ar'", 1 ■ * J - 1 4 r . < \ i "j i £ i Sysí.c, ;:jr^opi knihovna ***** •» «fi^ ímhmrat ■ * MARIE-ANTOINE-JULES SÉNARD membre du barreau de paris f KI-PRÉSIDENT de í/aSSEMBL é e nationals > et ancien ministře de l intér1eur Cher et illustre ami, Permellez-moi (Tinscrire votre nom en lite de ce livre el au-dessus dt sa dedicate; car test a vous> surtout, que fen dois la publication. En passant par poire magnifique plaidoirie, mon oeuvre a acquis pour mot-meme, comme une auloriU imprevue. Acceptez done ici Vhommage de ma gratitude, qui, si grande qu'elle puisse 4tre, ne sera*jamais a la hauteur de voire eloquence et de votre devonement. GUSTAVE FLAUBERT. Parit, le 12 aurtl IM', EUGENE FAS90ELLE, tülTEüR, If. «UE DE GRENELLE . OEUVRES DE f5USTAVE FLAUBERT *4*s la BIBLIOTHEQUE-G HARPENTIER m ■ Madame Bovary, moeurs de province. — Edition definitive suivie des Kequisitoire, Plaidoirie et Jugement du 'Proces fNTENTE a l'auteur devant le Tribunal correclionnel de Paris (Audiences des 31 janvier et 7 fevrier 1857). 1 vol. Salammbd. — Edition definitive, avec des documents nouveaux............. . . 1 vol. La Ten tat ion «de samt An oine. — Coition defiNi- TIVK.......' . ■ . . .«.1 VOl, Trots Con tea {Uti coeur simple. — La Legende de saint r Julien THospitalier. — Herodias). — Nouvelle edi- tion................ 1 VOl. ■ L, fedoLcatiosa Sentimentale.— Histoired'un jeune nomine. J Edition definitive ........... 1 vol. Paries Champs et par les Greves (Voyage en Bretagne), aecompagoe de melanges et fragments inedits . . 1 vol. Bouvard et Pecti net (OEuvre po^thume). — Nolvelle £lHTION........ ..1 VOl. Corres pon dance............ 4 vol. Lettres a sa niece Caroline . . . . .1 vol. I*a« premiere » Tentation de saint Antoine (1849-1856). CEuure iri&jtite, publice par Louis Bkutrand ... 1 vibl. Premieres CEuvres. Tome I. 183..-1838. (Journal me le visage d'uri imbecile. Ovoide et ren flee de baleincs, eile commencait par trois boudios circulates ; puis, s'alternaient, separes' par une bande rouge, des lo-sanges de velours et de poil de lapin ; Yenait ensuite ane faQon de sac qui se terminait par un polygone cartonne, couvert d'une broderie en soutache com-piiquee, et d'ou pendait, au bout dun long cordon trop mince, un petitxroisillon de fils d'or, en maniere de gland. Elle etait neuve ; la visiere brillait. * — Levez-vous, dit le professeur. madame bovary 3 II se leva : sa casquette tomba. Toute la classe se niit a rire. II se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit torn-ber pi it par coeur des couplets qu'il chantait aux bienvenues, s'enthousiasma pour Beran-ger, sut faire du punch et connut enfin l'amour. Grace ä ces travaux preparatoires, il echoua comple-tementä son examen d'officier de sant6. On Tattendait le soir rneme ä la maison pour feter son succes i Ilpartit ä pied et s'arretavers lentree du village, oü il fit demander sa mere, lui conta tout. Elle Fexcusa, rejetant Techec sur rinjustice des examinatcurs, et le raffermit un peu, se chargeant d'arranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la verite ; eile etait vieille, il 1/accepta, ne pouvant d'ail-ieurs supposer qu'un horame issu de lui füt un sot. Charles se remit done au travail et prepara sans dis-continuer les matieres de son examen, dont il apprit d'avance toutes les questions par coeur. II fut regu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa more! On donna un grand diner. Oü irait-il exercer son art ? A Tostes. II n'y avait 14 qu'un vieux medecin. Depuis longtemps, madame Bo- i • . MADAME BOVARY 11 varv guettait sa mort, et le bonhonime n'avait point encore plie bagage, que Charles etait installé en face, Xjomine son successeur. Mais ce n'etaitpas tout que d avoir élevéson fils, de lui avoir fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour l'exercer: il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une : la veuve d'un huissierde Dieppe, qui avait quaraute-cinq ans etdouze cents livres de rente. QuoiqíťeJIe fůt laide, sechecomme un cotret,et j^ur-geónnee colminč^mi^ Dubne ně^anquáTfpas de paTtís i^eboisir. Pour arriver á ses gg^g^gjg^g^y^y- furobíigée de les^vTnceí'*l3ousret eittraejoiia méme fořt habilement les intrigues d'un chareutier miétait soutenu par les prétres. Charles avait entrevu par le mariage lavénement ďune condition meilleure, imaginant qu'il serait plus libře et poumdt disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maitre; il devait devant le monde dii*i ceci, ne pas dire cela, faire rnaigre tous les vendredis, s'habiller comme elle 1'entendait, harceler par son ordreles clients qui ne payaient pas. Elle déca- * m chetait ses let třes, epiait ses demarches, et Técoutait, á travers la cloison, dormer ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes. 11 lui fallait son chocolat tons les matins, des égards á n'en plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, desa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mai; on sen ailait. la solitude lui devenait ■ * odieuse; revenait-p^presyd'elle, e'etait pour la voir mou-nr, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sorta it de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passaitautourdu cou, et, l'ayant faitasseoirau bord du lit, se met tail á lui parler de ses chagrins: il 1'ou-bliait, il en aimait uneautre I Onluiavait bienditqu'eile serait malheureuse; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa sauté et un peu plus ďamour. 12 MADAME BO VARY f 1 Une nuit, vers onze heures, Us furent r5ve!H6s par le bruit d*un cheval qui s'arreta juste k la porte. La bonne ouvrit la lucarne du grenier et parlementa quelque temps avec un homme r$»te en bas, dans la rue. II venait chercher le medecin; il avait une lettre. Nastasie descendit les marches en grelottant, et alia ouyrir la serrure et les verrous, Tun apr&s l'autre. L'homme laissa son cheval et, suivant la bonne, entra tout 4 coup derriire elle. II tira de dedans son bonnet de laine k houppesgrises, une lettre enveloppee dans un chiffon, et la pr6senta d61icatement h Charles, qui s'accouda sur Toreiller pour la lire. Nastasie, pr&s du lit, tenait la lurniere. Madame* par pudeur, restait tourn£e vers la ruelle et montrait le dos. Cette lettre, cachetee d'un petit cachet de cire bleue, suppliait M. Bovary de se rendre imm£diatement a la ferrne des Bertaux, pour remettre une jambe cassee. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes* lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor. La nuit etait noire. Madame Bovary jeune redoutait les accidents pour son mari. Done, il fut decide que le valet d'ecurie prendrait les devants. Charles partirait trois heures plus tard, au lever de la lune. On enverraitun gamin k sa rencontre, afin de lui montrerle chemin de ' . la ferme et d'ouvrir les cldtures devant lui. '■ Versquatre heures du matin, Charles, bien enve!opp6 dans son manteau, se mit en route pour les Bertaux. Encoreendormi par lachaleurdu sommeil,il se laissait bercer au trot pacifique de sa bftte. Quand elle s'arr^tait d'elle-m^ine devant ces trous entour£s d*6pines que Ton creuse au bord des sillons, Charles se reveillant en sur-•aut, se rappelait vite la jambe cassee, et il tachai t de se ■ \ • v. MADAME BOVARY 13 > remettrten memoire toutes les fractures qu'il savait. La plu/e ne tombait plus: le jourcommencaiia venir, et, surles branches des pommiers sans, feuilles, dies oiseaux se tenaient immobiles, herissant leurs petites plumesau vent froid du matin. La plate campagne s'6ta-lait ^ perte de vue, etles bouquets d'arbres autour des fermesfaisaient, a intervalles eloignes, des taches d'un violet noir sur cette grande surface grise qui se perdait h J'horizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps i autre, ouvrait les yeux; puis, son'esprit se fatiguant et le sommeil revenant de soi-mSme, bientot il entrait dans une sorte d'assoupissement ou, ses sensations re-centos se confondant avec des souvenirs, lui-mSme se percevait double, a la fois etudiant et marie, couche dans son lit comme tout a l'heure, traversant unesalle d'operes comme autrefois. L'odeur chaude des cata-plasmes se mGlait dans sa t6te k la verte odeur de la rosee; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et sa femme dormir... Comme il passait par Vassonville, il apercut, au bord d'un fosse, un jeune garcon assis sur l'herbe. — £tes-vous le medecin? demanda Tenfant. Et, sur la reponse de Charles, il prit ses sabots a ses mains et se mit a courir devant lui. L'officier de sante, chemin faisant, comprit aux dis-courTde son guide que M. llouault devait etre un cul-TTvateur des plus aises. II s'etaitcasse la jambe, la veille TiTsoir, en revenant de faire les Bois chez un voisin. Sa femme etait morte depuis deux ans. II n'avait avec lui que sa demoiselle, qui l'aidait a tenir la maison. Les ornieres devinrent .plus profondes. On appro-chait des Bertaux. Le petit gars, se cbulant alors par un tcou de haie, disparut, puis il revint au bout d'une cour en ouvrir la barriere. Le cheval glissait sur l'herbe mouulee; Charles se baissait pour passer sous les branches. Les chiens de garde k la niche aboyaient en 2 I i ■ ■ ■ i *m *^U\f ii 1 i1 # • * ' * ■ * * 4' Tim' ^.WL ' ' * ' 1 _» * * 14 MADAME BOVARY tirantsur leur chaine. Quand il entra dans les Bertaux son cheval eut peur et fit un grand 6cart. C'etait une ferme de honne apparence. On voyait dans les ecuries, par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquil ioment dans desrateliers neufs. Le long des batiments s'eten-dait un large fumier, de la buee s'en elevait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerie etait longue, la grange etait haute, 4 murslisses comme la main. II y avait sous le hangar deuxgrandes char-rettesetquatrecharrues,avecleursfouets,leurs colliers, leurs equipages complets, dont les toisons de lainp bleue se salissaient a la poussiere fine qui tombait des greniers. La cour allait en montant, plantee d'arbres symetriquement espaces, et le bruit gai d'un troupeau d oies retentissait pres de la mare. Une jeune femme, en robe de merinos bleu garnie de trois volants, vintsur le seuil de la maison pourre-cevoir M. Bovary, qu'elle fit entrer dans la cuisine, oA flambait un grand feu. Le dejeuner des gens bouillon-nait alentour, dans des pelits pots de taille inegale. Des vStements humides sechaient dans Tinterieur de la chemince. La pelle, les pincettes et le bee du soufflet, tous deproportioncolossale,brillaientcomme del'acier poli, tandis que le long des murs s'6tendait une abon-dante batterie de cuisine, ou miroitait inegalement la flamme claire du foyer, jointe aux premieres lueurs du soleil arrivant par les carreaux. 