Antoine de Saint-Exupéry Table des matieres PREMIER CHAPITRE..............................................................5 CHAPITRE II............................................................................8 CHAPITRE III.........................................................................13 CHAPITRE IV.........................................................................17 CHAPITRE V...........................................................................21 CHAPITRE VI.........................................................................26 CHAPITRE VII........................................................................28 CHAPITRE VIII......................................................................32 CHAPITRE IX.........................................................................37 CHAPITRE X..........................................................................41 CHAPITRE XI.........................................................................47 CHAPITRE XII........................................................................50 CHAPITRE XIII......................................................................52 CHAPITRE XIV......................................................................57 CHAPITRE XV........................................................................61 CHAPITRE XVI......................................................................66 CHAPITRE XVII.....................................................................67 CHAPITRE XVIII....................................................................71 CHAPITRE XIX......................................................................73 CHAPITRE XX........................................................................75 CHAPITRE XXI......................................................................77 CHAPITREXXII.....................................................................84 CHAPITRE XXIII...................................................................86 CHAPITRE XXIV....................................................................87 CHAPITRE XXV....................................................................90 CHAPITRE XXVI....................................................................95 CHAPITRE XXVII................................................................104 Ä propos de cette edition électronique.................................107 -3- Ä LEON WERTH Je demande pardon aux enfants ďavoir dédié ce livre ä une grande personne. J'ai une excuse sérieuse: cette grande personne est le meilleur ami que j'ai au monde. J'ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, méme les livres pour enfants. J'ai une troisiěme excuse : cette grande personne habite la France oú eile a faim et froid. Elle a bien besoin d'etre consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre ä l'enfant qu'a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants. (Mais peu d'entre elles s'en souviennent.) Je corrige done ma dédicace: Ä LEON WERTH QUAND IL ÉTAIT PETIT GARQON -4- PREMIER CHÁPU RE Lorsque j'avais six ans j'ai vu, une fois, une magnifique image, dans un livre sur la Foret Vierge qui s'appelait « His-toires Vecues ». Qa representait un serpent boa qui avalait un fauve. Voila la copie du dessin. On disait dans le livre: « Les serpents boas avalent leur proie tout entiěre, sans la mácher. Ensuite ils ne peuvent plus bouger et ils dorment pendant les six mois de leur digestion. » J'ai alors beaucoup réfléchi sur les aventures de la jungle et, á mon tour, j'ai réussi, avec un crayon de couleur, á tracer mon premier dessin. Mon dessin numero i. II était comme qa. : J'ai montré mon chef-d'ceuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur. -5- Elles m'ont repondu: «Pourquoi un chapeau ferait-il peur ? » Mon dessin ne representait pas un chapeau. II representait un serpent boa qui digerait un elephant. J'ai alors dessine l'interieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puis-sent comprendre. Elles ont toujours besoin d'explications. Mon dessin numero 2 etait comme qa. : Les grandes personnes m'ont conseille de laisser de cote les dessins de serpents boas ouverts ou fermes, et de m'interesser plutot a la geographie, a l'histoire, au calcul et a la grammaire. C'est ainsi que j'ai abandonne, a l'age de six ans, une magnifique carriere de peintre. J'avais ete decourage par l'insucces de mon dessin numero 1 et de mon dessin numero 2. Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c'est fati-gant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications. J'ai done du choisir un autre metier et j'ai appris a piloter des avions. J'ai vole un peu partout dans le monde. Et la geographie, c'est exact, m'a beaucoup servi. Je savais reconnaitre, du premier coup d'oeil, la Chine de l'Arizona. C'est tres utile, si l'on est egare pendant la nuit. J'ai ainsi eu, au cours de ma vie, des tas de contacts avec des tas de gens serieux. J'ai beaucoup vecu chez les grandes personnes. Je les ai vues de tres pres. Qa n'a pas trop ameliore mon opinion. -6- Quand j'en rencontrais une qui me paraissait un peu lu-cide, je faisais l'experience sur elle de mon dessin numero 1 que j'ai toujours conserve. Je voulais savoir si elle etait vraiment comprehensive. Mais toujours elle me repondait: « C'est un chapeau. » Alors je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de fo-rets vierges, ni d'etoiles. Je me mettais a sa portee. Je lui parlais de bridge, de golf, de politique et de cravates. Et la grande per-sonne etait bien contente de connaitre un homme aussi raison-nable. -7- CHÁPU RE II J'ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler vérita-blement, jusqu'a une panne dans le desert du Sahara, il y a six ans. Quelque chose s'etait cassé dans mon moteur. Et comme je n'avais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai á essayer de réussir, tout seul, une reparation difficile. Cétait pour moi une question de vie ou de mort. J'avais á peine de 1'eau á boire pour huit jours. Le premier soir je me suis done endormi sur le sable á mille milles de toute terre habitée. J'etais bien plus isolé qu'un nau-fragé sur un radeau au milieu de 1'Océan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une dróle de petite voix m'a reveille. Elle disait: - S'il vous plaít... dessine-moi un mouton ! - Hein ! - Dessine-moi un mouton... J'ai sauté sur mes pieds comme si j'avais été frappé par la foudre. J'ai bien frotté mes yeux. J'ai bien regardé. Et j'ai vu un petit bonhomme tout á fait extraordinaire qui me considérait gravement. Voilá le meilleur portrait que, plus tard, j'ai réussi á faire de lui. Mais mon dessin, bien sůr, est beaucoup moins ra-vissant que le modele. Ce n'est pas ma faute. J'avais été décou-ragé dans ma carriére de peintre par les grandes personnes, á l'age de six ans, et je n'avais rien appris á dessiner, sauf les boas fermés et les boas ouverts. -8- Je regardai done cette apparition avec des yeux tout ronds d'etonnement. N'oubliez pas que je me trouvais a mille milles de toute region habitee. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni egare, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. II n'avait en rien l'apparence d'un enfant perdu au milieu du desert, a mille milles de toute region habitee. Quand je reussis enfin a parler, je lui dis : - Mais... qu'est-ce que tu fais la ? Et il me repeta alors, tout doucement, comme une chose tres serieuse: - S'il vous plait... dessine-moi un mouton... Quand le mystere est trop impressionnant, on n'ose pas de-sobeir. Aussi absurde que cela me semblat a mille milles de tous les endroits habites et en danger de mort, je sortis de ma poche une feuille de papier et un stylographe. Mais je me rappelai alors que j'avais surtout etudie la geographie, l'histoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner. II me repon-dit: - Qa ne fait rien. Dessine-moi un mouton. Comme je n'avais jamais dessine un mouton je refis, pour lui, l'un des deux seuls dessins dont j'etais capable. Celui du boa ferme. Et je his stupefait d'entendre le petit bonhomme me re-pondre : - Non ! Non ! Je ne veux pas d'un elephant dans un boa. Un boa e'est tres dangereux, et un elephant e'est tres encom-brant. Chez moi e'est tout petit. J'ai besoin d'un mouton. Dessine-moi un mouton. -9- Alors j'ai dessine. II regarda attentivement, puis : - Non ! Celui-lä est dejä tres malade. Fais-en un autre. Je dessinai: Mon ami sourit gentiment, avec indulgence : - Tu vois bien... ce n'est pas un mouton, c'est un belier. II a des cornes... Je refis done encore mon dessin : Mais il fut refuse, comme les precedents : -10 - - Celui-la est trop vieux. Je veux un mouton qui vive long-temps. Alors, faute de patience, comme j'avais hate de commencer le demontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci. Et je langai: - Qa c'est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans. Mais je fus bien surpris de voir s'illuminer le visage de mon jeunejuge: - C'est tout a fait comme ga que je le voulais ! Crois-tu qu'il faille beaucoup d'herbe a ce mouton ? - Pourquoi ? - Parce que chez moi c'est tout petit... - Qa suffira surement. Je t'ai donne un tout petit mouton. II pencha la tete vers le dessin : - Pas si petit que ga... Tiens ! II s'est endormi... Et c'est ainsi que je fis la connaissance du petit prince. -11 - Voilä le meilleur portrait que, plus tard, j'ai reussi ä faire de lui -12 - CHÁPU RE III II me fallut longtemps pour comprendre ďoú il venait. Le petit prince, qui me posait beaucoup de questions, ne semblait jamais entendre les miennes. Ce sont des mots prononcés par hasard qui, peu á peu, m'ont tout révélé. Ainsi, quand il apercut pour la premiere fois mon avion (je ne dessinerai pas mon avion, c'est un dessin beaucoup trop compliqué pour moi) il me demanda : - Qu'est-ce que c'est que cette chose-lá ? - Ce n'est pas une chose. Qa vole. C'est un avion. C'est mon avion. Et j'etais fier de lui apprendre que je volais. Alors il s'ecria : - Comment! tu es tombé du ciel ? - Oui, fis-je modestement. - Ah ! ga c'est dróle... Et le petit prince eut un trěs joli éclat de rire qui m'irrita beaucoup. Je desire que Ton prenne mes malheurs au sérieux. Puis il ajouta: - Alors, toi aussi tu viens du ciel! De quelle planete es-tu ? J'entrevis aussitót une lueur, dans le mystěre de sa presence, et j'interrogeai brusquement: -13- - Tu viens done ďune autre planete ? Mais il ne me répondit pas. II hochait la téte doucement tout en regardant mon avion : - Cest vrai que, lá-dessus, tu ne peux pas venir de bien loin... Et il s'enfonga dans une reverie qui dura longtemps. Puis, sortant mon mouton de sa poche, il se plongea dans la contemplation de son tresor. Vous imaginez combien j'avais pu étre