Maintenant 1'ombre du pilier — le pilier qui soutient I'angle sud-ouest du tott — divise en deux parties egales I'angle correspondant de la terrasse. Cette terrasse est une large galerie couverte, entourant la maison sur trois de ses c6tes. Comme sa largeur est la meme dans la portion 'mediane et dans les branches laterales, le trait d'ombre projete par le pilier arrive exactement au coin de la maison; mats il s'arrete la, car seules les dalles de la terrasse sont -atteintes par le soleil, qm se trouve encore trop haut dans le ciel. Les murs, en bois, de la maison — c'est-a-dire la facade et le pignon ouest — sont encore proteges de ses rayons par le toit (toit commun a la maison proprement dite et a la i, :: If'• l H:r: "• LA JALOUSIE terrasse). Ainsi, a cet instant, 1'ombre de I'extr&ne bord du toit coincide exactement avec la ligne, en angle droit, que torment entre elles la terrasse et les deux faces verticales du coin de la maison. Maintenant, A... est entree dans la chanvbre, par la porte interieure qui donne sur le couloir central. Elle ne regarde pas vers la fenetre, grande ouverte, par ou — depuis la porte — elle apercevrait ce coin de terrasse. Elle s'est maintenant retournee vers la porte pour la refermer. Elle est toujours habillee de la robe claire, a col droit, tres collante, qu'elle portait au dejeuner. Christiane, une fois de plus, lui a rappe!6 que des vStements moins ajustes permettent de mieux supporter la chaleur. Mais A... s'est contentee de sourire : elle ne souffrait pas de la chaleur,'elle avait connu des climats beaucoup plus chauds — en Afrique par exemple — et.s'y etait tou-j jours tres bien portee. Elle ne craint pas le froid non plus, d'ailleurs. Elle conserve) partout la meme aisance. Les bouclesi noires de ses cheveux se deplacent d'un — 10 — LA JALOUSIE mouvement souple, sur les epaules et le dos, lorsqu'elle tourne la tete. L'epaisse barre d'appui de la balustrade n'a presque plus de peinture sur le dessus^ Le iris du bois y apparatt, strife de petites fentes longituduiales. De 1'autre cote de cette barre, deux bons metres au-dessous du niveau de la terrasse, commence le jar- din. Mais le regard qui, venant du fond de la chambre, passe par-dessus la balustrade, ne touche terre que beaucoup plus loin, sur le flanc oppos6 de la petite vallte, parmi les bananiers de la plantation. On n'apercoit pas le sol entre leurs panaches touffus de larges feuilles. vertes. Cependant, comme la mise en culture de ce secteur est assez recente, on y suit distmctement encore 1'entrecroisement reguher des Hgnes de plants. II en va de meme dans presque toute la partie visible de la concession car les parcelles les plus anciennes — ou le desordre a maintenant pris le dessus _ sont situees plus en amont, sur ce ver- LA JALOUSIE sant-ci de la vailee, c'est-4-dire de 1'autre| cote de la maison. C'est de 1'autre c6te, egalement, quej passe la route, a peine un peu plus bas quel le bord du plateau. Cette route, la seule quil donne acces a la concession^ marque laj limite nord de celle-ci. Depuis la route uni chemin carrossable mene aux hangars et, plus bas encore, a la mateon, devant laquelle un vaste espace degsgi, de tres faible pente, permet la manoeuvre des voi-| tures. La maison est construite de plain-pied I avec cette esplanade, dont elle n'est s6pa-j ree par aucune veranda ou galerie. Sur ses! trois autres cotes, au contraire, Tencadre* la terrasse. La pente du terrain, plus accentu£e al partir. de Pesplanade, fait que la portionl mediane de la terrasse (qui borde la fac.adef au midi) domine d'au moins deux metresj le jardin. Tout autour du jardin, jusqu'aux limites| de .la plantation, s'etend la masse verte des-jj bananiers. — 12 — LA JALOUSIE A droite cpmme a gauche leur proximite trop grande, jointe au manque d'elevation relatif de I'observateur poste sur la terrasse, empSche d'en bien distinguer Tordonnance; tandis que, vers le fond de la vailee, la disposition en quinconce s'impose au premier regard. Dans certaines