1 Charles monta, au premier, voir le malade. II le trouva dans son lit, suant sous ses couvertures et ayant rejete bien loin son bonnet de coton. C'etait un gros petit homme de cinquante ans, k la peau blanche, a roeil bleu, chauve sur le devantde la tfite, et qui portait des boucles d'oreilles. II avait a ses cotes, sur une chaise, une grande carafe deau-de-vie, dont il se vet- MADAME BOVARY 16 Bait de temps a autre pour se donnerducoeur au ventre; mais, děs qu'il vit lemédecin, son exaltation tomba, et, au lieu de sacrer comme il faisait depuis douze heures, il se prit á geindre faiblement. La fracture était simple, sans complication d'aucune espéce. Charles n'eut osé en souhaiter de plus facile. /Uors, se rappelant les allures de ses maitres auprěsdu lit des blesses, il réconforta le patientavec toutes sortes de bons mots, caresses chirurgicales qui sont comme Thuile dont on graisse les bistouris. Afin d'avoir des attelles, on alia chercher, sous la charretterie, un pa-quet de lattes. Charles en choisit une, la coupa en morceaux et la polit aveb' un éclat de vitre, tandis que la servantě déchirait des draps pour faire des bandes, et que mademoiselle Emma táchait á coudre des coussi-nets. Comme elle fut longtemps avant de trouver son étui, son peres'impatienta; elle ne répondit rien ; mais tout en cousant, elle se piquaitles doigts, qu'elle por-taitensuite isa bouche pour les sucer. Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. lis étaientbrillants, finsdubout,plus nettoyés que les ivoi-res de Dieppe, et taiilés en amande. Sa main pourtant n'etait pas belle, point assez pále, peut-étre, et un peu sěcheauxphalanges; elle était trop longue aussi,et sans molles inflexions de lignes sur les contours. Ce qu'elle avaitde beau,c'etaientlesyeux;quoiqu'ilsfussent bruns, ils semblaient noirs k cause des cils, et son regard arri-vait franchement h vous avec une hardiesse candide. Une fois le pansement fait, le médecin fut invite, par M. Rouault lui-méme, áprendre un morceau, avant di partir. Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deux couverts,avec des timbaies d'argent,y étaient mis sur une petite table, au pied d'un grand lit á baldaquin revétu d'une indienne á personnages representant des Turcs. On sentait une odeurd'iris et de draps humides 16 MADAME BOVARY qui s'6chappait de la haute armoire en bois de chfine, faisant face a la fenStre. Par terre, dans les angles. Staient ranges, debout, des sacs de ble. C'6tait le trop-plein du grenier proche, ou l'on montait par trois marches de pierre. II y avait, pour dScorer l'appartement, accrochee a un clou, au milieu du mur dont la peinture verte s'6caillait sous le salpStre, une tete de Minerve au crayon noir, encadree de dorure, et qui portait au bas, icrit en lettres gothiques: « A mon cher papa. » On parlad'abord du malade, puis du temps qu'il fai-sai t, des grands froids ,des loups qui couraient les champs la nuit. Mademoiselle Rouault ne s'amusait gufere a la campagne, maintenant surtout qu'elle etait chargee presque a elle seule des soins de la ferme. Comme la salle 6tait fraiche, elle grelottait tout en mangeant, ce qui decouvrait un peu ses l&vres charnues, qu'elle avait coutume de mordillonner a ses moments de silence. Son cou sortait d'uncol blanc,rabattu. Ses cheveux, dont les deux bandeaux noirs semblaient chacun d'un seul morceau, tant ils etaient lisses, etaient s6par6s sur le milieu de la t£te par une raie fine, qui s'enfoncait legerement selon la courbe du crine; et, laissant voir a peine le bout de Toreille, ils allaient se confondre par derrifere en un chignon abondant, avec un mouvement ond6 vers les tempes, que le medecin de campagne re-marqua lapourlapremiferefoisdesa vie. Sespommettes etaient roses. Elle portait, comme un homme, passe entre deux bou tons de son corsage, un lorgnond'ecaille. Quand Charles, apr£s 6tre monte dire adieu au p&re Rouault, rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre la fenetre, et qui regar-dait dans le jardin, our les echalas des haricots avaient 6te renverses par le vent. Elle se retourna. — Cherchez -vous quelque chose? demanda-t-elle. — Ma cravache, s'il vous platt, r6pondit-il. Et il se mit a fureter sur le lit, derriere les portes,** ■ MADAME BOVARY 17 sous leschaises; elle etait tomb£e a terre,entreles sacs et la muraille. Mademoiselle Emma 1'apercut; elle se pencha sur les sacs de ble. Charles, par galanterie, se precipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le meme mouvement, il sehtit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbee sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus Tdpaule, en lui tendant son nerf deboeuf. 1 Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours apres, comme il Tavaitpromis, c'est le lendemain meme qu'il y retourna, puis deux fois la semaine regulierement, sans compter les visites inattendues qu'il faisait de temps a autre*, comme par megarde. Tout, dureste, alia bien; la guerisons'etablitsclon lea regies, et, quand, au bout de quarante-six jours, on vit le pere Rouault qui s'essayait a marcher seul dans sa masure, on commenca k considerer M. Bovary comme un homme de grande capacity Le pere Rouault disait qu'il n'aurait pas mieux 6te gueri par les premiers medecins d'Yvetot ou meme de Rouen. Quant a Charles, il ne cbercha point k se demander pdurquoiilYenaitaux Bertaux a vecplaisir. Yeu t-il so age Tju'il aurait sans doute attribue son zele k Fa gravite du cas/u u peTHreTre au prolrrq uYiTen^ Etait-ce pou r Tiarr(rr~truir ses visites k la ferme faisaient, parmi les pauvres occupations desa vie, une exception charmante? Ces jours-la Use levait de bonne heure, par-tait au galop, poussait sa b£te, puis il descendant pour s'essuyer les pieds sur l'herbe, et passait ses gants noirs a van t d'entrer. II aimait k se voir arriver dans la cour, a sentir contre son epaule la barriere qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les gargons qui venaient a sa rencontre. II aimait la grange et les ecuries; il aimait le pere Rouault, qui lui tapait dans la main en l'appe-lant son sauveur; il aimait les petits sabots de mademoiselle Emma stir les dalles lavees de la cuisine; ses 2. / 18 MADAME BOVARY talons hauls la grand issaien tun peu, et, quand eile mar-chait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaientavec un bruit sec contrele cuir de la bottine. Elle le reconduisait toujours jusqu'ä la premiere marche du perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amene . son cheval, elle restait la. On s etait dit adieu, on ne parlait plus; le grand a^r l'entourait, levant pele-mele les petitscheveux follets desa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient cornme des banderolles. Unefois,paruntempsded6gel, l'ecorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bätiments se fondait. Elle etait sur le seuil; elleallacherchersonombrelle,ellerouYrit.L'om-brelle,de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil, 6clairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriaitlä-dessousälachaleur tiede; etonentendait les gouttes d eau, uneä une, tomber sur la moire tendue. Dans les premiers temps que Charles frequentait les Bertaux, madame Bovary jeune ne manquait pas de •'informer du malade, et meme/sur le livre qu'elle > tenaitenpartiedouble,elle avait choisi pour M.Rouault pne belle page blanche) Mais quand elle sut qu'il avait une fille, elle alia aux informations; et elle apprit que mademoiselle Rouault, elevee au couvent, chez les Ursulines,avait regu, comme on dit, une belle educa* liony qu'elle savait, en consequence, la danse, la geographic, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble! — C'est done pour celat se disait-elle, qu'il a la figure si epanouie quand il va la voir, et qu'il met son gilet neuf, au risque de l'abimer ä la pluie? Ahl cette femme ! cette femme I... Et elle la detesta, d'instinct. D'abord, elle se soulagea ■ par des allusions. Charles ne les comprit pas ; ensuite, par des reflexions incidentes qu'il laissait passer de peur de Forage • enfin, par des apostrophes ä brule- MADAME BOVARY 19 pourpoint auxquelles il ne savait que répondre. — D'ou vient qtľil retournait aux Bertaux, puisque M. Rouaultétait guéri et queces gens-lá n'avaient pas encore payé?Ahl c'est qu*il y avait lá-bas unepersonne, quclqu'un qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit. C'était lá ce qu'il aimait: il lui fallait des demoiselles de ville I Et elle reprenait: — La fille au pere Rouault, une demoiselle de ville ! AJlons done! leur grand-pere était berger, et ils on t un cousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce n'est pas la peine de faire tant de íla-fla, ni de se montrer ledimanchei ľéglise avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvrebonhomme ďailleurs, qui sans les colzas de ľan passé eůtété bien embarrassé de payer ses arrérages í Par lassitude, Charlescessa de retourner aux Bertaux. Héloise lui avait fait jurer qu'il n'irait plus, la main sur son livre de messe, aprěs beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion d amour. 