theatre. Comme l'a souligne W. Benjamin \ les traductions de Hölderlin, tout au moins Celles de Sophocle, sont les dernieres oeuvres que produit le poete avant de sombrer dans la schizophrenic Si Ton en croit W. Benjamin, il y aurait un lien entre la radicalite de ces traductions et TefFondrement de Hölderlin : Ces traductions sont des archetypes de leur forme [...] Et c'est preci-sement pourquoi elles sont exposees plus que d'autres a rimmense danger qui, des le depart, guette toute traduction : que les portes d'un langage si elargi et si domine retombent et enferment le traducteur dans le silence [...] Ici le sens s'efFondre d'abime en abime, jusqu'a risquer de se perdre dans les goufixes sans fond du langage '. Nous pouvons peut-etre mieux mesurer le rapport qui existe entre la Schizophrenie, le rapport aux langues et la traduction grace a la psychanalyse 2. Les traductions de Hölderlin appartiennent entierement a sa trajectoire poetique, ä la conception qu'il a du langage, de la {x>esie et de ce qu'il appelle lui-meme T« epreuve de l'etranger ». A tel point que les categories habituelles de poesie et de 1. « La Tache du traducteur », dans Mythe et violence, Denoel, Parts, 1971, p. 275. 2. Jean Laplanche, Hölderlin et la question du pere, P.U.F., Paris, 1969. Cf. aussi Louis Wolfson, Le Schtzo et les langues, oü apparait ce rapport negatif avec la langue maternelle qui pousse le schizophrene vers les langues etrangeres et une sorte de langue mythique destinee a neutraliser la langue de la « mere ». 252 Hölderlin : le national et Ntranger traduction s'appliquent malaisément ici. Hölderlin est un trěs grand poete; c'est aussi un trěs grand traducteur, un trěs grand «penseur» et également (si Ton peut dire) un trěs grand schizophrene \ Quoique ayant décisivement participé ä la construction de 1'Idealisme allemand avec ses amis Schelling et Hegel, il suit un chemin propre qui 1'éloigne de plus en plus de ce champ et l'amene ä une reformulation de la Bildung qui, en vérité, fait littéralement sauter ses cadres. Hölderlin traducteur ne s'est guěre expliqué sur les principes de ses traductions. Nous trouvons, dans les Remarques sur (Edipe et les Remarques sur Antigone, ainsi que dans des lettres de la méme periodě, quelques observations trěs brěves. Mais qui, nous le verrons, sont de poids. Les difficiles textes spéculatifs consacrés á la poesie n'abordent pas directement non plus les questions de la traduction. Avant ďétudier la complexe pro-blématique du « propre » et de 1'« étranger» qui domine les Remarques et les lettres á Böhlendorff, Wilmans et Seckendorf, nous voudrions évoquer une double particularité de la langue poétique de Hölderlin qui, nous permettra un meilleur accěs ä l'espace de ses traductions. Rien de plus transparent, de plus clair - méme dans son obscurité rien de plus « chaste » et de plus « pur », on Ta souvent dit, que la poesie hölderlinienne. Rien de moins sen-suel, de moins charnel. Pourtant, cette poesie nest absolument pas abstraite, éthérée ou méme symbolique au sens des Roman-tiques. De méme, sa thématique generale est on ne peut plus claire, precise et délimitée dans ses diverses polarités : le Limite et rillimité, le Haut et le Bas, le Grec et THespérique, la Patrie et l'Etranger, le Ciel et la Terre, etc., toutes polarités saisies généralement ďune fa^on presque « géographique », méme s'il s'agit ici d'une géographie poétique, mythique et méme 1. Laplanche: « Poete parte qu'il ouvre la schizophrenic comme question, il ouvre cette question parce qu'il est poete * (op. cit., p. 133). Hölderlin : le national et Vetranger 253 historique. Les grands fleuves allemands et europeens, les Alpes, la Souabe natale, les villes allemandes, la Grece et ses hauts lieux, l'Orient et le Sud ; il serait possible de dresser une carte des lieux hölderliniens. Or, la langue du poete semble s'accorder profondement ä cette thematique geographique en ce que, dans son depouillement meme, eile tend ä s'incorporer simultanement des elements linguistiques * grecs » et * natifs », en l'espece, un allemand qui a su integrer ä lui le dialecte maternel de Hölderlin, le souabe, mais aussi tout un tresor langagier renvoyant, par-delä Klopstock, Voss et Herder, a Luther et a Fanden allemand. Dans un livre modeste, mais tres eclairant, Rolf Zuberbühler a patiemment explore ce qu'il appelle « le renou-vellement du langage chez Hölderlin a partir de ses origines etymologiques ] ». Ce renouvellement, totalement conscient chez Hölderlin, consiste ä puiser dans le fond linguistique de la langue alle-mande, a utiliser les mots en leur redonnant dans le poeme leur sens, sinon « originaire », du moins ancien. Ainsi, quand Hölderlin emploie le mot Fürst, prince, il lui redonne son sens de Vordester, Erster, d'avant-premier ou premier2, L'adverbe gern, volontiers, essentiel chez lui, renvoie a sa racine, gehren, begehren, desirer \ Ort, lieu, est souvent employe dans les poemes dans le vieux sens que Ton trouve chez Luther, de Ende, fin \ Hold, favorable, gracieux, propice, est rapproche de l'allemand dialectal beiden qui signifie pencher, et de Halde, la pente \ Meinen renvoie a l'ancien allemand minnen6. R. Zuberbülher multiplie les exemples d'une teile approche « etymologique » de la langue chez Hölderlin. Certes, ce type 1. Hölderlins Erneuerung der Sprache aus ihren etymologischen Ursprüngen, Erich Schmidt, Berlin, 1%9. 2. Ihid,, p. 18. 3. Ibid., p. 78. 4. Ibid., p. 81. 5. Ibid., p. 94. 6. Ibid., p. 101. 254 Hölderlin : le national et ľ stranger d'approche est frequent ä la fin du xvnic siecle, notamment chez Klopstock et Herder. Mais che2 Hölderlin, ce recours, non pas rant ä Tetymologie qu'aux significations plus parlantes qu'ont pu avoir les mots allemands dans ce qu'on pourrait appeler leur epoque dialectale (Moyen Age, Luther), devient une loi de creation poetique originale et complexe. Et cette loi renvoie a Luther et ä sa fondation de la langue. Que ce renvoi soit conscient, c'est ce qu'atteste un vers de jeunesse du poete: Sprechen will ich, wie dein Luther spricht 1 Hölderlin emprunte a la Bible de Luther de nombreux mots 2 (Blik, Arbeit, Beruf, Zukunft, Geist) et certains de ses vers s'inspirent directement d'elle. Ainsi, Doch uns ist gegeben Auf keiner Stätte zu ruhn reproduit rythmiquement la traduction luthérienne de Phil. I, 29: Denn euch ist gegeben urn Christus willen zu thun 2... Ici, le recours au vieux parier luthérien, fréquent ä ľépoque \ se trouve situé dans un mouvement poétique qui va bien au-delá de la quéte des origines nationalistes de Klopstock et de Herder. Ce mouvement vise ä retrouver la Sprachlichkeit, la force parlante de la langue commune, force parlante qui vient de son enracinement pluri-dialectal. Car repérer les multiples 1. «Je veux parier, comme parle ton Luther» (Grande edition de Stuttgart, I, 15, 12). 2. In Zuberbühler op. (it., p.24. 