Libido Comme je l'avais deja constate lors de la renovation de ma premiere maison, je verifiais une nou-velle fois la capacite des chantiers a annihiler toute forme de d6sir sexuel. Cette libido qui semblait jusque-la diriger votre vie, qui vous tourmentait et jamais ne vous laissait en paix, s'eVaporait a la vue d'une pelle ou d'une simple truelle. II n'y avait rien a faire, a attendre ou a esperer. Le batiment &ait l'un des derniers bastions ou la mixite" n' avait pas sa place. Ici tout n'etait que ciment et sueur d'homme. Et les taches 6taient si rudes qu'elles vous rincaient d'abord et vous essoraient ensuite jusqu'a la der-niere goutte. Vous n'etiez plus alors qu'une sorte d'insecte voue a la construction ou la rehabilitation de la ruche, un animal industrieux dSbarrasse" de tout souci de plaisir et de reproduction, gros frelon batisseur, transpirant, fatiguant mais jamais ne ban-dant. Et le soir, les os rompus, les muscles nou6s, vous sombriez dans une apathie morphinique qui lentement vous conduisait vers un sommeil coma-teux. Le batiment cassait les hommes. C'est peut- etre pour cela qu'a la longue ils devenaienttous bizarres, caracteriels ou a demi cingles. Et done il y avait le sommeil, puis le lendemain les choses recommencaient. Dans leur infinie monotonie, leur perpetuelle rudesse. Le chantier arasait toute excroissance libidineuse. Terre sterile, il vous trans-formait en toundra, en taiga, en steppe. Sauf Dorado et Chavolo. Sans le vouloir, il m'arrivait parfois de surprendre l'une ou 1'autre de leurs conversations pendant qu'ils fixaient les plaques de BAB. Jamais je ne les ai entendus parler d'autre chose que de sexe. Cela donnait des dialogues assez proches de ceci: - Elle etait bonne. Ca on peut pas dire le contraire. Vaillante et tout et tout. Mais elle avait un gros defaut: elle avait un gout de yoghourt, tu vois, un vrai gout de yoghourt. Elle sentait le putain de fro-mage. Un true aigre, genre yoghourt bulgare, quoi. - Et alors ? II a fait quoi de son yoghourt bulgare ? - II a oublie qu'il aimait pas les laitages et il a fait l'helicoptere, comme d'habitude, c'est 9a qu'il a fait. Chavolo et Dorado £taient intarissables. Le matin etait consacre aux recits de la veille, quant a l'apres-midi, il dtait reserve" a l'analyse et a revocation des turpitudes de la soiree qui s'annoncait. Outre ces conversations, les deux hommes avaient aussi une fa?on tout a fait personnels d'enluminer le chantier. Chaque piece ou ils travaillaient etait decode de photos extraites d'un calendrier Pirelli qu'en fin d'annee un fournisseur avait du leur offrir pour les remercier de leur fid61ite au BA13. Et done 88 89 les murs de la maison etaient piquetes de filles gor-gees de frais implants mammaires et ruisselantes de gouttelettes qui inondaient leur chemisier et perlaient sur leur peau. L'electricien - II1'a trouv6 ou, celui-la? - Qui ca? - L'electricien qui est arrive" ce matin. - Un ami me l'a conseille. - En tout cas, il est pas normal. En plus, on com-prend rien quand il parle. Igor Zeitsev etait un jeune Russe qui effective-ment ne maitrisait pas les nuances et la complexity de la langue francaise. Mais la defiance que lui temoignait Chavolo n'avait qu'un lointain rapport avec ses difficultes d'expression. II faut savoir que, dans le batiment, les corps de metiers se vouent un mepris aussi inexplicable qu'inextinguible. Le pla-trier tient le ma?on pour un pouilleux et le pla-quiste pour un escroc. Le chauffagiste regarde de haut le fumiste qui, lui-meme, toise le jointeur. Quant a l'electricien, electron aga9ant, il ne voit meme pas le peintre, que, souvent, le carreleur rabroue. Le charpentier n'est qu'un primate aux yeux du menuisier que le couvreur tient pour quantity negligeable, tandis que le zingueur, albatros 91