F.-L, GELAKOVSKÝ (1799-1852) Celakovsk^, FraRCois-Ladislas(prcn. Tchelakovsky), fut d'abord precep-teur dans plusieurs families nobles de Bohfime, redaeteur de plusieurs journaux, professeur de langues slaves a l'Universite de Breslau (1841), puis a l'Universite de Prague (1849). Avec Jan Kollar, Celakovsky est le f ondateur de la poesie tcheque moderne. Partisan des theories de Herder sur la poesie populaire,il se consacra des sa jeunesse a l'etude de la poesie populaire slave et publia,de 1822 a 1827,trois volumes de Chants populaires slaves suivis d'un recueil de Chants liihuaniens et d'un beau recueil de 15.000 proverbes et dictons populaires : La Philosophic du peuple slave en, proverbes9 disposes d'apres la methode comparative (1852), reed, en 1893 et en 1910. Dans les chants populaires, Celakovsk^ trouva une source limpide d'inspiration poetique: VEcho des Chants russes (1829) etVEcho des Chants icMques (1859) sont des chefs-d'oeuvre et donnent, avec un art tres sur, Tessence meme de la psychologic des deux peuples. Parmi les autres oeuvresde Celakovsk#,citons encore: La Rose aux cent fentiles (1840), recueil de poesies etun grand nombre d'epigrammes, genre ou il excellait, ainsi qu'une volumineuse correspondance, tres importante pour la connaissance de son 6poque, publieepar les soins de FAcademie tcheque, par Fr. Blby\ TOMAN ET LA FEE La veille de la Saint-Jean, sa sceur dit a Toman : « Ou veux-tu aller cher frere a cette heure, si tard dans la soiree, sur ton cneval bien selle, si joliment attife 7« » * m F.-L. ČELAKOVSKÝ i « II faut que j'aille á Podhájí chez le forestier, voir ma mie, une inquietude soudaine m'a saisi. Attends-moi, á 1'aube je reviens. Passe-moi, petite soeur, passe-moi une chemise toute neuve en toile fine, et ma vestě couleur de rose. » Une étincelle jaillit sous le pas du cheval. La soeur appelle encore son frěre : « Ecoute mon conseil, mon petit Toman, ne traverse pas le hois de chénes. Fais plutót le détour du cóté de Svatá Hora i que je n'aie pas á te pleurer, fais le détour par les champs ■ pour que mon ccsur n'ait pas de chagrin. Toman n'a pas passé par le bois de chénes, il a pris le hon chemin. til A Podhájí, chez le forestier, á la maison nouvelle, partóut des bougies ; la chambre est pleine d'invites, la chambre est pleine de causeries. f Toman, en proie á la tristesso, de son cheval regarde les fenětres : la jeune fille, toute amoureuse sourit á son fiancé ; le pere négocie le mariage, la mere s'occupe du ménage. Ils buvaient, mangeaient, se régalaient, á merveille ils s'entendaient, et peřsonne ne prenait garde que, dehors, un cheval hennit, qu'un jeune homme soupira. ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHEQUE Seule, la jenne promise tout d'un coup dsvint tonte roug*e : sa conscience enfin s'eveille, eile parle tout bas ä sa sceur cadette. La sceurette se leve de table ♦ et rapidement, sort devant la porte : « Ton amie, mon pauvre Toman, te dit adieu ä jamais, . eile sera la femme d'un autre. On t'a assez vu che ä present, nous avons d'autres invites, cherche ton bonheur ailleurs. » Toman tour na son cheval, s'elanca dans les vast es champs, serra les dents, fronca les sourcils ; Tout s'assombrit autour de lui. Ge fut minuit, la lune se coucha. G 'est ä peine si le cavalier put trouver la route Tantot g'alopant et tantdt d'un pas trainant il approchait du hois de chenes. « Toutes les belles petites etoiles ont lui ä travers les tenebres, pourauoi vous, rn.es jeunes annees, etes-vous ensevelies sons les tenebres? » i- II galope, il galope ä travers le bois de chenes les feuilles bruissent au-dessus de sa tete, une froide bise souffle du fond de la nuit, le hibou hulule dans la vallee ; !Le cheval fait briller son ceil, 1 le cheval dresse ses oreilles. Tiens ! Soudain, ä travers la broussaille, un cerf s'elance de la clairiere, F.