Victor Hugo, Les Miserables, Partie 3, Marius Livre 1. Paris etudie dans son atome III, 1,1. Parvulus Paris a un enfant et la foret a un oiseau; l'oiseau s'appelle le moineau; l'enfant s'appelle le gamin. Accouplez ces deux idees qui contiennent, l'une toute la fournaise, l'autre toute l'aurore, choquez ces etincelles, Paris, l'enfance; il en jaillit un petit etre. Homuncio, dirait Plaute. Ce petit etre est joyeux. II ne mange pas tous les jours et il va au spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. II n'a pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tete; il est comme les mouches du ciel qui n'ont rien de tout cela. II a de sept a treize ans, vit par bandes, bat le pave, loge en plein air, porte un vieux pantalon de son pere qui lui descend plus bas que les talons, un vieux chapeau de quelque autre pere qui lui descend plus bas que les oreilles, une seule bretelle en lisiere jaune, court, guette, quete, perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damne, hante le cabaret, connait des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des chansons obscenes, et n'a rien de mauvais dans le cceur. C'est qu'il a dans l'ame une perle, l'innocence; et les pedes ne se dissolvent pas dans la boue. Tant que l'homme est enfant, Dieu veut qu'il soit innocent. Si Ton demandait a l'enorme ville : Qu'est-ce que c'est que cela? elle repondrait : C'est mon petit. Ill, 1, 2. Quelques-uns de ses signes particuliers Le gamin de Paris, c'est le nain de la geante. N'exagerons point, ce cherubin du ruisseau a quelquefois une chemise, mais alors il n'en a qu'une; il a quelquefois des souliers, mais alors ils n'ont point de semelles; il a quelquefois un logis, et il l'aime, car il y trouve sa mere; mais il prefere la rue, parce qu'il y trouve la liberte. II a ses jeux a lui, ses malices a lui dont la haine des bourgeois fait le fond; ses metaphores a lui; etre mort, cela s'appelle manger despissenlitspar la ratine; ses metiers a lui, amener des fiacres, baisser les marchepieds des voitures, etablir des peages d'un cote de la rue a l'autre dans les grosses pluies, ce qu'il appelle faire desponts des arts, crier les discours prononces par l'autorite en faveur du peuple francais, gratter l'entre-deux des paves; il a sa monnaie a lui, qui se compose de tous les petits morceaux de cuivre faconne qu'on peut trouver sur la voie publique. Cette curieuse monnaie, qui prend le nom de loques, a un cours invariable et fort bien regie dans cette petite boheme d'enfants. Enfin il a sa faune a lui, qu'il observe studieusement dans des coins; la bete a bon Dieu, le puceron tete-de-mort, le faucheux, le « diable », insecte noir qui menace en tordant sa queue armee de deux cornes. II a son monstre fabuleux qui a des ecailles sous le ventre et qui n'est pas un lezard, qui a des pustules sur le dos et qui n'est pas un crapaud, qui habite les trous des vieux fours a chaux et des puisards desseches, noir, velu, visqueux, rampant, tantot lent, tantot rapide, qui ne crie pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l'a jamais vu; il nomme ce monstre « le sourd». Chercher des sourds dans les pierres, c'est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, lever brusquement un pavé, et voir des cloportes. Chaque region de Paris est célěbre par les trouvailles intéressantes qu'on peut y faire. II y a des perce-oreilles dans les chantiers des Ursulines, il y a des mille-pieds au Pantheon, il y a des tétards dans les fosses du Champ de Mars. Quant á des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. II n'est pas moins cynique, mais il est plus honnéte. II est doué d'on ne sait quelle jovialité imprévue; il ahurit le boutiquier de son fou rire. Sa gamme va gaillardement de la haute comédie á la farce. Un enterrement passe. Parmi ceux qui accompagnent le mort, il y a un médecin. -Tiens, s'eerie un gamin, depuis quand les médecins reportent-ils leur ouvrage? Un autre est dans une foule. Un homme grave, orné de lunettes et de