Guillaume Apollinaire : Alcools (1913) ZONE A la fin tu es las de ce monde ancien Bergere ó tour Eiffel le troupeau des ponts běle ce matin Tu en as assez de vivre dans l'antiquite grecque et romaine lei méme les automobiles ont l'air d'etre anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation Seul en Europe tu n'es pas antique ó Christianisme LEuropéen le plus moderně c'est vous Pape Pie X Et toi que les fenétres observent la honte te retient D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilá la poesie ce matin et pour la prose il y a les journaux II y a les livraisons á 25 centimes pleines ďaventures policiěres Portraits des grands hommes et mille titres divers J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la siréně y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis á la facon des perroquets criaillent J'aime la grace de cette rue industrielle Située á Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes Voilá la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant Ta mere ne t'habille que de bleu et de blanc Tu es trěs pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Eglise II est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du college Tandis qu'eternelle et adorable profondeur améthyste Tourne á jamais la flamboyante gloire du Christ C'est le beau lys que tous nous cultivons C'est la torche aux cheveux roux que n'eteint pas le vent C'est le fils pále et vermeil de la douloureuse mere C'est l'arbre toujours touffu de toutes les priěres C'est la double potence de l'honneur et de 1'éternité C'est 1'étoile á six branches C'est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs II détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l'oeil Vingtieme pupille des siecles il sait y faire Et change en oiseau ce siecle comme Jesus monte dans l'air Les diables dans les abimes levent la tete pour le regarder lis disent qu'il imite Simon Mage en Judee lis orient s'il sait voler qu'on l'appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aeroplane lis s'ecartent parfois pour laisser passer ceux que transports la Sainte-Eucharistie Ces pretres qui montent eternellement elevant l'hostie L'avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s'emplit alors de millions d'hirondelles A tire-d'aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D'Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L'oiseau Roc celebre par les conteurs et les poetes Plane tenant dans les serres le crane dAdam la premiere tete L'aigle fond de l'horizon en poussant un grand cri Et d'Amerique vient le petit colibri De Chine sont venus les pihis longs et souples Qui n'ont qu'une seule aile et qui volent par couples Puis voici la colombe esprit immacule Qu'escortent l'oiseau-lyre et le paon ocelle Le phenix ce bucher qui soi-meme s'engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirenes laissant les perilleux detroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigle phenix et pihis de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d'autobus mugissants pres de toi roulent L'angoisse de l'amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus etre aime Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un monastere Vous avez honte quand vous vous surprenez a dire une priere Tu te moques de toi et comme le feu de lEnfer ton rire petille Les etincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C'est un tableau pendu dans un sombre musee Et quelquefois tu vas le regarder de pres Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantees C'etait et je voudrais ne pas m'en souvenir c'etait au declin de la beaute Entouree de flammes ferventes Notre-Dame m'a regarde a Chartres Le sang de votre Sacre-Coeur m'a inonde a Montmartre Je suis malade d'ouir les paroles bienheureuses L'amour dont je souffre est une maladie honteuse Et l'image qui te possede te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse C'est toujours pres de toi cette image qui passe Maintenant tu es au bord de la Mediterranee Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'annee Avec tes amis tu te promenes en barque L'un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d'ecrire ton conte en prose La cetoine qui dort dans le coeur de la rose Epouvante tu te vois dessine dans les agates de Saint-Vit Tu etais triste a mourir le jour ou tu t'y vis Tu ressembles au Lazare affole par le jour Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont a rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en ecoutant Dans les tavernes chanter des chansons tcheques Te voici a Marseille au milieu des pasteques Te voici a Coblence a l'hotel du Geant Te voici a Rome assis sous un neflier du Japon Te voici a Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un etudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m'en souviens j'y ai passe trois jours et autant a Gouda Tu es a Paris chez le juge destruction Comme un criminel on te met en etat d'arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'age Tu as souffert de l'amour a vingt et a trente ans J'ai vecu comme un fou et j'ai perdu mon temps Tu n'oses plus regarder tes mains et a tous moments je voudrais sangloter Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a epouvante Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres emigrants lis croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants lis emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur etoile comme les rois-mages Ils esperent gagner de l'argent dans lArgentine Et revenir dans leur pays apres avoir fait fortune Une famille transporte un edredon rouge comme vous transportez votre coeur Cet edredon et nos reves sont aussi irreels Quelques-uns de ces emigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vus souvent le soir ils prennent l'air dans la rue Et se deplacent rarement comme les pieces aux echecs II y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux Tu prends un cafe a deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant Ces femmes ne sont pas mechantes elles ont des soucis cependant Toutes meme la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercees J'ai une pitie immense pour les coutures de son ventre J'humilie maintenant a une pauvre fille au rire horrible ma bouche Tu es seul le matin va venir Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues La nuit s'eloigne ainsi qu'une belle Metive C'est Ferdine la fausse ou Lea l'attentive Et tu bois cet alcool brulant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi a pied Dormir parmi tes fetiches d'Oceanie et de Guinee lis sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance Ce sont les Christ inferieurs des obscures esperances Adieu Adieu Soleil cou coupe http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre5652.html#page toe, le 22 septembre 2013