-L. CELAKOVSKY sur le cerf, jupe retroussée, galope une fée des foréts ; sa robe est á demi-verte, á demi-noire de sa chevelure et sur son petit chapeau brille un rub an fait de lucioles Trois fois, vite comme une fleche elle a fait le tour du cheval, puis, a cote de Toman, elle se met a son pas d'une course onduleuse « Beau garcon, ne pleure pas tant, jette ta peine dans le vent. L'une a pu te trahir, une autre vaudra cent fois mieux. Beau garcon, ne pleure pas tant, jette ta peine dans le vent. » Ainsi doucement chantait, aux yeux le regardait, la fée des foréts, montée á cerf. Toman sent un changement dans son coeur. lis galopent, ils galopent ensemble sur la tendre mousse dans la vallee, Toman et la fee, cote a cote, elle egale son pas d'une course onduleuse « Beau garcon, penche-toi, penche-toi, en avant, en avant cours avec moi. Si tu trouves mes joues roses, je puis t'offrir mille plaisirs, Penche-toi, beau garcon, penche-toi, en avant, touiours, cours avec moi. a Comme la fee ainsi chantait, elle pressait la main de Toman. 10 ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHĚQUE TJn flot de volupté traversa tout le corps de Toman. lis galopent, ils galopent toujours, le long de la riviere, le long des rochers, la fée, cóte á cote avec Toman, égale son pas d'une course onduleuse : « Beau gargon, tu m'appartiens ! Viens chez moi, ó viens, ó viens ! Dans ma maison qui est sous terre jamais tu ne voudras revoir la lumiěre. Beau gargon, tu m'apppa^tiens. Viens chez moi, ó viens, ó viens ! » Comme la fee ainsi chantait, elle embrassait le cavalier et sur les lěvres le baisait. * * Le cceur de Toman exulte de joie, il láche bride, tombe du cheval sous les rochers, au fond du val. Le soleil s'est levé au-dessus de la montagne. Le cbeval rentre dans la cour, tristement il piaffe, il hennit, annongant la mauvaise nouvelle. La sceurette coux*t á la fenétre et lěve les bras au ciel : « O mon frěre, cber petit frěre, ■ oil as-tu done perdu la vie ? » (Echo des chansons (cheques.) KAREL HYNEK MACHA (1810-1830) Au milieu de l'idylle putriotique cle la poesie tchéque renaissante, le jeune aut eur du poéme Mai apparaít comme im étranger. Ce jeune étudiant eu droit, issu ďune famille ďouvriers, mort prématurément, est le premier génie poétiquc de la Renaissance tchéque. Bien que suhissítnl Tinfluence de Byron, Mácha (pron. M&c*ha) a montré une hardiesse d*idées, une ardeur de passion et une maítrise de forme inconnues jusqu'alors dans la poesie tchéque. II s'attaqua aux plus inquiétants problémes métaphysiques et il sut dire son dósespoir, son horreur du néant et le désir inassouvi de son amour avec une intensitě surprenante. Incompris par ses contemporains, il fut salué comme un grand précurseur par les generations futures. II a vécu troppeu pour pouvoir donner sa pleine mesuro; néanmoins, ses poésies lyriques, ses essais de roman (Les Tziganes) et de nouvelle (Mariette) ainsi quc.des fragments inachevéi témoignent de son génie. Au point de vue de langue. Mci est une merveille de douceur musicale. ■ i- 0 % MONOLOGUE DU CONDAMNÉ (Fragment) t * * « Quelle longue nuit, quelle longue nuit, Une nuit plus longue m'attend... Va-ťen, pense© ! » Et 1'eífroi Triomphe de la pensée. Silence profond. La goutte qui tombe Par son bruit, de nou ve au, rnefn:re le temps. « Une nuit plus sombre I... Ici, au sein de la nuit, le clair de lune, le scintillement des étoiles se glisse, lá-bas, rien que 1'ombre deserte. Aucune lueur, aucune, aucune, 12 ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHEQUE La nuit noire seule y demeure. Tout est uni la-bas, point de division Tout est sans fin, point de moments La nuit ne finit pas, le jour ne se lěve pas, Le temps ne passe point. La-bas, aucun but, aucun, aucun Sans fin toujours, toujours sans fin L'eternite