breloques, se retourne indigné : - Vaurien, tu viens de prendre « la taille » á ma femme. - Moi, monsieur! fouillez-moi. Ill, 1, 3. II est agréable Le soir, grace á quelques sous qu'il trouve toujours moyen de se procurer, Yhomuncio entre á un theatre. En franchissant ce seuil magique, il se transfigure; il était le gamin, il devient le titi. Les theatres sont des espěces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. C'est dans cette cale que le titi s'entasse. Le titi est au gamin ce que la phalěne est á la larvě; le méme étre envolé et planant. II suffit qu'il soit la, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance d'enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble á un battement d'ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure, sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis. Donnez á un étre 1'inutile et ótez-lui le nécessaire, vous aurez le gamin. Le gamin n'est pas sans quel que intuition littéraire. Sa tendance, nous le disons avec la quantité de regret qui convient, ne serait point le gout classique. II est, de sa nature, peu académique. Ainsi, pour donner un exemple, la popularita de mademoiselle Mars dans ce petit public d'enfants orageux était assaisonnée ďune pointe ďironie. Le gamin l'appelait mademoiselle Muche. Cet étre braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un bambin et des guenilles comme un philosophe, péche dans 1'égout, chasse dans le cloaque, extrait la gaité de 1'immondice, fouaille de sa verve les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule, tempeře Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rhythmes depuis le De Profundis jusqu'a la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu'il ignore, est spartiate jusqu'a la filouterie, est fou jusqu'a la sagesse, est lyrique jusqu'a 1'ordure, s'accroupirait sur 1'Olympe, se vautre dans le fumier et en sort couvert ďétoiles. Le gamin de Paris, c'est Rabelais petit. II n'est pas content de sa culotte, s'il n'y a point de gousset de montre. II s'etonne peu, s'effraye encore moins, chansonne les superstitions, dégonfle les exagérations, blague les mystěres, tire la langue aux revenants, dépoétise les échasses, introduit la caricature dans les grossissements épiques. Ce n'est pas qu'il soit prosaique; loin de la; mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait : Tiens! Croquemitaine! III, 1, 4. II peut étre utile Paris commence au badaud et finit au gamin, deux etres dont aucune autre ville n'est capable; l'acceptation passive qui se satisfait de regarder, et l'initiative inepuisable; Prudhomme et Fouillou. Paris seul a cela dans son histoire naturelle. Toute la monarchic est dans le badaud. Toute l'anarchie est dans le gamin. Ce pale enfant des faubourgs de Paris vit et se developpe, se noue et « se denoue » dans la souffrance, en presence des realites sociales et des choses humaines, temoin pensif. II se croit lui-meme insouciant; il ne Test pas. II regarde, pret a rire; pret a autre chose aussi. Qui que vous soyez qui vous nommez Prejuge, Abus, Ignominie, Oppression, Iniquite, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, prenez garde au gamin beant. Ce petit grandira. De quelle argile est-il fait? de la premiere fange venue. Une poignee de boue, un souffle, et voila Adam. II suffit qu'un dieu passe. Un dieu a toujours passe sur le gamin. La fortune travaille a ce petit etre. Par ce mot la fortune, nous entendons un peu l'aventure. Ce pygmee petri a meme dans la grosse terre commune, ignorant, illettre, ahuri, vulgaire, populacier, sera-ce un ionien ou un beotien? Attendez, currit rota, l'esprit de Paris, ce demon qui cree les enfants du hasard et les hommes du destin, au rebours du potier latin, fait de la cruche une amphore. Ill, 1, 5. Ses frontieres Le gamin aime la ville, il aime aussi la solitude, ayant du sage en lui. Urbis amator, comme Fuscus; ruris amator, comme Flaccus. Errer songeant, c'est-a-dire flaner, est un bon emploi du temps pour le