La messe Au lendemain de cette conversation, Igor Zeitsev arriva flanque d'un acolyte qu'il semblait avoir tire precipitamment du lit. - Fiedorov. Colliegue a moi. Aider piour allie pliou vite. Fiedorov ressemblait a un rescape, un homme qui vient d'echapper a un naufrage ou un accident d'avion. II avait un regard totalement fixe, hebete, de temps en temps se grattait le bras et finissait ses exercices par un enorme baillement. - Ce soir, eliectricietie illioumine la piece. Et Zeitsev et Fiedorov se mirent au travail. Evi-demment, entre eux, les deux hommes s'exprimaient en russe. Si bien que j'avais parfois le sentiment de vivre a l'etranger, ou d'etre un voyageur immobile visitant de lointaines contrees derriere des guides qui se nommaient tantot Zeitsev, tantot Dorado. Je passais mes journees a genoux. A embofter mes lames de parquet, a les scier, a les clouer. Vu de loin, dans cette position, Zeitsev devait me prendre pour un homme tres pieux. Au debut de l'apres-midi, je decidai d'aller me degourdir les jambes et de jeter un oeil sur le grand oeuvre du gang moscovite. Je trouvais les deux oli-brius au salon. Zeitsev, debout derriere l'autel, Fiedorov, agenouille, face ä lui, tete basse. Zeitsev tenait un crouton de pain qu'il sembla benir plusieurs fois. Ensuite il leva le quignon vers le plafond prononca quelques paroles et l'autre, en bon fidele, lui repon-dit. lis etaient en train de celebrer une messe. En russe. Dans mon salon. Au milieu d'un entrelacs de fils electriques. Au plein cceur de la journee. Face au mur ou quelques jours plus tot s'etalaient les süperbes poitrines Pirelli. Voila. Nous y etions. Une fois encore j'avais ramasse la creme de la creme. Ce n'etait pas possible. Ces types devaient se donner le mot. lis venaient du monde entier, ne se connaissaient pas, mais tous portaient le meme virus, le meme Mai. Leur voyage n'avait d'autre but que d'amoindrir ma resistance, d'user ma patience. Dans la corporation, ce devait etre un rite initiatique, une sorte de peleri-nage. On allait chez Tanner comme Ton se rendait ä La Mecque ou ä Compostelle. Et seuls les plus meri-tants, les plus atteints aussi, les plus angles surtout, avaient le droit d'effectuer ce periple. J'etais con-fronte ä une internationale nuisible, une n£buleuse pr^paree dans des camps d'entrainement, dressee ä tuer la raison, ä liquider le bon sens, ä egorger la logi-que. Et cette fois c'etait au tour des Russes. Et demain ce serait des Pakistanais. Puis des Polonais. Des Lituaniens. Et pourquoi pas des Afghans. Le monde regorgeait de fanatiques et mon chantier, sabote depuis le depart, semblait n'avoir jamais de fin. 98 99 - Vous allez me ranger tout 5a et vous remettre tout de suite au travail. J'avais prononce ces mots d'une voix calme, sans elever le ton, a la maniere d'un homme use chez qui la colere n'arrive plus a prendre le pas sur la lassitude. Les deux Slaves m'adresserent un regard fou-droyant imm^diatement suivi d'une bordee de gro-gnements qui semblaient plus proches de l'insulte que de l'incantation. lis menerent l'office jusqu'a son terme, se signerent une derniere fois, soufflerent la bougie et rangerent leurs accessoires. A l'excep-tion du quignon qu'ils avaient avale\ sans doute, en guise de communion. Plus tard, Zeitsev vint me voir tandis que je | clouais mes planchers. II se tenait debout devant moi, les bras croises. J'etais a genoux, tel le p6cheur face a son juge. - Monsieur Tanner, si viou continiouiez a trou- | blier calibration, moi pliou pouvoir tierminer chan-tier. Diou passe avant tiou. Si viou pas comprendre, moi et Fiedorov partir. Je ne tentai meme pas de soutenir le regard de Zeitsev. Je baissai les yeux et, avec mes clous et mon marteau, me contentai mentalement de cruci-fier une nouvelle fois celui par qui tout le mal 6tait venu. Fiat lux Je ne faisais meme plus attention aux offices qui dans le salon se succedaient ä un rythme maniaque. Les Russes s'en donnaient ä coeur joie. Lorsque Zeitsev m'annonca que le travail 6tait fini, je dis-cernai dans sa voix quelques inflexions de fierte- et une pointe d'arrogance. II insista pour que je me deplace et allume moi-meme le courant. - Cie tradition riousse proprietaire miaison allioume primiere fois. Dans la situation d'un ministre inaugurant une nouvelle centrale electrique, je me postai face au compteur et enfoncai le bouton vert du disjoncteur apres avoir marmonne' «Fiat lux ». Sous mes doigts jaillit alors une gerbe d'etincelles qui se propagea de prise en prise ä la vitesse de l'eclair, avant de faire long feu ä la maniere d'un petit accessoire pyrotechnique bon marche. Zeitsev regarda Fiedorov qui regarda Zeitsev qui regarda Fiedorov qui regarda Zeitsev qui me regarda. Dans l'air flottait un leger parfum de poudre et de catastrophe larvee. - Vous voyez monsieur Zeitsev, sincerement, je 101