11 obéit done; mais la hardiesse de son désir protesta contre la servililé de sa condaite, et, par une sorte d'hypocrisie naive, il estima que cette defense de la voir était pour lui comme un droit de ľaimer. Et puis la veuve était maigre; elle avait les dents longues; elle portait en toute saison un petit chále noir dontla pointe lui descendant entre lesomoplates; sa taille dureétaitengainée dans des robes en facon defourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles avec les rubans de stes sou-liers larges s'entre-croisant sur des bas gris. La mere de Charles venait les voir de temps á autre ; mais, au bout dequelques jours, la bru sembJait ľai-guiser á son til; et alors, comme deux couteaux, elles étaientálescarifierpar leurs reflexions et leurs observations. II avait tort de lant manger! Pourquoi loujours offrir la goutte aa premier venu ? Quel entétemcmtjcrufl de nespas vouloir porter de flanelle! "~ t H m 9 w * 20 MADAME BO VARY i. * ■ m + f II arriva qu'au commencement du printemps, un notaire d'Ingouville, d£tenteur de fonds J la veuve Dubuc, s'enrbarqua par une belle maree, emportant aveclui tout l'argent de son etude. Heloi'se, il est vrai, possedait encore, outre une part de bateau evaluee six mille francs, sa maison de la rue Sairit-Francois; et ce-pendant, de tou te cette fortune que Ton avait fait sonner si haut, rien, si ce n'est un peu de mobilier et quelques nippes, n'avait paru dans le manage. II fallut tirer la chose au clair. La maison de Dieppe se trouva vermoulue d'hypothequesjusque dans ses pilotis; ce qu'elle avait mis chez le notains, Dieu seul le savait, et la part de bar- * que n'exc£da point mille ecus. Elle avait done menti, la bonnedame! Dans son exasperation, M. Bovarypere, brisant une chaise con tre les paves, accusa sa femme d'avoir faitlemalheurde leur fils en rattelantauneharidelle semblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Iis vinrent ä Tostes. On s'expliqua. II y eut des scenes, Heloi'se, en pleurs, sejetant dans les bras de son mari, le conjura de la defendre de ses parents. Charles voulut parier pour eile. Ceux-ci se facherent, et ils partirent. Mais le coup Mait portd. Huit jours apres, comme eile 6tendait du linge dans sa cour, eile fut prise d'un crachementdesang, et le lendemain, tandis que Charles avait le dos tourne pour fermer le rideau de la fenetre, eile dit: « Ah ! mon Dieu I » poussa un soupir et s'6va-nouit. Elle 6tait morte! Quel etonnementl * Quand tout fut fini au cimetiere, Charles rentra chex lui. II ne trouva personne en bas; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochee au pied de l'alcöve; alors, s'appuyant contre le secretaire, il resta jusqu'au soir perdu dans une reverie douloureuse. Elle l'avait aime, apris tout. L s MADAME BOVARl 21 III • Un matin, lepSre Rouaultvint apporteri Charles le payement desajambe remise : soixanto otquinze francs en pieces de quarante sous, et une dinde. II avait appris son malheur, et Ten consola tant qu'il piTET — Je sais ce que cest! disait-il en lui frappant sur l'epaule; j'ai 6t6 comme vous, moi aussi !x Quand j'ai eu perdu ma pauvre defunte, j'allais dans les champs pour Stre tout seul; je tombais au pied dun arbre, je pleurals, j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sot-tises: i'aurais voulu &tre comme les taupes que je w j -■ - .....,----+'-"...........■....."---------- -A . ... , --..M~—. voyais a u x nranches, q ui ayaient des vers leur grouil-Iant dans le ventre, creve, en fin. Et quand je pensais que d'autres, a ce moment-la, etaient avec leurs bonnes petites femmes a les tenir embrassees contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon Mton; j'etais quasiment fou, que jene mangeais plus; Tidee d'aller seulement au cafe me degoutait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant Tautne, un printempssurunhiver etunatH<5mne par-dessusunete, ca a coule brin h brin, miette k mie tte ; ga s'en es t allc, ďest parti, c'est descendu, je veux dire, car ilvous reste tou-jours quelque chose au fond, comme qui dirait... un poids, lá, sur la poitrine ! Mais puisque ďest notresort j tous, on ne doit pas non plus sejajsser dcperir, et, parce que d'autres sont morts, vouloir mourir... II fauJLxaus secouer, monsieur Bovary; ga se passera I Venez noua voir; ma fille pense a vous de temps á autre, savez-vous bien, et elle dit comme ca que vous l'oubliez. Voilá le printemps bientót iJ^^s^-Ymis J5g2^^ Jfansja garenne, pour vous dissiper un peu. Charles suivit son conseil. II rctourna aux Bertaux; t. il retrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq ........ 22 MADAME BOVARY m i inois, c'est-a-dire. Les poiriers deja etaient en fleur, et le bonhomme Rouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus anim6e. Croyant au'iiitait de son devoir de prodiguer au me-deem leplus de politesses possible, a cause de sa posi-lfon"douloureuse, il le pria de ne point se decouvrirla tete, lui parla a voix basse, commeTs'il eAt ete malade, ei'meme fit semblant de se mettre en colere de ce que Ton n'avait pas apprete k son intention quelque chose d'un peu plus leger que tout le reste, tels que des petits pots de creme ou des poires cuites. II conta des histoires. Charles se surprit k rire; mais le souvenir de sa femme, lui revenant tout a coup, l'assombrit. On apporta le cafe; il n'y pensa plus. II y pensa moins, k mesure qu'il s'habituail k vivre seul. L'agrement nouveau de l'independance lui rendit bientot la solitude plus supportable. II pouvait changer maintenant les heures de ses repas, rentrer ou sorth sans donner de raisons, et, lorsqu'il etait bien fatigue, s'etendre de ses quatre membres, tout en large dans son lit. Done, il se choya, se dorlota et accepta les consolations qu'on lui donnait. D'autre part, la mort de sa femme ne Tavait pas mal servi dans son metier, car on avait repete" durant un mois : « Ce pauvre jeune homme ! quel malheur I » Son nom s'etait repandu, sau clientele s'etait accrue; et puis il allait aux Bertaux tout k son aise. II avait un espoir sans but, un bonheur vague; il se trouvait la figure plus agreable en bros-sant ses favoris devant son miroir. Ilarriva un jour vers trois heures ;tout le monde etait aux champs; il entra dans la cuisine, mais n'apercut point d'abord Emma; les auvents etaient fermes. Par les fentes du bois, le soleil allongeait sur les paves de grandes raies minces, qui se brisaient a Tangle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi. :*'; |." WWv-T.Jii.* f>' M-' • 'iv fi.'ji-..?; r*-..r i«v • • - :.i MADAME BOVAR1 23 et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre reste. Le jour qui descendait par la cheminée, velou-tant la suie de la plaque, bleuissaitun peu les cendre* froides. Entre la fenétre et le foyer, Emma cousait; elle^jalayaxt^point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de peti telTgouttes de sueur. Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelque chose. II refusa, elle insista, et enfinlui ofTrit, en riant, de prendre un verre de liqueur avec elle. Elle alia done chercher dans Tarmoire une bou-teille de curacao, atteignit deuxpetits verres, em^liU^ma jusqu'au bord, versa k peine dans l'autreet, aprěs avoii trinqué, le porta á sa bouche. Gomme il était presque vide, elle se renversait pour boire: et,la téte en arriěre, les lěvres avancées, le cou tendu, élle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait á petits coups le fond du verre. Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de coton blanc oů elle faisaitdes reprises: elle tra-vaillait le front baissé; elle ne parlait pas, Charles non plus. L'air, passant par le dessous de la porte, poussail un peu de poussiěre sur les dalles; il la regardait se trainer, et il entendait seulement le battement intérieui de sa téte, avec le eri ďune poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps h autre, se rafraichis- sait les joues en y apjpliqu__________ quelle refroidissaitaprés cela sur la pontine de férde§ gran^jchenets. HEUese piajignaij^^ de la saison, ďeTéTou^ elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles ; elle se mit a causer du couvent, Charles de son college, phrases leur vin-rent. lis montěrent dans sa chambrePElle lui fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres qu'on lui avait donnés en prix et les couronnes en feuilles de chéne, abandonnées dans un bas d'armoire. Elle lui 24 ' MADAME BOVARY parla encore de sa mere, du cimetiere, et möme lui montra dans le jardin la plate-bande dont eile cueillait ies fleurs,tous les premiers vendredis de chäque mois, pour les aller mettre sur sa tombe. Mais le jardinier ju'ils avaient n'y entendait rien; on etait si mal servil Elle eüt bien voulu, ne füt-ce au moins que pendant Thiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendit peut-etre la Campagne plus ennuyeuse encore durant l'ete; — et, selon ce qu'elle disait, sa voix etait claire, aigue, ou, se_cojiyxanJL.de laiijg^uxjßut ä coup, trainait desmoduiationsquifinissaientpresqueen murmures, quand ellese parlaita elle-metne, — tanlöt joyeuse^ouvrantdesyeuxnaifs,puislespaupieresädemi closes, le regard noye d'ennui, la pensee vagabondant. Le soir, en s'en retournant, Charles reprit une ä une les phrases qu'elle avait dites, tächant de se les rappeler, d'en completer le sens, aj^de se^laire la portion d'existence qu'elle avait yöcu dans le temps qu'il ne la connaissait pas encore. Mais jamais il ne put la voir en sa pensee, diflerernment qu'il ne l'avait vue la premiere fois, ou teile qu'il venait de la quitter tout ä l'heure Puis il se dernanda ce qu'elle deviendrait, si eile se ma-rierait, et ä qui? Helas ! le pere Rouault 6tait bien riche, et eile !... si belle I Mais la figure d'Emma revenait tou-jours se placer devant ses yeux, et quclque chose de monotone comme le ronflement d'une toupie bourdon-nait ä ses oreilles.; « Si tu te mariais, ppurtant! si tu te mariäisf» La nuit, il ne dormit pas, sa gorge etait serree, il avait soif; il se leva pour aller boire ä son pot a Teau et il ouvrit la fenetre; le ciel etait couvert d'etoiles, un vent chaud passait, au loin des chiens aboyaient. II tourna la tete du cöt6 des Bertaux. Pensant qu'apres tout Ton ne risquäit rien, Charles se promit de faire la demande quand l'occasion s'en oiTrirait; mais, chaque fois qu'elle s'offrit, la peur de ne point trouver les mots convenables lui collait les levres. MADAME BOVARY 26 ' * i Le p&re Rouault n'eut pas et6 f4ch6 qu'on le debar-rassSt de sa filie, qui nelui servaitguire dans sa mai-son. II Texcusait interieurement, trouvantqu elle avait trop d'esprit pour la culture, metier maudit du ciel, puisqu'on n'y voyaitjamais de millionnaire. Loin d'y avoir fait fortune, le bonhomme y perdait tous ^s ans: car, s'il excellait dans les marches, ou il se plaisait aux ruses du metier, en revanche la culture proprement dite, avec le gouvernement interieur de la ferme, lui convenait moins qu'4 personne. 