philosophe; particulierement dans cette espece de campagne un peu batarde, assez laide, mais bizarre et composee de deux natures, qui entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue, c'est observer l'amphibie. Fin des arbres, commencement des toits, fin de l'herbe, commencement du pave, fin des sillons, commencement des boutiques, fin des ornieres, commencement des passions, fin du murmure divin, commencement de la rumeur humaine; de la un interet extraordinaire. De la, dans ces lieux peu attrayants, et marques a jamais par le passant de l'epithete : triste, les promenades, en apparence sans but, du songeur. Celui qui ecrit ces lignes a ete longtemps rodeur de barrieres a Paris, et c'est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces platres, ces apres monotonies des friches et des jacheres, les plants de primeurs des maraichers apercus tout a coup dans un fond, ce melange du sauvage et du bourgeois, ces vastes recoins deserts ou les tambours de la garnison tiennent bruyamment ecole et font une sorte de begayement de la bataille, ces thebaides le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin degingande qui tourne au vent, les roues d'extraction des carrieres, les guinguettes au coin des cimetieres, le charme mysterieux des grands murs sombres coupant carrement d'immenses terrains vagues inondes de soleil et pleins de papillons, tout cela l'attirait. Presque personne sur la terre ne connait ces lieux singuliers, la Glaciere, la Cunette, le hideux mur de Grenelle tigre de balles, le Mont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de la Marne, Mont-Souris, la Tombe-Issoire, la Pierre-Plate de Chatillon ou il y a une vieille carriere epuisee qui ne sert plus qu'a faire pousser des champignons, et que ferme a fleur de terre une trappe en planches pourries. La campagne de Rome est une idee, la banlieue de Paris en est une autre; ne voir dans ce que nous offre un horizon rien que des champs, des maisons ou des arbres, c'est rester a la surface; tous les aspects des choses sont des pensees de Dieu. Le lieu ou une plaine fait sa jonction avec une ville est toujours empreint d'on ne sait quelle melancolie penetrante. La nature et Thumanite vous y parlent a la fois. Les originalites locales y apparaissent. Quiconque a erre comme nous dans ces solitudes contigues a nos faubourgs qu'on pourrait nommer les limbes de Paris, y a entrevu ca et la, a l'endroit le plus abandonne, au moment le plus inattendu, derriere une haie maigre ou dans Tangle d'un mur lugubre, des enfants, groupes tumultueusement, livides, boueux, poudreux, depenailles, herisses, qui jouent a la pigoche couronnes de bleuets. Ce sont tous les petits echappes des families pauvres. Le boulevard exterieur est leur milieu respirable; la banlieue leur appartient. lis y font une eternelle ecole buissonniere. lis y chantent ingenument leur repertoire de chansons malpropres. lis sont la, ou pour mieux dire, ils existent la, loin de tout regard, dans la douce clarte de mai ou de juin, agenouilles autour d'un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce, se disputant des liards, irresponsables, envoles, laches, heureux; et, des qu'ils vous apercoivent, ils se souviennent qu'ils ont une industrie, et qu'il leur faut gagner leur vie, et ils vous offrent a vendre un vieux bas de laine plein de hannetons ou une touffe de lilas. Ces rencontres d'enfants etranges sont une des graces charmantes, et en raerae temps poignantes, des environs de Paris. Quelquefois, dans ces tas de garcons, il y a des petites filles, - sont-ce leurs sceurs? -presque jeunes filles, maigres, fievreuses, gantees de hale, marquees de taches de rousseur, coiffees d'epis de seigle et de coquelicots, gaies, hagardes, pieds nus. On en voit qui mangent des cerises dans les bles. Le soir on les entend rire. Ces groupes, chaudement eclaires de la pleine lumiere de midi ou entrevus dans le crepuscule, occupent longtemps le songeur, et ces visions se melent a son reve. Paris, centre, la