intrigue par cette demi-confidence sur « les autres planětes ». Je m'efforgai done ďen savoir plus long : -14- - D'oü viens-tu, mon petit bonhomme ? Oü est-ce « chez toi » ? Oü veux-tu empörter mon mouton ? II me repondit apres un silence meditatif: - Ce qui est bien, avec la caisse que tu m'as donnee, c'est que, la nuit, ga lui servira de maison. - Bien sür. Et si tu es gentil, je te donnerai aussi une corde pour l'attacher pendant le jour. Et un piquet. La proposition parut choquer le petit prince : - L'attacher ? Quelle dröle d'idee ! - Mais si tu ne l'attaches pas, il ira n'importe oü, et il se perdra... Et mon ami eut un nouvel eclat de rire : - Mais oü veux-tu qu'il aille ! - N'importe oü. Droit devant lui... Alors le petit prince remarqua gravement: - Qa ne fait rien, c'est tellement petit, chez moi! Et, avec un peu de melancolie, peut-etre, il ajouta : - Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin... -i5- -i6- CHÁPU RE IV J'avais ainsi appris une seconde chose trés importante : C'est que sa planete d'origine était á peine plus grande qu'une maison ! Qa ne pouvait pas m'etonner beaucoup. Je savais bien qu'en dehors des grosses planětes comme la Terre, Jupiter, Mars, Venus, auxquelles on a donné des noms, il y en a des cen-taines d'autres qui sont quelquefois si petites qu'on a beaucoup de mal á les apercevoir au telescope. Quand un astronome dé-couvre l'une d'elles, il lui donne pour nom un numero. Il l'appelle par exemple : « l'asteroide 3251. » J'ai de sérieuses raisons de croire que la planete ďoú venait le petit prince est l'asteroide B 612. Cet asteroide n'a été apercu qu'une fois au telescope, en 1909, par un astronome ture. II avait fait alors une grande demonstration de sa décou-verte ä un Congrěs International d'Astronomie. Mais personne ne l'avait cru ä cause de son costume. Les grandes personnes sont comme ga. Heureusement pour la reputation de l'asteroiide B 612 un dictateur turc imposa a son peuple, sous peine de mort, de s'habiller a l'Europeenne. L'astronome refit sa demonstration en 1920, dans un habit tres elegant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis. Si je vous ai raconté ces details sur 1'astéroide B 612 et si je vous ai confié son numero, c'est á cause des grandes personnes. Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur par- -18- lez d'un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l'essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu'il prefere ? Est-ce qu'il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent: « Quel age a-t-il ? Combien a-t-il de freres ? Combien pese-t-il ? Combien gagne son pere ? » Alors seulement elles croient le connaitre. Si vous dites aux grandes personnes : « J'ai vu une belle maison en briques roses, avec des geraniums aux fenetres et des colombes sur le toit... » elles ne parviennent pas a s'imaginer cette maison. II faut leur dire: « J'ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s'ecrient: « Comme c'est joli! » Ainsi, si vous leur dites : « La preuve que le petit prince a existe c'est qu'il etait ravissant, qu'il riait, et qu'il voulait un mouton. Quand on veut un mouton, c'est la preuve qu'on existe » elles hausseront les epaules et vous traiteront d'enfant! Mais si vous leur dites : « La planete d'ou il venait est l'asteroiide B 612 » alors elles seront convaincues, et elles vous laisseront tranquille avec leurs questions. Elles sont comme ga. II ne faut pas leur en vouloir. Les enfants doivent etre tres indulgents en-vers les grandes personnes. Mais, bien sur, nous qui comprenons la vie, nous nous mo-quons bien des numeros ! J'aurais aime commencer cette his-toire a la fagon des contes de fees. J'aurais aime dire : « II etait une fois un petit prince qui habitait une planete a peine plus grande que lui, et qui avait besoin d'un ami... » Pour ceux qui comprennent la vie, ga aurait eu l'air beaucoup plus vrai. Car je n'aime pas qu'on lise mon livre a la legere. J'eprouve tant de chagrin a raconter ces souvenirs. II y a six ans deja que mon ami s'en est alle avec son mouton. Si j'essaie ici de le de-crire, c'est afin de ne pas l'oublier. C'est triste d'oublier un ami. Tout le monde n'a pas eu un ami. Et je puis devenir comme les -19- grandes personnes qui ne s'interessent plus qu'aux chiffres. C'est done pour ga encore que j'ai achete une boite de couleurs et des crayons. C'est dur de se remettre au dessin, a mon age, quand on n'a jamais fait d'autres tentatives que celle d'un boa ferme et celle d'un boa ouvert, a l'age de six ans ! J'essaierai, bien sur, de faire des portraits le plus ressemblants possible. Mais je ne suis pas tout a fait certain de reussir. Un dessin va, et l'autre ne ressemble plus. Je me trompe un peu aussi sur la taille. Ici le petit prince est trop grand. La il est trop petit. J'hesite aussi sur la couleur de son costume. Alors je tatonne comme ci et comme ga, tant bien que mal. Je me tromperai en-fin sur certains details plus importants. Mais ga, il faudra me le pardonner. Mon ami ne donnait jamais d'explications. II me croyait peut-etre semblable a lui. Mais moi, malheureusement, je ne sais pas voir les moutons a travers les caisses. Je suis peut-etre un peu comme les grandes personnes. J'ai du vieillir. - 20 - CHAPITRE V Chaque jour j'apprenais quelque chose sur la planete, sur le depart, sur le voyage. Qa venait tout doucement, au hasard des reflexions. C'est ainsi que, le troisieme jour, je connus le drame des baobabs. Cette fois-ci encore ce hit grace au mouton, car brusque-ment le petit prince m'interrogea, comme pris d'un doute grave : - C'est bien vrai, n'est-ce pas, que les moutons mangent les arbustes ? - Oui. C'est vrai. - Ah ! Je suis content. Je ne compris pas pourquoi il etait si important que les moutons mangeassent les arbustes. Mais le petit prince ajouta : - Par consequent ils mangent aussi les baobabs ? Je fis remarquer au petit prince que les baobabs ne sont pas des arbustes, mais des arbres grands comme des eglises et que, si meme il emportait avec lui tout un troupeau d'elephants, ce troupeau ne viendrait pas a bout d'un seul baobab. L'idee du troupeau d'elephants fit rire le petit prince : - II faudrait les mettre les uns sur les autres... - 21 - Mais il remarqua avec sagesse : - Les baobabs, avant de grandir, ga commence par étre petit. - Cest exact! Mais pourquoi veux-tu que tes moutons mangent les petits baobabs ? II me répondit: « Ben ! Voyons ! » comme s'il s'agissait la d'une evidence. Et il me fallut un grand effort d'intelligence pour comprendre ä moi seul ce probléme. Et en effet, sur la planete du petit prince, il y avait comme sur toutes les planětes, de bonnes herbes et de mauvaises herbes. Par consequent de bonnes graines de bonnes herbes et de mauvaises graines de mauvaises herbes. Mais les graines sont invisibles. Elles dorment dans le secret de la terre jusqu'ä ce qu'il prenne fantaisie ä l'une d'elles de se réveiller. Alors eile s'etire, et pousse d'abord timidement vers le soleil une ravis-sante petite brindille inoffensive. S'il s'agit d'une brindille de - 22 - radis ou de rosier, on peut la laisser pousser comme elle veut. Mais s'il s'agit ďune mauvaise plaňte, il faut arracher la plaňte aussitót, děs qiťon a su la reconnaítre. Or il y avait des graines terribles sur la planete du petit prince... ďétaient les graines de baobabs. Le sol de la planete en était infesté. Or un baobab, si l'on s'y prend trop tard, on ne peut jamais plus s'en débarrasser. II encombre toute la planete. II la perfore de ses racines. Et si la planete est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font éclater. « Cest une question de discipline, me disait plus tard le petit prince. Quand on a termine sa toilette du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planete. II faut s'astreindre régu-liěrement á arracher les baobabs děs qu'on les distingue d'avec les rosiers auxquels ils ressemblent beaucoup quand ils sont trěs jeunes. C'est un travail trěs ennuyeux, mais trěs facile. » -23- Et un jour il me conseilla de m'appliquer ä réussir un beau dessin, pour bien faire entrer ga dans la téte des enfants de chez moi. « S'ils voyagent un jour, me disait-il, ga pourra leur servir. II est quelquefois sans inconvenient de remettre ä plus tard son travail. Mais, s'il s'agit des baobabs, c'est toujours une catastrophe. J'ai connu une planete, habitée par un paresseux. II avait négligé trois arbustes... » Et, sur les indications du petit prince, j'ai dessiné cette pla-nete-lä. Je n'aime guěre prendre le ton d'un moralisté. Mais le danger des baobabs est si peu connu, et les risques courus par celui qui s'egarerait dans un asteroide sont si considerables, que, pour une fois, je fais exception ä ma reserve. Je dis : « Enfants ! Faites attention aux baobabs ! » C'est pour avertir mes amis d'un danger qu'ils frölaient depuis longtemps, comme moi-méme, sans le connaitre, que j'ai tant travaillé ce dessin-lä. La legon que je donnais en valait la peine. Vous vous demande-rez peut-étre: Pourquoi n'y a-t-il pas, dans ce livre, d'autres dessins aussi grandioses que le dessin des baobabs ? La réponse est bien simple : J'ai essayé mais je n'ai pas pu réussir. Quand j'ai dessiné les baobabs j'ai été animé par le sentiment de 1'urgence. -24- -25- CHAPITRE VI Ah ! petit prince, j'ai compris, peu ä peu, ainsi, ta petite vie mélancolique. Tu n'avais eu longtemps pour distraction que la douceur des couchers de soleil. J'ai appris ce detail nouveau, le quatriěme jour au matin, quand tu m'as dit: - J'aime bien les couchers de soleil. Allons voir un coucher de soleil... - Mais il faut attendre... - Attendre quoi ? - Attendre que le soleil se couche. Tu as eu l'air trěs surpris d'abord, et puis tu as ri de toi-méme. Et tu m'as dit: - Je me crois toujours chez moi! En effet. Quand il est midi aux États-Unis, le soleil, tout le monde le sait, se couche sur la France. II suffirait de pouvoir aller en France en une minute pour assister au coucher de soleil. Malheureusement la France est bien trop éloignée. Mais, sur ta si petite planete, il te suffisait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le crépuscule chaque fois que tu le désirais... - Un jour, j'ai vu le soleil se coucher quarante-trois fois ! Et un peu plus tard tu ajoutais : -26- - Tu sais... quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil... - Le jour des quarante-trois fois tu etais donc tellement triste ? Mais le petit prince ne repondit pas. -27- CHAPITRE VII Le cinquiěme jour, toujours grace au mouton, ce secret de la vie du petit prince me fut révélé. II me demanda avec brus-querie, sans preambule, comme le fruit ďun probléme long-temps médité en silence: - Un mouton, s'il mange les arbustes, il mange aussi les fleurs ? - Un mouton mange