11 ne retirait pas volon-tiers ses mains de dedans ses poches, et n'epargnait point la depense pour toutce qui regardait sa vie, vou-lant Stre bien nourri, bien chauffe, bien couch6. II ai-mait le gros cidre, les gigotssaignants, les glorias lon-guement battus. II prenait ses repas dans la cuisine, seul, en face du feu, sur une petite table qu'on lui ap-portait toute servie comme au theatre. Lorsqu'il s'aper comme de croire ä tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n'avait plus rien d'exorbitant, Ses expansions 6taient devenues regulieres; il l'embrassait ä de certaines heures. C'etait une habitude parmi les autres, et comme un dessert prevu d'avance, apres la rnjanotonie du diner. ! Un garde-chasse, gueri par Monsieur d'une fluxion de poitrine, avait donne a Madame une petite levretta d'ltalie; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois,afind*etreseuleun instant et de n'avoir plus sous les yeux Teternel jardin avec la route poudreuse. _ Elle allait jusqu'a la hetree de Banneville, pres du pa-" villon abandonne qui fait Tangle du mur, du cot6 des champs. II y a dans le saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux ä feuilles coupantes. Elle comme^gait par regarder tou t alentour, pour voir si rien n'avait change depuis ladernierefoisqu'elle etait venue. Elle retrouvait aux mSmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d'orties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des trois fen&-tres (Jont les volets toujours clos s'igrenaient de pour-riture, sur leurs barres de fer rouillees. Sa pensee, sans but d'abord, vagabondaitauhasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la Campagne, jappait apres les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ,ou mordillait les coquelicots sur le bord d'une piece de ble. Puis ses idees peu ä peu se fixaioni; et assise sur le ■ i i - . ** * m 48 madame bovary gazon,qu'elle fouillaita petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se repetait : — Pourquoi, mon Dieu I me suis-je mariee? Ellese demandait s'il n'y aurait pas eu moyen, par d'autrescombinaisons duhasard,derencontrerun autre homme; et elle cherchait a imaginer quels eussent et6 ces ev£nements non survenus, cette vie dififerente, ce mari qu'elleneconnaissaitpas.Tous,eneffet, neressem-blaient pas a celui-14. II aurait pu e*tre beau, spirituel, distingue, attirant, tels qu'ils etaient sans doute, ceux qu'avaient epousessesanciennes camarades ducouvent Que faisaient-elles main tenant? A la ville. avec le bruit des rues, le bourdonnement des theatres et les clartes du bal, elles avaient des existences ou le coeur se dilate, ou les sens s'epanouissent. Mais elle, sa vie 6tait froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et Ten-nui, araignee silencieuse, fllait sa toile dans i'ombre a tous les coins de son cceur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, ou elle montaitsur 1'estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle decouverts.elleavaitunefagon gentille,et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments; la cour etait pleinedecaleches, on lui disait adieu par les portieres, le maltre de mu-sique passait en saluant, avec sa boite a violon. Comme c'etait loin, tout cela I comme c'etait loin 1 Elle appelait Djali, la prenaitentre ses genoux, passait ses doigts sursa longue tete fine et lui disait: — Allons, baisez maitresse, vous qui n'avez pas de chagrins. Puis, consid£rant la mine milancolique du svelte animal qui baillait avec lenteur, elle s'attendrissait, et, le comparant 4 elle-m6me, lui parlait tout haut, comme 4 quelqu'un d'affligi que Ton console. II arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer \ 4* MADAME bovaky 49 •1 qui, roulant d'un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusqu'au loin dans les champs, une fraicheur salce. Les Jones sifflaient ä ras de terre, et les feu it les des he Ires bruissaient en un frisson rapide, tan-dis que les cimes, se baiangant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son chäle contrc »es epaules et se levait. ftJähs I'avenue, fun jour vert rabattu par le feuillage eclairaitla mousse rase qui craquail doucementsousses pieds. Le soleil se couchait; le ciel etait rouge entre les branches, et les troncs pareiilsdesarbres plan tes en ligne droite semblaient unecolonnade brune se detachantsur un fond d'or; une peur la prenait, elle appelait Djali, s'en retournaitvite k Tostespar la grande route, s'afFais-sait dans un fauteuil, et de toute la soiree ne parlait pas. Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d'ex-traordinaire tomba dans sa vie ; elle fut invitee ä Li Vaubyessard, chez le marquis d'Andervilliers. Secr6taire d'Etat sous la Restauration, le Marquis, cherchant k rentrer dans la vie politique, preparait de longuemainsacandidature ä la Chambredesdeputes. II faisait,rhiver,*denombreuses distributions de fagots,et, au Conseil g6n6ral, r6clamait avec exaltation toujours des routes pour son arrondissement.il avaiteu, lorsdes grandeschaleurs, un abcesdans la bouche, dontCharles l'avait soulage comme par miracle, en y donnant äpoint un coup de lancette. L'homme d'affaires, envoyeäTostes pourpayer Toperation.conta, le soir,qu'il avait vu dans le jardinet du mödecin des cerises superbes. Or, les cerisierspoussaientmal ä la Vaubyessard, M.le Marquis demanda quelques boutu res ä Bovary, se fitundevoirde l'en remercier lui-m6me,apergut Emrna, trouva qu'elle avait une jolie taille et qu'elle ne saluait point en paysanne; si bien qu'on ne crut pas au chateau outre-passer les bornes de la condescendence ni d'autre part commettreune maladresse, en invitant le jeune m6nage. 60 ■ MADAME BOVARY Unmercredi, á trois heures, M. et madame, Bovary, montés dans leur 6oc, partirent pour la Vaubyessard, aYec une grande malle attachée par derriěre et une boite ä chapeau qui élait posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes. Iis arrivěrent á la nuit lombante, comme oil com* mencait á allumer des lampions dans le pare, afin ďéclairer les voitures. i VIH jjP ■ Le chateau, de construction moderne, ä I'ltalienne, avec deux ailes avancant et trois perrons, se déployait au bas ďune immense pelouse oů paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres *espaces, tandis que des bannettes d'arbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inegales sur la ligne courbe du chemin sable. Une riviere passait sous un pont; á travers la brume,on distinguait des bátiments ä toit dechaume, éparpillés dans la prairie, que bordaient enpente douce deux co-teaux couverts de bois, et par derriěre, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes paralleles, les remises el les écuries, restes conserves de Fanden chateau démoli. Le hoc de Charles s'arreta devant le perron du milieu; des domestiques parurenl; le Marquis s'avanca, et, oíTrant son bras á la fern me du médecin, Tintroduihit dans le vestibule. II était pavé de dalles en marbre, trěs haut, et le bruit des pas avec celui des yoix y retentissait comme dans une église. En facemontait unescalier droit, et á gauche une galerie donnant sur le jardin conduisait a la salle de billard, dont on entendait, děs la porte, caramboleř les boules d'ivoire. Comme eile la traversait pour aller au salon, Emma vit au tour du jeu des hommes ä figure ■ madame bovary 61 grave, le men ton pose sur de hautes cravates, decores tous, et qui souriaientsilencieusement,enpoussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands cadresdores portaient,au basde leur bordure,desnoms ecritsen lettresnoires. Eile lut:« Jean-Antoined'Ander-Yilliers d' Y verbonville, com te de la Va ubyessard et baron de la Fresnaye, tue a la bataille de Goutras, le 20 oc-tobre 1587. » Et sur un autre : « Jean-Aiitoine-Henry-Guy d'Andervilliersdela Vaubyessard,amiralde France et chevalierdel'ordre de Saint-Michel, blesseau combat delaHougue-Saint-Vaast,le29mail692,morta la Vau-byessard, le23 Janvier 1693.» Puisondistinguait a peine ceux qui suivaient, car la lumiire des lampes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre dans l'appartement. Brunissant les toiies horizoutales, elle se brisait contre elles en aretes fines, selonles cra-quelures du vernis; et de tous ces grands carres noirs bordes d'or sovtaient, ga et la, quelque portion plus claire de lapeinture, un front paile, deux yeux qui vous regardaient, des perruques se derouiant sur lepaule poudree des habits rouges,ou bien la boucle d'une jar-retiere en haut d'unmollet rebondi. Le Marquis ouvrit la porte du salon; une des dames se leva (la Marquise elle-mume), vint a la rencontre d'Emma et la fit asseoir presd'elle, sur une causeuse, ou elley se mit a lui parler amicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. G'etait une femmedela quarantaine environ, a belles epaules, k nez busque,k la voix trainante, et portant, ce soir-l&, sur ses cheveux chStains, un simple fichu de guipure qui retombait par derriere, en triangle. Une jeune personne blonde se te-nait a cote, dans une chaise k dossier long; et des messieurs, qui avaientune petite fleur a la boutonniere de leur habit, causaient avec les dames, tout autour dele cheminee. A sept heures, on servit le diner. Les hommes, phi* 62 MADAME BOVARY 1 f nombreux, s'assirent a la premiere table, dans le vestibule, et les dames a la seconde, dans la salle a manger, avec le Marquis et la Marquise. Emma se sentit, en entrant, enveloppee par un air chaud, melange duparfum des fleurset du beau linge, du fumet des viandes et de l'odeur des trufles. Les bougies des candelabres allongeaient des flammes sur les cloches d'argent;lescristauxa facettes, couverts d'une buee mate, se renvoy aien t des rayons pales; des bouquets etaient enligne sur toutela longueur de la table, et, dans les assiettes a large bordure, les serviettes, arrangees en manieredebonnet d'evSque, tenaiententrelebaillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. fLes pattes rouges des homards depassaient lesplats; de gros fruits dans des corbeilles a jour s'etageaient sur la mousse; les cailles avaient leurs plumes, des fumees montaient ;et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maitre