parcelles de replantation tres recente — celles ou la terre rougeatre commence tout juste a 'ceder la place au feuillage — il est meme aise de suivre la fuite reguliere des quatre directions entrecroisees, suivant lesquelles s'alignent les jeunes troncs. Get exercice n'est pas beaucoup plus difficile, malgr6 la pousse plus avancee, pour les parcelles qui occupent le versant d'en face : c'est en effet 1'endroit qui s'offre le plus comrnodement a 1'oeil, celui dont la surveillance pose le moins de problemes (bien que le chemin soit deja long pour y parvenir), celui que Ton regarde naturellement, sans y penser, par 1'une ou 1'autre. des deux fenetres, Ouvertes, de la cham- bre. Adossee a la porte interieure qu'elle — 13 — " . - . : , • : . »A- ..If . ,J <«.&» 'rSfffcj&kf- •-'^&J,3t"i.trjtxM&ii'a*l:!l~s^ ' ^&"- M»!""S LA JALOUSIE vient de refermer, A..., sans y penser, regarde le bois d^peint de la balustrade ptus pres d'elle 1'appui d^pemt de I* fen6tre, puis, plus pres encore, le bois Iav6 ^let'queiques pas dans la chambre et s'approche de la grosse commode, dont e le ouvre le tiroir superieur. Elle remue les Rapiers, dans la partie droite du too.r * penche et, afin d'en mieux voir le fond^tire un peu plus le caste_p vers elle. Apres de nouvelles recherches elle sfe redresse et Semeure immobile, les coudes au corps »es deux avant-bras replies et caches par le buste - tenant sans aucun douteune feuille de papier entre les mams. Elle se tourne maintenant vers la lumiere pour continuer sa lecture sans se Ser ks yeux. Son profil inclin6 ne boule Plus La feuille est de couleur bleue tres pale, du format ordinaire des papters flettres, et porte la trace bien marquee d'un pliage en quatre. Ensuite, gardant la lettre en mam A repousse le tiroir, s'avance vers la petite — 14 — LA JALOUSIE Ptable de travail (placee pres de la seconde ffenetre, contre la cloison q* ^PareJ? "chambre du couloir) et s'assied aussitSt, devant le sous-main d'oti elle extrait en mgme temps une feuille de papier bleu paie __ identique a la premiere, mats vierge. Elle ote le capuchon de son stylo , nuis apres un bref regard du c6te droit // (regard qui n'a meme pas atteint le milieu de t'embrasure, situe plus en arnere), elle penche la tele vers le sous-mam pour se mettre a ecrire. Les boucles noires et brillantes simmobilisent, dans I'axe du dos, que materialise un peu plus bas 1'ttroite fermeture metalHque de la robe. Maintenant i'ombre du pilier — le piher qui soutient 1'angle sud-ouest du toit —s'allonge, sur les dalles, en travers de cet e partie centrale de la terrasse, devant la facade, ou 1'on a dispose les fauteuil.s pour la soiree Deja I'extremite du trait d ombre atteint presque la porte d'entree, qui en marque le milieu. Contre le pignon ouest de la maison, le soleil eclaire le bois sur un — 15 — LA JALOUSIE SB.sv.rcs; •at— 16 — LA JALOUSIE iutre versant, bient6t invisibles dans bbscurite. Elle semble ecouter le bruit Li monte de toutes parts, des miters de hquets peuplant le bas-fond. Mats cest 1 bruit continu, sans variations, etourdisurt, oil il n'ya rien a entendre. _ Pour le diner, Franck est encore la, sou- I iant, loquace, affable. Christiane cette [is, ne 1'a pas accompagne ; elle est rest& Wz eux avec I'enfant, qui avait un peu de ievre. 11 n'est pas rare, £ present, que son fari vienne ainsi sans elle : a cause de enfant, a cause aussi des propres troubles e Christiane, dont la sante s'accommode Cal de ce climat humide et chaud, a cause nfin des ennuis domestiques qu'elle doit ses serviteurs trop nombreux et mal diriCe soir, pourtant, A... paraissait t'attenre Du moins avait-elle fait mettre quatre auverts. Elle donne 1'ordre d'enlever tout - suite celui qui ne doit pas servir. "Sur la terrasse, Franck se laisse tomber ans un des fauteuils bas et prononce son icclamation — desormais coutumiere — — 17 — ; * : - .4?