tout ce qu'il rencontre. - Méme les fleurs qui ont des épines ? - Oui. Méme les fleurs qui ont des épines. - Alors les épines, ä quoi servent-elles ? Je ne le savais pas. J'étais alors trés occupé ä essayer de dévisser un boulon trop serré de mon moteur. J'étais trés sou-cieux car ma panne commengait de m'apparaitre comme trés grave, et ľeau ä boire qui s'épuisait me faisait craindre le pire. - Les épines, ä quoi servent-elles ? Le petit prince ne renongait jamais ä une question, une fois qu'il ľavait posée. J'étais irrité par mon boulon et je répondis n'importe quoi: - Les épines, ga ne sert ä rien, c'est de la pure méchanceté de la part des fleurs ! -28- -Oh! Mais apres un silence il me langa, avec une sorte de ran-cune: - Je ne te crois pas ! Les fleurs sont faibles. Elles sont na'ives. Elles se rassurent comme elles peuvent. Elles se croient terribles avec leurs epines... Je ne repondis rien. A cet instant-la je me disais : « Si ce boulon resiste encore, je le ferai sauter d'un coup de marteau. » Le petit prince derangea de nouveau mes reflexions : - Et tu crois, toi, que les fleurs... - Mais non ! Mais non ! Je ne crois rien ! J'ai repondu n'importe quoi. Je m'occupe, moi, de choses serieuses ! II me regarda stupefait. - De choses serieuses ! II me voyait, mon marteau a la main, et les doigts noirs de cambouis, penche sur un objet qui lui semblait tres laid. - Tu paries comme les grandes personnes ! Qa me fit un peu honte. Mais, impitoyable, il ajouta : - Tu confonds tout... tu melanges tout! II etait vraiment tres irrite. II secouait au vent des cheveux tout dores: -29- - Je connais une planete ou il y a un Monsieur cramoisi. II n'a jamais respire une fleur. II n'a jamais regarde une etoile. II n'a jamais aime personne. II n'a jamais rien fait d'autre que des additions. Et toute la journee il repete comme toi: « Je suis un homme serieux ! Je suis un homme serieux ! » et qa. le fait gon-fler d'orgueil. Mais ce n'est pas un homme, c'est un champignon ! - Un quoi ? - Un champignon ! Le petit prince etait maintenant tout pale de colere. - II y a des millions d'annees que les fleurs fabriquent des epines. II y a des millions d'annees que les moutons mangent quand meme les fleurs. Et ce n'est pas serieux de chercher a comprendre pourquoi elles se donnent tant de mal pour se fa-briquer des epines qui ne servent jamais a rien ? Ce n'est pas important la guerre des moutons et des fleurs ? Ce n'est pas plus serieux et plus important que les additions d'un gros Monsieur rouge ? Et si je connais, moi, une fleur unique au monde, qui n'existe nulle part, sauf dans ma planete, et qu'un petit mouton peut aneantir d'un seul coup, comme ga, un matin, sans se rendre compte de ce qu'il fait, ce n'est pas important ga ! II rougit, puis reprit: - Si quelqu'un aime une fleur qui n'existe qu'a un exem-plaire dans les millions et les millions d'etoiles, ga suffit pour qu'il soit heureux quand il les regarde. II se dit: « Ma fleur est la quelque part... » Mais si le mouton mange la fleur, c'est pour lui comme si, brusquement, toutes les etoiles s'eteignaient! Et ce n'est pas important ga ! -30- II ne put rien dire de plus. II eclata brusquement en san-glots. La nuit etait tombee. J'avais lache mes outils. Je me mo-quais bien de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. II y avait, sur une etoile, une planete, la mienne, la Terre, un petit prince a consoler ! Je le pris dans les bras. Je le bergai. Je lui disais : « La fleur que tu aimes n'est pas en danger... Je lui dessinerai une museliere, a ton mouton... Je te dessinerai une armure pour ta fleur... Je... » Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais tres maladroit. Je ne savais comment l'atteindre, ou le rejoindre... C'est tellement mysterieux, le pays des larmes. CHÁPU RE VIII J'appris bien vite á mieux connaítre cette fleur. II y avait toujours eu, sur la planete du petit prince, des fleurs trěs simples, ornées d'un seul rang de pétales, et qui ne tenaient point de place, et qui ne dérangeaient personne. Elles apparais-saient un matin dans l'herbe, et puis elles s'eteignaient le soir. Mais celle-lá avait germé un jour, ďune graine apportée ďon ne sait oú, et le petit prince avait surveillé de trěs pres cette brin-dille qui ne ressemblait pas aux autres brindilles. Qa pouvait étre un nouveau genre de baobab. Mais l'arbuste cessa vite de croitre, et commence de preparer une fleur. Le petit prince, qui assistait á l'installation d'un bouton énorme, sentait bien qu'il en sortirait une apparition miraculeuse, mais la fleur n'en finis-sait pas de se preparer á étre belle, á l'abri de sa chambre verte. Elle choisissait avec soin ses couleurs. Elle s'habillait lentement, elle ajustait un á un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaitre que dans le plein rayonnement de sa beauté. Eh ! oui. Elle était trés coquette ! Sa toilette mystérieuse avait done dure des jours et des jours. Et puis voici qu'un matin, justement á l'heure du lever du soleil, elle s'etait montrée. Et elle, qui avait travaillé avec tant de precision, dit en báil-lant: - Ah ! Je me reveille á peine... Je vous demande pardon... Je suis encore toute décoiffée... Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration : -32- - Que vous étes belle ! - N'est-ce pas, répondit doucement la fleur. Et je suis née en méme temps que le soleil... Le petit prince devina bien qu'elle n'etait pas trop modeste, mais elle était si émouvante ! - Cest 1'heure, je crois, du petit dejeuner, avait-elle bientót ajouté, auriez-vous la bonté de penser á moi... Et le petit prince, tout confus, ayant été chercher un arro-soir ďeau fraíche, avait servi la fleur. -33- Ainsi 1'avait-elle bien vite tourmenté par sa vanité un peu ombrageuse. Un jour, par exemple, parlant de ses quatre épines, elle avait dit au petit prince : - Ils peuvent venir, les tigres, avec leurs griffes ! - II n'y a pas de tigres sur ma planete, avait objecte le petit prince, et puis les tigres ne mangent pas l'herbe. - Je ne suis pas une herbe, avait doucement repondu la fleur. - Pardonnez-moi... - Je ne crains rien des tigres, mais j'ai horreur des cou-rants d'air. Vous n'auriez pas un paravent ? « Horreur des courants d'air... ce n'est pas de chance, pour une plante, avait remarque le petit prince. Cette fleur est bien compliquee... » - Le soir vous me mettrez sous globe. II fait tres froid chez vous. C'est mal installe. La d'ou je viens... -34- Mais eile s'etait interrompue. Elle etait venue sous forme de graine. Elle n'avait rien pu connaitre des autres mondes. Humiliee de s'etre laisse surprendre ä preparer un mensonge aussi na'if, eile avait tousse deux ou trois fois, pour mettre le petit prince dans son tort: - Ce paravent ?... - J'allais le chercher mais vous me parliez ! Alors elle avait force sa toux pour lui infliger quand meme des remords. Ainsi le petit prince, malgre la bonne volonte de son amour, avait vite doute d'elle. II avait pris au serieux des mots sans importance, et etait devenu tres malheureux. « J'aurais du ne pas l'ecouter, me confia-t-il un jour, il ne faut jamais ecouter les fleurs. II faut les regarder et les respirer. La mienne embaumait ma planete, mais je ne savais pas m'en rejouir. Cette histoire de griffes, qui m'avait tellement agace, eüt du m'attendrir... » -35- II me confia encore : « Je n'ai alors rien su comprendre ! J'aurais du la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m'embaumait et m'eclairait. Je n'aurais jamais du m'enfuir ! J'aurais du deviner sa tendresse derriere ses pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires ! Mais j'etais trop jeune pour savoir l'aimer. » CHAPITRE IX o Je crois qu'il profita, pour son evasion, d'une migration d'oiseaux sauvages. Au matin du depart il mit sa planete bien en ordre. Il ramona soigneusement ses volcans en activite. II pos- -37- sedait deux volcans en activite. Et c'etait bien commode pour faire chauffer le petit dejeuner du matin. II possedait aussi un volcan eteint. Mais, comme il disait, « On ne sait jamais ! » II ramona done egalement le volcan eteint. S'ils sont bien ramo-nes, les volcans brulent doucement et regulierement, sans eruptions. Les eruptions volcaniques sont comme des feux de che-minee. Evidemment sur notre terre nous sommes beaucoup trop petits pour ramoner nos volcans. C'est pourquoi ils nous causent des tas d'ennuis. -38- Le petit prince arracha aussi, avec un peu de melancolie, les dernieres pousses de baobabs. II croyait ne jamais devoir revenir. Mais tous ces travaux familiers lui parurent, ce matin-lä, extremement doux. Et, quand il arrosa une derniere fois la fleur, et se prepara ä la mettre ä l'abri sous son globe, il se de-couvrit l'envie de pleurer. - Adieu, dit-il ä la fleur. Mais elle ne lui repondit pas. - Adieu, repeta-t-il. La fleur toussa. Mais ce n'etait pas ä cause de son rhume. - J'ai ete sotte, lui dit-elle enfin. Je te demande pardon. Täche d'etre heureux. II fut surpris par l'absence de reproches. II restait la tout deconcerte, le globe en l'air. II ne comprenait pas cette douceur calme. - Mais oui, je t'aime, lui dit la fleur. Tu n'en as rien su, par ma faute. Cela n'a aucune importance. Mais tu as ete aussi sot que moi. Täche d'etre heureux... Laisse ce globe tranquille. Je n'en veux plus. - Mais le vent... - Je ne suis pas si enrhumee que ga... L'air frais de la nuit me fera du bien. Je suis une fleur. - Mais les betes... - II faut bien que je supporte deux ou trois chenilles si je veux connaitre les papillons. II parait que c'est tellement beau. -39- Sinon qui me rendra visite ? Tu seras loin, toi. Quant aux grosses betes, je ne crains rien. J'ai mes griffes. Et elle montrait naivement ses quatre epines. Puis elle ajouta: - Ne traine pas comme ga, c'est agagant. Tu as decide de partir. Va-t'en. Car elle ne voulait pas qu'il la vit pleurer. C'etait une fleur tellement orgueilleuse... -40- CHAPITRE X II se trouvait dans la region des astéroides 325, 326, 327, 328, 329 et 330. II commence done par les visiter pour y cher-cher une occupation et pour s'instruire. La premiére était habitée par un roi. Le roi siégeait, habillé de pourpre et ďhermine, sur un tróne trés simple et cependant majestueux. -41- - Ah ! Voila un sujet, s'ecria le roi quand il apercut le petit prince. Et le petit prince se demanda : « Comment peut-il me reconnaitre puisqu'il ne m'a encore jamais vu ! » II ne savait pas que, pour les rois, le monde est tres simpli-fie. Tous les hommes sont des sujets. - Approche-toi que je te voie mieux, lui dit le roi qui etait tout fier d'etre roi pour quelqu'un. Le petit prince chercha des yeux ou s'asseoir, mais la pla-nete etait toute encombree par le magnifique manteau d'hermine. Il resta done debout, et, comme il etait fatigue, il