d'hotel,passant entre les 6paules des convives les plats tout decoupes, faisaitd'un coup desa cuillersau-ter pour vous le morceau qu'on choisissait. Surle grand po^le de porcelainea baguettesdecuivre,une statue de femme drapee jusqu'au men ton regardait immobile la salle pleine de monde^j Madame Bovary remarqua que plusieurs danies n'avaient pas mis leurs gants dans leur verre. Cependant,au hautbout de la table, seulparmi toutes ces femmes, courbe sur son assiette remplie, et la serviette nouee dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. II avait les yeux 6raill£s et portait uneLpetite queue enroulee d'un ruban noir. C'etait le beau^pfere du marquis, le vieux due de Laverdiere, Tancien favori du comte d'Artois, dans le temps des parties dechasse au Vaudreuil, chez le marquis deConflans, et qui avait ete, disait-on, Tamant de la reine Marie-Antoinette entre i , MADAME BOVARY 63 MM. dc Coigny et de Lauzun. II avait men6 une vie bruyante de debauches, pleine de duels, de pans, de femmes enlevees, avait devore sa fortune et effray6 toute sa famille. Un domestique, derriere sa chaise, lui nommait tout haut, dans Toreille, les plats qu'il desi-gnait du doigt en begayant; et sans cesse les yeux d*Emma revenaient d'eux-m&mes sur ce vieil homme a levres pendantes, comrae sur quelque chose d'extra-ordinaire et d'august6. II avait vecu a la Cour et couchi dans le lit des reinesl On versa du vin de Champagne k la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n'avait jamais vu de grenades ni mange d'ananas. Le sucre en poudre meme lui parut plus blanc et plus fin qu'ailleurs. Les dames, ensuite, monterent dans leurs chambres s'appreter pour le bal. Emma fit sa toilette avec la conscience meticuleuse d'une actrice k son debut. Elle disposa ses cheveux dapres les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barege, etalee sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre. — Les sous-pieds vont megSner pour danser, dit-il. —* Danser ? reprit Emma. — Ouil — Mais tu as perdu la te*te 1 on se moquerait de toi, reste a ta place. D'ailleurs, c'est plus convenable pour un medecin, ajouta-t-elle. Charles se tut. 11 marchait de long en large, attendant qu'Emma fut habillie. II la voyait par derriere, dans la glace, entre deux flambeaux. Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucement bomb^svers les oreilles, luisaient d'un eclat bleu; une rose a son chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes d'eau factices au bout de ses feuilles. Elle avait une robede safran pale, relev6e \ 64 MADAME botary gf| I par trois bouquets de roses pompon milees de verdure. Charles vlnt l'embrasser sur 1'epaule. — Laisse-moi! dit-elle, tu me chiflbnnes. On entendit une ritournelle de violon et les sons d"un cor. Elle descendit l'escalier, se retenant de courir. Les quadrilles etaient commences. H arrivait du monde. On se poussait. Elle se placa pres de la porte, sur une banquette. Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les groupes d'hommes causant debout et les do-mestiques en livree qui apportaientde grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les eventails peinls s'agitaient, les bouquets cachaient a demi le sourire des visages, et les flacons k bouchon d'or tournaient dans des mains entr'ouvertes dont les gants blancs mar-quaientla forme des ongles et serraient la chair au poi gneti Les garnitures de dentelles, les broches de dia mants, les bracelets k medaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines,bruissaientsurlesbras nus. Leschevelures,biencollees surles frontset tordues a la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ou en ra meaux, des myosotis, dujasmin, des fleursde grenadier, des epis ou des bluets. Pacifiques k leurs places, des meres a figure renfrognee portaient des turbans rouges. Le cceur d'Emma lui battit un peu lorsque, son cavalier la tenant par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup d'archet pour partir. Mais bient6t Temotion disparut; et, se balancant au rythme de Torchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements legers du cou. Un sourire lui montait aux levres k certaines delicatessesdu violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments se taisaient; on entendait le bruit clair des louis d'or qui se versaient k cote, sur le tapis des tables; puis tout reprenait a la fois, le cornet a pistons lancait un eclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les jupes se MADAME BOVARY 55 bouflaientet fr61aient, les mains se donnaient, se quit-taient; les memes yeux, s'abaissant devant vous, re-venaient se fixer sur les votres. Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq a quaranteans,diss6mines parmiles danseurs ou causant a Pentree des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs differences d'Age, de toilette ou de figure. Leurs habits, mieux faits, semblaient d'un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenes en boucles vers les tempes, lustres par des pommadesplus fines, lis avaient le teint de la richesse,ce teint blancque rehaussentla paleur des porcelaines, les moires du satin, le vernisdes beaux meubles, et qu'entretientdans sa santeun regime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait a l'aise sur des cravates basses; leurs favoris longs tom-baient sur des cols rabattus; ils s'essuyaient les Ifevres a des mouchoirs brodes d'un large chiffre, d'ou sortait une odeur suave. Ceux qui comrriencaient 4 vieillir avaient Pair jeune, tandis que quelquechose de murs'6-tendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards in-difTerents flottait la quietude depassions journellement assouvies; et, a travers leurs manures douces, percait cette brutalite particuliere que communique la domination de choses a demi faciles, dans lesquelles la force s'-exerce et oii la vanite s'amuse, le maniement des chevaux de race et la socidte des femmes perdues. A trois pas d'Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femmepale, portant une parure de pedes. lis vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le V6suve, Castellamare et les Cassines, les roses de Genes, le Colis6e au clair de lune. Emma icoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu'elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d'avant, Miss Arabelle et JRomulus, et gagne deux mille louis k sauter .66 MADAME BO VARY un fosse\ en Angleterre. L'un se plaignait de ses cou-reurs qui engraissaient; un autre, des fautes d'impres-sion qui avaient denature le nom de son cheval. L'air du bal etait lourd; les lampespalissaient. On re-fluait dans la salle de billard. Undomestiquemonta sur une chaise et cassa deux vitres; au bruit des eclats de verre, madame Bovary tourna la tete et apercut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui re-gardaient. Alors le souvenir des Bertauxlui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son pere en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-mSme, comme autrefois, 6cremant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de Theure presenter vie passee, si nette jusqu'alors, s'evanouissait tout entiere, et elle doutait presque de Tavoir vecue. Elle etait la; puis autour du bal, il n'y avait plus que de l'ombre, dtalee sur tout le reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu'elle tenait de la main gauche dans une coquille de vermeil, et fermalt a demi les yeux, la cuiller entre les dents. Une dame, pres d'elle, laissa tomber son 6ventail. Un danseur passait. — Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien ramasser mon eventail, qui est derriere ce canape! / Le monsieur s'inclina, et, pendant qu'il faisait le mouvement d'etendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, pli6 en triangle. Le monsieur, ramenantl'even-tail, l'offrit k la dame, respectueusement; elle le remer-cia d'un signe de t£te et se mit 4 respirer son bouquet. Apres le souper, ou il y eut beaucoup de vins d'Espa-gne et de vins du Rhin, des potages 4 la bisque et au lait d'amandes, des puddings4 la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelees alentour qui trem-blaient dans les plats, les voitures, les unes apr&s let I MADAME BOVAftY 57 .""T +,1* f%\ '■■4'*...- 5.1-1 , I' *. -fc L '" Jb . '" i » I. a 'I'll f " -i Cl Sri " *^ autres, commenc£renta s'en aller. En ficartant du coin le rideau demousseline, on voyaitglisserdans l'ombre la lumi&re de leurs lanternes. Les banquettes s'eclair-cirent; quelques joueurs restaientencore; les musiciens rafraichissaient,surleurlangue, le boutde leurs doigts; Charles dormait k demi, ledos appuye contre une porte. Atrois heures dumatin,le cotillon commenca. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, mademoiselle d'Andervilliers elle-m6me et la Marquise ; il n'y avait plus que les botes du chateau, une douzaine de personnes a peu pres. Cependant, un des valseurs qu'on appelait famili&re-ment Vicomte, dont legilet tr£s ouvert seinblait moul6 sur la poitrine, vint une seconde fois encore inviter madame Bovary, Tassurantqu'il la guiderait et qu'elle s'en tirerait bien. lis commencferent lentement, puis all&rent plus vite. lis tournaient: tout tournaitautour d'eux, les lampes, vlesmeubles,leslambris,et leparquet,commeun disque sur un pivot. En passant aupres des portes, la robe d'Emma, par le bas, s'eriflait au pantalon; leurs jambes entraient Tune dans l^uTTre ; tt~baissait ses regard vers elle, elle levait les siens vers lui; une torpeur la pre-nait, elle s'arrSta. lis repartirent; et, d'un mouvement plus rapide, le Vicomte, l'entrainant, disparutavecelle jusqu'au bout de la galerie, ou, haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s'appuyala teke sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit k sa place; elle se renversa contre la mu-raille et mit la main devant ses yeux. Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur un tabou ret avait devant elle trois valseurs age-nouilles. Elle choisitle Vicomte, etleviolonrecommenca. On les regardait. lis passaient et revenaient, elle immobile du corps etle men ton baissd, et lui toujours dans ■a mcme pose, la taille cambr6e, le coiide arrondi, la 4 68 MADAME BOVARY bouche enavant. Elle savait valser, celle-lä I Iis conti-nu&rent longtemps et fatiguerent tous les autres. On causa quelques minutes encore, et, aprfes les adieux ou plutot le bonjour, les hötes du chateau s'al-lerent coucher. Charles se trainait a la rampe, les genoux lui ren~ traienl dans le corps. II avail passe cinq heures de suite, tout debout devant les tables, k regarder jouer au whist,sansyrien comprendre.Aussi poussa-t-ilun grand soupir de satisfaction lorsqu'il eut retire ses boUes. Emma mit un chäle sur ses epau!es,ouvrit la fenStre et s'accouda. \: ' La nuit 6tait noire. Quelques gouttes dc pluietom-baient. Elle aspira le vent humide qui lui rafrafchis-sait les paupieres. La musique du bal bourdonnait encore ä ses oreilles, et eile faisait des efforts pour se tenir eveillee, afin de prolonger l'illusion de cette vie luxueuse qu'il lui faudrait tout k l'hcure abandonner. Le petit jour parut. Elle regarda les fenetres du chateau, longuement, tächant de deviner quelles etaient les chambres de tous ceux qu'elle avait remarques la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pine trer, s'y con fond re. Mais eile grelottait de froid. Elle se deshabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait. IIyeut beaucoupdemondeau dejeuner. Lerepasdura dix minutes; on ne servit aucune liqueur, ce qui etonna le medecin. Ensuite mademoiselle d'Andervilliers ra massa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la piäce d'eau et on s'alla promener danslaserre chaude,oü desplantes bizarres, herissees de poils, s'etageaient en pyramides sous des vasessuspendus, qui, pareilsa desnids de serpents trop pleins, laissaientretomber,deleurs bords,de longs cor-dons verts entrelaces. L'orangerie, que Ton trouvaitau bout, menaita couvert jusqu'aux communsdu chateau. f * ■ ' \ I * ^ ► . • *• !* *. MADAME BOVARY 69 Le Marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les ecuries. Au-d,essus des rateliers en forme de cor-beille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bete s'agitait dans sa stalle quand onpassaitpr&s d'elle, enclaquantdela langue. Le plancher de la sellerie luisait k Toeil comme le parquet d\in salon. Desharnais de voiture etaient dresses dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les La* J- f fouets, les etriers, les gourmettes ranges en ligne tout le long de la muraille. Charles, cependant, alia prierun domestiqued'atteler son boc. On l'amena devant le perron, et, tous les pa-quets y etant fourres, les cpoux Bovary firent leurs politesses au Marquis et k la Marquise, et repartirent pour Tostes. Emma, silencieuse, regardait tournerles roues. Charles, pose sur le bord extreme de la banquette, condui-sait les deux bras ecartes, et le petit cheval trottait Tamble dans les brancards, qui etaient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en s'y trempant d'ecume, et la boite ficelee derriere le boc donnait contre la caissc de grands coups rdguliers. lis etaient sur les hauteurs de Thibotirville, lorsque devant eux, tout a coup, des cavaliers passerent en r^ant, avec des cigares a la bouche. Emma crut recon-naitre le Vicomte; ellese detourna,et n'apcrgut k Tho-rizon que le mouvement des tetes s'abaissant et mon-tant, selon la cadence inegale du trot ou du galop. Up quart de lieue plus loin, il fallut s'arreter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui etait ; rompu. Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d'oeil, vitquelque chose par terre, entre les jambes de son cheval; et il ramassa un porte-cigares tout borde de soie verte et blasonn6 k son milieu, comme la portiere d'un carrosse. €0 MADAME BOVARY II y a méme deux cigares dedans, dit-il, ce sera pour ce soir a pres diner. — Tu fumes done? demanda-t-elle. Quelquefois, quand Toccasion se présente. II mit sa trouvaille dans sa poche etfouetta le bidet. Quand ils arrivěrent chez eux, le diner n'etait point prét. Madame s'emporta. Nastasie répondit insolem- | ment. » Partezl ďit Emma. Cest semoquer, jevouschasse, II y avait pour diner de la soupe a 1'oignon, avec un morceau de veau á Toseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains d'un air heureux: — Cela fait plaisir de se retrouver chez soi! On entendait Nastasie qui pleurait. II aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu société pendant bien des soirs, dans les désceuvrements de son veuvage. Cétait sa premiere pratique, sa plus an-cienne connaissance du pays. — Est-ce que tu Tas rénvoyée pour tout de bon ? dit-il enfin. Oui. Qui m'en empéche? répondit-elle. Puis ils se chauíTěrent dans la cuisine, pendant qu'on apprétait leur chambre. Charles se mit a fumer. 11 fu-maiten avancant les lěvres, crachant á toute minute, sě reculant á chaque bouffee. — Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement. II déposa son cigare, et courut avaler k la pompe un verre d'eau froide. Emma saisissantle porte-cigares, le jeta vivement au fond de larmoire. La journee fut longue, le lendemain. Elle se proměna dans son jardinet, passant et revenant par les ménies allées, s'arretant devant les plates-barules, devant Tes-palier, devant le cure de plátre, considérantavec ébahis-sement tou tes ces choses d'autrefois qu'elle connaissait si bien. Comme le bal déjá lui semblait loin I Qui done écartait, á tant de distance, le matin d'ayant-hier et le 4 MADAME BOVARY 61 eoir d'aujourd'hui ? Son voyage a la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, k la maniere de ces grandes crevasses qu'un orage, en une seule nuit, creuse quel-1 quefois dans les montagnes. Elle se resigna pourtant; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqua ses souliers de satin, dont la semello s'etait jaunie k la cire glissante du parquet. Son coeut etait comme eux: au frottement de la richesse, il s'etait place dessus quelque chose qui ne s'eflacerait pas. Ce fut done une occupation pour Emma que le sou-\ venir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mer-credi, elle se disait en s'eveillant: ft Ah I il y a huit jours.,, il y a quinze jours... il y a trois semaines,j'y etais! » Et peu a peu, les physionomies se confondirent danssa memoire, elleoublia Tairdescontredanses, elle ne vit plus si nettement les livrees et les appartements ; quelques details s'en allerent, mais le regret luiresta. IX Souvent, lorsque Charles 6tait sorti, elle allait prendre dans l'armoire, entre les plis du linge oil elle 1 avait laisse, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, Touvrait, et mSme elle flairait Todeur de sa doublure, mSlee de verveine et de tabac. Aquiappartenait il?... Au Vicomte. C'etait peut-Stre un cadeau de sa maitresse. On avait brod6 cela sur quelque m6tier de palissandre, meuble mignon que Ton cachait a tons les yeux, qui avait occupe bien desheures etou s'etaient penchees les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d'araouravait passe parmi les mailles du canevas ; chaquecoup d'aiguille avait fixe la une es-peranee ou un souvenir, et tous ces fils de soie entre-Lac6s n'etaient que la continuity de la meme passion si-lencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, I'avaitemporte' 62 MADAME BOVARY 4 avec lui. De quoi avait-on parle, lorsqu'il restait sur lea cheminees a large chambranle. entreles vases dc ileurs et les pendules Pompadour? Elle etait k Tostes. Luit il 6tait a Paris, maintenant; la-has ! Comment etait ce Paris?Quel nom demesurel Ellesele r^petait a demi-voix,poursefaireplaisir; il sonnaita sesoreilles com me un bourdon de cathcdrale, il flamboyait a ses yeux jusque sur l'etiquetle de ses pots de pom made. La nuit, quand les mareyeurs. dans leurs charrettes, passaient sous ses fenetres encliantant la Marjolainey elle s'eveillait; et ecoutant le bruit des roues ferrees, qui, a la sortie du pays, s'amortissait vite sur la terre : — lis y seront demain! se disait-elle. Et elle les suivait dans sa penseje, montant et descendant les cdtes, traversant les villages, filant sur la grande route a la clarte des etoiles. Au bout d'une distance indeterminee, il se trouvait toujoursune place confuse ou expirait son reve. Elle s'achela un plan de Paris, et. du bout de son doigt, sur la carte, elle faisoit des courses dans la capi-tale. Elle remontail les boulevards, s'arrelant a chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carres blancs qui figurent les maisons. Lesyeux fatigues a la fin, elle fcrmait srs paupieres, et Hie voyait dans les lenebrr* se tordre au vent des bees de gaz, avec des marchepieds de caleches, qui se deployaient k grand fracas devant le peristyle des theatres. . , Elles'abonna kla Corbeillc, journal des femmes,et au Sjjlphedessalons. Elledevorait, sansen rien passer, tou« les comptes rendus de premieres representations, d«> courses et de soirees, s'intercssait au debut d'une chan fc ■ ■ teuse,a Touverture d'un magasin. Elle savait les modes nouvelles, Tadresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d'Opera. Elle etudia, dans Eugene Sue, des descriptions dameublements : elle hit Balzac et George Sand | cherchant des assouvissements imagiuairespour se* p ■ » r • \ 4 a • r t M MADAME AiOVArtlf 63 ■ convoitises personneUes. A table méme, elle apportail son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles ma ngeá i ten lui pa rlan t. Le souvenir duVicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissait des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu á peu s'elargit autour de lui, et cette aureole qu'il avait, s'ecartant de sa figure, s'etala plus au loin, pour i llu miner ďautres réves, ,f' *" Paris, plus vaste que TOcéan, miroitait done aux yeux d'Emma dans une atmosphere vermeille. La vie nombreuse qui s'agitaiten ce tumulte y était cependant divisee par parties, classée en tableaux distincts. Emma n'en apercevait que deux ou trois qui lui caqhaient tous les autres et représentaient á eux seuls 1'humanile complete. Le rnonde des ambassadeursmarchait surdes parquets luisants, dans des salons lambrissés de mi-roirs, autour de tables ovales couvertes ďun tapis de velours á crépines dor. II y avail la des robes á queue, de grands mystěres, des angoisses dissimulées sous des sourires. Venait ensuite la societě des duchesses; on y était pále; on se levait á quatre