banlieue, circonference; voila pour ces enfants toute la terre. Jamais ils ne se hasardent au dela. Ils ne peuvent pas plus sortir de T atmosphere parisienne que les poissons ne peuvent sortir de l'eau. Pour eux, a deux lieues des barrieres, il n'y a plus rien. Ivry, Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Menilmontant, Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanvre, Sevres, Puteaux, Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnieres, Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy, Gonesse; c'est la que finit l'univers. Ill, 1, 6. Un peu d'histoire A l'epoque, d'ailleurs presque contemporaine, ou se passe Taction de ce livre, il n'y avait pas, comme aujourd'hui, un sergent de ville a chaque coin de rue (bienfait qu'il n'est pas temps de discuter); les enfants errants abondaient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne de deux cent soixante enfants sans asile ramasses alors annuellement par les rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisons en construction et sous les arches des ponts. Un de ces nids, reste fameux, a produit « les hirondelles du pont d'Arcole ». C'est la, du reste, le plus desastreux des symptomes sociaux. Tous les crimes de Thomme commencent au vagabondage de Tenfant. Exceptons Paris pourtant. Dans une mesure relative, et nonobstant le souvenir que nous venons de rappeler, Texception est juste. Tandis que dans toute autre grande ville un enfant vagabond est un homme perdu, tandis que, presque partout, Tenfant livre a lui-meme est en quel que sorte devoue et abandonne a une sorte d'immersion fatale dans les vices publics qui devore en lui Thonnetete et la conscience, le gamin de Paris, insistons-y, si fruste et si entame a la surface, est interieurement a peu pres intact. Chose magnifique a constater et qui eclate dans la splendide probite de nos revolutions populaires, une certaine incorruptibilité résulte de 1'idée qui est dans l'air de Paris comme du sel qui est dans l'eau de l'ocean. Respirer Paris, cela conserve 1'ame. Ce que nous disons la n'ote rien au serrement de cceur dont on se sent pris chaque fois qu'on rencontre un de ces enfants autour desquels il semble qu'on voit flotter les fils de la famille brisée. Dans la civilisation actuelle, si incomplete encore, ce n'est point une chose trěs anormale que ces fractures de families se vidant dans 1'ombre, ne sachant plus trop ce que leurs enfants sont devenus, et laissant tomber leurs entrailles sur la voie publique. De la des destinées obscures. Cela s'appelle, car cette chose triste a fait locution, « étre jeté sur le pavé de Paris ». Soit dit en passant, ces abandons ďenfants n'etaient point découragés par l'ancienne monarchic Un peu d'Egypte et de Bohéme dans les basses regions accommodait les hautes spheres, et faisait 1'affaire des puissants. La haine de l'enseignement des enfants du peuple était un dogme. A quoi bon « les demi-lumiěres »? Tel était le mot ďordre. Or l'enfant errant est le corollaire de 1'enfant ignorant. D'ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin ďenfants, et alors elle écumait la rue. Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, le roi voulait, avec raison, créer une flotte. L'idee était bonne. Mais voyons le moyen. Pas de flotte si, á cóté du navire á voiles, jouet du vent, et pour le remorquer au besoin, on n'a pas le navire qui va oú il veut, soit par la rame, soit par la vapeur; les galěres étaient alors á la marine ce que sont aujourďhui les steamers. II fallait done des galěres; mais la galéře ne se meut que par le galérien; il fallait done des galériens. Colbert faisait faire par les intendants de province et par les parlements le plus de forcats qu'il pouvait. La magistrature y mettait beaucoup de complaisance. Un homme gardait son chapeau sur sa téte devant une procession, attitude huguenote; on 1'envoyait aux galěres. On rencontrait un enfant dans la rue; pourvu qu'il eůt quinze ans et qu'il ne sut oú coucher, on 1'envoyait aux galěres. Grand rěgne; grand siěcle. Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris; la police les enlevait, on ne sait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi. Barbier parte naivement de ces choses. II arrivait parfois que les exempts, á court d'enfants, en prenaient qui avaient des pěres. Les pěres, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-lá, le parlement intervenait, et faisait pendre, qui? Les exempts? Non, les pěres. III, 1, 7. Le gamin aurait sa place dans les classifications de 1'Inde La gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire : n'en est pas qui veut. Ce mot, gamin, fut imprimé pour la premiere fois et arriva de la langue populaire dans la langue littéraire en 1834. Cest dans un opuscule intitule Claude Gueux que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le mot a passé. Les elements qui constituent la consideration des gamins entre eux sont trěs varies. Nous en avons connu et pratique un qui était fort respecté et fort admire pour avoir vu tomber un homme du haut des tours de Notre-Dame; un autre, pour avoir réussi á pénétrer dans 1'arriěre-cour oú étaient momentanément déposées les statues du dóme des Invalides et leur avoir « chipé » du plomb; un troisiěme, pour avoir vu verser une diligence; un autre encore, parce qu'il « connaissait» un soldát qui avait manqué crever un ceil á un bourgeois. C est ce qui explique cette exclamation d'un gamin parisien, épiphonéme profond dont le vulgaire rit sans le comprendre : - Dieu de Dieu! ai-je du malheur! dire que je n'ai pas encore vu quelqu'un tomber d'un cinquieme! (Ai-je se prononce j'ai-t-y; cinquieme se prononce cintiéme.) Certes, c'est un beau mot de paysan que celui-ci : - Pere un tel, votre femme est morte de sa maladie; pourquoi n'avez-vous pas envoyé chercher de médecin? - Que voulez-vous, monsieur, nous autres pauvres gens, j 'nous mourons nous-mémes. Mais si toute la passivité narquoise du paysan est dans ce mot, toute ľ anarchie libre-penseuse du mioche faubourien est, á coup súr, dans cet autre. Un condamné á mort dans la charrette écoute son confesseur. Ľ enfant de Paris se récrie : -II parle á son calotin. Oh! le capon! Une certaine audace en matiére religieuse rehausse le gamin. Etre esprit fort est important. Assister aux executions constitue un devoir. On se montre la guillotine et l'on rit. On ľappelle de toutes sortes de petits noms : - Fin de la soupe, - Grognon, - La mere au Bleu (au ciel), - La derniére bouchée, - etc., etc. Pour ne rien perdre de la chose, on escalade les murs, on se hisse aux balcons, on monte aux arbres, on se suspend aux grilles, on s'accroche aux cheminées. Le gamin nait couvreur comme il nait marin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu'un mat. Pas de fete qui vaille la Gréve. Sanson et ľ abbé Montés sont les vrais noms populaires. On hue le patient pour ľencourager. On ľ admire quelquefois. Lacenaire, gamin, voyant l'affreux Dautun mourir bravement, a dit ce mot ou il y a un avenir : J'en étais jaloux. Dans la gaminerie, on ne connait pas Voltaire, mais on connait Papavoine. On méle dans la merne legende « les politiques » aux assassins. On a les traditions du dernier vétement de tous. On sait que Tolleron avait un bonnet de chauffeur, Avril une casquette de loutre, Louvel un chapeau rond, que le vieux Delaporte était chauve et nu-tete, que Castaing était tout rose et trés joli, que Bories avait une barbiche romantique, que Jean-Martin avait garde ses bretelles, que Lecouffé et sa mere se querellaient. -Ne vous reprochez done pas votre panier, leur cria un gamin. Un autre, pour voir passer Debacker, trop petit dans la foule, avise la lanterne du quai et y grimpe. Un gendarme, de station lá, fronce le sourcil. - Laissez-moi monter, m'sieu le gendarme, dit le gamin. Et pour attendrir ľ autorite, il ajoute : Je ne tomberai pas. - Je m'importe peu que tu tombes, répond le gendarme. Dans la gaminerie, un accident memorable est fort compté. On parvient au