- -i.. - ,*- jpc LA JALOUSIE au sujet de leur confort. Ce sont des fauteuils tr6s simples, en bois et sangles de cuir, executes sur les indications de A... par un artisan indigene. Elle se penehe vers Franck pour lui tendre son verre. Bien qu'il fasse tout & fait nuit maintenant, elle a demand^ de ne pas apporter les lampes, qui — dit-elle — attirent les moustiques. Les verres sont emplis, presque jusqu'au bord, d'un melange de cognac et d'eau gazeuse oil flotte un petit cube de glace. Pour ne pas risquer d'en renverser le contenu par un faux mouvement, dans I'obscuritS complete, elle s'est approchee le plus possible du fauteuil oil est assis Franck, tenant avec precaution dans la main droite le verre qu'elle lui destine. Elle s'appuie de 1'autre main au bras du fauteuil et se penehe vers lui, si pres que leurs tetes sont Tune contre 1'autre. II murmure quelques mots : un remerciement, sans doute. Elle se redresse d'un mouvement souple, s'empare du troisieme verre •— qu'elle ne craint pas de renverser, car il est beaucoup moifls plein — et va s'asseoir a cote de — 18 — LA JALOUSIE Franck, tandis que celui-ci continue 1'histoire de camion en panne commencee des son arriv6e. C'est elle-meme qui a dispose les fauteuils, ce soir, quand elie les a fait apporter sur la terrasse. Celui qu'elle a designe a Franck et le sien se trouvent c6te a cdte, contre le mur de la maison — le dos vers ce mur, evidemment — sous la fenetre du bureau. Elle a ainsi le fauteuil de Franck & sa gauche, et sur sa droite — mais plus / en avant — la petite table ou sont les bouteilles. Les deux autres fauteuils sont places de 1'autre cote de cette table, davantage encore vers la droite, de maniere a ne pas intercepter la vue entre les deux premiers et la balustrade de la terrasse. Pour la meme raison de « vue », ces deux derniers fauteuils ne sont pas tourn6s vers le reste du groupe : ils ont etc mis de biais, orientes obliquement vers la balustrade a jours et 1'amont de la vallee. Cette disposition oblige les personnes^qui s'y trouvent assises a de fortes rotations de tete vers la gauche, si elles veulent apercevoir A... — 19 — •y ^. •'!>- , . < - . Wai''-7^ •'• ,-.>.>-CS;*li ...^vS-''- P«LA JALOUSIE — surtout en ce qui concerne le quatrieme fauteuil, le plus eloigne. Le troisieme, qui est un siege pliant fait de toile tendue sur des tiges metalliques, occupe — lui — une position nettement en retrait, entre le quatrieme et la table. Mais c'est celui-la, moins confortable, qui est demeur£ vide. La voix de Franck continue de raconter les soucis de la journee sur sa propre plantation. A...semble y porter de 1'interet. Elle 1'encourage de temps a autre par quelques mots prouvant son attention. Dans un silence se fait entendre le bruit d'un verre que Ton repose sur la petite table. ( De 1'autre cote de la balustrade, vers I'amont de la vallee, il y a seulement le bruit des criquets et le noir sans etoiles de la nuit. Dans la salle a manger brillent deux lampes a gaz d'essence. L'une est posee sur le bord du long buffet, vers son extremitegauche; 1'autre sur la tableelle-meme, a la place vacante du quatriemeconvive. La table est carree, puisque le systeme — 20 — i LA JALOUSIE de rallonges (inutile pour si peu de personnes) n'a pas ete mis. Les trois couverts occupent trois des cotes, la lampe le quatrieme. A...est a sa place habituelle ; Franck est assis a sa droite — done devant le buffet. Sur le buffet, & gauche de la seconde lampe (c'est-Mire du cote de la porte, ouverte, de {'office), sont empilees les assiettes propres qui serviront au cours du repas. A droite de !a lampe et en arriere de celle-ci — contre le mur — une cruche indigene en terre cuite marque le milieu du meuble. Plus a droite se dessine, sur la peinture grise du mur, 1'ombre agrandie et floue d'une tete d'homme — celle de Franck. II n'a ni veste ni cravate, et le col de sa chemise est largement deboutonn£ ; mais c'est une chemise blanche irreprochable, en tissu fin de belle qualite, dont les poignets a revers sont maintenus par des boutons amovibles en ivoire. A... porte la meme robe qu'au dejeuner. Franck s'est presque dispute avec