me i*egarde. La-bas, rien que le vide, au-dessus de moi, autour de moi, au-dessous de moi il n'y a que le vide, Silence sans fin, aucune voix Espace sans fin, et nuit, et temps... Cest le réve mortifiant I'esprit C'est ce qui s'appelle « rien » i Et avant que le jour prochain se termine, Je serai introduit dans ce virio, «a j. xiae neant... » (Mai.) m L'age de mon enfance, La fureur des temps l'a emporte au loin, Son ombre est lointaine, telle nne ombre def unte, Telle l'image des villes blanches surmergees au sein Telle la derniere pens§e des trepasses Tel leur nom, tel le bruit des batailles antiq Telle l'aurore boreale, sa lumiere eteinte, Le ton d'une barpe brisee, le son d'une corde cassee, Les fastes d'un siecle evanoui, la lueur d-une etoile morte, La course d'un feufollet eteint.la voix d'une cloche fondue, Le chant d 'un cygne mort, le paradis perdu de j .hmKianit6 , enfance Mais le temps present De mon adolescence est ce qu'est ce poerne, mai, Comme un soir de mai au sein des rochers deserts, rire léger au visage, peine prof onde au cceur. KA11ĽL HYNEK MÁCH A 13 V0is-tu le pélerin qui par le vaste pre Se hate vers son but, avant que le soleil n e meure? Ton regard ne le reverra plus Dés qu'il aura disparu derriére ce rocher ä ľhorizon. Jamais, oh jamais ! G'est ma vie ä venir. Qui consolera jamais un tel cceur? L'amour est sans fin ! Mon amour est décu ! G'est Theure tardive, le premier mai, Un soir de mai, le temps d'aimer. A ľamour invite le chant de la tourterelle : Hynek, Guillaume ! ! Jarmila ! ! ! (Mai.) SONNET Voici Mai I Homme aux douleurs proiondes, pourquoi ton visage est-il encore si pais ? Va-t'en dans la nature ! L,es rayons dores du soleil Rendront les roses a tes joues et le calme a ton front ! je sors sous le soleil. Sur les pres fleuris Vers 1© couchant sa lueur resplendit Et mon pále visage rougit dans ses rayons CSomme s 'il était orné de roses nouvelles- IVl'affaissant dans la poussiere, je tends mes bras vers le solei) Le bruit des pins, le chant du rossignol portent vers lui les pleurs de mon desir. II me semble déjä que mes tourments von t finir, Le soleil se couche. Tout se voile de téněbres grises et mon visage est livide comme toujours. (Poěmes.) 130 ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHÉQUE si je levais mon marteau, si j'ouvrais mes yeux étincelants sous le soleil de Dieu? LE MAITRE D'ÉCOLE HALFAR Le maitre ďécole Halfar était un bon, joli garcon de caractére cälme, mais il avait un bien vilain défaut : ä Téšín il parlait tcnéque jusque devant 1'inspecteur du district. Et lorsqu'un maitre d'ecole se laisse ainsi aller II est, vois-tu, dans le catechisme, des pecb.es qui ne seront jamais pardonnes. Les ans s'ecoulent, les cheveux s'eclaircissent comme les feuilles a 1'approche de 1 'automne. Halfar demeure toujours suppleant. Point de place pour Halfar. One musique saut ill ante resonne dans le cabaret : La promise d'Halfar vient d 'engager sa foi dans la chapelle : Pour quo i attendrait-elle des ans et des annees ? Viennent ces messieurs, 1'autorite : L'école sera polonaise. Le bourgmestre reste indolent, mais le rebelle Halfar ens eigne comme le lui or donne la loi de Dieu. L'instituteur, sans un sourire, sans une pensee erre, silencieux, par les sentiers. II est seul a table, la nuit, au cabaret, il regarde a terre, il s'applique a boire* PETR BEZRUČ 131 Tandis que 1'Angélus tinte au village, dans la tiédeur du soir, une jeune fille se prócipite dans le crépuscule de la chambre : « !L'instituteur est pendu au pommier I » On l'a enterré dans le coin du cimetiěre, sans larmes, sans priěres, comme il est d'usage pour les ámes pécheresses. Et c'est ainsi qu'Haifar a obtenu une place. LA FÉTE DE PALACKÝ J'ai vu une grande féte nationale. (Mon pays est sombre, desert, silencieux.) J'ai vu la metropole des villes