sommet de la consideration s'il arrive qu'on se coupe trés profondément, «jusqu'á ľ os ». Le poing n'est pas un mediocre element de respect. Une des choses que le gamin dit le plus volontiers, c'est: Je suis joliment fort, va! -Etre gaucher vous rend fort enviable. Loucher est une chose estimée. III, Livre 8. Le mauvais Pauvre III, 8,11. Offres de service de la misere ä la douleur Marius monta l'escalier de la masure ä pas lents; ä l'instant ou il allait rentrer dans sa cellule, il apercut derriere lui dans le corridor la Jondrette ainee qui le suivait. Cette fille lui fut odieuse ä voir, c'etait eile qui avait ses cinq francs, il etait trop tard pour les lui redemander, le cabriolet n'etait plus la, le fiacre etait bien loin. D'ailleurs eile ne les lui rendrait pas; quant ä la questionner sur la demeure des gens qui etaient venus tout ä l'heure, cela était inutile, il était evident qu'elle ne la savait point, puisque la lettre signée Fabantou était adressée au monsieur bienfaisant de 1'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte derriěre lui. Elle ne se ferma pas; il se retourna et vit une main qui retenait la porte entr'ouverte. - Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il, qui est la? C était la fille Jondrette. - C'est vous? reprit Marius presque durement, toujours vous done! Que me voulez-vous? Elle semblait pensive et ne répondait pas. Elle n'avait plus son assurance du matin. Elle n'était pas entrée et se tenait dans 1'ombre du corridor, ou Marius l'apercevait par la porte entre-baillée. - Ah ca, répondrez-vous? fit Marius. Qu'est-ce que vous me voulez? Elle leva sur lui son ceil morne oú une espěce de clarté semblait s'allumer vaguement, et lui dit: - Monsieur Marius, vous avez l'air triste. Qu'est-ce que vous avez? -Moi! dit Marius. - Oui, vous. - Je n'ai rien. -Si! -Non. - Je vous dis que si! - Laissez-moi tranquille! Marius poussa de nouveau la porte, eile continua de la retenir. - Tenez, dit-elle, vous avez tort. Quoique vous ne soyez pas riche, vous avez été bon ce matin. Soyez-le encore á present. Vous m'avez donné de quoi manger, dites-moi maintenant ce que vous avez. Vous avez du chagrin, cela se voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin. Qu'est-ce qu'il faut faire pour cela? Puis-je servir á quelque chose? Employez-moi. Je ne vous demande pas vos secrets, vous n'aurez pas besoin de me dire, mais enfin je peux étre utile. Je peux bien vous aider, puisque j'aide mon pere. Quand il faut porter des lettres, aller dans les maisons, demander de porte en porte, trouver une adresse, suivre quelqu'un, moi je sers á 9a. Eh bien, vous pouvez bien me dire ce que vous avez, j'irai parier aux personnes. Quelquefois quelqu'un qui parle aux personnes, 9a suffit pour qu'on sache les choses, et tout s'arrange. Servez-vous de moi. Une idée traversa 1'esprit de Marius. Quelle branche dédaigne-t-on quand on se sent tomb er? II s'approcha de la Jondrette. -Ecoute... lui dit-il. Elle l'interrompit avec un eclair de joie dans les yeux. - Oh oui, tutoyez-moi! j'aime mieux cela. - Eh bien, reprit-il, tu as amené ici ce vieux monsieur avec sa fille... -Oui. - Sais-tu leur adresse? -Non. - Trouve-la-moi. L'ceil de la Jondrette, de morne, était devenu joyeux, de joyeux il devint sombre. - C'est la ce que vous voulez? demanda-t-elle. -Oui. - Est-ce que vous les connaissez? -Non. - C'est-a-dire, reprit-elle vivement, vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaTtre. Ce les qui etait devenu la avait je ne sais quoi de significatif et d'amer. - Enfin, peux-tu? dit Marius. - Vous avoir l'adresse de la belle demoiselle? II y avait encore dans ces mots « la belle demoiselle » une nuance qui importuna Marius. II reprit: - Enfin n'importe! l'adresse du pere et de la fille. Leur adresse, quoi! Elle le regarda fixement. - Qu'est-ce que vous me donnerez? - Tout ce que tu voudras! - Tout ce que je voudrai? -Oui. - Vous aurez l'adresse. Elle baissa la tete, puis d'un mouvement brusque elle tira la