sa femme, a son sujet, lorsque Christiane en — 21 — s; i PLA JALOUSIE a critique la forme « trop chaude pour ce pays ». A... s'est contentee de sourire : «^D'aiIleurs, je ne trouve pas que le climat d'ici soit tellement insupportable, a-t-elle dit pour en finir avec ce sujet. Si vous aviez connu la chaleur qu'il faisait, dix mois sur douze, a Kanda !... » La conversation s'est alors fixee, pour un certain temps, sur 1'Afrique. Le boy fait son entree par la porte ouverte de 1'office, tenant a deux mains la soupiere pleine de potage. Aussitdt qu'il 1'a deposee, A... lui demande de deplacer la lampe qui est sur la table, dont la lumiere trop crue — dit-elle — fait mal aux yeux. Le boy souleve 1'anse de la lampe et va porter celle-ci a 1'autre bout de la piece, sur le meuble que A...lui indique de sa main gauche etendue. La table se trouve ainsi plongee dans la penombre. Sa principale source de lumiere est devenue la lampe posee sur le buffet, car la seconde lampe — dans la direction opposee — est maintenant beaucoup plus lointaine. — 22 — LA JALOUSIE Sur le mur, du c6te de 1'office, la te~te de Franck a disparu. Sa chemise blanche ne brille plus, comme efle le faisait tout a 1'heure, sous 1'eclairage direct. Seule sa manche droite est frappee par !es rayons, de trois quarts arriere : 1'epaule et le bras sont bordes d'une ligne claire, et de mgrne, plus haut, 1'oreille et le cou. Le visage est plac6 presque a contre-jour. « Vous ne trouvez pas que c'est mieux? » demande A..., en se tournant vers lui. « Plus intime, bien sur », repond Franck. II absorbe son potage avec rapidite. Bien qu'il ne se livre a aucun geste excessif, bien qu'il tienne sa cuillere de fa?on convenable et avale le liquide sans faire de bruit, il semble mettre en ceuvre, pour cette modeste besogne, une energie et un entrain demesures. II serait difficile de preciser ou,exactement, il neglige quelque regie essentielle, sur quel point particulier il manque de discretion. Evitant tout defaut notable, son comportement, neanmoins, ne passe pas inapercu. Et, par opposition, il oblige a constater que — 23 — LA JALOUSIE A..., au contraire, vient d'achever la me"me operation sans avoir 1'air de bouger — mais sans attirer 1'attention, non plus, par une immobility anormale. II faut un regard a son assiette vide, mais salie, pour se convaincre qu'elle n'a pas omis de se servir. La memoire parvient, d'ailleurs, & reconstituer quelques mouvements de sa main droite et de ses levres, quelques allees et venues de la cuillere entre 1'assiette et la bouche, qui peuvent etre consideres comme significatifs. (Pour plus de suret£ encore, il suffit de lui demander si elle ne trouve pas que le cuisinier sale trop la soupe. _ « Mais non, repond-elle, il faut manger du sel pour ne pas transpirer. » Ce qui, a la reflexion, ne prouve pas d'une maniere absolue qu'elle ait goute, aujourd'hui, au potage. Maintenant le boy enleve les assiettes. II devient ainsi impossible de contrdler a nouveau les traces maculant ceile de A... — ou leur absence, si elle ne s'etait pas servie. — 24 — LA JALOUSIE La conversation est revenue a 1'histoire de camion en panne : Franck n'achetera plus, a 1'avenir, de vieux materiel mtlitaire; ses dernieres acquisitions lui ont eause trop d'ennuis ; quand il rempiacera un de ses vehicules, ce sera par du neuf. Mais il a bien tort de vouloir confier des camions modernes aux chauffeurs noirs, qui ies demoliront tout aussi vite, sinon plus. « Quand meme, dit Franck, si le moteur est neuf, le conducteur n'aura pas a y toucher. » II devrait pourtant savoir que c'est tout le contraire : le moteur neuf sera un jouet d'autant plus attirant, et I'exces de vitesse sur les mauvaises routes, et les acrobatics au volant... Fort de ses trois ans d'experience, Franck pense qu'il existe des conducteurs serieux, meme parmi les noirs. A... est aussi de cet avis, bien entendu. Elle s'est abstenue de parler pendant la discussion sur la resistance comparee des machines, mais la question des