t cheques. J'ai vu un homme ä la cnaine ď or devant lequel les banniěres s'inclinaient. (Devant le juif de Polska et devant le garde forestier le bourgmestre de mon village s'inclinait demandant du pain et des fagots pour les enfants des mineurs.) J'ai vu des drapeaux agités par le vent, j'ai vu la ville pavoisée, ornée de verdure et de velours, j'ai entendu des oris de joie, par milliers, retentir ve^s le ciel. ■ * (Qu'est-ce que c'est? J'entends les sanglots des orpbelins quand, soudain, ľeau noie les puits, quand, dans le cabaret juif, une bagarre sanglante éclate.) J'ai vu des vierges dans le cortege (il n'y a pas de vierges chez nous — dans le village il y a le juif et le forestier — et de quoi done vivre?) Au milieu de cet enthousiasme, j e me tenais, sans mot dire... Au milieu de cette beautě, devant mes yeux passa mon silencieux village des montagnes des Bezkydes ou j'ai vécu jadis, oú j'ai grandi... J'ai vu comme ils nous étranglent pres de Těšín, les juif s et les comtes, descendants ďillustres families et Son Altesse le due de 1'Empire. 132 ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHEQUE ■ Devant mes yeux mon village passait ou, depuis des annees, les Tcheques ont cesse de vivre, ou 1'ecole est germanisee et l'eglise polonisee. Voila pourquoi je me taisais a cette fete, Tcheque issu du dernier village au pied des Bezkydes oil Ton a tue, ou 1'on a etrangle ma nation, _ les juifs, les comtes, descendants d'illustres families et Son Altesse le due de l'Empire. Cbantez, soyez gais, jubilez ! Le grand homme a vecu, il vous a reveilles Et la-bas, au nord, au pied des Bezkydes mon village tcheque a cesse de vivre 1 MARYGKA MAGDONOVA ■ Le vieux Mag don revenait d'Ostrava : il s'arreta, le soir, a l'auberge de Bartov ■ et, le crane fendu, tomba dans le fosse. Marycka Magdonova pleura. Un wagonnet charge de charbon se renversa sur le rail ; la veuve de Magdon y expira, ecrasee. Cinq orphelins sanglotaient a Stare Hamry : Qui prendra soin d'eux, qui leur donnera du pain? Seras-tu pour eux un pere, seras-tu pour eux une mere? ■ Gelui qui a des mines, crois-tu qu'il ait, comme toi, un cceur, Marycka Magdonova ? Les forets du marquis Gero s'etendent a l'infini. Quand les peres ont et6 tues dans ses mines, les orphelins peuvent-ils prendre une brassee de bois, qu'en penses-tu, Marycka Magdonova? Marycka, il gele et il n'y a pas de quoi manger.., Le montagne, la montagne, e'est tout plein de bois... Le bourgmestre Hochfelder t'a vu en ramasser, doit-il se taire, Marycka Magdonova? Quel est ce fiance que tu as choisi ? PETR BEZRUČ ' . li Baionnett© au fusil, chapeau orné de plumes, front rude, il ťe,mměne á Frýdek... Iras-tu avec lui, Maryčka Magdónova ? Est-ce 1'attitude ďune fiancee? La téte penchée, le tablier pressé sur tes yeux, tes larmes coulent, aměres et brúlantes, sur tes joues... Qu'as-tu done, Maryčka Magdónova ? ř Les gros bourgeois, les dames de Frýdek vont, mécbamment, se moquer de toi, le juif Hochfelder ťapercevra de son vestibule. Qu'en dis-tu, Maryčka Magdónova? Dans la chaumiěre glacée, lá-bas, les oisillons sont reste qui prendra soin ďeux, qui leur donnera á manger? Le maitre ne se soucie pas des misérables. Quelle voix a retenti dans ton ccaur, pendant que tu cheminais, Maryčka Magdónova? Le long du chemin, Maryčka, les rochers sont á pic, et, en bas, 1'Ostravice, écumante, sauvage, bouillonne et court vers Frýdek. LFentends-tu, comprends-tu son langage, fillette des montagnes? Un saut á gauche, tout est fini, fini. Tes cheveux noirs se sont acerochés au rocher tes mains blanches se sont teintes de sang. Adieu, Maryčka Magdónova ! Dans le cimetiěre de Staré Hamry, sans croix ni fleurs, des tombes se blottissent pres du mur : lá reposent des suicides, des gens sans foi. Lá repose Maryčka Magdónova. HIDEUX FANTOME •m Fi done ! Quel