3- « Tout ce qui est vieux n'est pas vieilli, ecrir A. W. Schlegel dans son article sur Shakespeare, et la langue sentencieuse de Luther est encore maintenant plus allemande que maintes preciosites a la mode* {Die Hören, p. 112). Hölderlin : le national et Vetranger 255 emprunts de Hölderlin ä Luther, ä Klopstock, au Pietisme, etc., c est indiquer le meme elan qui le pousse a integrer a sa langue poetique des elements de son dialecte maternel, le souabe l. Sur ce plan, la proximite de Hölderlin au pere fondateur de l'allemand, le traducteur Luther, saute aux yeux. Mais ce mouvement, nous pouvons lui donner un nom : c'e^ le retour ä la langue naturelle, ä la Natursprache et a ses pouvoirs. A ceci pres que cette langue naturelle est aussi la langue natale ou, pour parier comme Hölderlin, « native ». En verite, le poete souabe nous apprend que la langue naturelle est toujours aussi langue natale. Mais ce n'est pas tout. II serait stupide de voir en Hölderlin un poete « localiste » comme Hebel. II n'ecrit pas en dialecte, mais dans la Hoch- und Schrift-Sprache 2. En outre, sa poesie integre - non moins decisivement - une foule d'ele-ments lexicaux, metriques et rythmiques d'une langue etran-gere: le grec. Ici encore, louvrage de Zuberbühler fournit maints exemples revelateurs : l'expression, ou plutöt le neolo-gisme unstädtisch rend le grec cbioXl<;, ou des Tages Engel rend le grec ayye^oq, etc. On peut done dire que la langue poetique hölderlinienne se constitue dans un double mouvement de retour aux significations de la langue naturelle et natale, et d'appropriation de la Sprachlichkeit d'une langue etrangere, le grec, elle-meme d'essence dialectale. Ce mouvement, dans sa radicalite, n'a aucun equivalent dans la poesie de Tepoque, qui cherche avec le Romantisme a edifier une Kunstsprache ou, avec 1. Sur 1'influence des dialectes, voir Lothar Kempter, Hölderlin in Hauptuil, Saint-Gall, 1946. 2. Cf. la poesie de G. M. Hopkins; « Le melange du latin et de l'anglo-saxon etait un fait historique [...] Cependant, Ton pouvait tenter, sinon d'exclure entierement le latin, du moins d'en reduire singulierement la part [...] en l'infeodarit a relerneru saxon originel devenu predominant. C'est la ce que fit Hopkins [...] A la recherche de ce nouveau dosage [...] il lui advint de faire siens des mots, ou des acceptions, tombes en desuetude [...] De meme, telle expression recueillie sur les levres d'un paysan gallois perd entierement chez lui son caractere regional limite [•■•] C'est que Hopkins s'est approprie ce dire de terroir, ces mots anciens, pour des raisons profondes, et qu'il les met en jeu Selon des lois d'airain » (G. M. Hopkins, Poemes, trad, et intr. de P. Leyris, Le Seuil, 1980 p. 10-11). 256 Hölderlin : le national et Vétranger Goethe, une poesie solidement cantonnée dans le domaine de la Schriftsprache classique. Or, ce caractěre unique de la poesie hölderlinienne peut étre défini par les deux expressions que Heidegger a employees ä propos du poéme Memoire : « L'epreuve de 1'étranger et l'ap-prentissage du propre *. » II y a lä une double lot dont Hölderlin a formule Tessence dans une lettre ä Böhlendorff datée du 4 décembre 1801 : Nous n'apprenons rien plus difficilement que le libře usage du nationel. Et je le crois, c'est justement la clarté de la presentation qui nous est originellement aussi naturelle qu'aux Grecs le feu du ciel. Cest précisément pourquoi ils seront surpassables plutöt dans 1'éclat de la passion [...] que dans leur homerique presence d'esprit qui est don de presentation. Cela sonne comme un paradoxe. Mais je l'affirme encore une fois [...] avec le progres de la culture (Bildung), ce qui est proprement nationel perdra toujours plus de sa primauté. Cest pourquoi les Grecs sont moins maitres du pathos sacré, parce qu'il leur était inné; ils excellent au contraire dans le don de la presentation, á partir d'Homere, parce que cet homme extraordinaire avait assez ďáme pour ramener á son empire d'Apollon la proie de la sobrtété junonienne et occidentale, s'appropriant ainsi vraiment 1'élément étranger. Chez nous c'est l'inverse. Voilá pourquoi il est également si dangereux de tirer les regies de notre art de la seule perfection grecque. J'y ai longtemps peine, et je sais désormais qu'a part ce qui doit étre, chez les Grecs et chez nous, le plus haut, á savoir le rapport vivant, le destin, il ne nous est pas du tout permis ďavoir avec eux quelque chose ďidentique. Mais ce qui est propre doit tout aussi bien étre appris que ce qui est étranger. Cest pourquoi les Grecs nous sont indispensables. Seulement, nous ne pourrons pas les rejoindre précisément dans ce qui nous est propre, nationel, parce que, encore une fois, le libre usage de ce qui nous est propre est ce qu'il y a de plus difficile 2. Cette lettre célěbre renvoie á Tun des tournants de la poesie hölderlinienne : á l'origine, il y a certainement chez le poete 1. Heidegger, Approche de Hölderlin, Gallimard, Paris, 1973, p. 147. 2. (Euvres, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1967, p. 640. Hölderlin : le national et Vétranger 257 une immense fascination du monde grec, qui prend fréquem-ment le visage de la nostalgic Mais peu ä peu, Hölderlin passe de l'image, apres tout fort courante depuis Winckelmann, ďune Grěce qui serait le lieu de la perfection naturelle, á une Grěce dont le « propre », Télément originel serait ce qu'il cherche á cerner par des expressions comme le « feu du ciel », le « pathos sacré », ou encore 1'« aorgique ». Soit une Grěce qui se rapproche plus de la vision nietzschéenne ou, d'une faqon generale, moderne: le monde violent du mythe. Par tous ces traits, la Grěce apparait comme ce qui, dans son origine et sa trajectoire, nous est étranger, et méme Vétranger, Et c'est bien lä, nous Tavions signále, ce qu'avait pressend F. Schlegel. Si la trajectoire grecque va du « pathos sacré » á la « sobriété junonienne », celle de rOccident moderně consiste plutöt ä conquérir le « pathos » qui lui est étranger, étant donné que son « propre » est préci-sément cette méme « sobriété junonienne ». Si les Grecs n'avaient pas conquis cette « sobriété », ils auraient été comme engloutis par le « feu du ciel » (la tentation ďEmpédocle); mais sans ce méme feu du ciel, TOccident risque de sombrer dans un mortel prosaisme, dans ce que Hölderlin appelle la « vacance du partage », le Schicksaallose 1. Les deux trajectoires sont done littéralement opposées, ce qui entraíne que la Grěce ne peut pas étre un modele : Et ainsi les modes de representation grecs et leurs formes poétiques se subordonnent plus á Celles de la patrie 2. Ainsi Hölderlin écrit-il ä Seckendorf le 12 mars 1804 : La fable, visage poétique de Thistoire, et architectonique du ciel, m'occupe en ce moment plus que tout, et particuliérement le nationel dans la mesure oú il diřfcre du grec \ 1. Remarques sur Qiäipe et Antigone, p. 80. 2. Ibid., p. 81. 3. Ibid., lettres, p. 125. 