chauffeurs — 25 — LA JALOUSIE motive de sa part une intervention assez iongue, et categorique. II se peut d'ailleurs qu'elle ait raison Dans ce cas, Franck devrait avoir raison aussi. Tous les deux parlent maintenant du roman que A... est en train de lire, dont I action se deroule en Afrique. L'heroine ne supporte pas le climat tropical (comme Christiane). La chaleur semble mftne produire chez elle de veritables crises • « C'est mental, surtout, ces choses-la », dit Franck. ' II fait ensuite une allusion, peu claire pour celui qui n'a meme pas feuillete le .vre a |a conduite du mari. Sa phrase se termine par « savoir la prendre » ou sibfeT^?^1"6 »' Sans ^soit Pos-sible de determiner avec certitude de qui il s agit ou de quoi. Franck regarde A_ qui regarde Franck. Elle Iui adresse un sourire rapide, vite absorbe par la penombre Elle a compns, puisqu'elle connaft 1'histoire Non, ses traits n'ont pas bouge Leur immobile n'est pas si recente : les levres — 26 — LA JALOUSIE sont restees figees depuis ses dernieres paroles. Le sourire fugitif ne devait etre qu'un reflet de la lampe, ou I'ombre d'un papillon. Du reste, elle n'etait dejS plus tournee vers Franck, a ce moment-la. Elle venait de ramener la tete dans Taxe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, ou une tache noiratre marque remplacement du mille-pattes ecrase la semaine derniere, au debut du mois, le mois precedent peut-etre, ou plus tard. Le visage de Franck, presque a contrejour, ne livre pas la moindre expression. Le boy fait son entree pour oter les assiettes. A... Iui demande, comme d'habitude, de servir le cafe sur la terrasse. La, I'obscurite est totale. Personne ne parle plus. Le bruit des criquets a cesse On n'entend, c£ et la, que le cri menu de quelque carnassier nocturne, le vrombissement subit d'un scarabee, le choc d'une petite tasse en porcelaine que 1'on repose sur la table basse. Franck et A... se sont assis dans leurs — 27 — LA JALOUSIE deux memes fauteuils, adosses au mur de bois de la maison. C'est encore le siege a ossature metallique qui est reste inoccupe. La position du quatrieme est encore moins justifiee, a present, la vue sur la vallee n'existant plus. (Meme avant le diner, durant le bref crepuscule, les jours trop etroits de la balustrade ne permettaient pas d'apercevoir vraiment le paysage; et le regard, par-dessus la barre d'appui n'atteignait que le ciel.) Le bois de la balustrade est lisse au toucher, lorsque les doigts suivent le sens des veines et des petites fentes longitudinales. Une zone ecailleuse vient ensuite; puis c'est de nouveau une surface unie, mais sans lignes d'orientation cette fois, et pointillee de place en place par des asperites legeres de la peinture. En plein jour, 1'opposition des deux couleurs grises — celle du bois nu et celle, un peu plus claire, de la peinture qui subsiste — dessine des figures compliquees aux contours anguleux, presque en dents de scie. Sur le dessus de la barre d'appui, il — 28 — LA JALOUSIE n'y a plus que des flots epars, en saillie, formes par les derniers restes de peinture. Sur les balustres, au contraire, ce sont les regions depeintes, beaucoup plus reduites et generalement situees vers le milieu de la hauteur, qui constituent les taches, en creux, ou les doigts reconnaissent le fendillement vertical du bois. A la limite des plaques, de nouvelles ecailles de peinture se laissent aisement enlever ; il suffit de glisser 1'ongle sous le bord qui se decolle et de forcer, en pliant la phalange; la resistance est a peine sensible. De 1'autre c6te, 1'ceil, qui s'accoutume au noir, distingue maintenant une forme plus claire se detachant contre le mur de la maison : la chemise blanche de Franck. Ses deux avant-bras reposent a plat sur les accoudoirs. Son buste est inclineen arriere, contre le dossier du fauteuil. A... fredonne un air de danse, dont les paroles demeurent inintelligibles. Mais Franck les comprend peut-gtre, s'il les connaft deja, pour les avoir entendues souvent, — 29 — SgllSsSpgsSH&SfS^^S*':--' :~^™:::: s:: ;\^x?