Le désastre Pedro, reclus dans une forme ďautisme, fermé au monde et á ses nouvelles alarmantes, s'achar-nait sur des plaques de zinc qui báillaient en tout sens. En bas, les chiots sentaient l'orage. Á dix-sept heures, tout avait change. La couleur du ciel, la temperature de l'air, sa texture, son odeur. Le vent s'etait levé et faisait claquer les pointes des baches que Pedro et Pierre commen-caient á déplier. Cest alors que je compris que tout était fichu. Au lieu ďacheter une grande toile qui aurait couvert le toit et le chenau, les deux bour-riques avaient préféré «emprunter» trois tentes á un marchand forain. Compte tenu de la surface du toit et de ses pentes, l'eau allait passer entre les toiles, ou plutót couler á flots. Avant méme ďémettre cette observation de bon sens, une goutte de pluie grosse comme une cerise s'ecrasa sur mon avant-bras. L'instant d'apres, ce fut le deluge. Pedro, terrorise, pétrifié, ne sachant plus que faire, une toile á la main et la bouche ouverte. Pierre cou- rant comme un lapin dans tous les sens, glissant sur les tuiles, coincant un bout de bache pour l'empe-cher de se gonfler comme une voile. Et moi, m'acharnant a couvrir le chenau qui fuyait de toute part. Nous etions paniqu^s, perdus, submerges. Sous mes yeux, je voyais s'engloutir des semaines de travail, d'enormes sommes d'argent, des tonnes de fatigue, de labeur, de courage. Le vent redou-blait, le tonnerre soulevait la terre, et la foudre s'abattait aux quatre coins du pay sage. Soudain, une bourrasque plus forte que les autres s'engouf-fra sous les toiles mal arrimees et les emporta a l'autre bout de la rue et peut-etre du monde. Je leur criai de descendre du toit, Pedro de\ala I'echelle, suivi par Pierre. Debout sur une poutre, secoue, lave, rince, je ne pouvais detacher mes yeux de ces puissantes cascades d'eau qui deferlaient dans la maison. Fidele au poste, stoi'que, impavide, la radio, elle, continuait d'emettre a tue-tete ses inepties. Seul le rugissement du tonnerre lui repondit. En bas, lorsque tout fut fini, je retrouvai mes heros et la meute enfermds dans la camionnette. Pour la premiere fois, il me sembla deviner, au tra-vers des vitres embuees, de l'embarras sur les visages de cette paire. lis Staient responsables du desastre. J'6tais coupable de leur avoir fait confiance jusqu'a la derniere minute. Par l'ouest, le ciel s'eclaircit. La pluie cessa. Dans la maison, l'averse, en revanche, continuait. Du plafond, en partie eventre\ s'ecoulait toute l'eau accu-mulee dans l'6tage et les greniers. Elle s'abattait sur 54 55 les meubles, les lits, délavait les rideaux et submer-geait les tapis. Lorsque je sortis dans la cour, la camionnette avait disparu. L'appel de nuit Cette nuit-lä, je me réfugiai dans l'une des rares pieces de la maison ä ne pas avoir été dévastée. Vers dix heures du soir, électrisé par la colere, j'appelais Pedro Kantor: - Monsieur Tanner ? Vous avez vu l'heure? - Vous vous foutez de moi ? - Non, monsieur Tanner, pas du tout, mais c'est vrai que, généralement, on telephone pas chez les gens ä une heure pareille. Sauf, bien súr, s'il y a un motif grave. - Et vous trouvez que c'est pas grave ce qui est arrive aujourd'hui ? - Vous savez, il y a des choses bien plus drama-tiques que ca dans la vie, monsieur Tanner. - Écoutez-moi bien, Kantor. Demain matin, ä la premiere heure, vous et votre acolyte vous allez m'acheter une grande bäche de protection et vous venez l'installer pour mettre la maison hors d'eau. Ensuite vous dégagez, je ne veux plus vous voir. - Calmez-vous, monsieur Tanner, tout 9a va s' arranger. 57