heures; les femmes, pauvres anges ! pórtaient du point ďAngleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer á Bade la saison ďété, et, vers la quaranlaiue enfin, épousaient des héritiěres. Dans les cabinets de restaurant oů Ton šoupe aprěs mi-Quit riait, á la clarté des bougies, la foule bigarrée des gens de lettreset des actrices. llsétaient, ceux-lá, pro-digues comme des rois, pleins ďambitions idéalesetde délires fantastiques. Cétait une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place precise etoomme n'existant pas. Plus les choscs, d ailleurs, étaient voisiues, plus sa pensée 64 MADAME BOVARY sen détournait.Toutcequi ľentourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbeciles, mé» diocutéde ľexistence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier oú elle se trouvait prise, tandis qu'au delá s'étendait á perte de vue ľim-mense pays des félicités et des passions. Elle confon-dait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du coeur, ľélégance des habitudes et les délica-tesses du sentiment. Ne fallait-il pas ä ľamour, comme aux plantes indienues, des terrains prepares, une temperature particuliére? Les soupirs au clair de lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu'on abandonne, toutes les iiévres de la chair et les langueurs de la tendresse ne se séparaient done pas du balcon des grands chateaux qui sont pleins de loisirs, ďun boudoir á stores de soie avec un tapis bien épais, des jardinieres remplies, un 111 monté sur une estráde, ni du scintillement des pierres précieuses et des aiguil-iettes de la livrée. i Le gargon de la poste, qui, c ha que matin, venait pan-ser la jument, traversal t le corridor avec ses gros sabots; sa blouse avait des trous, ses pieds étaient nus dans deschaussons. G'était lá le groom enculoltecourte dontil fallait se con tenter! Quand son ouvrageétait fini, il ne revenait plus de la journée; car Charles, en ren-trant, mettait lui-méme son cheval á ľécurie, retirait la selle e t passait le licou, pendant que la bonne appor-tait une botte de paille et la jetait, comme elle le pou-v ait, dans la mangeoire. Pour remplacer Nastasie (qui enfln partit de Tosles, en versant des ruisseaux de larmes), Emma prit á son service unejeune fille dequatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les bonnets de ooton, lui apprit qu'il fallait vous parler á la troisiéme personne, apporter un verre d*eau dans une assiette, frapper aux portes avant d'entrer, et á repasser, á em- i MADAME BOVARY ' &h pcser, aThabiller, voulut en faire safemmedechambre< La riouvelle bonne obeissaitsans muramre pour n*£tn point renvoyie; et, comme Madame, d'habitude, lais-sait la clef au buffet, Felicite, chaque soir, prenait une petite provision de sucre qu'elle mangeait touto seule, dans son lit, apris avoir fait sa pri&re. L'apres-midi, quelquefois/elle allait causer en face avec les postilions. Madame se tenait en haut, dans son appartement. Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir, entre les revers k chide du corsage, une chemisette plissee avec trois boutonsd'or. Sa ceinture itait une cordeli&re k gros glands, et ses petites pan-toufles de couleur grenat avaientune toufle de rubans larges, qui s'etalait sur le cou-de-pied. Elle s'etait achete un buvard, une papeterie, un porte-plumeet desenve-loppes, quoiqu'elle n'eut personne k qui ecrire; elle ipoussetait son etagere, se regardait dans la glace, prenait un livre, puis, rivant entre les lignes, le laissait tomber sur ses genoux. Elle avait envie de faire dea voyages ou de retourner vivre k son couvent. Elle sou-haitait k la fois inourir et habiter Paris, ' Charles, k la neige, k la pluie, chevauchait par les chemins de traverse. II mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet ti&de des saignees,ecoutait des riles, examinait des cuvettes, retroussait bien du linge Bale; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flam bant, la table servie, des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, k ne savoir rneme d'ou venait cette odeur, ou si ce ii'ctait pas sa peau qui parfumait sa chemise. Elle le charmait par quantite de delicatesses; c'etail tantdt ujie maniere nouvelle de fagonner pour les bougies des'bob&ches de papier, un volant qu'elle changeait I sa robe, ou le nom exfc nor inaire d un mets bien sim^ 6. 66 " MADAME BOVABY pie, et que la bonne avail manque, mais que Charles, jusqu'au bout, avalait avec plaisir. Elle vit k Rouen des dames qui portaient a leur montre un paquet de breloques; elle acheta des breloques. Elle vouUit sur sa cheminee deux grands vases de verrebleu, et; quelque temps apr&s, un necessaire d'ivoire, avec un de de vermeil. Moins Charles cornprenait ces elegances, plusil en subissaitla seduction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et k la douceur de son foyer. C'etait comme une poussiere d'or qui sablait tout du long le petit sen tier de. sa vie. II se portait bien, il avait bonne mine ; sa reputation 6tait etablie tout k fait. Les campagnards le cherissaient parce qu'il n'etait pas fier. II caressafit les enfants, n'en-trait jamais au cabaret, et, d'ailleurs, inspirait de la confiance par sa moralite. II reussissait particuliere-ment dans lescatarrhes et maladies de poitrine. Crai-gnant beaucoup de tuer son monde, Charles, en eflet, n'ordonnait guere que des potions caiman tes, de temps a autre de l'emetique, un bain de pifeds ou des sangsues. Ce n'est pas que la chirurgie lui fit peur ; il yous sai-gnait les gens largement, comme des chevaux, et il avait pour l'extraction des dents une poigne cCenfer. Enfin, pour seteniraucourant, ilpritun abonnement k la Ruche midicale, journal nouveau dont il avait regu le prospectus. II en lisait un peu apris son diner, mais la chaleur de 1'appartement, jointe a la digestion, fai-sait qu'au bout de cinq minutes il s'endormait; et il restait lkt le men ton sur ses deux mains, et les cheveu* stales comme une criniere jusqu'au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant les epaules. Que n'avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d'ar-deurs taciturnes qui travaillent la nuit dans des livres, et portent en fin, k soixante ans, quand vient T&ge des rhumatismes, une brochette en croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de Bovary r I S"3tl~A*v T +.<"■'-' *} J* vv- >''■' '-:X • :- ■ *.••'" . . • 33 V r '■ /• '".„*■' '>'" f •• • T; ► -V" - UJ ' - » ■ MADAME BOVAKY 67 1- qui 6tait le sien, füt illustre, le voir 6tal6 chez des Ii* braires, r6p£t6 dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles n'avait point d'ambition I Un m6-decin d'Yvetot, avec qui dernierement il s'etait trouv6 en consultation, l'avait humilie quelque peu, au lit mÄme du malade, devanI les parents assembles. Quand Charles lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma s'emporta bien haut contre le confrere. Charles en fut attendri. 11 la baisa au front avec une lärme. Mais elle etait exasperee de honte, elle avait envie de le battre, elle alia dans le corridor ouvrir la fenätre et huma Fair frais pour se calmer. — Quel pauvre homme 1 quel pauvre homme I disait el le tout bas, en se mordant les l&vres. Elle se sentait, d'ailleurs, plus irritee de lui. II pre-nait, avec Tage, des allures epaisses; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides; il se passait,, apris manger, la langue sur les dents; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussementä chaque gorgäe, et, comme il commengait d'engraisser, ses yeux, dejä pe-tits, semblaient remonter vers les tempes parlabouf-fissure de ses pomrnettes. Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait ä l'ecart les gants deteints qu'il se disposalt a passer; et ce n'etait pas, comme il croyait, pour lui; c'etait pour elle-meme, par expansion d'egoisme, aga-cement nerveux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu'elle avait lues, comme d'un passage de ro-man, d'une pi&ce nouvelle ou de Tanecdote du grand monde que Ton racontait dans le feuilieton; car, enfin, Charles etait quelqu'un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prate. Elle faisait bien des confidences k sa levrette! Elle en eüt fait aux buches d© la cheminee et au balancier de la pendule. Au fond de son äme, dependant, elle attendait un 6v6- r I 68 MADAME BOVARY Dement. Commeles matelotsen detresse,ellepromenait sur la solitude de sa vie des yeux desesperes, cherchan' a a loin quelque voile blanche dans les brumes de Tho-rizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu'a eile, vers quel rivage il la niene-rait, s'iletait chaloupe ou Yaisseau a troispouts, charge d'angoisses ou plein de felicites jusqu'aux sabords, Mais, chaque matin, a son reveil, elle Tesperait pour la journee, et elle ecoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s'etonnait qu'il ne vint pas; puis au coucher du soleil, toujours plus triste, desirait e* tre au lendemain. Le printemps reparut. Elle eut des 6touffements aux premieres chaleurs, quand les poiriers fleurirent. Des le commencement de juillet, elle compta sur sea doigtscombien desemaines lui restaientpour arriver au mois d'octobre, pensantque temarquisd'Andervilliers, peut-^tre, donnerait encore 1in bal ä la Vaubyessard. Mais tc-ut septembre s'ecoula sans lettres, ni visiles. Apres l'ennui de cette deception, son coeur, de nou-veau, resta vide, et alors la serie des mömes journee» recommenga. Elles allaient done maintenant se suivre ainsi ä la file toujours pareilles, innombrables, et n'apportant rieh l Les autres existences, si plates qu'elles fussent, avaient du moins la chance dun evenement. Une aventure amenait parfois des peripeties ä l'infini, et le decor changeait. Mais, pour elle, rien n'arrivait, Dieu Tavait voulu! L'avenir etait un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermee. Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer? qui rentendrait? Puisqu'elie ne pourrait jamais, en robe de velours a manches courtes, sur un piano d'ßrard, dans un concert, battant de ses doigts legers les touches divoire, sentir, comme une brise, circuler autour d'elle un murmure d'extase, ce n'etait pas la peine de s'en-nuyer ä etudier. Elle laissa dans Tarmoire ses cartons MADAME BOVARY ttt ■ a dessin et la tapisserie. A quol bon ? a quoi bon ? La couture Tirritait. — J'ai tout lu, se disait-elle. Et elle restait k faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber. Comme elleelaittriste,ledimanche,quandonsonnait les vepres! Elle ecoutait, dans un hebetement attentif, tinter un a un les coups ffiles de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pales du soleii. Le vent, sur la grande route, soufflait des trainees de poussiere. Au loin, parfois, un chien hurlait: et la cloche, k temps egaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne. Cependant on sortait de I'eglise. Les femmes en sabots cir6s, les paysans en blouse neuve, les petits en-fants qui sautillaient nu-tete devant eux, tout ren trait chez soi. Et jusqu'4 la nuit, cinq ou six hommes, tou-jours les memes, restaient k jouer au bouchon, devant la grande porte de l'auberge. L'hiver fut froid. Lescarreaux,chaque matin, «'taient charges de givre, et la lumiere, blanchatre k travers eux, comme par des Yerres depolis, quelquefois ne variait pas de la journee. Des quatre he u res du soir, il fallait allumer la lampe. Les jours qu'il faisait beau, elle descendait dans le jardin. Larosee avait laiss6 sur leschoux des guipures dargent avec de longs Ills Hairs qui s'etendaient d« I'un a l'autre. On n'entendait pas doiseaux, tout sem-blait dormir, J'espalier couvert de paille et .la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, ou Ton voyait, en s'approchant, se trainer des do-portes a pattes nombreuses. Dans les sapinettes, pres de la haie, le cure en tricorne qui lisait son breViaire avait perdu le pied droit, et meme leplatre, s'eeaillant k la gelee, avait fait des gales blanches sur sa figure. Puis elle remontait, fermait la porte, eta la it les char- 70 ■ MADAME BOVARY bons, ct, defaillant k la chaleur du foyer, sentait I'ennui pluslourdquiretombait sur elle. Elle serai tbiendescen-due causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait. Tous les jours, k la me4me fyeure, le maitre d'ecole, en bonnet de sole noire, ouvrait les auvents de sa rnaison, et le garde champStre passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire k la mare. De temps a autre, la porte d'un cabaret faisait tinter sa sounette, et, quand il y avail du vent, Ton entendait grincer sur les deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient d'enseigne a sa boutique. Kile avait pour decoration une vieille gra-vure de modes collee centre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux etaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arretee, de son avenir perdu, et, revant quelque boutique dans une grande ville, comme k Rouen, par exemple, sur le port, pres du theatre, il restait toute lajourn6e&se promener en long, depuis la mairie jusqu'a l'eglise, sombre, et attendant la clientele. Lors-que madarne Bovary levait lesyeux, elle le voyait tou-jours la, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur Toreille et sa veste de lasting. Dans rapres-midi,quelquefois,uneteHed'hommeap- \ paraissait derriere les vitres de la salle, tete ha lee, a fa-voris noirs, et qui souriait lentement d'un large sourire doux a dents blanches. Une valse aussi lot commengait,' et, sur l'orgue, dans un petit salon, des.danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en calotte ccmrte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapes, les consoles, se rep6tant dans les morceaux de miroir que raccordait a leurs angles un tilet de papier dord. L'homme faisait aller sa manivelle, regardant a droite, a gauche et vers les fenetres. De temps k autre. MADAME BOVARY , 71 tout en lancant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure hi i fatiguait 1'épaule ; et, tantót dolente et trainarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la. boite s'echappait en bourdonnant á travers un rideau de taffetas rose, sous une griffe de cuivre en arabesque. Cétaient des airs que l'onjouait ailleurs, sur les theatres, que Ton chantait dans les salons, que Ton dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu'a Emma. Des sarabandes á nen plus finir se déroulaient dans sa tétc, et, comme une bayadere sur les fleurs d'un tapis, sa pensée bondissait -avec les notes, sebalancait de réveen réve, de tristesse en tristesse. Quand I'homme avait recu Taumóne dans sa casquette, il rabattait une vieille couverturede laiue bleue, passait son orgue sur son dosets'eloignaitd'un pas lourd. Elle le regardait partir. , Mais c'etait surtout aux heures des repas qu'elle n'en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poéle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les payés hum ides ; toute l'amertumede I'existence lui semblait servie sur son assiette, et, á la fumée du bouilli, il montait du^fond de son áme comme d'antres houfrees d'affadissement. Charles était long a manger; elle grignota-t quelques noisettes, ou bien,appuyée du coude, s'amusait, avec la pointe de son couteau, á faire des raies sur la toile cirée. Elle laissait maintenant tout aller dans son menage, et madame Bovary mere, lorsqu'elle vin tpasser á Tostes une partie du caréme, s'etonna fortde ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et delicate, elle restait á present des journées entiěres sans s'habiiler, portait des bas de coton gris, s'eclairait á la chandelle. Ellerepetaitqu'ilfallait économiser, puisqu'ils n'etaienl pas riches, ajoutant qu'elle était trěs con ten te. trěs heu-reuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres dis- 72 MADAME BOVARY coursnouveauxquifermaient la bouche ä la belle-mere. Du reste, Emma ne semblait plus disposee ä suivre ses conseils ; une fois mäme, madame Bovary s etant avisee de pretendre que les maitres devaient surveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait repondu d'un ceil si colere et avec un sourire tellement froid, que la bonne femme ne s'y frotta plus. x EmmadeYenaitdifficile,capricieuse. Ellesecomman dait des plats pour elle, n'y touchait point, un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de theä la douzaine. Souvent, eile s'obstinait änepassor-tir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenelres, s'habillait enrobe legere.Lorsqu'elle avait bienrudoyesaservante, elle lui faisait des cadeaux ou l'envoyait se promener chez les voisines, de meme qu'elle jetait parfois aux pauvres toutes les pieces blanches de sa bourse, quoi-qu'elle ne füt gucre tendre cependant, ni facilement accessible al'emotiond'autruijComme la plupartdes gens issus de campagnards, qui gardent toujours ä Tame quelque chose de la callosite des mains paternelles. Vers la fin de fevrier, le pere Rouault, en souvenir de •a guerison, apporta lui-meme ä son gendreune dinde süperbe, et il rest^jtrois jours k Tostes. Charles etant ä ses malades, Emma lui tint compagnie. II fuma dans la chambre, crachasurleschenets, causa culture, veaux. Yaches, volailles et conseil municipal; si bien quelle referma la porte,quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit elle-meme. D'ailleurs, elle ne cachait plus son mepris pour rien, nipour personne; et elle se mettait quelquefois ä exprimer des opinions singulieres, blämant ce quel'on approuvait, et approu-vant deschoses perverses ou immorales: ce qui faisait ouvrir de grands yeux ä son mari. Est-ce que cette misere durerait toujours? est-ce qu'elle n'en sortirait pas? Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient heureuses 1 Elle avait vu de» MADAME nOVARY 73 I duchesses a la Vaubyrpsard qui avaient la taille plus lourde et les fagons plus communes, et elle execrait TinjusLice de Dieu; elle s'appuyait la lite aux mura pour pleurer; elle enviaitles existences tumultueuses, les nuits masquees, les insolents plaisirs avec tous *ies iperdumeuts qu'elle ne connaissait pas et quila devaient dormer. Ellepalissait et avaitdesbattements de cceur. Charles lui administra de la valeriane et des bains de camphre Tout ce que Ton essayait semblait Tirriter davantage En de certains jours, elle bavardait avec une abon-dance febrile; a ces exaltations succedaient tout a coup des torpeurs ou ellerestait sans parler, sans bouger. Ce qui la ranimait alors, c'etait de se repandre sur les bras un flacon d'eau de Cologne. Comme elle se plaignait deTostescmitinuellement, Charles imagina que la cause de sa maladie etait sans doute dansquelqueinfluence locale, et s'arretant acette idee, il songea serieusement a aller s'etablir ailleurs. Des lors, elle but du vinaigre pour se faire rnaigrir, contracta une petite toux siche et perdit completement 1'appetit. v II encoutait a Charlesd'abandonnerTostes,apresqua-tre ansde sejour et au moment ou il commencail a &y poser. S'il le fallait, cependant I II la conduisit a Rouen voir son ancien maitre. C'itait une maladie nerveuse; on devait la changer d'air. Apris s'etre tourni de coti et d'autre, Charles apprit -qu'il y avail, dans Tarrondissement de Neufcha4 iel, un fort bourg nomme Yonville-1'Abbaye, dont lo midecin, qui etait un rifugie polonais, venait de de-camper la semaine precedente. Alors il ecrivit au phar-macien de 1'endroit pour savoir quel etait le chiffre de la population, la distance ou se trouvait le confrere le plus voisin, combien par a mice gagnait son prcde-cesseur, etc.; et, les reponses ayant etc salisfaisan!.esa 74 MADAME BOVART ■ il se resolut a demenager \ers le printernps. si la sanf6 Emma ne s'ameliorait pas. Un jour qu'en prevision de son depart eile faisait des rangements dans un tiroir, ellese piqua les doigts a queique chose. C'etait un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutons d'oranger etaient jaunes de poussiere, et ies rubans de satin, ä lisere d'argent,s'effilo-quaientparlebord. Ellele jeta dansle feu. Ils'enflamma plus vite qu'une paille seche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur ies cendres, et qui se rongeait len-tement. Eile le regarda bruler^ Les petites baies de carton eclataient, les fils d'archal se tordaientt iegalonse fondait; ct les corolles de papier, racornies, se baian-cant le long de la plaque comme des papillons noirs, enfin s'envolerent par la cheminee. Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovarv etait enceinte.