bailla. - II est contraire a l'etiquette de Miller en presence d'un roi, lui dit le monarque. Je te l'interdis. - Je ne peux pas m'en empecher, repondit le petit prince tout confus. J'ai fait un long voyage et je n'ai pas dormi... - Alors, lui dit le roi, je t'ordonne de Miller. Je n'ai vu per-sonne Miller depuis des annees. Les Millements sont pour moi des curiosites. Allons ! bailie encore. C'est un ordre. - Qa m'intimide... je ne peux plus... fit le petit prince tout rougissant. - Hum ! Hum ! repondit le roi. Alors je... je t'ordonne tan-tot de Miller et tantot de... II bredouillait un peu et paraissait vexe. -42- Car le roi tenait essentiellement ä ce que son autorite fut respectée. II ne tolérait pas la désobéissance. C'était un mo-narque absolu. Mais, comme il était trěs bon, il donnait des ordres raisonnables. « Si j'ordonnais, disait-il couramment, si j'ordonnais ä un general de se changer en oiseau de mer, et si le general n'obéissait pas, ce ne serait pas la faute du general. Ce serait ma faute. » - Puis-je m'asseoir ? s'enquit timidement le petit prince. - Je ťordonne de ťasseoir, lui répondit le roi, qui ramena majestueusement un pan de son manteau d'hermine. Mais le petit prince s'étonnait. La pláněte était minuscule. Sur quoi le roi pouvait-il bien régner ? - Sire, lui dit-il... je vous demande pardon de vous interro- ger... - Je ťordonne de m'interroger, se häta de dire le roi. - Sire... sur quoi régnez-vous ? - Sur tout, répondit le roi, avec une grande simplicitě. - Sur tout ? Le roi d'un geste discret désigna sa pláněte, les autres pla-nětes et les étoiles. - Sur tout ga ? dit le petit prince. - Sur tout ga... répondit le roi. -43- Car non seulement c'etait un monarque absolu mais c'etait un monarque universel. - Et les étoiles vous obéissent ? - Bien sůr, lui dit le roi. Elles obéissent aussitót. Je ne to-lére pas 1'indiscipline. Un tel pouvoir émerveilla le petit prince. S'il 1'avait détenu lui-méme, il aurait pu assister, non pas á quarante-quatre, mais á soixante-douze, ou méme á cent, ou méme á deux cents cou-chers de soleil dans la méme journée, sans avoir jamais á tirer sa chaise ! Et comme il se sentait un peu triste á cause du souvenir de sa petite planete abandonnée, il s'enhardit á solliciter une grace du roi: - Je voudrais voir un coucher de soleil... Faites-moi plai-sir... Ordonnez au soleil de se coucher... - Si j'ordonnais á un general de voler ďune fleur á l'autre á la fagon ďun papillon, ou ďécrire une tragédie, ou de se changer en oiseau de mer, et si le general n'executait pas 1'ordre regu, qui, de lui ou de moi, serait dans son tort ? - Ce serait vous, dit fermement le petit prince. - Exact. II faut exiger de chacun ce que chacun peut don-ner, reprit le roi. L'autorite repose ďabord sur la raison. Si tu ordonnes á ton peuple ďaller se jeter á la mer, il fera la revolution. J'ai le droit ďexiger 1'obéissance parce que mes ordres sont raisonnables. - Alors mon coucher de soleil ? rappela le petit prince qui jamais n'oubliait une question une fois qu'il 1'avait posée. -44- - Ton coucher de soleil, tu l'auras. Je l'exigerai. Mais j'attendrai, dans ma science du gouvernement, que les conditions soient favorables. - Quand ga sera-t-il ? s'informa le petit prince. - Hem ! hem ! lui repondit le roi, qui consulta d'abord un gros calendrier, hem ! hem ! ce sera, vers... vers... ce sera ce soir vers sept heures quarante ! Et tu verras comme je suis bien obei. Le petit prince bailla. II regrettait son coucher de soleil manque. Et puis il s'ennuyait deja un peu : - Je n'ai plus rien a faire ici, dit-il au roi. Je vais repartir ! - Ne pars pas, repondit le roi qui etait si fier d'avoir un su-jet. Ne pars pas, je te fais ministre ! - Ministre de quoi ? - De... de la justice ! - Mais il n'y a personne a juger ! - On ne sait pas, lui dit le roi. Je n'ai pas fait encore le tour de mon royaume. Je suis tres vieux, je n'ai pas de place pour un carrosse, et ga me fatigue de marcher. - Oh ! Mais j'ai deja vu, dit le petit prince qui se pencha pour jeter encore un coup d'oeil sur l'autre cote de la planete. II n'y a personne la-bas non plus... - Tu te jugeras done toi-meme, lui repondit le roi. C'est le plus difficile. II est bien plus difficile de se juger soi-meme que de juger autrui. Si tu reussis a bien te juger, c'est que tu es un veritable sage. -45- - Moi, dit le petit prince, je puis me juger moi-méme n'importe ou. Je n'ai pas besoin d'habiter ici. - Hem ! Hem ! dit le roi, j e crois bien que sur ma planete il y a quelque part un vieux rat. Je l'entends la nuit. Tu pourras juger ce vieux rat. Tu le condamneras ä mort de temps en temps. Ainsi sa vie dépendra de ta justice. Mais tu le gracieras chaque fois pour ľéconomiser. II n'y en a qu'un. - Moi, répondit le petit prince, j e n'aime pas condamner ä mort, et je crois bien que je m'en vais. - Non, dit le roi. Mais le petit prince, ayant achevé ses préparatifs, ne voulut point peiner le vieux monarque : - Si Votre Majesté désirait étre obéie ponctuellement, eile pourrait me donner un ordre raisonnable. Elle pourrait m'ordonner, par exemple, de partir avant une minute. Il me semble que les conditions sont favorables... Le roi n'ayant rien répondu, le petit prince hésita ďabord, puis, avec un soupir, prit le depart. - Je te fais mon ambassadeur, se häta alors de crier le roi. II avait un grand air ďautorité. « Les grandes personnes sont bien étranges », se dit le petit prince, en lui-méme, durant son voyage. -46- CHAPITRE XI La seconde planete était habitée par un vaniteux : - Ah ! Ah ! Voila la visitě ďun admirateur ! s'écria de loin le vaniteux děs qu'il apercut le petit prince. Car, pour les vaniteux, les autres hommes sont des admira-teurs. -47- - Bonjour, dit le petit prince. Vous avez un drole de cha-peau. - C'est pour saluer, lui repondit le vaniteux. C'est pour sa-luer quand on m'acclame. Malheureusement il ne passe jamais per sonne par ici. - Ah oui ? dit le petit prince qui ne comprit pas. - Frappe tes mains l'une contre l'autre, conseilla done le vaniteux. Le petit prince frappa ses mains l'une contre l'autre. Le vaniteux salua modestement en soulevant son chapeau. « Qa c'est plus amusant que la visite au roi », se dit en lui-meme le petit prince. Et il recommenga de frapper ses mains l'une contre l'autre. Le vaniteux recommenga de saluer en soulevant son chapeau. Apres cinq minutes d'exercice le petit prince se fatigua de la monotonie du jeu : - Et, pour que le chapeau tombe, demanda-t-il, que faut-il faire ? Mais le vaniteux ne l'entendit pas. Les vaniteux n'entendent jamais que les louanges. - Est-ce que tu m'admires vraiment beaucoup ? demanda-t-il au petit prince. - Qu'est-ce que signifie admirer ? -48- - Admirer signifie reconnaítre que je suis ľhomme le plus beau, le mieux habillé, le plus riche et le plus intelligent de la planete. - Mais tu es seul sur ta planete ! - Fais-moi ce plaisir. Admire-moi quand merne ! - Je ťadmire, dit le petit prince, en haussant un peu les épaules, mais en quoi cela peut-il bien ťintéresser ? Et le petit prince s'en fut. « Les grandes personnes sont décidément bien bizarres », se dit-il simplement en lui-méme durant son voyage. -49- CHAPITRE XII La planete suivante était habitée par un buveur. Cette visite fut trěs courte, mais elle plongea le petit prince dans une grande mélancolie: - Que fais-tu la ? dit-il au buveur, qu'il trouva installe en silence devant une collection de bouteilles vides et une collection de bouteilles pleines. - Je bois, repondit le buveur, d'un air lugubre. - Pourquoi bois-tu ? lui demanda le petit prince. -50- - Pour oublier, repondit le buveur. - Pour oublier quoi ? s'enquit le petit prince qui dejä le plaignait. - Pour oublier que j'ai honte, avoua le buveur en baissant la tete. - Honte de quoi ? s'informa le petit prince qui desirait le secourir. - Honte de boire ! acheva le buveur qui s'enferma definiti-vement dans le silence. Et le petit prince s'en fut, perplexe. « Les grandes personnes sont decidement tres tres bizarres », se disait-il en lui-meme durant le voyage. _5i- CHAPITRE XIII La quatrieme planete etait celle du businessman. Cet homme etait si occupe qu'il ne leva meme pas la tete a l'arrivee du petit prince. & - Bonjour, lui dit celui-ci. Votre cigarette est eteinte. - Trois et deux font cinq. Cinq et sept douze. Douze et trois quinze. Bonjour. Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et six vingt-huit. Pas le temps de la rallumer. Vingt-six et cinq trente et un. Ouf! Qa fait done cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente et un. _52- - Cinq cents millions de quoi ? - Hein ? Tu es toujours la ? Cinq cent un millions de... je ne sais plus... J'ai tellement de travail! Je suis serieux, moi, je ne m'amuse pas a des balivernes ! Deux et cinq sept... - Cinq cent un millions de quoi ? repeta le petit prince qui jamais de sa vie, n'avait renonce a une question, une fois qu'il l'avait posee. Le businessman leva la tete : - Depuis cinquante-quatre ans que j'habite cette planete-ci, je n'ai ete derange que trois fois. La premiere fois c/a ete, il y a vingt-deux ans, par un hanneton qui etait tombe Dieu sait d'ou. II repandait un bruit epouvantable, et j'ai fait quatre er-reurs dans une addition. La seconde fois c/a ete, il y a onze ans, par une crise de rhumatisme. Je manque d'exercice. Je n'ai pas le temps de flaner. Je suis serieux, moi. La troisieme fois... la voici! Je disais done cinq cent un millions... - Millions de quoi ? Le businessman comprit qu'il n'etait point d'espoir de paix: - Millions de ces petites choses que Ton voit quelquefois dans le ciel. - Des mouches ? - Mais non, des petites choses qui brillent. - Des abeilles ? -53- - Mais non. Des petites choses dorees qui font revasser les faineants. Mais je suis serieux, moi! Je n'ai pas le temps de revasser. - Ah ! des etoiles ? - C'est bien ga. Des etoiles. - Et que fais-tu de cinq cents millions d'etoiles ? - Cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente et un. Je suis serieux, moi, je suis precis. - Et que fais-tu de ces etoiles ? - Ce que j'en fais ? -Oui. - Rien. Je les possede. - Tu possedes les etoiles ? -Oui. - Mais j'ai deja vu un roi qui... - Les rois ne possedent pas. lis « regnent » sur. C'est tres different. - Et a quoi cela te sert-il de posseder les etoiles ? - Qa me sert a etre riche. - Et a quoi cela te sert-il d'etre riche ? -54- - A acheter d'autres etoiles, si quelqu'un en trouve. « Celui-la, se dit en lui-meme le petit prince, il raisonne un peu comme mon ivrogne. » Cependant il posa encore des questions : - Comment peut-on posseder les etoiles ? - A qui sont-elles ? riposta, grincheux, le businessman. - Je ne sais pas. A personne. - Alors elles sont a moi, car j'y ai pense le premier. - Qa