porte qui se referma. Marius se retrouva seul. II se laissa tomber sur une chaise, la tete et les deux coudes sur son lit, abime dans des pensees qu'il ne pouvait saisir et comme en proie a un vertige. Tout ce qui s'etait passe depuis le matin, l'apparition de l'ange, sa disparition, ce que cette creature venait de lui dire, une lueur d'esperance flottant dans un desespoir immense, voila ce qui emplissait confinement son cerveau. Tout a coup il fut violemment arrache a sa reverie. II entendit la voix haute et dure de Jondrette prononcer ces paroles pleines du plus etrange interet pour lui : - Je te dis que j'en suis sur et que je l'ai reconnu ! De qui parlait Jondrette? il avait reconnu qui? M. Leblanc? le pere de « son Ursule » ? quoi ? est-ce que Jondrette le connaissait? Marius allait-il avoir de cette facon brusque et inattendue tous les renseignements sans lesquels sa vie etait obscure pour lui-meme? allait-il savoir enfin qui il aimait? qui etait cette jeune fille? qui etait son pere? l'ombre si epaisse qui les couvrait etait-elle au moment de s'eclaircir? le voile allait-il se dechirer? Ah ciel! II bondit, plutot qu'il ne monta, sur la commode, et reprit sa place pres de la petite lucarne de la cloison. II revoyait l'interieur du bouge Jondrette. Ill, 8, 16. Ou l'on retrouvera la chanson sur un air anglais ä la mode en 1832 Marius s'assit sur son lit. II pouvait etre cinq heures et demie. Une demi-heure seulement le separait de ce qui allait arriver. II entendait battre ses arteres comme on entend le battement d'une montre dans l'obscurite. II songeait ä cette double marche qui se faisait en ce moment dans les tenebres, le crime s'avancant d'un cote, la justice venant de l'autre. II n'avait pas peur, mais il ne pouvait penser sans un certain tressaillement aux choses qui allaient se passer. Comme ä tous ceux que vient assaillir soudainement une aventure surprenante, cette journee entiere lui faisait l'effet d'un reve, et, pour ne point se croire en proie ä un cauchemar, il avait besoin de sentir dans ses goussets le froid des deux pistolets d'acier. II ne neigeait plus; la lune, de plus en plus claire, se degageait des brumes, et sa lueur melee au reflet blanc de la neige tombee donnait a la chambre un aspect crepusculaire. II y avait de la lumiere dans le taudis Jondrette. Marius voyait le trou de la cloison briller d'une clarte rouge qui lui paraissait sanglante. II etait reel que cette clarte ne pouvait guere etre produite par une chandelle. Du reste, aucun mouvement chez les Jondrette, personne n'y bougeait, personne n'y parlait, pas un souffle, le silence y etait glacial et profond, et sans cette lumiere on se fut cru a cote d'un sepulcre. Marius ota doucement ses bottes et les poussa sous son lit. Quelques minutes s'ecoulerent. Marius entendit la porte d'en bas tourner sur ses gonds, un pas lourd et rapide monta l'escalier et parcourut le corridor, le loquet du bouge se souleva avec bruit; c'etait Jondrette qui rentrait. Tout de suite plusieurs voix s'eleverent. Toute la famille etait dans le gal etas. Seulement elle se taisait en l'absence du maitre comme les louveteaux en l'absence du loup. - C'est moi, dit-il. - Bonsoir, peremuche! glapirent les filles. - Eh bien? dit la mere. - Tout va a la papa, repondit Jondrette, mais j'ai un froid de chien aux pieds. Bon, c'est cela, tu t'es habillee. II faudra que tu puisses inspirer de la confiance. - Toute prete a sortir. - Tu n'oublieras rien de ce que je t'ai dit? tu feras bien tout? - Sois tranquille. - C'est que... dit Jondrette. Et il n'acheva pas sa phrase. Marius l'entendit poser quelque chose de lourd sur la table, probablement le ciseau qu'il avait achete. - Ah ca, reprit Jondrette, a-t-on mange ici? - Oui, dit la mere, j'ai eu trois grosses pommes de terre et du sel. J'ai profite du feu pour les faire cuire. - Bon, repartit Jondrette. Demain je vous mene diner avec moi. II y aura un canard et des accessoires. Vous dinerez comme des Charles-Dix. Tout va bien! Puis