^l LA JALOUSIE peut-etre avec eile. C'est peut-elre un de ses disques favoris. Les bras de A..., un peu moins nets que ceux de son voisin a cause de la teinte — pourtant pale — du tissu, reposent egalement sur ies accoudoirs. Les quatre mains sont alignees, immobiles. L'espace entre la main gauche de A... et la main droite de Franck est de dix centimetres, environ. Le cri menu d'un carnassier nocturne, aigu et bref, retentit de nouveau, vers le fond de la valtee, a une distance imprecisable. « je crois que je vais rentrer, dit Franck. — Mais non, repond A... aussitot, il n'est pas tard du tout. C'est tetlement agreable de rester comme c.a. » Si Franck avait envie de partir, il aurait une bonne raison a donner : sa femme et son enfant qui sont seuls a la maison. Mais il parle seulement de 1'heure matinale & laquelle il doit se lever le lendemain, sans faire aucune allusion a Christiane. Le meme cri aigu et bref, qui s'est rapproche, parait maintenantvenir du jardin, tout pres du pied de la terrasse, du cote est. — 30 — LA JALOUSIE Comme en echo, un cri identique lui succede, arrivant de la direction opposee. D'autres leur respondent, plus haut vers la route ; puis d'autres encore, dans le bas- fond. Parfois la note est un peu plus grave, ou plus prolongee. II y a probablement diffe>entes sortes de betes. Cependant tous ces cris se ressemblent; non qu'ils aient un caractere commun facile a preciser, il s'agirait plutot d'un commun manque de caractere : ils n'ont pas 1'air d'etre des cris effarouches, ou de douleur, ou rnenac.ants, ou bien d'amour. Ce sont comme des cris machinaux, pousses sans raison d6celable, n'exprimant rien, ne signalant que 1'existence, ia position et Ies deplacements respectif s de chaque animal, dont ils jalonnent le trajet dans la nuit. « Quand meme, dit Franck, je crois que je vais partir. » A... ne repond rien. Ils n'ont bouge ni Tun ni 1'autre. Us sont assis cote a c5te, le buste inclin^ en arriere contre le dossier du fauteuil, Ies bras allonges sur Ies accou— 31 — LA JALOUSIE doirs, leurs quatre mains dans une position semblable, a la meme hauteur, alignees parallelement au mur de la maison. Maintenant 1'ombre du pilier sud-ouest — a Tangle de la terrasse, du c6te de la chambre — se projette sur la terre du jardin. Le soleil encore bas dans !e ciei, vers Test, prend la vallee presque en enfilade. Les lignes de bananiers, obliques par rapport a 1'axe de celle-ci, sont partout bien distinctes, sous cet eclairage. Depuis le fond jusqu'a la limite superieure des pieces les plus hautes, sur le flanc oppos^ a celui ou se trouve batie la maison, le comptage des plants est assez facile ; en face de la maison surtout, grace au jeune age des parcelles situ£es a cet endroit. La depression a 6te d£frichee, ici, sur la plus grande partie de sa largeur : il ne reste plus, & 1'heure actuelle, qu'un lisere de brousse d'une trentaine de metres, au bord du plateau, lequel se raccorde au — 32 — I LA JALOUSIE flanc de la vallee par un arrondi, sans crete ni cassure rocheuse. Le trait de separation entre la zone inculte et la bananeraie n'est pas tout a fait droit. C'est une ligne brisee, a angles alternativement rentrants et saillants, dont chaque sommet appartient a une parcelle differente, d'age different, mais d'orientation !e plus souvent identique. Juste en face de la maison, un bouquet d'arbres marque le point le plus eleve atteint par la culture dans ce secteur. La piece qui se termine la est un rectangle. Le sol n'y est plus visible, ou peu s'en faut, entre les panaches de feuilles. Cependant Falignement impeccable des pieds montre que leur plantation est recente et qu'aucun regime n'a encore £te recolte. A partir de la touffe d'arbres, le cote amont de cette piece descend en faisant un faible eCart (vers la gauche) par rapport a la plus grande pente. II y a trente-deux bananiers sur la rangee, jusqu'a la limite inferieure de la parcelle. Prolongeant celle-ci vers !e bas, avec la — 33 —