258 Hölderlin : le national et Vétranger Mais cela ne veut absolument pas dire que le poete délais-serait les Grecs pour se consacrer désormais á la « haute et pure exaltation des chants de la patrie 1 », S'il en était ainsi, nous aurions une phase grecque chez Hölderlin, puis une phase nationale. Ce qui n'est pas le cas. II s'agit bien plutöt d'un double mouvement simultane — celui-lä méme que nous avons signále au niveau de la langue hölderlinienne — qui lie « Tépreuve de Tétranger » (du feu du ciel, du pathos sacré, de l'aorgique, du Sud, de la Grěce, de TOrient) et «Tapprentissage du propre » (la patrie, le natal, le nationel). Heidegger écrit dans son commentaire de Memoire : L'amour de l'exil voulu dans le but de se trouver un jour chez soi dans ce qu'on a en propre, telle est la loi essentielle du destin qui destine le poete á fonder l'histoire de sa patrie 2. Cette formulation ne définit pas exactement la loi hölderlinienne, et Heidegger s'en rend sans doute compte quand, dans une note ajoutée á son commentaire, il écrit: Dans quelle mesure [ce que dit Hölderlin] peut se laisser dériver du principe de la subjectivité inconditionnelle de la métaphysique absolue propre á la pensée allemande et telle quon la rencontre chez Sendling et Hegel, selon lesquels Ietre-en-soi-meme de l'esprit exige d'abord le retour á soi-méme, qui ne peut seřfectuer á son tour qua partir de 1 etre-hors-de-soi, dans quelle mesure done une telle reference á la métaphysique, meme si elle fait apparaitre des relations «historiquement exactes», n'obscurcit pas la loi poétique bien plus quelle ne leclaire, e'est la question que nous nous contentons de Hvrer á la meditation de toute pensée K En effet, le mouvement de sortie et de rentrée en soi de 1'Esprit, tel que le définissent Schelling et Hegel, mais égale- 1. Ibid., lettres, p. 119. 2. Heidegger, op. cit., p. 111. 3. Ibid., p. 114. Hölderlin : le national et Nt ranger 259 ment F. Schlegel, nous Tavons vu, est aussi bien la re-formu-lation speculative de la loi de la Bildung classique : le propre n'accede ä lui-méme que par Yexperience, c'est-ä-dire 1'épreuve de 1'étranger. Cette experience peut étre le Reise, le voyage romantique d'Henri d'Ofterdingen, au terme duquel le propre et 1'étranger découvrent leur identitě poétique, ou les Annies d'apprentissage de Wilhelm Meister, oú celui-ci découvre len-tement la solidite ďune existence bourgeoise délivrée de sa hantise de l'infini et célěbre les vertus de l'auto-limitation, loin des atteintes du « démonique ». La pensée de Hölderlin ne relěve d'aucune des deux lois; plus complexe, eile fait éclater la simplicitě du schéma de la Bildung : il ne s'agit ni de Tapprentissage de l'infini ni de celui du fini. De fait, eile fait apparaítre quelque chose de plus profond et de plus risque. D'une part, le mouvement vers le propre et celui vers 1'étranger ne sont pas des mouvements qui se succéderaient linéairement, au sens oú le second serait comme la simple condition du premier. Le poěme Migration chante plutöt simul-tanément 1'épreuve de 1'étranger et l'attachement au propre ; Souabe fortuncc, ö Mere, Comme ta soeur plus éclatante La Lombardie lá-bas Par cent rivieres irriguées! ...........car tu habites Pres du foyer de la demeure .............Et e'est lá ďoú procěde Ta native fidélité, Car ce qui gíte Pres du jaillissement originel ne quitte Un tel lieu qu'a grand-peine. Et tes enfants, les Cites aux rives du lointain lac pále, Aux berges herbeuses du Neckar, aux bords du Rhin : Certes, nul autre lieu, se dit chacune, Ne saurait nťétre un meilleur séjour. Mais moi, e'est le Caucase oú je pretends! 260 Hölderlin : le national et ľétranger Toutefois, un peu plus loin, aprěs avoir célébré le « pays ďHoměre », Hölderlin declare : Et pourtant je ne songe point ä demeurer. Indemente, äpre á conquérir est la Taciturne, celie ä qui j'échappai, la Měře Dans la premiere version de UUnique, il rappelle encore cet amour de ľétranger qui, sans cesse, tend ä supplanter ľamour du propre : Qu*est-ce done, aux Antiques rives heureuses Qui m'enchaine ainsi, pour que je leur porte Plus grand amour encor qu'á ma patrie 2? D'autres poěmes, ä ľinverse, célěbrent comme le bien le plus propre du poete la patrie: .....Mien est Le discours dc la patrie. Que ne Me ľenvie personne * Mais cette patrie, énigmatiquement, paraít le plus difficile, du moins en son « libre >► usage : Un jour j'ai interrogé la Muse, et eile Me répondit: A !a fin tu vas le trouver. Aucun mortel ne peut le saisir. Iruit interdit, comme le laurier, pourtant, est Le plus la patrie.......4 1. CEuvres, p. 846-848. 2. Ibid., p. 848. 3. Ibid., p. 933. 4. Ibid., p. 895. Hölderlin : le national et l* etranger 261 Mnemosyne, plus que tout autre poeme de Hölderlin, a enonce le peril qui git dans l'amour de Tetranger, et que seul Tamour de la « patrie » peut conjurer : Un signe, eels nous sommes, et de sens nul, Morts ä toute souffrance, et nous avons presque Perdu notre langage en pays etranger Mais ce qu'on ainu? In eclat de soleil Au sol, e'est ce que voient nos yeux, et la poussiere dessechee, Et les ombreuses forets de la patrie.......1 La fin du poerne retourne au pays etranger, presente cepen-dant comme un paysage de mort ; Achille sous lc figuier, mon Achille Est mort, Et pres des grottes marines, des ruisseaux Voisins du Scamandre, Le corps d'Ajax est etendu... Ce qui s'ouvre ici, simultanement, e'est une dimension dont chacun des poles, le propre et Tetranger, est, pris dans son immediation, egalement dangereux : l'etranger, le feu du ciel, pourrait aneantir celui qui s'en approche trop, mais le propre, la patrie, recele aussi le danger d'un engloutissement. Dans les deux cas, il y a peril d'une chute dans le pur Indifferencie, d'une fusion mortelle avec l'lmmediatete. C'est bien le danger qu'evoque la troisieme version de VUnique : ......Oui, le mondc sans cesse, avec un cri De joie, s'arrache a cette terre, la laissant Depouillee ou l'humain ne la sait retenir1 . Ibid., p. 879-880, 2. Ibid., p. 866. 262 Hölderlin : le national et Vetranger Toute cette problematique est comme resumee dans l'une des dernieres versions de Pain et vin : ............car l'esprit n'est pas chez lui Au commencement, ni a la source. La patrie le devore, L'esprit aime la colonic et un oubli vaillanc. Nos fleurs et les ombres de nos forces rejouissent L'afTaibli. Celui qui donne Tame serait presque consume Ici se trouve exprimee avec une insurpassable rigueur la double loi de T« esprit » : d'une part, « la patrie le devore », d'autre part, « les ombres de nos forets I le sau vent. Le mou-vement par lequel 1'« esprit » echappe ä la mortelle immediatete (devorante) de la patrie est aussi bien celui qui risque de le consumer a la brülante lumiere de l'etranger. Des lors, de meme que Tepreuve de l'etranger protege de la inauvaise patrie, l'apprentissage de la patrie protege du feu du ciel - de l'etranger. Les deux mouvements sont inseparables : la tache de la poesie consiste done ä maitriser les desequilibres inherents a 1, Ibid., p. 1206. La « colonic », dir Heidegger dans son commentairc de Memoire (op. cit,, p. 1 18), « c'est l'etranger, mais l'etranger qui fait en meine temps penser a la patrie». « La colonie est la fille qui rappelle la mere patrie» (ibid.). Remarquable est I'apparition chez Hölderlin, dans un poeme qui traite du propre et de l'etranger, de la notion de « colonie ». Celle-ci fait aussi bien allusion, dans l'horizon du poete, aux * colonies grecques » antiques (la scene d'Empedocle est Agrigente, une colonie), colonies qui, en effet, etaient comme les « ft 1 les » de la « mere patrie », qu'aux modernes colonies des « Indes », evoquees, avec Colomb ou Vasco de Gama, dans uiaints poemes tardifs tie Hölderlin (cf. Les Titans, p. 893). Or, ces modernes colonies, qui s etablissent sin les « iles odorantes » de l'Asic et de l'Amerique (les anciennes et les nouvelles Indes), entretiennent un rap]x>rt different a la « mere patrie » : celle-ci se perpetue en el les, mats les « fillers », pourrait-on dire, s'y metissent : la colonie moderne est le lieu ou le propre et l'etranger s'unissent. Fille, eile s'est mariee ä l'etranger. Et c'est la quelque chose qui n'a pu echapper a Hölderlin lors de son sejour dans le port « colonial » de Bordeaux. Les « Indes » du pocte n'ont en ce sens rien a voir avec Celles du Romantisme ; el les designers 1'immense espace historic] ue ouvert par les grands navigateurs et les conqnistadores, qui ont institue une nouvelle figure de la « colonie », et done du rapport avec l'etranger. Que ce rapport ait historiquement ete vecu en reference avec les voyages des colonisateurs grecs, c'est ce que montrent les Lusiades de Camoens, que 1'Allemagne decouvrait a l'epoque oü Hölderlin ecrivait ses poemes. Le voyage d'A. de Humboldt en Amerique du Suo! est une exploration du regne de la moderne colonie. Hölderlin : le national et l'etranger 263 lexperience du propre et ä lexperience de l'etranger. Täche que Patmos exprime en toute clarte: Nous avons venere la Terre, notre mere, Et voici peu, la lumiere du soleil, Ne sachant point, mais 1c Pere aime, le Maitre du monde, avant toute chose, Que la lettre en sa fermete soit maintenue Avec soin; que de ce qui perdure soit rendu visible Le sens profond. Et le chant allemand lui obeit \ De rrteme, Vatican : Garder Dieu dans sa distincte Purete, c'est la tache qui nous fut confiee, Afin, puisque s'y lient tarn de choses, Que sur ['expiation, sur une Transgression du Signe, Nul jugement de Dieu ne s'institue 2. Instituer un equilibre, une mesure dans cette dimension, operer une tache de differenciaüon. Ou plutöt, la poesie, le chant, instaure « ce qui demeure » (Memoire), soit cette dimension differenciee dans laquelle Texperience de l'etranger et Inexperience du propre parviennent a etre dominees. La poesie peut jouer ce röle de fondation parce qu*elle est langage, lettre et signe, parce qu'elle se tient, dit Hölderlin, sous le regne du Zens qui [,,.] non seulement erige une lim'üe entre cette terre et le monde farouche des morts, mais encore force plus decisivement vers la terre l'elan panique eternellemenr hostile a l'homme, l'elan toujours en chemin vers l'autre monde \ 1. GLuvres, p, 780. 2. Ibid., p. 915. 3. Remarques sur (Edipe et Antigone, p. 79. 264 Hölderlin : le national et Vetranger La poesie, en tant que raise en ceuvre du dialogue (Gespräch) qu'est le langage dans le chant (Gesang), est le Heu de ce combat par lequel s'institue le regne du Differencie. En tant que Heu de ce combat, de l'instauration de la Difference, le langage est « des biens le plus perilleux 1 », parce qu'il peut etre lu't-meme la proie de cette indistinction qu'il a ä charge de conjurer. Hölderlin le savait bien, qui a pu dire dans Vatican : Türe. Et la chouette, famuliere des Ecritures, Teile une fem me enrouee, discourt dans les cites en mine. Tous Ceux-lä sont les gardiens du Sens. Mais souvent, teile qu'un incendie, Eclate la confusion des langues K Cette problematique generale de la poesie hölderlinienne, tres sommairement exposee ici, a sa rigoureuse correspondance dans le mouvement de sa langue. Celle-ci doit aussi bien faire l'epreuve de la langue etrangere (le grec) que Tapprentissage 1. CEuvres, p. 926. 2. Ibid., p. 915. Confusion dont on trouve peut-etre un exemple dans ce fragment de l'epoque de Tübingen : a Tende Strömfeld Simonetta. Teufen Amyklee Aveiro au fleuve Vouga la famille Alencastro le nom de lä Amalasuntha Zentegon Anatheme Ardhingcllus Sorbonne Celestin Et Innocent ont le discours inter-rompu et lui nomme jardin botanique des eveques fran^ais — AloVsia Sigea differentia vitae urban e et rusticae Thermodon un fleuve en Cappad(Ke Val-tel ino Schönberg Scotus Schönberg TenerifTe Sulaco Venafro con tree De l'Oly mpe Weissbrunn en Basse- Mongrie Zamora Yacca Baccho Imperiali Genes I^rissa en Syrie » {(Euvres, p. 935). Confusion des langues, des lieux - propres et etrangers. Le medecin qui examina Hölderlin en 1805 declara «qu'il est impossible de comprendre son langage, qui semble un melange d'allemand, de grec et de latin » (CEutres, XXVI). On pourrait interrt)ger a partir de la la Schizophrenie du poete. Hölderlin : le national et Vetranger 265 de la langue natale (rallemand et ses racines dialectales). En forgant un peu les choses, on pourrait dire qu'elle doit simul-tanement se « souabiser » et se « greciser w pour devenir plus proprement elle-meme, pour pouvoir devenir chant de la Terre Natale, institution d'une « Nation ». Dans Tespace de jeu de la langue maternelle, le dialecte est ce qui, au moins potentiellement, exprime le mieux l'essence du propre et du « natal ». La langue maternelle ou nationale est« fille » de ses dialectes; mais, les dominant de son amplitude de langue commune, eile est aussi bien leur « mere ». Le rapport de la langue ä ses dialectes est un rapport mutuel et differencie; les dialectes sont dialectes de cette langue, n'ont de sens, d etre-dialecte que dans Tespace de celle-ci. Mais inversement, la langue commune a besoin des dialectes, sous peine de s'appauvrir infiniment, de tomber dans la « vacance du partage ». Les dialectes, et plus generalement la creativite dialectale, constituent autant de sources de la langue, d'une part parce que toute langue a une origine dialectale, d'autre part parce que les dialectes, lies ä eile, mais differents d'elle, alimentent comme autant de rivieres le grand « fleuve » de la langue nationale. Les dialectes, dans leur Sprachlichkeit, leur «parlance » propre, sont les plus proches possibles de l'etre terrestre de Thomme, de son etre « natal ». Mais, par ailleurs, ils ne peuvent deployer cette « parlance » que dans la langue commune. Revenir, ne fut-ce que partiellement, comme avec pudeur l, au souabe et au passe dialectal de l'allemand est done pour Hölderlin (comme, plus tard, pour un G. M. Hopkins) effectuer ce « libre » apprentissage du propre - du propre de cette meme langue qu'il fait chanter dans ses poem es. Mais « greciser» l'allemand, c'est lui faire subir l'epreuve de 1, Memoire: « Maint homine/A peur de remonter jusqu'a la source » (CEuvres, p. 876). 