hideux fantome ! Voilá ce que diront les édiles de la ville ďor. Voilá ce que díra 1'eminent chef de la nation. \ ■ / ANTHOLOGIE DE LA POÉSIE TCHÉQUE Les dames patriotes secoueront leurs petites tetes Et Rothschild et Gutmann et le Comte Sonovsky, Wilczek (1) Et le Serenissime Sire, le marquis G-ero (2) Diront la meme chose, lorsqu'ils m'auront vu me lever X)e la masse de soixante-dix mille. Que de coups de fouet! Tels les hauts-fourneaux de Vitkovice mes yeux flam-boyaient, XJn manteau sanglant pendait ä mes épaules. Sur 1 'une, je portais l'école allemande; Sur l'autre, je portais ľéglise polonaise. Dans ma lourde droite je serrais un marteau (un bloc de houille m'avait enlevé ma main gauche, la flamme m'avait brúlé un ceil). Et dans mon cceur, la malediction et la haine des soixante- dix mille. Dieu sait si j e suis bideux ! Au loin, je repands une odeur de cadavre, Sur mes bras, sur mes jambes ma chair est í endue — tu connais les forges de Baska? Mon ceil flamboyait, Un manteau sanglant pend ä mes épaules, Ma droite porte un marteau de mineur — un bloc de houille m'avait enlevé ma main gauche, La flamme m'avait brúlé un ceil. I . V AT" ". y ■ Cent assassins du Côté Bleu (3) se cramponnent ä mon dos (Comme des rats furieux ils mordent ma nuque) Gent juifs polonais se cramponnent ä mes reins. Riez done, mon Dieu, riez done ! Oui, c'est bien moi, i \ (1) Propriétaires des mines et des forges d'Ostrava. (2) Géro était un baron allemand du moyen age qui a vaincu et exterminé les Slaves de la Poméranie. Par son nom le poéte designe ľarchiduc Frederic de Habsbourg. ' (3) Côté Bleu — la Prusse. 4 ^iffM PETR BEZRUC 135 f Moi, Pierre Bezruč, Bezruč de Těšín, Barde ďun peuple asservi. Que fait la jeunesse de la Vltava ďune chauve-souris captive? Comment les Romains ont-ils élevé Spartacus? Ainsi, je me tiendrai debout — depuis longtemps mon peuple a péri — t Cent ans, je me tiendrai debout, droit contre le ciel, Je toucherai 1'azur de ma nuque massacrée, Moi, Pierre Bezruč, Ahasvérus de la conscience desTchěquesr Fantome bideux et barde ďun peuple disparu. ■ + i (Chants de Silésie.) MOI Moi, propněte de ce peuple des Bezkydes, r ce n'est point Dieu qui m'a envoyé. Car lui, il ne prend soin que du pays oů les blés ďor courent vers 1'horizon, oú la violette embaume, le myosotis fleurit, oú le cymbalon et le violon sonnent pour la danse, oil il y a de vastes villes, des chateaux somptueux, de ricb.es cathédrales, des bateaux sur le fleuve, oú l'on a confiance dans le ciel, oú 1'on a joie et plaisir ! .*« * 1 • J * Celui que Dieu a damnó au fond de 1'abime de soufre, celui dont la priěre n'a jamais iranchi les lěvres dures, s'assit sur un rocher, révolté éternel, i 33'un ceil noir comme la nuit, il regarde vers les Bezkydes silencieuses, vers la Lysá Hora. L 'oppression séculaire sous La quell g la nuque du mineur s 'est courbée comme une branche, le poing brutal des intrus qui, de la bouche des enfants arrachent cette langue qui s'eteint, i les vestiges de la trabison, des mains jointes pour supplier 138 ANTHOLOGIE ĎE LA POESIE TCHĚQUE ■ imprimés dans les yeux au cours de cent années, émurent le démon. II frappa le bloc de granit : un propněte hideux sauta du rocher issu de l'esclavage, ďun sang prompt á trahir. II sanglota vers la lune, jura vers le soleil, il brandit vers l'azur son poing menagant ; que lá-bas, á Těšín, les esclaves des mines s 'agenouillent devant eux comme devant des dieux, il les abattit? dans la poussiěre dans sa colore, dans sa revoltě, — seule dot que le Démon lni a donnée pour la vie. — Gelui qui sortit du roc — c'est moi. II Lorsque sous les rayons droits du soleil ďaoút les blocs de granit respirent, incandescents, que la Morávka torrentueuse se dessěche dans son lit, que les min eur s lěvent leurs bras sous la terre, que les forgerons