il ajouta en baissant la voix : - La souriciere est ouverte. Les chats sont la. II baissa encore la voix et dit: - Mets 9a dans le feu. Marius entendit un cliquetis de charbon qu'on heurtait avec une pincette ou un outil en fer, et Jondrette continua : - As-tu suife les gonds de la porte pour qu'ils ne fassent pas de bruit? - Oui, repondit la mere. - Quelle heure est-il? - Six heures bientot. La demie vient de sonner a Saint-Medard. -Diable! fit Jondrette, il faut que les petites aillent faire le guet. Venez, vous autres, ecoutez ici. II y eut un chuchotement. La voix de Jondrette s'eleva encore : - La Burgon est-elle partie? - Oui, dit la mere. - Es-tu sure qu'il n'y a personne chez le voisin? - II n'est pas rentre de la journee, et tu sais bien que c'est l'heure de son diner. - Tu es sure? - Sure. - Cest égal, reprit Jondrette, il n'y a pas de mal á aller voir chez lui s'il y est. Ma fille, prends la chandelle et vas-y. Marius se laissa tomber sur ses mains et ses genoux et rampa silencieusement sous son lit. A peine y était-il blotti qu'il apercut une lumiěre á travers les rentes de sa porte. - Ppa ! cria une voix, il est sorti. II reconnut la voix de la fille ainée. - Es-tu entrée? demanda le pere. - Non, répondit la fille, mais puisque sa clef est á sa porte, il est sorti. Le pere cria : - Entre tout de méme. La porte s'ouvrit, et Marius vit entrer la grande Jondrette, une chandelle á la main. Elle était comme le matin, seulement plus effrayante encore á cette clarté. Elle marcha droit au lit, Marius eut un inexprimable moment ďanxiété, mais il y avait pres du lit un miroir cloué au mur, c'était la qu'elle allait. Elle se haussa sur la pointe des pieds et s'y regarda. On entendait un bruit de ferrailles remuées dans la piece voisine. Elle lissa ses cheveux avec la paume de sa main et fit des sourires au miroir tout en chantonnant de sa voix cassée et sépulcrale : Nos amours ont duré toute une semaine, Mais que du bonheur les instants sont courts! S'adorer huit jours, c'etait bien la peine! Le temps des amours devrait durer toujours! Devrait durertoujours! devrait durer toujours ! Cependant Marius tremblait. II lui semblait impossible qu'elle n'entendit pas sa respiration. Elle se dirigea vers la fenétre et regarda dehors en parlant haut avec cet air á demi fou qu'elle avait. - Comme Paris est laid quand il a mis une chemise blanche! dit-elle. Elle revint au miroir et se fit de nouveau des mines, se contemplant successivement de face et de trois quarts. - Eh bien! cria le pere, qu'est-ce que tu fais done? - Je regarde sous le lit et sous les meubles, répondit-elle en continuant ď arranger ses cheveux, il n'y a personne. - Cruche! hurla le pere. Ici tout de suite! et ne perdons pas le temps. - J'y vas! j'y vas! dit-elle. On n'a le temps de rien dans leur baraque! Elle fredonna : Vous me quittez pour aller ä la gloire, Mon triste cceur suivra partout vos pas. Elle jeta un dernier coup d'ceil au miroir et sortit en refermant la porte sur eile. Un moment aprěs, Marius entendit le bruit des pieds nus des deux jeunes filles dans le corridor et la voix de Jondrette qui leur criait: - Faites bien attention! l'une du coté de la barriěre, l'autre au coin de la rue du Petit-Banquier. Ne perdez pas de vue une minute la porte de la maison, et pour peu que vous voyiez quel que chose, tout de suite ici! quatre á quatre! Vous avez une clef pour rentrer. La fille ainée grommela : - Faire faction nu-pieds dans la neige! - Demain vous aurez des bottines de soie coul eur scarabée! dit le pere. Elles descendirent l'escalier, et, quelques secondes aprěs, le choc de la porte d'en bas qui se refermait annonca qu'elles étaient dehors. II n'y avait plus dans la maison que Marius et les Jondrette; et probablement aussi les etres mysterieux entrevus par Marius dans le crepuscule derriere la porte du galetas inhabite. http://www.groupugo.univ-paris- diderot.fr/Miserables/Consultation/Cadres Miserables.htm?Submit2=Consultation, le 23 septembre 2013