266 Hölderlin : le national et Vetranger l'etranger, de la langue la plus etrangere qui soit, puisqu'elle porte en eile ce qui « nous » est le plus etranger, le « feu du ciel », et qui pourtant a su devenir la langue de la « sobriete junonienne », du « logos » rationnel. Si Hölderlin « dialectisait » ou « grecisait » purement et sim-plement sa langue poetique, la double dimension equilibrante de celle-ci, et son pouvoir differenciant, disparattraient: on aurait une oeuvre localiste (ou pseudo-telle), ou un pidgin de grec et d'allemand. Apres tout, de tels cas sont frequents en litterature. Mais la poesie, en tant que dimension du Differencie, de l'Articule, du Mesure, ne peut avoir comme element que la langue commune : c'est-ä-dire cette langue qui s'est delimitee ä la fois par rapport aux dialectes qu'elle « coiffe » sans les etoufrer et par rapport aux autres langues. D'une certaine fagon, la double delimitation dont parle Bakhtine et que nous avons evoquee ä propos de Luther se reproduit ici. Par le « dialogue » avec le grec et le « retour » ä Telement dialectal de lallemand, la poesie fait acceder la langue commune ä sa dimension propre, ä cette dimension d'equilibre entre la langue etrangere et le dialecte qui est son origine Dans un tel contexte, les traductions que Hölderlin fait des poetes grecs obeissent a tous les niveaux a une totale necessite. Elles signalent le point le plus extreme de cette « grecisation » de Vallemand ä Voeuvre dans sa poesie. Mais on peut dire aussi, a ['inverse, que c'est Vallemand le plus * natif» qui est utilise pour rendre la force parlante du grec. Ainsi re-assistons-nous, deja sur le simple plan des mots, au meme double mouvement. Le vers : Was ist's, du scheinst ein rotes Wort zu färben 1. Goethe, lui, veut bien plutot la maintenir ä egale distance des dialectes et des langues eirangeres. Hölderlin : le national et lfStranger 267 traduit avec une litteralite qui confine ä Fabsurde le vers 20 d'Antigone : Ti 5'ecm ;5rjXoi<; yap ft Kcx^xorivoua' Inoq. Ka^xociva signifie en effet originairement avoir la couleur de la pourpre, avoir une teinte sombre. De lä son glissement de sens vers: etre sombre, tourmente, etc. La ou Mazon, par exemple, traduit (en accord avec le dictionnaire, qui renvoie d'ailleurs au vers 20 & Antigone pour le sens derive de ce verbe): De quoi s'agit-il done? Quelque propos te tourmente, e'est clair 1 Hölderlin prefere restituer le sens premier du mot grec: Qu'y a-t-il? Tu sembles broyer un pourpre dessein 2 La traduction litterale signifie done ici: traduire le sens premier. Mais de nombreux mots grecs, d'un autre cote, sont rendus par des termes qui renvoient au Mittelhochdeutsch ou ä Talle-mand lutherien. ÜO^cövT^eTa est traduit par mit... der Füsse Tugend, avec la « vertu » des pieds, au lieu de mit der Kraft der Füsse, avec la force des pieds, qui serait plus evident. Tugend, ici, est pris dans son sens etymologique, qui renvoie au verbe taugen, valoir, avoir valeur 3. ITövoc;, normalement traduit par Mühsal, peine, est rendu par Arbeit, travail, labeur, au sens ancien. Se67t0iva, Herrin, maitresse, est rendu par Frau, femme, au sens que ce mot revet en Mittelhochdeutsch \ Zuberbühler fournit une liste impressionnante de ces exemples, et montre qu'il s'agit la d'un choix delibere du poete. Ainsi 1. Antigone, Les Belles Lettres, 1967. 2. Trad. Lacoue-Labarthe, Bourgois, Paris, 1978. 3. Zuberbühler, op. cir., p. 18-21. 268 Hölderlin : le national et Vetranger l'allemand du Moyen Äge et de la Bible de Luther sert-il ä traduire Pindare et Sophocle, non en vertu d'un goüt arbitraire pour 1'« ancien », mais parce que Hölderlin veut retrouver toute la force parlante des mots allemands. Double mouvement, done, oü l'allemand doit dire littera-lement un grec litteral, doit etre comme force, violente, trans-forme et peut-etre feconde par la langue etrangere. Cette litteralite, on la retrouverait aussi bien au niveau syntactique qu'au niveau lexical, et c'est eile qui donne ä la traduction hölderlinienne son archaisme souverain et violent. Toutefois, insistons-y, cette litteralite serait mal comprise si on ne voyait pas que, pour traduire ce qu'il interprete comme la litteralite du texte original - avoir la couleur de la pourpre, au lieu d'etre tourmente —, Hölderlin remontait aux sources etymo-logiques de l'allemand, ä ce qui, dans cette langue, est litteralite et origine. La traduction devient des lors la rencontre - choc et fusion - de deux archaismes, et c'est cela, non une litteralite vague, qui donne a son operation tout son sens, et qui la rattache bien evidemment au reste de l'entreprise hölderlinienne. Sauf qu'ici, Tun des poles de cette entreprise, le brutal transfert du grec dans l'allemand, semble l'emporter sur l'autre : comme si Hölderlin, au moment meme ou il developpait sa problematique de la differentiation, du « retournement natal», s'avanc;ait perilleusement dans cette zone oü delimitation des langues et confusion des langues se cotoient. Ce mouvement, cependant, se complique et approche de sa makrise par ceci: en plusieurs occasions, c'est le texte original, dans sa langue et dans son contenu, qui est violente, et violente dans un sens precis, celui d'une tendance fundamentale qu'il aurait selon Hölderlin refoulee : L'art grec qui nous est etranger, du fait de son adaptation a la nature grecque et de defauts dont il a toujouts su s'accommoder, j'espere en donner une presentation plus vivante que d'habitude en faisant davantage Hölderlin : le national et rStranger 269 ressortir 1 element oriental qu*il a renié et en corrigeant son défaut artistique lá oú il se rencontre '. La traduction est chargée de révéler Télément originaire du texte originál : « 1 element oriental ». Jean Beaufret écrit á cet égard : Orientaliser la traduction de Sophocle, cest done rendre la tragédie grecque plus ardente qu eile ne peut apparaitre au lecteur modeme qui, au contraire des Grecs, excelle culturellement dans Yenthousiasme excen-trique 2. Toutefois, les choses ne sont pas si simples, car Hölderlin écrit ä son éditeur quelques mois plus tard : Je crois avoir écrit tout á l'encontre de l'enthousiasme excentrique, et ainsi rejoint la simplicitě grecque 2, Et Beaufret ajoute trěs justement ä son commentaire : Orientaliser la traduction nest done dépayser la tragédie grecque qu'en lui gardant aussi son inégalable sobriété. Les « corrections » de Hölderlin sont ainsi á double sens, et cest dans cette optique complexe qu'il faut examiner tous les « écarts de traduction », car si e'est comme un tratíte, cest non moins de sainie facon que le poete moderně se comporte, lui aussi, relativement á l'original grec \ Double mouvement done, d'« orientalisation » de la traduction, mais aussi de captation de la « simplicitě », soit de la « sobriété » par laquelle l'oeuvre originale est ce qďelle est : [...] balance de deux exces, dit encore Jean Beaufret, de YUnförmliches et de VAllzuförmliches, de la démesure aorgique et du respect excessif des formes \ 1. Remarques sur CEdipe et Antigone, p. Ill, 2. Ibid., p. 35. 3. Ibid., p, 37. 4. Ibid., p. 39. 