suffit ? - Bien sur. Quand tu trouves un diamant qui n'est a personne, il est a toi. Quand tu trouves une ile qui n'est a personne, elle est a toi. Quand tu as une idee le premier, tu la fais breve-ter : elle est a toi. Et moi je possede les etoiles, puisque jamais personne avant moi n'a songe a les posseder. - Qa c'est vrai, dit le petit prince. Et qu'en fais-tu ? - Je les gere. Je les compte et je les recompte, dit le businessman. C'est difficile. Mais je suis un homme serieux ! Le petit prince n'etait pas satisfait encore. - Moi, si je possede un foulard, je puis le mettre autour de mon cou et l'emporter. Moi, si je possede une fleur, je puis cueillir ma fleur et l'emporter. Mais tu ne peux pas cueillir les etoiles ! - Non, mais je puis les placer en banque. -55- - Qu'est-ce que ga veut dire ? - Qa veut dire que j'ecris sur un petit papier le nombre de mes étoiles. Et puis j'enferme á clef ce papier-la dans un tiroir. - Et c'est tout ? - Qa suffit! « C'est amusant, pensa le petit prince. C'est assez poétique. Mais ce n'est pas trěs sérieux. » Le petit prince avait sur les choses sérieuses des idées trěs différentes des idées des grandes personnes. - Moi, dit-il encore, je possěde une fleur que j'arrose tous les jours. Je possěde trois volcans que je ramone toutes les se-maines. Car je ramone aussi celui qui est éteint. On ne sait jamais. C'est utile á mes volcans, et c'est utile á ma fleur, que je les possěde. Mais tu n'es pas utile aux étoiles... Le businessman ouvrit la bouche mais ne trouva rien á ré-pondre, et le petit prince s'en fut. « Les grandes personnes sont décidément tout á fait ex-traordinaires », se disait-il simplement en lui-méme durant le voyage. -56- CHÁPU RE XIV La cinquiěme planete était trěs curieuse. Cétait la plus petite de toutes. II y avait la juste assez de place pour loger un ré-verběre et un allumeur de réverběres. Le petit prince ne parve-nait pas á s'expliquer á quoi pouvaient servir, quelque part dans le ciel, sur une planete sans maison, ni population, un réverběre et un allumeur de réverběres. Cependant il se dit en lui-méme : « Peut-etre bien que cet homme est absurde. Cependant il est moins absurde que le roi, que le vaniteux, que le businessman et que le buveur. Au moins son travail a-t-il un sens. -57- Quand il allume son réverbére, c'est comme s'il faisait naitre une étoile de plus, ou une fleur. Quand il éteint son réverběre, ca endort la fleur ou ľétoile. C'est une occupation trés jolie. C'est véritablement utile puisque c'est joli. » Lorsqu'il aborda la planéte il salua respectueusement l'allumeur: - Bonjour. Pourquoi viens-tu ďéteindre ton réverbére ? - C'est la consigne, répondit l'allumeur. Bonjour. - Qu'est-ce que la consigne ? - C'est ďéteindre mon réverbére. Bonsoir. Et il le ralluma. - Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ? - C'est la consigne, répondit l'allumeur. - Je ne comprends pas, dit le petit prince. - II n'y a rien ä comprendre, dit l'allumeur. La consigne c'est la consigne. Bonjour. Et il éteignit son réverbére. Puis il s'épongea le front avec un mouchoir ä carreaux rouges. - Je fais la un metier terrible. C'etait raisonnable autrefois. J'éteignais le matin et j'allumais le soir. J'avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir... -58- - Et, depuis cette epoque, la consigne a change ? - La consigne n'a pas change, dit 1'allumeur. C'est bien la le drame ! La planete d'annee en annee a tourne de plus en plus vite, et la consigne n'a pas change ! - Alors ? dit le petit prince. - Alors maintenant qu'elle fait un tour par minute, je n'ai plus une seconde de repos. J'allume et j'eteins une fois par minute ! - Qa c'est drole ! Les jours chez toi durent une minute ! - Ce n'est pas drole du tout, dit 1'allumeur. Qa fait deja un mois que nous parlons ensemble. - Un mois ? - Oui. Trente minutes. Trente jours ! Bonsoir. Et il ralluma son reverbere. Le petit prince le regarda et il aima cet allumeur qui etait tellement fidele a la consigne. II se souvint des couchers de so-leil que lui-meme allait autrefois chercher, en tirant sa chaise. II voulut aider son ami: - Tu sais... je connais un moyen de te reposer quand tu voudras... - Je veux toujours, dit 1'allumeur. Car on peut etre, a la fois, fidele et paresseux. Le petit prince poursuivit: -59- - Ta planete est tellement petite que tu en fais le tour en trois enjambees. Tu n'as qu'a marcher assez lentement pour rester toujours au soleil. Quand tu voudras te reposer tu mar-cheras... et le jour durera aussi longtemps que tu voudras. - Qa ne m'avance pas a grand'chose, dit l'allumeur. Ce que j'aime dans la vie, c'est dormir. - Ce n'est pas de chance, dit le petit prince. - Ce n'est pas de chance, dit l'allumeur. Bonjour. Et il eteignit son reverbere. « Celui-la, se dit le petit prince, tandis qu'il poursuivait plus loin son voyage, celui-la serait meprise par tous les autres, par le roi, par le vaniteux, par le buveur, par le businessman. Cependant c'est le seul qui ne me paraisse pas ridicule. C'est, peut-etre, parce qu'il s'occupe d'autre chose que de soi-meme. » II eut un soupir de regret et se dit encore : « Celui-la est le seul dont j'eusse pu faire mon ami. Mais sa planete est vraiment trop petite. II n'y a pas de place pour deux... » Ce que le petit prince n'osait pas s'avouer, c'est qu'il regret-tait cette planete benie a cause, surtout, des mille quatre cent quarante couchers de soleil par vingt-quatre heures ! -60- CHÁPU RE XV La sixiěme planete était une planete dix fois plus vaste. Elle était habitée par un vieux Monsieur qui écrivait ďénormes livres. - Tiens ! voilá un explorateur ! s'écria-t-il, quand il apercut le petit prince. Le petit prince s'assit sur la table et souffla un peu. II avait déjá tant voyagé ! - D'ou viens-tu ? lui dit le vieux Monsieur. - Quel est ce gros livre ? dit le petit prince. Que faites-vous ici ? -61- - Je suis geographe, dit le vieux Monsieur. - Qu'est-ce qu'un geographe ? - C'est un savant qui connait ou se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les deserts. - Qa c'est bien interessant, dit le petit prince. Qa c'est enfin un veritable metier ! Et il jeta un coup d'oeil autour de lui sur la planete du geographe. II n'avait jamais vu encore une planete aussi majestueuse. - Elle est bien belle, votre planete. Est-ce qu'il y a des oceans ? - Je ne puis pas le savoir, dit le geographe. - Ah ! (Le petit prince etait degu.) Et des montagnes ? - Je ne puis pas le savoir, dit le geographe. - Et des villes et des fleuves et des deserts ? - Je ne puis pas le savoir non plus, dit le geographe. - Mais vous etes geographe ! - C'est exact, dit le geographe, mais je ne suis pas explora-teur. Je manque absolument d'explorateurs. Ce n'est pas le geographe qui va faire le compte des villes, des fleuves, des montagnes, des mers, des oceans et des deserts. Le geographe est trop important pour flaner. Il ne quitte pas son bureau. Mais il y regoit les explorateurs. II les interroge, et il prend en note leurs souvenirs. Et si les souvenirs de l'un d'entre eux lui paraissent interessants, le geographe fait faire une enquete sur la moralite de l'explorateur. -62- - Pourquoi ga ? - Parce qu'un explorateur qui mentirait entrainerait des catastrophes dans les livres de geographic Et aussi un explorateur qui boirait trop. - Pourquoi ga ? fit le petit prince. - Parce que les ivrognes voient double. Alors le geographe noterait deux montagnes, la ou il n'y en a qu'une seule. - Je connais quelqu'un, dit le petit prince, qui serait mau-vais explorateur. - C'est possible. Done, quand la moralite de l'explorateur parait bonne, on fait une enquete sur sa decouverte. - On va voir ? - Non. C'est trop complique. Mais on exige de l'explorateur qu'il fournisse des preuves. S'il s'agit par exemple de la decouverte d'une grosse montagne, on exige qu'il en rapporte de grosses pier res. Le geographe soudain s'emut. - Mais toi, tu viens de loin ! Tu es explorateur ! Tu vas me decrire ta planete ! Et le geographe, ayant ouvert son registre, tailla son crayon. On note d'abord au crayon les recits des explorateurs. On attend, pour noter a l'encre, que l'explorateur ait fourni des preuves. - Alors ? interrogea le geographe. -63- - Oh ! chez moi, dit le petit prince, ce n'est pas tres interessant, c'est tout petit. J'ai trois volcans. Deux volcans en activite, et un volcan eteint. Mais on ne sait jamais. - On ne sait jamais, dit le geographe. - J'ai aussi une fleur. - Nous ne notons pas les fleurs, dit le geographe. - Pourquoi ga ! c'est le plus joli! - Parce que les fleurs sont ephemeres. - Qu'est-ce que signifie : « ephemere » ? - Les geographies, dit le geographe, sont les livres les plus precieux de tous les livres. Elles ne se demodent jamais. II est tres rare qu'une montagne change de place. II est tres rare qu'un ocean se vide de son eau. Nous ecrivons des choses eternelles. - Mais les volcans eteints peuvent se reveiller, interrompit le petit prince. Qu'est-ce que signifie « ephemere » ? - Que les volcans soient eteints ou soient eveilles, ga re-vient au meme pour nous autres, dit le geographe. Ce qui compte pour nous, c'est la montagne. Elle ne change pas. - Mais qu'est-ce que signifie « ephemere » ? repeta le petit prince qui, de sa vie, n'avait renonce ä une question, une fois qu'il l'avait posee. - Qa signifie « qui est menace de disparition prochaine ». - Ma fleur est menacee de disparition prochaine ? -64- - Bien star. Ma fleur est ephemere, se dit le petit prince, et elle n'a que quatre epines pour se defendre contre le monde ! Et je l'ai lais-see toute seule chez moi! Ce fut la son premier mouvement de regret. Mais il reprit courage : - Que me conseillez-vous d'aller visiter ? demanda-t-il. - La planete Terre, lui repondit le geographe. Elle a une bonne reputation... Et le petit prince s'en fut, songeant a sa fleur. -65- CHÁPU RE XVI La septiěme planete fut done la Terre. La Terre n'est pas une planete quelconque ! On y compte cent onze rois (en n'oubliant pas, bien sůr, les rois něgres), sept mille géographes, neuf cent mille businessmen, sept millions et demi d'ivrognes, trois cent onze millions de vaniteux, c'est-á-dire environ deux milliards de grandes personnes. Pour vous donner une idée des dimensions de la Terre je vous dirai qu'avant 1'invention de l'électricité on y devait entre-tenir, sur l'ensemble des six continents, une veritable armée de quatre cent soixante-deux mille cinq cent onze allumeurs de réverběres. Vu d'un peu loin ga faisait un effet splendide. Les mouve-ments de cette armée étaient regies comme ceux d'un ballet ďopéra. D'abord venait le tour des allumeurs de réverbéres de Nouvelle-Zélande et d'Australie. Puis ceux-ci, ayant allumé leurs lampions, s'en allaient dormir. Alors entraient á leur tour dans la