Le roman » énigme O soit un indice, soit une information qui construit 1'univers, soit les deux) et avec un minimum de confiance accordé au narrateur (car si 1'on soupconne toutes ses paroles, il est difficile ďavancer dans la lecture et de trouver un principe de classement des informations). L'importance conferee au savoir et á sa dissimulation fait du roman á énigme le lieu ďun travail considerable sur le code herméneutique (voir R. Barthes, S/Z, 1970) et géněre un soupcon generalise en lecture, puisque (presque) tout peut ětre suspecté. Cela nécessite de porter une grande attention aux mécanismes narratifs... 1.4 L'instance narrative Dans son excellent ouvrage (Pour lire le roman policier, 1989), Marc Lits écrit trěs pertinemment (p. 86) : On pourrait ramener le récit ďénigme criminelle á deux notions de base: «voir» et «dire». Quelqu'un, le criminel, a tué sans etre vu et ne veut pas le dire; quelqu'un d'autre, le detective, n'a pas vu mais va reconstituer par sa parole ce qu'il n'a pu voir. Lorsque le «dire» va coincider avec le «voir», l'enigme sera résolue. Effectivement, dans ces romans ou le savoir tient un role clé, le « dire » et le « voir » sont plus importants que le « faire » ou, plus préci-sément, ils constituent l'essentiel du « faire », des actions. La narration doit á lafois montrer aussi fidělement que possible ce que percoit l'enqueteur pour que le jeu intellectuel puisse avoir lieu, et construire des variations - voire des entorses - pour surprendre le lecteur. Cest pourquoi, á cóté de la narration externě aux personnages ou de celle qui suit l'enqueteur par lequel on percoit les événements, le roman á énigme a souvent privilégié un « relais de narration » figure textuellement par un proche de l'enqueteur (Watson, Hastings...). Celui-ci présente au moins trois avantages. II permet ďintroduire de 1'humour face au sérieux de 1'enquéte; il permet de ne pas tout dire (contrairement á ce qui serait nécessaire avec un narrateur omniscient ou un «je » detective) ; il permet encore de mimer le lecteur regardant le detective et de lui adresser - via cet intermediate - des défis. Ainsi, dans Lesjeux sontfaits de Freeman, l'enqueteur Thorndyke, lorsqu'il a la solution, s'adresse ainsi á son ami, le docteur Jervis: I Mais, en attendant, j'aimerais que vous tentiez un dernier effort pour résoudre ce probléme. Vous avez tous les faits. Revoyez-les sans idée U Le roman a enigme I precon<;ue, relisez le r£cit de Mortimer et vous serez oblige d'en arriver a la conclusion que je compte proposer a Miller. 11 est evident, au vu de ce que nous venons d'exposer, qu'une des figures narratives essentielles du roman a enigme est la « paralipse », figure qui consiste a omettre ce qui - dans la logique narrative choisie -aurait du etre dit. Ainsi, dans ce passage de Qui a peur de Charles Dickens de John Dickson Carr, le lecteur ne sait pas, a ce moment precis du livre, qui est appele au telephone et quel est le renseignement donne: Le bruit de la pluie avait cesse. Les nuages se dissipaient. Dans le hall, il faisait une chaleur etouffante. Mark decrocha le telephone. Avant d'appeler la personne qu'il voulait interroger, Mark composa un autre numero. II y avait un point qu'il desirait eclaircir. La reponse qu'il obtint ne le de^ut point. C'etait ce a quoi il s'attendait. Alors, sans attendre plus longtemps, Mark composa le numero de la personne en question. Ce principe, lie cette fois-ci a la narration homodiegetique (en «je »), est systematise par Agatha Christie dans La Nuit qui nejinit pas et sur-tout dans Le Meurtre de Roger Ackroyd. C'est le narrateur qui est le coupable, mais cela n'est dit qu'a la fin. Il s'agit bien sur, dans tous ces cas, d'une entorse aux regies du genre, mais on peut se demander quel roman pourrait l'eviter totalement et on peut constater que l'entorse generalised du Meurtre de Roger Ackroyd a produit l'un des romans les plus surprenants et les plus intdressants du genre. A cote de cette figure de style, il faut encore mentionner toutes les anachronies, c'est-a-dire les perturbations d'un deroulement chro-nologique «normal». Ces precedes sont au fondement du roman a enigme puisqu'il s'agit de reconstituer ce qui a precede l'enqufite et que cela s'effectue au moyen d'interrogatoires successifs qui pr£sen-tent retrospectivement et souvent de facon brouillee (voir les alibis) ce qui s'est passe. Au travers du desordre narratif et des differents points de vue qui lui sont donnes, le lecteur reconstruit ainsi moins facilement l'histoire. Le discours final de l'enqueteur, qui reorganise et eclaire l'histoire du crime et celle de l'enquete, se constitue comme une importante «analepse explicative* qui est, de ce fait, la figure essentielle d'un genre fonde sur la retrospection. Quant aux defis et aux appels au lecteur qui l'incitent a formuler la solution avant que l'enqueteur ne le fasse, ce sont des metalepses (des glissements de niveau), des intrusions de l'auteur dans la fiction, qui rappellent la part de jeu constitutive de ces romans.