270 Hölderlin : le national et Vetranger Dans cette optique, traduire Ka^Xaivoo6'e7ro<; par ein rotes Wort zu färben, c'est effectivement faire ressortir, füt-ce dans un point de detail, ce que les paroles d'Antigone contiennent, pour employer 1'expression saisissante de Hölderlin dans ses Remarques, de tödtendfactische, de « brutalement meurtrier 1 ». Et ä cet effet, exactement comme en allemand, retourner ä une certaine litte-ralite originaire du texte, La traduction litterale va vers cette litteralite, et meme, dans une sorte de mouvement hyperbolique, la restaure lä oü la tendance du texte original est de la voiler, ou de la « renier », L'original n'est pas, en effet, un donne inerte, mais le lieu d'une lutte, et cela a tous ses niveaux. Cette lutte, Hölderlin Ta decrite comme Celle du «pathos» et de la «sobriete», ou de X Unförmliches et de XAllzuförmliches. La traduction re-produit cette lutte, et meme la re-active, mais pour ainsi dire ä Venvers: si Sophocle va du feu du ciel a la sobriete junonienne (trajectoire grecque), le traducteur moderne, lui, va de cette sobriete au feu du ciel (trajectoire occidentale). Mais ce mouvement reste lui-meme mesure, en ceci qu'il tente aussi de « rejoindre la simplicite grecque Sophocle, s'il renie le feu du ciel, Toriental qui est son propre, ne le fait que jusquä un certain point; le traducteur, lui, ne renie dans sa traduction la sobriete que jusqu'ä un certain point. Dira-t-on que Hölderlin, sur la base d'une certaine «interpretation » des Grecs, a arbitrairement modifie Sophocle, comme cela semble etre le cas dans le passage d'Antigone consacre ä Danae, oü il rend le vers: Et de Zeus eile entretenait la semence en pluie d'or 2 1. Ibid., p. 80. En remontant du sens figure au sens propre, litteral, du verbe grec. La meme demarche qu'en poesie avec les mots allemands. On trouvera en annexe ä la traduction d'Antigone par Lacoue-Labarthe plusieurs exemples analogues. 2. Trad. Mazon, op. cit. : « Elle avait ä veiller sur le fruit de Zeus ne de la pluie d'or» (p. 108). Cf. la discussion de ce point par Beaufret dans son introduction aux Remarques, p. 36-37. Hölderlin lui-meme justifie cet ecart de traduction en disant: « pour rapprocher [la figure de Danae] de notre type de representation » (ibid., p. 75). Hölderlin : le national et ť stranger 271 par : Elle comprait au pere du temps Les coups de l'heure au timbre d*or et qu'il a ainsi produit un melange ä la fois fascinant et aberrant de littéralité objective et de recreation subjective? Certes, toute traduction d'une oeuvre part d'une lecture de celle-ci, et les traductions de Hölderlin sont déterminées par sa vision de la poesie et des Grecs. Mais peut-étre le concept $ interpretation est-il ici insuffisant. Toute interpretation est la reconstruction d'un sens qu'opere un sujet. Cette reconstruction, sur quoi se fonde-t-elle? Sur le champ de vision de ce sujet, sur sa «perspective». Le perspectivisme est une réalité. Mais lorsque nous lisons une oeuvre, tout n'est pas interpretation. En de?ä, ou au-delá de celle-ci, il y a cette pure apprehension de l'oeuvre á laquelle Goethe faisait allusion dans Poesie et vérité quand il évoquait longuement son «fonds », De ce « fonds», on peut dire qu'il est irradiant, et qu'il éclaire á son tour la perspective du sujet. La vision hölderlinienne des Grecs, en ce sens, n'est pas une interpretation; eile est plutöt une expedience qui precede toute interpretation. Cela est si vrai que, depuis Hölderlin, tous ceux qui ont approché le monde grec ont approché (quelles qu'aient été leurs formulations) la mime réalité Mais ce n'est pas tout, Cette experience qui precede toute interpretation, et la garantit de tout arbitraire subjectif, d'ou surgit-elle? II faut répondre ici : de cette lecture qu'est la traduction méme. Sinon, il faudrait dire que Hölderlin a écha-faudé une théorie de Tart grec, de la tragédie, etc., qu'il a appliquée á ses traductions. Mais en vérité, la vision qu'il a des Grecs et de la tragédie surgit d'une part de son experience I. II suffit de penser á Nietzsche, á HofTmannstahl, ou au SophocU de K. Reinhardt. 272 Hölderlin : le national et Vétranger de poete, et d'autre part de son experience de traducteur. Seul le traducteur (et non le simple lecteur, füt-il critique) peut percevoir ce qui, dans un texte, est de l'ordre du « renié », parce que seul le mouvement de la traduction fait apparaítre la lutte qui s'est déroulée dans l'original, et qui a conduit ä 1'équilibre qu'eile est. Cest ce que Valéry a bien pressenti: Le travail de traduire, mené avec le souci d'une certaine approximation de la forme, nous fait en quelque maniére chercher á mettre nos pas sur les vestiges de ceux de l'auteur; et non point faconner un texte á partir d'un autre; mais de celui-ci, remonter á 1'époque virtuelle de sa formation Les corrections, les modifications, etc., de Hölderlin procedění de ce rapport profond, possible dans la seule traduction, avec l'ceuvre en sa periodě virtuelle de formation; e'est pourquoi elles ne sont ni arbitraires, ni du domaine de 1'interprétation; tout au plus peut-on dire qu'il peut y avoir d'autres traductions qui, partant de ce méme rapport profond, peuvent aboutir ä des résultats différents. En ce sens, Hölderlin a touché une possibilité, voire une nécessité essentielles de 1'acte de traduire, dans son rapport avec la langue et l'ceuvre étrangěres, et il les a formulées avec une třes grande rigueur. Parce quelle « remonte á 1'époque virtuelle de sa formation », une traduction entretient avec une oeuvre un rapport non seulement sui generis, mais plus profond, plus « responsable » que les autres rapports : eile a pouvoir de reveler ce qui, dans cette oeuvre, est origine (inversement, elle a pouvoir de s'occulter elle-meme cette possibilité), et cela indique qu'elle entretient avec elle un certain rapport de violence. Lá ou il y a revelation de quelque chose de cache, il y a violence. Et cette violence de la traduction ramene également á cette immédiateté non moins violerite qui preside á la delimitation mutuelle des langues et ä leur métis- 1. In: After Babel, p. 346. Hölderlin : le national et Ntranger 273 sage. Qu'il y ait ici metissage, et non paisible acclimatation, qu'ici, les images du sexe et de la lutte l'emportent sur Celles du jardinage et de la culture (Herder, Goethe), c'est bien ce que montre Hölderlin dans un passage, il est vrai, consacre a l'essence du tragique : La presentation du tragique repose principalement sur ceci que l'in-soutenable, comment lc Dieu et homme s'accouplent, et comment, toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le trefonds de l'homme deviennent Un dans la fureur, se concoit par ceci que le devenir-un illimite se purine par une separation illimitee [...] Tout est discours contre discours, chacun faisant place nette de l'autre *. La traduction apparait comme Tun des lieux oü s'affrontent mesure et demesure, fusion et differenciation - comme un lieu de danger (la « confusion des langues »), mais aussi de fecondite. Que la poesie soit aussi un tel lieu, cela signifie que la traduction est un acte poetique : non pas, comme chez les Romantiques, que la poesie est un acte de traduction, füt-il « transcendantal », mais que la traduction appartient ä Tespace differenciant du poetique, espace qui peut etre aussi bien celui de la confusion des langues que celui de leur delimitation. Les traductions de Hölderlin sont historiques, parce qu'elles sont les premieres en Allemagne depuis Luther a habiter ce Heu oü les langues et les cultures se delimitent. Que ces traductions, a priori, semblent se placer sous un signe oppose ä celle de Luther - d'un cote la Verdeutschung, de Tautre la Griechischung — ne doit pas egarer, si d'une part une secrete Verdeutschung opere chez Hölderlin, et si d'autre part le type de Verdeutschung de Luther entretient avec la parole meme de la Bible un rapport de correspondance qui passe par Toralite et qui est plus etroit que celui de la traduction latine. Ce que nous avions appele traduction historique avec Rosenzweig ne peut etre « historique » 1. Remarques sur (Ed'ipe et Antigone, p. 63. 