danse les allumeurs de réverbéres de Chine et de Sibé-rie. Puis eux aussi s'escamotaient dans les coulisses. Alors venait le tour des allumeurs de réverbéres de Russie et des Indes. Puis de ceux d'Afrique et d'Europe. Puis de ceux d'Amerique du Sud. Puis de ceux d'Amerique du Nord. Et jamais ils ne se trompaient dans leur ordre d'entree en scene. C'etait grandiose. Seuls, l'allumeur de l'unique réverbére du póle Nord, et son confrere de l'unique réverbére du póle Sud, menaient des vies d'oisivete et de nonchalance : ils travaillaient deux fois par an. -66- CHAPITRE XVII Quand on veut faire de l'esprit, il arrive que Ton mente un peu. Je n'ai pas ete tres honnete en vous parlant des allumeurs de reverberes. Je risque de donner une fausse idee de notre planete a ceux qui ne la connaissent pas. Les hommes occupent tres peu de place sur la terre. Si les deux milliards d'habitants qui peuplent la terre se tenaient debout et un peu serres, comme pour un meeting, ils logeraient aisement sur une place publique de vingt milles de long sur vingt milles de large. On pourrait entasser l'humanite sur le moindre petit ilot du Pacifique. Les grandes personnes, bien sur, ne vous croiront pas. Elles s'imaginent tenir beaucoup de place. Elles se voient impor-tantes comme des baobabs. Vous leur conseillerez done de faire le calcul. Elles adorent les chiffres : ga leur plaira. Mais ne per-dez pas votre temps a ce pensum. C'est inutile. Vous avez con-fiance en moi. Le petit prince, une fois sur terre, fut done bien surpris de ne voir personne. Il avait deja peur de s'etre trompe de planete, quand un anneau couleur de lune remua dans le sable. - Bonne nuit, fit le petit prince a tout hasard. - Bonne nuit, fit le serpent. - Sur quelle planete suis-je tombe ? demanda le petit prince. - Sur la Terre, en Afrique, repondit le serpent. -67- - Ah !... II n'y a done personne sur la Terre ? - Ici e'est le desert. II n'y a personne dans les deserts. La Terre est grande, dit le serpent. Le petit prince s'assit sur une pierre et leva les yeux vers le ciel: - Je me demande, dit-il, si les étoiles sont éclairées afin que chacun puisse un jour retrouver la sienne. Regarde ma planete. Elle est juste au-dessus de nous... Mais comme elle est loin ! - Elle est belle, dit le serpent. Que viens-tu faire ici ? - J'ai des difficultés avec une fleur, dit le petit prince. - Ah ! fit le serpent. Et ils se turent. -68- - Oú sont les hommes ? reprit enfin le petit prince. On est un peu seul dans le desert... - On est seul aussi chez les hommes, dit le serpent. Le petit prince le regarda longtemps : - Tu es une dróle de béte, lui dit-il enfin, mince comme un doigt... - Mais je suis plus puissant que le doigt d'un roi, dit le serpent. Le petit prince eut un sourire : - Tu n'es pas bien puissant... tu n'as meme pas de pattes... tu ne peux meme pas voyager... -69- - Je puis t'emporter plus loin qu'un navire, dit le serpent. II s'enroula autour de la cheville du petit prince, comme un bracelet d'or: - Celui que je touche, je le rends a la terre dont il est sorti, dit-il encore. Mais tu es pur et tu viens d'une etoile... Le petit prince ne repondit rien. - Tu me fais pitie, toi si faible, sur cette Terre de granit. Je puis t'aider un jour si tu regrettes trop ta planete. Je puis... - Oh ! J'ai tres bien compris, fit le petit prince, mais pour-quoi parles-tu toujours par enigmes ? - Je les resous toutes, dit le serpent. Et ils se turent. -70- CHÁPU RE XVIII Le petit prince traversa le desert et ne rencontra qu'une fleur. Une fleur á trois pétales, une fleur de rien du tout... í - Bonjour, dit le petit prince. - Bonjour, dit la fleur. - Oú sont les hommes ? demanda poliment le petit prince. La fleur, un jour, avait vu passer une caravane : -71- - Les hommes ? II en existe, je crois, six ou sept. Je les ai apercus il y a des années. Mais on ne sait jamais oú les trouver. Le vent les proméne. Ils manquent de racines, ca les géne beau-coup. - Adieu, fit le petit prince. - Adieu, dit la fleur. -72- CHÁPU RE XIX Le petit prince fit l'ascension ďune haute montagne. Les seules montagnes qu'il eůt jamais connues étaient les trois vol-cans qui lui arrivaient au genou. Et il se servait du volcan éteint comme ďun tabouret. « D'une montagne haute comme celle-ci, se dit-il done, j'apercevrai ďun coup toute la planete et tous les hommes... » Mais il n'apercut rien que des aiguilles de roc bien aiguisées. -73- - Bonjour, dit-il á tout hasard. - Bonjour... Bonjour... Bonjour... répondit 1'écho. - Qui étes-vous ? dit le petit prince. - Qui étes-vous... qui étes-vous... qui étes-vous... répondit 1'écho. - Soyez mes amis, je suis seul, dit-il. - Je suis seul... je suis seul... je suis seul... répondit 1'écho. « Quelle dróle de pláněte ! pensa-t-il alors. Elle est toute sěche, et toute pointue et toute salée. Et les hommes manquent d'imagination. lis repetent ce qu'on leur dit... Chez moi j'avais une fleur : elle parlait toujours la premiere... » -74- CHÁPU RE XX Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marché á travers les sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes. - Bonjour, dit-il. Cétait un jardin fleuri de roses. - Bonjour, dirent les roses. Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient toutes á sa fleur. - Qui étes-vous ? leur demanda-t-il, stupéfait. - Nous sommes des roses, dirent les roses. - Ah ! fit le petit prince... -75- Et il se sentit tres malheureux. Sa fleur lui avait raconte qu'elle etait seule de son espece dans l'univers. Et void qu'il en etait cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin ! « Elle serait bien vexee, se dit-il, si elle voyait ga... elle tous-serait enormement et ferait semblant de mourir pour echapper au ridicule. Et je serais bien oblige de faire semblant de la soi-gner, car, sinon, pour m'humilier moi aussi, elle se laisserait vraiment mourir... » Puis il se dit encore : « Je me croyais riche d'une fleur unique, et je ne possede qu'une rose ordinaire. Qa et mes trois volcans qui m'arrivent au genou, et dont l'un, peut-etre, est eteint pour toujours, ga ne fait pas de moi un bien grand prince... » Et, couche dans l'herbe, il pleura. -76- CHÁPU RE XXI Cest alors qu'apparut le renard. - Bonjour, dit le renard. - Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retour-na mais ne vit rien. - Je suis la, dit la voix, sous le pommier. - Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli... - Je suis un renard, dit le renard. - Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste... -77- - Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoise. - Ah ! pardon, fit le petit prince. Mais, apres reflexion, il ajouta : - Qu'est-ce que signifie « apprivoiser » ? - Tu n'es pas d'ici, dit le renard, que cherches-tu ? - Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu'est-ce que signifie « apprivoiser » ? - Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chas-sent. C'est bien genant! Ils elevent aussi des poules. C'est leur seul interet. Tu cherches des poules ? - Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie « apprivoiser » ? - C'est une chose trop oubliee, dit le renard. Qa signifie « creer des liens... » - Creer des liens ? - Bien sur, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit gargon tout semblable a cent mille petits gargons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable a cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde... -78- - Je commence a comprendre, dit le petit prince. II y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoise... - C'est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses... - Oh ! ce n'est pas sur la Terre, dit le petit prince. Le renard parut tres intrigue : - Sur une autre planete ? -Oui. - II y a des chasseurs, sur cette planete-la ? - Non. - Qa, c'est interessant! Et des poules ? - Non. - Rien n'est parfait, soupira le renard. -79- Mais le renard revint á son idée : - Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie done un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaitrai un bruit de pas qui sera different de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, la-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ga, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera mer-veilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé... Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince : - S'il te plait... apprivoise-moi! dit-il. - Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis á découvrir et beaucoup de choses á connaítre. - On ne connait que les choses que Ton apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaítre. lis achětent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi! - Que faut-il faire ? dit le petit prince. - II faut étre trěs patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ga, dans l'herbe. Je te re-garderai du coin de l'oeil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus pres... -80- Le lendemain revint le petit prince. - II eut mieux valu revenir a la meme heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, a quatre heures de l'apres-midi, des trois heures je commencerai d'etre heureux. Plus l'heure avan-cera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, deja, je m'agiterai et m'inquieterai; je decouvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais a quelle heure m'habiller le coeur... II faut des rites. Or, - Qu'est-ce qu'un rite ? dit le petit prince. - Cest aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. Cest ce qui fait qu'un jour est different des autres jours, une heure, des autres heures. II y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. lis dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le -81- jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'a la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances. Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du depart fut proche : - Ah ! dit le renard... Je pleurerai. - C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise... - Bien sur, dit le renard. - Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince. - Bien sur, dit le renard. - Alors tu n'y gagnes rien ! - J'y gagne, dit le renard, a cause de la couleur du ble. Puis il ajouta : -Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai ca-deau d'un secret. Le petit prince s'en fut revoir les roses. - Vous n'etes pas du tout semblables a ma rose, vous n'etes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisees et vous n'avez apprivoise personne. Vous etes comme etait mon renard. Ce n'etait qu'un renard semblable a cent mille autres. Mais j'en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde. -82- Et les roses etaient bien genees. - Vous etes belles, mais vous etes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sür, ma rose ä moi, un passant ordinaire croirait qu'elle vous ressemble. Mais ä eile seule eile est plus importante que vous toutes, puisque c'est eile que j'ai arrosee. Puisque c'est eile que j'ai raise sous globe. Puisque c'est eile que j'ai abritee par le paravent. Puisque c'est eile dont j'ai tue les chenilles (sauf les deux ou trois pour les pa-pillons). Puisque c'est eile que j'ai ecoutee se plaindre, ou se vanter, ou meme quelquefois se taire. Puisque c'est ma rose. Et il revint vers le renard : - Adieu, dit-il... - Adieu, dit le renard. Voici mon secret. II est tres simple : on ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux. - L'essentiel est invisible pour les yeux, repeta le petit prince, afin de se souvenir. - C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. - C'est le temps que j'ai perdu pour ma rose... fit le petit prince, afin de se souvenir. - Les hommes ont oublie cette verite, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoise. Tu es responsable de ta rose... - Je suis responsable de ma rose... repeta le petit prince, afin de se souvenir. -83- CHAPITRE XXII - Bonjour, dit le petit prince. - Bonjour, dit l'aiguilleur. - Que fais-tu ici ? dit le petit prince. - Je trie les voyageurs, par paquets de mille, dit l'aiguilleur. J'expedie les trains qui les emportent, tantot vers la droite, tantot vers la gauche. Et un rapide illumine, grondant comme le tonnerre, fit trembler la cabine d'aiguillage. - lis sont bien presses, dit le petit prince. Que cherchent- ils? - L'homme de la locomotive l'ignore lui-meme, dit l'aiguilleur. Et gronda, en sens inverse, un second rapide illumine. - lis reviennent deja ? demanda le petit prince... - Ce ne sont pas les memes, dit l'aiguilleur. C'est un echange. - lis n'etaient pas contents, la ou ils etaient ? - On n'est jamais content la ou Ton est, dit l'aiguilleur. -84- Et gronda le tonnerre d'un troisieme rapide illumine. - lis poursuivent les premiers voyageurs ? demanda le petit prince. - lis ne poursuivent rien du tout, dit l'aiguilleur. lis dor-ment la-dedans, ou bien ils baillent. Les enfants seuls ecrasent leur nez contre les vitres. - Les enfants seuls savent ce qu'ils cherchent, fit le petit prince. Ils perdent du temps pour une poupee de chiffons, et elle devient tres importante, et si on la leur enleve, ils pleurent... - Ils ont de la chance, dit l'aiguilleur. -85- CHAPITRE XXIII - Bonjour, dit le petit prince. - Bonjour, dit le marchand. C'etait un marchand de pilules perfectionnees qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et Ton n'eprouve plus le besoin de boire. - Pourquoi vends-tu ga ? dit le petit prince. - C'est une grosse economie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On epargne cinquante-trois minutes par semaine. - Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ? - On en fait ce que Ton veut... « Moi, se dit le petit prince, si j'avais cinquante-trois minutes a depenser, je marcherais tout doucement vers une fon-taine... » -86- CHAPITRE XXIV Nous en etions au huitieme jour de ma panne dans le desert, et j'avais ecoute l'histoire du marchand en buvant la der-niere goutte de ma provision d'eau : - Ah ! dis-je au petit prince, ils sont bien jolis, tes souvenirs, mais je n'ai pas encore repare mon avion, je n'ai plus rien a boire, et je serais heureux, moi aussi, si je pouvais marcher tout doucement vers une fontaine ! - Mon ami le renard, me dit-il... - Mon petit bonhomme, il ne s'agit plus du renard ! - Pourquoi ? - Parce qu'on va mourir de soif... II ne comprit pas mon raisonnement, il me repondit: - C'est bien d'avoir eu un ami, meme si Ton va mourir. Moi, je suis bien content d'avoir eu un ami renard... « II ne mesure pas le danger, me dis-je. II n'a jamais ni faim ni soif. Un peu de soleil lui suffit... » Mais il me regarda et repondit a ma pensee : - J'ai soif aussi... cherchons un puits... -87- J'eus un geste de lassitude : il est absurde de chercher un puits, au hasard, dans l'immensité du desert. Cependant nous nous mimes en marche. Quand nous eůmes marché, des heures, en silence, la nuit tomba, et les étoiles commencěrent de s'eclairer. Je les aperce-vais comme en réve, ayant un peu de fiěvre, ä cause de ma soif. Les mots du petit prince dansaient dans ma memoire : - Tu as done soif, toi aussi ? lui demandai-je. Mais il ne répondit pas ä ma question. II me dit simple-ment: - L'eau peut aussi étre bonne pour le coeur... Je ne compris pas sa réponse mais je me tus... Je savais bien qu'il ne fallait pas l'interroger. II était fatigue. II s'assit. Je m'assis auprěs de lui. Et, aprěs un silence, il dit encore : - Les étoiles sont belles, ä cause d'une fleur que Ton ne voit pas... Je répondis « bien sůr » et je regardai, sans parier, les plis du sable sous la lune. - Le desert est beau, ajouta-t-il... Et e'etait vrai. J'ai toujours aimé le desert. On s'assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n'entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence... - Ce qui embellit le desert, dit le petit prince, e'est qu'il cache un puits quelque part... -88- Je fus surpris de comprendre soudain ce mystérieux rayonnement du sable. Lorsque j'etais petit gargon j'habitais une maison ancienne, et la legendě racontait qu'un tresor y était enfoui. Bien sůr, jamais personne n'a su le découvrir, ni peut-étre méme ne l'a cherché. Mais il enchantait toute cette maison. Ma maison cachait un secret au fond de son coeur... - Oui, dis-je au petit prince, qu'il s'agisse de la maison, des étoiles ou du desert, ce qui fait leur beauté est invisible ! - Je suis content, dit-il, que tu sois ďaccord avec mon renard. Comme le petit prince s'endormait, je le pris dans mes bras, et me remis en route. J'etais ému. II me semblait porter un tresor fragile. II me semblait méme qu'il n'y eůt rien de plus fragile sur la Terre. Je regardais, á la lumiére de la lune, ce front pále, ces yeux clos, ces méches de cheveux qui tremblaient au vent, et je me disais : « Ce que je vois la n'est qu'une écorce. Le plus important est invisible... » Comme ses lévres entťouvertes ébauchaient un demi-sourire je me dis encore: « Ce qui m'emeut si fort de ce petit prince endormi, c'est sa fidélité pour une fleur, c'est 1'image d'une rose qui rayonne en lui comme la flamme ďune lampě, méme quand il dort... » Et je le devinai plus fragile encore. II faut bien protéger les lampes : un coup de vent peut les éteindre... Et, marchant ainsi, je découvris le puits au lever du jour. -89- CHAPITRE XXV - Les hommes, dit le petit prince, ils s'enfournent dans les rapides, mais ils ne savent plus ce qu'ils cherchent. Alors ils s'agitent et tournent en rond... Et il ajouta: - Ce n'est pas la peine... Le puits que nous avions atteint ne ressemblait pas aux puits sahariens. Les puits sahariens sont de simples trous creu-sés dans le sable. Celui-la ressemblait ä un puits de village. Mais il n'y avait la aucun village, et je croyais réver. - C'est étrange, dis-je au petit prince, tout est prét: la pou-lie, le seau et la corde... II rit, toucha la corde, fit jouer la poulie. Et la poulie gémit comme gémit une vieille girouette quand le vent a longtemps dormi. - Tu entends, dit le petit prince, nous réveillons ce puits et il chante... Je ne voulais pas qu'il fit un effort: - Laisse-moi faire, lui dis-je, c'est trop lourd pour toi. -90- Lentement je hissai le seau jusqu'a la margelle. Je l'y instal-lai bien d'aplomb. Dans mes oreilles durait le chant de la poulie et, dans l'eau qui tremblait encore, je voyais trembler le soleil. - J'ai soif de cette eau-la, dit le petit prince, donne-moi á boire... Et je compris ce qu'il avait cherché ! Je soulevai le seau jusqu'a ses lěvres. II but, les yeux fer-més. C'etait doux comme une fete. Cette eau était bien autre -91- chose qu'un aliment. Elle etait nee de la marche sous les etoiles, du chant de la poulie, de l'effort de mes bras. Elle etait bonne pour le coeur, comme un cadeau. Lorsque j'etais petit gargon, la lumiere de l'arbre de Noel, la musique de la messe de minuit, la douceur des sourires faisaient ainsi tout le rayonnement du cadeau de Noel que je recevais. - Les hommes de chez toi, dit le petit prince, cultivent cinq mille roses dans un meme jardin... et ils n'y trouvent pas ce qu'ils cherchent... - Iis ne le trouvent pas, repondis-je... - Et cependant ce qu'ils cherchent pourrait etre trouve dans une seule rose ou un peu d'eau... - Bien sür, repondis-je. Et le petit prince ajouta : - Mais les yeux sont aveugles. II faut chercher avec le coeur. J'avais bu. Je respirais bien. Le sable, au lever du jour, est couleur de miel. J'etais heureux aussi de cette couleur de miel. Pourquoi fallait-il que j'eusse de la peine... - II faut que tu tiennes ta promesse, me dit doucement le petit prince, qui, de nouveau, s'etait assis aupres de moi. - Quelle promesse ? - Tu sais... une museliere pour mon mouton... je suis responsable de cette fleur! Je sortis de ma poche mes ebauches de dessin. Le petit prince les apercut et dit en riant: -92- - Tes baobabs, ils ressemblent un peu a des choux... -Oh! Moi qui etais si fier des baobabs ! - Ton renard... ses oreilles... elles ressemblent un peu a des cornes... et elles sont trop longues ! Et il rit encore. - Tu es injuste, petit bonhomme, je ne savais rien dessiner que les boas fermes et les boas ouverts. - Oh ! ga ira, dit-il, les enfants savent. Je crayonnai done une museliere. Et j'eus le coeur serre en la lui donnant: - Tu as des projets que j'ignore... Mais il ne me repondit pas. II me dit: - Tu sais, ma chute sur la Terre... e'en sera demain l'anniversaire... Puis, apres un silence il dit encore : - J'etais tombe tout pres d'ici... Et il rougit. Et de nouveau, sans comprendre pourquoi, j'eprouvai un chagrin bizarre. Cependant une question me vint: -93- - Alors ce n'est pas par hasard que, le matin ou je t'ai con-nu, il y a huit jours, tu te promenais comme ga, tout seul, á mille milles de toutes les regions habitées ! Tu retournais vers le point de ta chute ? Le petit prince rougit encore. Et j'ajoutai, en hesitant: - Á cause, peut-étre, de l'anniversaire ?... Le petit prince rougit de nouveau. II ne répondait jamais aux questions, mais, quand on rougit, ga signifie « oui », n'est-ce pas ? - Ah ! lui dis-je, j'ai peur... Mais il me répondit: - Tu dois maintenant travailler. Tu dois repartir vers ta machine. Je t'attends ici. Reviens demain soir... Mais je n'etais pas rassuré. Je me souvenais du renard. On risque de pleurer un peu si Ton s'est laissé apprivoiser... -94- CHAPITRE XXVI II y avait, a cote du puits, une mine de vieux mur de pierre. Lorsque je revins de mon travail, le lendemain soir, j'apercus de loin mon petit prince assis la-haut, les jambes pendantes. Et je l'entendis qui parlait: - Tu ne t'en souviens