Bambou Lindbergh portait une tenue et des chaussures de golf. Un sac de clubs était posé á rarriěre de sa voi-ture. II avait Failure d'un rentier en villegiatuře. - Content du travail, monsieur Tanner ? - Remarquable. - Je vous ai donné les meilleurs. Pour rattraper ce chantier, il fallait bien 9a. Bon, et voilá la facture. Vous verrez, il y a un petit dépassement. - De combien ? - Petit. - C'estquoi petit? - Sincěrement, c'est la secretaire qui l'a tapée et je n'ai pas mes lunettes, voyez par vous-méme. II me tendit deux feuilles du bout des doigts et fit prestement deux pas de cóté, comme pressé de se mettre á l'abri. - Je ne comprends rien á votre presentation. Ou est le total? - C'est-a-dire qu'on vous a fait une tarification horaire pour chaque ouvrier, vous voyez, comme 9a on s'y retrouve tous mieux. - D'accord, mais le petit dépassement, il est ou? Et le total ? - On a eu á fournir plus de bois que prévu. Du bois de charpente special, en chataignier. - Je ne vous ai jamais demandé de chataignier. - A cette periodě, mon fournisseur est dévalisé, il ne lui reste plus que cette essence. De toute fa9on, c'est de la qualité, vous en avez pour la vie. - Ou est le total, monsieur Lindbergh ? - Juste aprěs la ligne «surcoút». Généralement, la secretaire tape les taxes, le surcout et, ensuite, le total. - Je ne comprends rien á votre facture. Lindbergh s'approcha, survola les chiffres en tenant le document á bout de bras, indiqua de 1'index une zone floue, marmonna «La, c'est la», me rendit la note et fit á nouveau deux pas de cóté. La « somme á payer » était coincée entre un obscur taux horaire, une «remise de marge » et un abscons pourcentage de taxe. En lisant le montant, j'eus la sensation de m'enfoncer lentement dans des sables mouvants. Le «surcoút» était colossal, le «petit dépassement», monumental. - Ca, c'est ce que j'appelle un vrai coup de bambou. - Et pourtant, á part le chataignier, on a fait au minimum et les gars n'ont pas trainé. - Pourquoi vous ne m'avez pas prévenu pour le chataignier? - Figurez-vous que j'avais note « Appeler M. Tanner » sur un Post-it dans ma voiture. Et puis j'ai oublié. Vous savez ce que c'est, en pleine saison, il 74 75 faudrait avoir trois tetes, on est deborde. De toute facon vous n'aviez pas le choix. II n'y avait plus que ce bois-la. Dans son polo parme, son pantalon the vert, ses chaussures bicolores a franges, Lindbergh res-semblait a une grosse pate d'amandes en train de commettre une mauvaise action. II se dandinait d'un pied sur l'autre en regardant machinalement sa montre outrageusement doree. - Vous etes sur de vos chiffres ? - Comme de moi-meme. - Je vais vous faire le cheque. - La moitie' en liquide, 9a vous ennuierait? Le repit Tout le monde etait parti. Pour quelques jours, en attendant d'autres corps de metiers, la maison et moi nous nous retrouvions face a face. Je travaillais seul. Parfois, mes coups de marteau resonnaient dans la batisse comme dans une cathedrale. Dans les pieces devastees par 1'inondation flottait une vague odeur de vase et de moisi, de varech et de champignon. On aurait dit que les bois, les plan-chers, les platres fermentaient sous les croutes d'un jus saumatre qui lentement sechait. Je m'employais a assainir les espaces, mais les volumes etaient immenses. Je me tuais a la tache et, a la fin de la journee, j'avais le desagreable sentiment de n'avoir pas avance. J'6tais maintenant penetre de l'idee que la maison me mettait a l'epreuve. En ouvrant ce chantier, j'avais derange une serenite et un equilibre qui resultaient du retrait et de l'oubli. Abandonne, ce batiment s'etait referme sur lui-meme, gerant a sa guise son propre delabrement, sa lente fin. II y avait une sorte d'agrement entre les structures et la pourriture noble qui les rongeait. Les bois et les 77