274 Hölderlin : le national et Vetranger que parce qu'il s'y produit ce type de rapport metissant-differen-ciant avec la langue et Voeuvre etrangeres. Par ce type d'historicite, les traductions de Hölderlin nous apparaissent ä la fois enracinees dans une tradition, ancrees dans une origine (Luther) et constitutrices de V espace de jeu de la traduction occidentale moderne. De fait, elles temoignent d'un choix qui, de tout temps, est inherent a l'acte de traduire. Ou bien cet acte se plie aux injunctions culturelles qui, des le debut de la tradition occidentale (de saint Jerome ä Nietzsche), visent a l'appropriation et ä la reduction de l'etranger, ou bien, de par la situation privilegice d'entre-deux qui est la sienne, il conteste ces injunctions et devient par lä meme un acte culturel createur; et cette contestation, elevee ä la hauteur d'une conscience, comme on le voit par exemple chez un Pannwitz, est l'essence de la traduction moderne. Cette modernite, il est vrai, n'a rien ä voir avec celle de VAthenäum, Celle de la poesie-traduction monologique Nous pourrons encore mieux mesu-rer sa nature si nous examinons brievement certaines traductions du xx** siecle qui se situent, bien evidemment, dans la lignee de Hölderlin. Pensons par exemple a UEneide de KJossowski2. Des les premiers vers, le lecteur, d'abord abasourdi par les boulever-sements syntactiques que Klossowski, en tentant de restituer litteralement le latin de Virgile, impose au frangais, vit une etrange experience : certes, il a bien affaire ä un frangais latinise, comme le souhaitait R. Pannwitz, mais ce qui est etrange, c'est que cette latinisation produit, au sens fort du mot, une Serie 1. Elle doit etre situee, avant tout, dans la maniere dont l'essence de la poesie est concue : ouvrir un espace de difTerenciation dans le double rapport au « natif» et ä 1'« etranger ». Cela n'est nullement propre a Hölderlin, et nous avons suggere que Ton pouvait trouver chez un G.M. Hopkins une vision analogue. Ici, la poesie est concue comme dialogue (Gespräch) et son element reste plus que jamais la Natuysprache. Or, l'espace de la Natursprache est aussi bien celui des langues, celui de Babel. La poesie moderne a du mal ä habiter cet espace, dans la mesure oü eile se rattache en grande partie a la pensee romantique. Et la traduction poetique connait la meme difficulte. 2. Virgile, UEneide, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1964. Hölderlin : le national et Vétranger 275 de manifestations. En premier lieu, cťest 1'épopée virgilienne qui apparaft, telle qu'elle a pu surgir au moment de sa « formation ». Ce qui peut nous aider ä mesurer la portée des remarques de Goethe sur le « rajeunissement» que connait une oeuvre lors de sa traduction. Alors que les traductions moins littérales nous ferment tout accěs ä la vérité et ä 1'immédiateté du dire épique: Lc poéme épique de Virgile est en effet un theatre oú ce sont les mots qui mimeni les gestes [...] Ce sont les mots qui prennent une attitude, non le corps; qui se tissent, non pas les vétements; qui scintillent, non pas les armures [...] Cest pourquoi nous avons voulu, avant toute autre chose, nous astreindre á la textuře de 1'original Mais il y a plus: dans une sortě de reflet mutuel (encore la Spiegelung goethéenne!), ce sont les deux langues qui, dans le combat qďelles se livrent, apparaissent comme aux confins ďelles-memes: le latin dans le franc;ais (premiere face de la traduction), et le franc^ais investi par le latin (seconde face) nous montrant paradoxalement comme un pur latin et un pur fran^ais. Notable, pour le lecteur qui accepte de se confier au mouvement de la traduction de Klossowski, est cette metamorphose du franc;ais qui le fait apparaítre, non comme un infra-métissage de franc;ais et de latin, mais bien plutöt comme une langue neuve, ou plutot rajeunie et rénovée, haussée au niveau de pouvoirs qui lui étaient jusqu'alors celés. Ainsi, il y a bien accouplement des langues, mais celles-ci, tout en se mélangeant, manifestent aussi leur pure difference. Le franc;ais ďun coté, le latin de Tautre, et les deux pourtant unis dans cet espace de métissage qu'est la traduction, et peut-étre eile seule. Car il est clair que quand ce melange se produit ailleurs, grand est le risque qu'il soit pris dans les rapports de pouvoir 1. Ibid., inrr. de Klossowski, p. XI et XII. 276 Hölderlin : le national et Vetranger inter-linguistiques Rapports qui tendent a annuler la difference des langues, et souvent ä etoufFer la specificite de la langue dominee, taxee d'« inferieure ». Alors que le sens de la traduction est plutöt un profond egalitarisme. Chose que Goethe avait bien pressentie, mais que Hölderlin a realisee, en assumant au maximum les risques qu'elle comportait: la perte du langage (du langage propre, du langage tout court) au « pays etranger ». La nature de la traduction « litterale » (employons ce mot a defaut d'un autre, plus nuance) est cependant telle qu'elle ne peut en aucun cas se transformer en modele ou en recette methodologique. De meme qu'elle excede toute « interpretation », elle excede toute methodologie. Disons que cette traduction se manifeste d'abord a certains moments historiques et culturels determines, comme l'a bien dit Rosenzweig. Elle surgit d'un besoin profond de la langue, de la culture et de la litterature, et c'est ce besoin, historiquement perceptible, qui la preserve de l'arbitraire d'une tentative d'experimentation individuelle (dont l'histoire de la traduction, Steiner l'a montre dans After Babel, connait maints exemples). Les traductions de Hölderlin, en avance sur leur epoque, etaient neanmoins historiquement motivees. Et tel est le cas, de nos jours, des traductions d'un Klossowski. Elles correspondent, de toute evidence, ä une crise de notre culture, et en premier lieu ä un ebranlement de sa position ethnocentrique. C'est la crise d'une position ideologique, culturelle, litteraire et poetique qui est maintenant arrivee ä ses dernieres consequences. Cela ne signifie l. II suffit de songer ä cecce masse croissante de textes modernes, debordant largement Taire du technique ou du diplomatique, certes « rediges » en francais, en espagnol, en allemand, etc., mais paraissant de mauvaises traductions d'un mauvais anglais qui, neanmoins, est leur ma fire supreme et dans lequel, finalement, ils sont destines ä etre retradiuts. # Contusion des langues», veritable « incendie en effet, linverse d'un metissage. Quand une langue investit les autres en vertu de sa position