martellent le íer rouge, qu'á Krásná, á Pražma, dans 1'embrasement du soleil leurs femmes sont ployées sur un lopin de terre : Moi, qui suis issu de ce peuple silencieux, moi, que la servitude a vu dans le berceau, que la corvée a pris par ses menottes d'enfant, moi, fils mal tourné des mineurs, des forgerons, je me suis enfui ďOstrava, de Vítkovice, de Baška, de Frýdlant, ďOrlová, de Dombrová, de Lazy : Í'ai jeté dans la mine ma pioche, mon marteau, j'ai laissé au champ ma mere et ma scaur, j'ai arraché du clou le violon du grand-pěre, ■ A> * ^^^^^ ^^^^ p et j'ai joué. « _ * Peut-étre, j adis, des sons joyeux en sortaient-ils, jeunesse, amour. Je ne sais plus. II y a longtemps < PETR BEZRUČ 137 Trois cordes se cassérent. Je chassai de 1'église le prétre étranger, je frappai au visage le maitre de 1'école étrangere, la nuit, je mis feu ä la forét qu'on m'a volée, j'ai tué dans le champ le liěvre du seigneur, on m'a train é ä Těšín, Dieu a égaré mon esprit. Je jouais, au pied de la Lysá, pour les merles et les écureuils, et pour les moineaux, sous le sorbier rouge de baies. D'un village ä ľ autre, je mar ch ai s dans la chaleur, dans la chaleur, dans le froid, sous la pluie et sous la neige. J'ai joué le long des haies, j'ai joué sous les fenétres, mon violon n'a qu'une seule corde, la lour de respiration des soixante-dix mille qui s'éteignaient au pied de Lysá, pres de Bohumín, qui s'éteignaient dans les foréts de sapin qu'on leur a arrachées, qui s'éteignaient lentement dans les Bezkydes volées, qui se sont éteints á Sumbark et ä Lutynia, á Datynia et ä Dětmarovice, qui se sont éteints á Poremba et s'éteignent ä Dombrová, Arrachez les tentes et éteignez les feux ! Les soixante-dix mille ont battu en retraite ; sur l'Olza, jadis, nous avons bivouaqué ; nous voici refoulés loin, au delá de Lucyna ; nous passerons en Moravie, sur 1'autre rive de ľ Ostravice, peuple qui se t ait, race qui s'éteint. Devant eux danse, tel David devant 1'arche, tel un serpent ä sonnette, détraqué, au son de la flute, le rhapsode ridicule de ces soixante-dix mille, le Don Quichotte des Bezkydes : sa lance est en genévrier, sa cuirasse est en mousse, son casque en pomme de pin ; un bolet de Lysa lui sert de bouclier : il veut parer le coup fatal du sort, le coup de l'épée noire du chevalier á ľarmure dorée : Moi, Pierre Bezruč, Bezruč de Těšín, musicien ambulant et violoneux fou, 138 • ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHĚQX7E ft r % revolte dément et chantre saoul, chouette sinistre sur le clocher de Těšín, je joue et je chante, pendant que les marteaux résonnent de Vítkovice, de Frýdlant, de Lipiny. Des richards passent, ďune religion qui m'est étrangěre, (O, Pierre Bezruč, c o mm e tu les aimes !) des hommes aux titres nobles et glorieux, magnifiques comme des dieux et fiers comme des étoiles, (O, Pierre Bezruč, qui a done tué ton village?) des dames passent en soie, en satin, des hommes passent, sérieux et puissants, puissants sur le Danube, dans la grande ville d'or, des poetes passent sur les rives de la Vltava qui aiment les femmes comme Paris ľa or donne, la corde désespérée frémit sous mon archet, la lourde respiration des soixante-dix mille, je cbante pour les pierres, je joue pour les rochers, je joue et je chante : — me donnerez-vous un sou? III I I Je suis le premier barde de ce peuple de Těšín, le premier barde des Bezkydes qui ait parlé. lis suivent la charrue étrangěre, ils passent, eselaves des mines, de ľeau et du lait coulent de leurs veines. Chacun d'entre eux a un Dieu dans le ciel, un autre, plus grand, sur la terre. A celui d'en haut il paye la redevance á ľéglise, ä ľ autre il donne son sang et des impôts. Celui d'en haut donnera du pain pour vivre... II a bien donne de ľeau au poisson et des íleurs au papillon. A toi qui as grandi dans les montagnes