faudrait avoir trois tetes, on est deborde. De toute facon vous n'aviez pas le choix. II n'y avait plus que ce bois-la. Dans son polo parme, son pantalon the vert, ses chaussures bicolores a franges, Lindbergh res-semblait a une grosse pate d'amandes en train de commettre une mauvaise action. II se dandinait d'un pied sur l'autre en regardant machinalement sa montre outrageusement doree. - Vous etes sur de vos chiffres ? - Comme de moi-meme. - Je vais vous faire le cheque. - La moitie' en liquide, 9a vous ennuierait? Le repit Tout le monde etait parti. Pour quelques jours, en attendant d'autres corps de metiers, la maison et moi nous nous retrouvions face a face. Je travaillais seul. Parfois, mes coups de marteau resonnaient dans la batisse comme dans une cathedrale. Dans les pieces devastees par 1'inondation flottait une vague odeur de vase et de moisi, de varech et de champignon. On aurait dit que les bois, les plan-chers, les platres fermentaient sous les croutes d'un jus saumatre qui lentement sechait. Je m'employais a assainir les espaces, mais les volumes etaient immenses. Je me tuais a la tache et, a la fin de la journee, j'avais le desagreable sentiment de n'avoir pas avance. J'6tais maintenant penetre de l'idee que la maison me mettait a l'epreuve. En ouvrant ce chantier, j'avais derange une serenite et un equilibre qui resultaient du retrait et de l'oubli. Abandonne, ce batiment s'etait referme sur lui-meme, gerant a sa guise son propre delabrement, sa lente fin. II y avait une sorte d'agrement entre les structures et la pourriture noble qui les rongeait. Les bois et les 77 micro-organismes qui les devastent vivent toujours en bonne intelligence pourvu que cela soit a l'ecart des hommes. Avec mes outils tapageurs, mes idees simples, j'avais fait irruption a l'interieur de ce monde silencieux et complexe. Flanque' de barbares tingles, de chiens sauvages, de transistors insolents, de tronconneuse a graissage automatique, j'avais brutalement rompu un ancestral traite de paix. Et cette inconduite-la, bien plus que Lindbergh, la maison me la faisait payer au prix fort. Ce que je crois On ne possede jamais une maison. On l'occupe. Au mieux, on l'habite. En de tres rares occasions, on parvient ä se faire adopter par elle. Cela demande beaucoup de temps, d'attention et de patience. Une forme d'amour muet. II faut apprendre, comprendre comment marchent les choses, connaitre les forces de 1'edifice, ses points faibles, reparer ce qui doit l'etre sans trop bouleverser l'ecosysteme que le temps a mis en place. Et jour apres jour, annee apres annee, la confiance, lentement, s'&ablit, une sorte de couple indicible et invisible se forme. Alors, confinement, vous savez, vous sentez que cette maison, que jamais vous ne poss£derez, vous protege loyalement pour le temps de votre courte vie. 79