dominante et consent elle-meme ä se transformer pour devenir une « langue universelle », il se produit un processus de destruction generalise. Les metissages linguistiques, par contre, sont feconds : pensons, dans le domaine francais, aux parlers Creoles, ou a cette langue renovee et enrichie qui s'clabore peu ä peu en Afrique noire. Hölderlin : le national et Ntranger 277 pas que toute traduction doive devenir « litterale », parce que ce type de traduction n'a de sens que pour un certain type d'oeuvres, dont le rapport avec leurs langues est tel qu'il exige cet accouplement differentiel de la traduction litterale. Le cas est on ne peut plus clair dans le cas de UEneide, et Klossowski l'a partaitement explique. II en va de meme pour la (re) traduction de la Bible, des Grecs, des oeuvres d'Orient et d'Extreme-Orient et d'un certain nombre d'oeuvres occidentals. Mais, par exemple, une traduction litterale, ou anglicisante, de Henry James n'aurait pas de sens. II ne s'agit certes pas de « franciser » James, mais sa traduction reclame un autre type d'approche \ Nous sornmes encore loin de dominer toute cette proble-matique, et grand est le danger, ä vouloir echapper ä l'infini empirisme de la plupart des traducteurs (la traduction serait affaire d'« intuition », differerait d'ceuvre en oeuvre, ne tolererait pas de theorisations, etc.), de constituer un peu hätivement des typologies. II reste que c'est Hölderlin qui, le premier, par la radicalite de son entreprise, nous a ouvert ä la necessite d'une reflexion globale et approfondie sur l'acte de traduire dans la deroutante multiplicity de ses registres 2. 1. Laquelle releverait peut-etre de la psychanalyse et de l'analyse textuelle. Pensons aux « corrections » que Lacan a apportees a la traduction « canonique » que Baudelaire a faite d" Edgar Poe : elles montrent clairement que la traduction baudelairienne, tout a fait dans la foulee romantique, manque le jeu complexe des signifiants chez Poe. (Eirits, Le Seuil, Pans, 1966, p. 33). 2. Karl Reinhardt, dans Hölderlin et Sophocle, paru dans Po&sie 23, Paris, 1982, a excellemment degage le sens de 1 entreprise de Hölderlin : « Les traductions de Hölderlin different radicalement de unites les autres traductions du grec, voire de toute autre induction en general [,..] Traduire consiste en effet, pour le poete, a donner la parole a une voix jusque-la demeuree muette en raison de l'insuffisance de routes les formes successives d'humanisme : baroque, rococo ou classicisme... » (p. 21). Plus loin, Reinhardt parle justement de « la litteralite souvent abrupte et Sans menagement de ses traductions », de « leur ecart enigmatique, et non moins frequent, par rapport au texte grec original» (ibid.). « Si pour le purisme classique le grec n'est. jamais assez grec, Ja traduction hölderlinienne se caracterise en revanche par sa volonte de renforcer, dans le grec, Telernent non grec, 1" oriental " » (p. 24). A ce propos, et a propos des « ecarts enigmatiques », l'auteur evoque « le manque de scrupules du tradueteur qui substitue aux noms des dieux grecs des denominations forgees dans sa propre langue 278 Hölderlin : le national et Vetranger hymnique. Sa poetique hesperique, conscience de sa provenance Orientale, l'autorise ä franchir l'etape intermediaire du « conformisme national » des Grecs. Sinon, Zeus, Persephone, Ares, Eros, etc., resteraient prisonniers de la langue poetique convention-nelle, et l'oreille hesperique ne saurait en etre atteinte comme eile devrait l'etre* {ibid.). Ainsi Hölderlin traduit-il Zeus par « Pere du Temps » {'ibid.). L'erTacement des noms des dieux, prisonniers de la langue poetique « conventionnelle » (humaniste), est, a cöte du retour aux significations archaiques du grec, un autre versant de cette accentuation de l'element « oriental » qui caracterise au premier chef la traduction hölderlinienne de Sophocle. Litteralite abrupte et Sans managements, d'un cöte, et ecart enigmatique, de lautre, vont done dans le mime sens. Dans les deux cas, il s'agit d'accentuation. Pour nous, l'accentuation (dans un autre contexte, Jacques Derrida dit: « la bonne traduction doit toujours " abuser " ») est le principe fondamental que Hölderlin a tacitement legue a la traduction occidentale. C'est elle qui donne son espace de jeu a toute litteralite, singulierement syntactique, et qui la distingue de tout caique servile. C'est elle, aussi, qui autorise les ecarts de traduction qui sans cela restent du domaine de la variation esthetique et transtextuclle. C'est elle qui frappe de nullite le phenomene de « deperdition » cense menacer toute traduction, et qui a motive de tout temps sa devaluation litteraire et ethique. C'est elle qui, par son effraction violente, amene a nos rives, dans sa pure etrangcte, l'oeuvre originale, et, dans le meme temps, la ramene a elle-meme, comme Goethe le pressentait aussi. Car toute oeuvre, sur son sol d'originc, s eloigne d'elle-meme d'une fac,on ou d'une autre. C'est le peril du « natal ». L'« epreuve de l'etranger » concerne l'oeuvre en tant qu'oeuvre aussi. Et plus elle est ancree dans son element « natal », plus riche est la promesse, pour eile et pour nous, de la traduction. Et naturellement, plus grave est le risque. Mais ce principe d'accentuation, Hölderlin nous apprend aussi ä le contrebalancer par le principe oppose, celui de la « sobriete junonienne et (xcidentale ». II n'est d'abus, d'effraction, que dans l'espace d'une sobriete. La sobriete revoile, pour ainsi dire, ce que l'accentuation de-yoile. Lequilibre de ces deux principes est ce qui constitue la reussite majeure de L'Ene'tde de Klossowski, et ce qui distingue sa litteralite d'un mot a mot servile et absurde. Approfondir ces deux principes, l'accentuation et la sobriete, telle est la tache de la reflexion moderne sur la traduction. CONCLUSION I. L ARCHEOLOGIE DE LA TRADUCTION Toute conclusion est une relecture qui s'efforce de retracer le chemin ouvert, jalonne et articule par l'introduction, mais dont le parcours s'est partiellement avere different de ce qui etait initialement prevu. La presente etude s'est effbrcee d'ana-lyser la theorie de la traduction des Romantiques allemands, en la situant d'une part dans l'ensemble des theories ou des programmes de ceux-ci, d autre part en la confrontant avec d'autres reflexions qui lui sont contemporaines : Celles de Herder, de Goethe, de Schleiermacher et de Humboldt, qui sont des theories de la Bildung, et celle de Hölderlin, qui deborde les cadres de celle-ci et de toute son epoque. Nous avons egalement tente de montrer comment la tradition de la traduction en Allemagne, qui a son origine chez Luther, s'est definie par opposition ä une culture - la culture franchise dassique - dont le mode de deploiement ne passait pas deci-sivement par la traduction. II est ensuite apparu que toutes les theories de la traduction elaborees ä l'epoque romantique et classique en Allemagne constituent le sol des principaux courants de la traduction moderne occidentale, qu'il s agisse de la traduction poetique, telle qu'elle se manifeste chez un Nerval, un Baudelaire, un