des Bezkydes, il ťa donne ce monde au pie d de la Lysá. t - - • \ U ťa donne ces monts, il ťa donne ces foréts, PETR BEZRUC 139 les parfums que le vent apporte des forets. Mais l'autre t'a pris tout d'un seul coup. Va te plaindre, va pleurer a celui qui est a l'eglise. Mon petit des Baskydes, tu respectes Dieu et I'autorite, Gela porter a de bons fruits. Des anges gardiens te chassent de tes forets, et tu leur fais encore des courbettes ! ) i QUI PRENDRA MA PLACE? J'ai si peu de sang, et encore en coule-t-il de ma boucbe. Quand l'nerbe * » aura pousse sur ma tombe, qui prendra ma place qui levera mon bouclier? La nuit sortait de mes yeux, la flamme de mes narines. (1) Chef-lieu d'arrondissement, siege du Tribunal. 140 A NT HOLO G IE DE LA POÉSIE TCHÉQUE ft- B enveloppô de la fumée'des bauts-fourneaux, de Vítkovice, j'étais debout, que le soleil brillát, que le soir tombät, le sourcil froncé, je fixais ces assassins, ces richards juifs, ces comtes de szlacbta (1), moi, mineur hideux, sorti du puits. Bien que sur le front de ľun d'eux un diadéme brillát, chacun d'eux sentait mon regard fixe, mon poing s err ó, ma revolte, la colére du mineur des montagnes des Bezkydes. J'ai si peu de sang et encore coule-t-il de ma boucbe. Quand ľherbe ■ aura poussé sur ma tombe qui prendra la place oú je montais la garde ? qui lévera mon bouclier ? ■ (Chants de Silésie. (1) Szlachta : noblesse, aristocratie JIŘÍ KARÁSEK (Né en 1871) Un des chef s du mouvement symboliste et decadent en Bohéme. En une forme impeccable, il chante la mort, la dissolution, la tristesse, la mélancolie et la beauté chimérique de perverses voluptés exotiques. Les recueils de vers : Dialogues avec la mort9 Sodomě, Endymion, TJlle des exilésle placent parmi les plus parfaits musiciens du vers tchéque. La méme note de reverie maladie se retrouve dans ses romans dont quelques-uns rappellent le mysticisme catholique de Huysmans par leur evocation de Tatmosphére mystérieuse de Prague (Les amours absurdes, L'äme gothiquef Le Roman ďAlfred Macmillen, Le Scarabée). Karásek s'est montré un critique trés fin, ďun impressionnisme subtil et penetrant (Impressionnistes el ironistes. Aspirations á la Renaissance de V Art, Campagnes chimériques$ L'Art comme critique de la vie) et dans ses drames : Apolonius de Tyane9 Cesare Borgia et Rudolphe II. Depuis quelques années, M Karásek s*est consacré presque exclusi-vement á la galerie de tableaux qu'il a rassemblée, dont il a fait cadeau á la Société de gymnastes tchéques Sokol et qui porte son nom. RÉVE Etait-ce hier? Etait-ce il y a cent ans ? Je ne sais plus, mais j'etais trěs las, trěs faible, Et mes pas étaient ceux ďun somnambule. / Je marchais dans des rues sombres Et vides et dósertes ou le vent gémissait... Grémissait tristement. •. Au clocher, l'horloge sonnait... II me semblait Que c'etait une voix qui m'appelait sous la voüte de 1'église, ■ Mm 162 ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHĚQUE Salut, Soldat I Et quel que soit le sort futur, ce combat gigantesque ne pourra s'ef facer De notre memoire, ce combat que 1'Esprit par vous Mena contre la matiěre. Salut, Soldat ! La force brutale espere Detruire demain ce qu'elle etranglait bier, Mais nous, plein de foi en son triompbe eternel, Nous saluons 1'Esprit ! (La neuvieme vague.) Et vogue, la galere ! Ou que je te conduise, j'ai resiste a cette goutte de poison qui jadis est restee dans mon coaur. Ge fut une dure lutte, une douleur a mort; ulcere par le passe, blesse par le present, mon amour grandissait. Et vogue, ma galere I Tu n'es plus a moi seul. Les douleurs ne sont plus les miennes, les combats nonplus. Ni cette reconciliation- ■ i * Et vogue, ma galere ! Et non pas pour mon salut, mais pour le salut de tous ! Que la tempete se leve, que l'ouragan sevisse, en avant, a travers ce tourbillon ! \ Et vogue, ma galere I Que le but soit au loin ! Et si mon navire se perd dans la folle tempete, perissons avec un devouement tranquille. Perissons reconcilies, perissons le front calme, car, si je ne puis etre le Sauveur, je veux etre le Crucifie. ■ rFragment du finale du livre : Ou Men...) ■ h - / ■ . ■ i \ * ■ VIKTOR DYK 163 J'ai été triste ; je ne veux plus 1'étre. Quand l'heure est grande, le tempsn'est plus ala tristesse Vous croyez aux téněbres? Moi, je crois á la lumiěre du soleil Venez ä moi, 0 vous qui étes attristés. J'ai été airier. Mais un sot, lui aussi, sait étre amer : avoir raison, c'est peu. Quand l'heure est grande, il ne suffit pas de juger. Venez á moi, vous tous qui tremblez de peur. J'ai été fier : mais je ne veux plus étre fier de rien : ni de la joie ni de la peine. Oui, fröre, relěve-toi, remets-toi : Quel que tu sois, ne crois pas en ta petitesse. (La Fenitre.) LA TERRE PARLE Je te fus une mere rude. Je te faisais manger un pain dur. Je ne dorlotais pas lo bébé, Je blessais l'homme. Lorsque, pour la premiere fois, tu ouvris tes yeux < un triste horizon s'etendait devant toi. Je parlais d'un coup dont on m'a, jadis, frappó, et que le temps ne m'a pas fait pardonner. é Une ombre lourde tomb ait sur nous deux. Je fus une dure mere, toi, un fils dur. Tu n'as pas levé ton bras pour me défendre, ■ Tu n'as pas pense á moi avec amour. Quand le vent grondait, quand le froid craquait tu n'entendais pas ma voix. Et cependant, je parlais, voyant ta peine, Ta misěre qui te poursuit éternellement. Alors, ma bouche silencieuse a dit : Prends ce qui t'appartient. 164 ANTHOLOGIE DE LA POESIE TCHEQUE • Ii Je porte un lourd fardeau, Est-ce la joie ou l'horreur qui vient? M'entends-tu aujourd'hui? Mere, je prie mon fils. Defends-moi. Protege-moi. Ecoute ta mere. Defends-moi. Protege-moi : Que les maisons brülent, qu'on pietine les champs, qu'on les detruise ! Domain, une semence nouvelle poindra. Je te preparais ton partage, mon enfant. Ton partage est prepare. Protege-moi. Defends-moi. Tout depend de toi : Le navire peut sombrer, ou arriver ä bon port. Ne neglige pas mes paroles. Prends garde. Ne vends pas ton partage pour un plat de lentilles. Si tu m'abandonnes je ne perirai pas. Mais sais-tu combien il surgira d'ombres? Gombien de fois tes fils serreront les poings ? Combien de fois tes fils te maudiront? Je ne perirai pas, je suis eternelle, mais je vivrai dans un etonnement penible : i Comment as-tu pu oublier ton partage? Comment as-tu pu oublier? Comment as-tu pu trahir? Comment peut-on, ä bon escient, commettre une lächete? Libre ä toi de te trahir toi-meme. Mais trahir ta descendance? Tant que tu respirais, comment as-tu pu te rendre? De quoi avais-tu peur? Qu'est-ce done que la mort? La mort, cela veut dire, venir ä moi. Ta mere, la terre ouvre ses bras : la pourrais-tu mepriser? Viens, tu verras combien le sein de la terre est doux pour celui qui a fait ce qu'elle attend. Moi ta mere, je te supplie : defends-moi, mon fils. VIKTOR DYK 165 En avant, et fůt-ce dur jusqu'a la mort : Si tu m'abandonnes, je ne périrai pas. Si tu m'abandonnes, tu périras. (La Fenétre.) LA MAISON DE L'ÉGALITÉ é La tous sont égaux; le fleuve et le cloaque Sont égaux, puisque tous deux c'est de 1'eau. Toutes choses sont égales : 1'indifference et le désir, Ge qui lasse et ce qui grise. La tous sont égaux : La plaine et la montagne Sont égales. La faiblesse est autant que 1'activité ; * TJn génie ne vaut pas micux qu'un lourdaud ; L'imbécillité ne vaut pas moins que 1'esprit. Nous sommes terriblement égaux. Cest la le malheur. Ua Cléon contrebalance un Aristide, Et méme, aux jours de folie, les plus malheureux sont les sages. Terriblement égaux, une vaine angoisse Dans les yeux et une vaine resistance dans 1'áme, Nous contemplons l'horizon avec defiance. (Maisons.)