- Vous allez me ranger tout 5a et vous remettre tout de suite au travail. J'avais prononce ces mots d'une voix calme, sans elever le ton, a la maniere d'un homme use chez qui la colere n'arrive plus a prendre le pas sur la lassitude. Les deux Slaves m'adresserent un regard fou-droyant imm^diatement suivi d'une bordee de gro-gnements qui semblaient plus proches de l'insulte que de l'incantation. lis menerent l'office jusqu'a son terme, se signerent une derniere fois, soufflerent la bougie et rangerent leurs accessoires. A l'excep-tion du quignon qu'ils avaient avale\ sans doute, en guise de communion. Plus tard, Zeitsev vint me voir tandis que je | clouais mes planchers. II se tenait debout devant moi, les bras croises. J'etais a genoux, tel le p6cheur face a son juge. - Monsieur Tanner, si viou continiouiez a trou- | blier calibration, moi pliou pouvoir tierminer chan-tier. Diou passe avant tiou. Si viou pas comprendre, moi et Fiedorov partir. Je ne tentai meme pas de soutenir le regard de Zeitsev. Je baissai les yeux et, avec mes clous et mon marteau, me contentai mentalement de cruci-fier une nouvelle fois celui par qui tout le mal 6tait venu. Fiat lux Je ne faisais meme plus attention aux offices qui dans le salon se succedaient ä un rythme maniaque. Les Russes s'en donnaient ä coeur joie. Lorsque Zeitsev m'annonca que le travail 6tait fini, je dis-cernai dans sa voix quelques inflexions de fierte- et une pointe d'arrogance. II insista pour que je me deplace et allume moi-meme le courant. - Cie tradition riousse proprietaire miaison allioume primiere fois. Dans la situation d'un ministre inaugurant une nouvelle centrale electrique, je me postai face au compteur et enfoncai le bouton vert du disjoncteur apres avoir marmonne' «Fiat lux ». Sous mes doigts jaillit alors une gerbe d'etincelles qui se propagea de prise en prise ä la vitesse de l'eclair, avant de faire long feu ä la maniere d'un petit accessoire pyrotechnique bon marche. Zeitsev regarda Fiedorov qui regarda Zeitsev qui regarda Fiedorov qui regarda Zeitsev qui me regarda. Dans l'air flottait un leger parfum de poudre et de catastrophe larvee. - Vous voyez monsieur Zeitsev, sincerement, je 101 me demande ce qui serait arrive si Dieu ne vous avait pas protege. - Diou rien fait la diedans. Miauvaise masse quielque part. Fiedorov et moi triouver avant cie soir. Et ils chercherent la masse a quatre pattes, avec les doigts, avec la langue, avec des gousses d'ail, le missel, la bougie, le crucifix et meme, en fin de compte, un appareil de controle. Toute la journee ils tenterent en vain de percer le mystere de leur incompetence. Et tandis qu'ils se livraient ainsi a cette quete paienne obstinee, je notais que pour la premiere fois ils en oubliaient de celebrer leurs offices. Pas de masse. Pas de messe. Curiosités Aprěs deux jours de savantes et approximatives recherches, le duo rétablit le courant. Instruit par le premier fiasco, j'avais refuse de me soumettre au rituel russe qui voulait que le maitre des lieux joue, en fait, les cobayes. C'est Fiedorov, l'apprenti, qui poussa le bouton et, cette fois, la lumiěre fut. Aussi-tót, comme un homme presse de quitter l'enfer, Zeitsev commence ä remballer ses affaires. Ses objets de culte en prioritě, ses outils ensuite. Pendant ce temps, incrédule et le visage empli d'un bonheur simple, Fiedorov continuait d'actionner les interrupteurs, faisant aller et venir 1'électricité, aiguillant le voltage d'une simple pression de ses doigts angéliques. Ä ses yeux, Zeitsev était bien le grand maitre, celui qui dominait et canalisait des forces colossales dans des fils minuscules avec l'aide et la grace de Dieu. - Si viou avoir probliěme courant, coupier tou-jours rouge biouton. - J'ai compris, monsieur Zeitsev. - Et ensuite appelier moi. Personne autre. Moi, 103 i