done pas ? disait-il. Ce n'est pas tout a fait ici! Une autre voix lui repondit sans doute, puisqu'il repliqua : - Si! Si! e'est bien le jour, mais ce n'est pas ici l'endroit... Je poursuivis ma marche vers le mur. Je ne voyais ni n'entendais toujours personne. Pourtant le petit prince repliqua de nouveau : - ... Bien sur. Tu verras ou commence ma trace dans le sable. Tu n'as qu'a m'y attendre. J'y serai cette nuit. J'etais a vingt metres du mur et je ne voyais toujours rien. Le petit prince dit encore, apres un silence : - Tu as du bon venin ? Tu es sur de ne pas me faire souffrir longtemps ? Je fis halte, le coeur serre, mais je ne comprenais toujours pas. -95- - Maintenant va-t'en, dit-il... je veux redescendre ! Alors j'abaissai moi-meme les yeux vers le pied du mur, et je fis un bond ! II etait la, dresse vers le petit prince, un de ces serpents jaunes qui vous executent en trente secondes. Tout en fouillant ma poche pour en tirer mon revolver, je pris le pas de course, mais, au bruit que je fis, le serpent se laissa doucement couler dans le sable, comme un jet d'eau qui meurt, et, sans trop se presser, se faufila entre les pierres avec un leger bruit de metal. Je parvins au mur juste á temps pour y recevoir dans les bras mon petit bonhomme de prince, pále comme la neige. -96- - Quelle est cette histoire-la ! Tu paries maintenant avec les serpents ! J'avais defait son eternel cache-nez d'or. Je lui avais mouil-le les tempes et l'avais fait boire. Et maintenant je n'osais plus rien lui demander. II me regarda gravement et m'entoura le cou de ses bras. Je sentais battre son coeur comme celui d'un oiseau qui meurt, quand on l'a tire a la carabine. II me dit: - Je suis content que tu aies trouve ce qui manquait a ta machine. Tu vas pouvoir rentrer chez toi... - Comment sais-tu ! Je venais justement lui annoncer que, contre toute espe-rance, j'avais reussi mon travail! II ne repondit rien a ma question, mais il ajouta : - Moi aussi, aujourd'hui, je rentre chez moi... Puis, melancolique: - C'est bien plus loin... c'est bien plus difficile... Je sentais bien qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Je le serrais dans les bras comme un petit enfant, et cependant il me semblait qu'il coulait verticalement dans un abime sans que je pusse rien pour le retenir... II avait le regard serieux, perdu tres loin : - J'ai ton mouton. Et j'ai la caisse pour le mouton. Et j'ai la museliere... Et il sourit avec melancolie. -97- J'attendis longtemps. Je sentais qu'il se rechauffait peu a peu : - Petit bonhomme, tu as eu peur... II avait eu peur, bien sur ! Mais il rit doucement: - J'aurai bien plus peur ce soir... De nouveau je me sentis glace par le sentiment de l'irreparable. Et je compris que je ne supportais pas l'idee de ne plus jamais entendre ce rire. C'etait pour moi comme une fon-taine dans le desert. - Petit bonhomme, je veux encore t'entendre rire... Mais il me dit: - Cette nuit, ga fera un an. Mon etoile se trouvera juste au-dessus de l'endroit ou je suis tombe l'annee derniere... - Petit bonhomme, n'est-ce pas que c'est un mauvais reve cette histoire de serpent et de rendez-vous et d'etoile... Mais il ne repondit pas a ma question. II me dit: - Ce qui est important, ga ne se voit pas... - Bien sur... - C'est comme pour la fleur. Si tu aimes une fleur qui se trouve dans une etoile, c'est doux, la nuit, de regarder le ciel. Toutes les etoiles sont fleuries. - Bien sur... -98- - C'est comme pour l'eau. Celle que tu m'as donnee a boire etait comme une musique, a cause de la poulie et de la corde... tu te rappelles... elle etait bonne. - Bien sur... - Tu regarderas, la nuit, les etoiles. C'est trop petit chez moi pour que je te montre ou se trouve la mienne. C'est mieux comme ga. Mon etoile, ga sera pour toi une des etoiles. Alors, toutes les etoiles, tu aimeras les regarder... Elles seront toutes tes amies. Et puis je vais te faire un cadeau... Il rit encore. - Ah ! petit bonhomme, petit bonhomme j'aime entendre ce rire ! - Justement ce sera mon cadeau... ce sera comme pour l'eau... - Que veux-tu dire ? - Les gens ont des etoiles qui ne sont pas les memes. Pour les uns, qui voyagent, les etoiles sont des guides. Pour d'autres elles ne sont rien que de petites lumieres. Pour d'autres, qui sont savants, elles sont des problemes. Pour mon businessman elles etaient de l'or. Mais toutes ces etoiles-la se taisent. Toi, tu auras des etoiles comme personne n'en a... - Que veux-tu dire ? - Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j'habiterai dans l'une d'elles, puisque je rirai dans l'une d'elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les etoiles. Tu auras, toi, des etoiles qui savent rire ! -99- Et il rit encore. - Et quand tu seras console (on se console toujours) tu se-ras content de m'avoir connu. Tu seras toujours mon ami. Tu auras envie de rire avec moi. Et tu ouvriras parfois ta fenétre, comme ga, pour le plaisir... Et tes amis seront bien étonnés de te voir rire en regardant le ciel. Alors tu leur diras : « Oui, les étoiles, ga me fait toujours rire ! » Et ils te croiront fou. Je ťaurai joué un bien vilain tour... Et il rit encore. - Ce sera comme si je ťavais donné, au lieu ďétoiles, des tas de petits grelots qui savent rire... Et il rit encore. Puis il redevint sérieux : - Cette nuit... tu sais... ne viens pas. - Je ne te quitterai pas. - J'aurai l'air d'avoir mal... j'aurai un peu l'air de mourir. C'est comme ga. Ne viens pas voir ga, ce n'est pas la peine... - Je ne te quitterai pas. Mais il était soucieux. - Je te dis ga... c'est á cause aussi du serpent. II ne faut pas qu'il te morde... Les serpents, c'est méchant. Qa peut mordre pour le plaisir... - Je ne te quitterai pas. Mais quelque chose le rassura : -100 - - C'est vrai qu'ils n'ont plus de venin pour la seconde mor-sure... Cette nuit-la je ne le vis pas se mettre en route. II s'etait evade sans bruit. Quand je reussis a le rejoindre il marchait decide, d'un pas rapide. II me dit seulement: - Ah ! tu es la... Et il me prit par la main. Mais il se tourmenta encore : - Tu as eu tort. Tu auras de la peine. J'aurai l'air d'etre mort et ce ne sera pas vrai... Moi je me taisais. - Tu comprends. C'est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-la. C'est trop lourd. Moije me taisais. -101 - - Mais ce sera comme une vieille ecorce abandonnee. Ce n'est pas triste les vieilles ecorces... Moije me taisais. II se decouragea un peu. Mais il fit encore un effort: - Ce sera gentil, tu sais. Moi aussi je regarderai les etoiles. Toutes les etoiles seront des puits avec une poulie rouillee. Toutes les etoiles me verseront ä boire... Moije me taisais. - Ce sera tellement amüsant! Tu auras cinq cents millions de grelots, j'aurai cinq cents millions de fontaines... Et il se tut aussi, parce qu'il pleurait... - C'est lä. Laisse-moi faire un pas tout seul. Et il s'assit parce qu'il avait peur. II dit encore: -102 - - Tu sais... ma fleur... j'en suis responsable ! Et eile est tel-lement faible ! Et eile est tellement naive. Elle a quatre epines de rien du tout pour la proteger contre le monde... Moi je m'assis parce que je ne pouvais plus me tenir de-bout. II dit: - Voilä... C'est tout... II hesita encore un peu, puis il se releva. II fit un pas. Moi je ne pouvais pas bouger. II n'y eut rien qu'un eclair jaune pres de sa cheville. II de-meura un instant immobile. Ii ne cria pas. Ii tomba doucement comme tombe un arbre. Qa ne fit meme pas de bruit, ä cause du sable. CHAPITRE XXVII Et maintenant, bien star, ca fait six ans deja... Je n'ai jamais encore raconte cette histoire. Les camarades qui m'ont revu ont ete bien contents de me revoir vivant. J'etais triste mais je leur disais : « C'est la fatigue... » Maintenant je me suis un peu console. C'est-a-dire... pas tout a fait. Mais je sais bien qu'il est revenu a sa planete, car, au lever du jour, je n'ai pas retrouve son corps. Ce n'etait pas un corps tellement lourd... Et j'aime la nuit ecouter les etoiles. C'est comme cinq cent millions de grelots... Mais voila qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. La museliere que j'ai dessinee pour le petit prince, j'ai oublie d'y ajouter la courroie de cuir! II n'aura jamais pu l'attacher au mouton. Alors je me demande : « Que s'est-il passe sur sa planete ? Peut-etre bien que le mouton a mange la fleur... » Tantotje me dis : « Surement non ! Le petit prince enferme sa fleur toutes les nuits sous son globe de verre, et il surveille bien son mouton... » Alors je suis heureux. Et toutes les etoiles rient doucement. Tantot je me dis : « On est distrait une fois ou l'autre, et ga suffit! II a oublie, un soir, le globe de verre, ou bien le mouton est sorti sans bruit pendant la nuit... » Alors les grelots se chan-gent tous en larmes !... C'est la un bien grand mystere. Pour vous qui aimez aussi le petit prince, comme pour moi, rien de l'univers n'est sem- -104 - blable si quelque part, on ne sait oú, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose... Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout change... Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ga a tellement d'importance ! Qa c'est, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. C'est le méme paysage que celui de la page precedente, mais j e ľai dessiné une fois encore pour bien vous le montrer. C'est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu. Regardez attentivement ce paysage afin d'etre sůrs de le re-connaítre, si vous voyagez un jour en Afrique, dans le desert. Et, s'il vous arrive de passer par la, j e vous en supplie, ne vous pres-sez pas, attendez un peu juste sous ľétoile ! Si alors un enfant vient ä vous, s'il rit, s'il a des cheveux d'or, s'il ne répond pas quand on l'interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste: écrivez-moi vite qu'il est revenu... -105- -106 - A propos de cette edition electronique Texte libre de droits. Corrections, edition, conversion informatique et publication par le groupe: Ebooks libres et gratuits http: //f r. groups .yahoo. com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ Novembre 2008 - Elaboration de ce livre electronique : Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participe ä l'elaboration de ce livre, sont: PatriceC, Coolmicro et Fred - Dispositions : Les livres que nous mettons ä votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, ä une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu... - Qualite: Les textes sont livres tels quels sans garantie de leur integrite par-faite par rapport ä l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non retribues et que nous essayons de promouvoir la culture litteraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER Ä FAIRE CONNAITRE CES CLASSIQUES LITTE RAI RES.