Un instant plus tard, une formidable face d'ombre regarda au-dessus du mur: celle de rhomme de bronze Et alors je vis qu'il avail des yeux: deux immenses yeux d ambre liquide, deux atroces prunelles de nocturne qui fouillaient la nuit. LE DERNIER VOYAGEUR C'est fini. II est dans la maison. La porte a eclate comme sous I'assaut d'un belier antique, des briques ont croule. Les marches de l'escalier gemissent, se brisent comme des branches seches. Tout a coup, le bruit cesse; sur la maison descend une paix etrange et terrible. — Qu'est cela? Clic... clac... clic... clac... Un bruit de pierre qui heurte le fer... ...Ah! 1/ aiguise sa faux... En casquette quadrillee, dans un over-coat qui avait de l'age, John n'6tait plus l'imposant waiter de I'«Ocean Queen's Hotels; il 6tait redevenu, pour les sept mois de morte saison balneairc. le simple quincailler de la Humbert Street de Hull. M. Buttercup, le propridtaire de l'hotel, lui tendit une main cordiale. — A l'annee prochaine, mon vieux John; je compte rouvrir l'6tablissement le 15 mai. — Si telle est l'intention de Dieu, oui, dit John en vidant gravement le whisky d'adieu que son patron venait de lui verser. Un grondement merontent de forte maree emplissait Pair terni de brumes basses. — La saison est bien finie, dit John. — Nous sommes les derniers, les tout derniers, ajouta M. Buttercup. Une dizaine de silhouettes, courbees sous d'informes charges, gravissaient la cote, qui semblait joindre a la digue la toiture chinoise de la microscopique gare dallee comme une cuisine hollandaise. — Les Stalker s'en vont, remarqua John. Le gardien du mole leur a dit qu'il y aurait de la neige aujourd'hui. — De la-neige, s'indigna M. Buttercup, mais nous sommes a peine en octobre! John regarda le ciel oxyd6 par les brouillards salins; des vols d'echassiers y menaient des mondmes chagrins. 246 247 — lis depassent les marecages. dit-il. Cela ne vaut rien quand ils font cela. Un oiseau d'une grande blancheur passa en un orbe rageur. «Snow-Snow», cria-t-il. — Vous entendez? dit John, qui voulut rire. — Mais de la neige, voyons!... De la neige! dit Buttercup. Puis il ajouta, philosophe: Et apres tout, qu'est-ce que cela peut me faire? Demain, les camion-neurs viennent chercher les meubles qui n'hivernent pas ici, et apres-demain, je serai a Londres. John voulut a son tour trouver une solution pour adoucir la solitude de son patron, mais il n'y reussit pas. — Qu'est-ce que cela fait? approuva-t-il apres une minute de vaines pensees. Au loin, un marteau pianotait fievreusement sur du bois. — Ma parole, s'etonna M. Buttercup, il y a Windgery qui s'en va egalement. Ecoutez: il cloue les volets de sa villa. — Mais alors, remarqua John, vous etes seul, tout a fait seul; une fois le dernier train parti, le chef de gare descend au village. M. Buttercup eut un haut-le-corps. Seul! — Voila ce qu'on gagne a faire la saison dans un nouveau trou de l'Est, ronchonna-t-il, au lieu de s'eta-blir a Margate ou a Folkestone. — Mais les affaires n'ont pas ete mauvaises, protesta doucement John, en tapotant la poche ou dormait son portefeuille. — No-on, conceda M. Buttercup. Une locomotive siffla derriere l'horizon en une plainte tenue ccmme un fil. — Le train s'amene, dit John. Allons, au revoir, M. Buttercup. — Oh! vous avez le temps, prenez done encore du whisky. - Un dernier verre alors, M. Buttercup; a mon age, on ne court plus apres les trains. M. Buttercup resta seul, dans le hall vide et obscur; le marteau ne resonnait plus au-dela de la route. II vit lentement fondre, sous les eaux montantes, les chateaux de sable que les enfants de Stalker avaient construits au matin, sans joie, sur la plage solitaire et venteuse. — Fii-ni — Fii-ni, grinca une becasse tournoyante, qui s'enfuyait d'un etang voisin. — La saison, la saison, compldta M. Buttercup, qui voulut montrer aux douze fauteuils en rotin qu'il avait encore le cceur a la plaisanterie. Mais ni la becasse ni les douze fauteuils ne se soucierent de son vaillant etat d'ame. II vit alors, sur la cote de la gare, un homme qui courait avec desespoir. Un appel de la locomotive fouetta le retardataire, il courut plus vite, faisant des gestes de pantin malheu-reux. M. Buttercup gloussa de plaisir. — M. Windgery manque le train, dit-il. Ah! ah! est-ce assez plaisant? La sonnerie du telephone Penleva a cette joie bour-geoise. C'etait I'employe' de la centrale electrique qui I'avisait qu'on allait couper le courant, la saison etant finie. — Mais je suis encore ici, moi, protesta M. Buttercup. - Vous allez continuer la saison a vous tout seul, alors? se moqua la voix de l'employe\ — Je fais ce que je veux, se facha l'hotelier. — Pour sur, mais nous aussi. C'est idiot, hein? de ne pas laisser toumer une dynamo pour votre lampe de poche. - Lampe de poche! Lampe de poche! hurla M. 248 249 Buttercup, qui avait place des guirlandes lumineuses dans la salle á manger. — Eh! oui, lampě de poche, pantoufle! Une autre voix se mela á leur conversation, celle du chef de gare. — Alio! Alio! les communications téléphoniques sont finies, on ferme le bureau de la gare et du télégraphe. — II veut couper le courant, s'indigna M. Buttercup. — M'est égal, grogna I'homme du rail, il n'y a pasde service de nuit ici, et d'ailleurs, la gare est éclairée á Pacétylěne; allons, moi aussi, je coupe. M. Buttercup perdit un peu de son beau flegme de propriétaire ďhótel et il compara ses deux interlocu-teurs á des ustensiles hygiéniques. — Móssieu, hurla le. chef de gare, vous osez insulter un fonctionnaire, vous, un marchand d'eau chaude! — Poisson! Morue salée! Appát de congre! renchérit 1'électricien, qui passait ses dimanches á la péche. Un copieux dictionnaire, noir d'injures, fut encore feuilleté d'un bout á l'autre du fil; puis les deux préposés se mirent á l'unisson pour inviter M. Buttercup á vider ces lieux maritimes pour rejoindre Londres ou l'enfer, s'il ne voulait pas voir son pantalon de flanelle blanche botté par des brodequins de belle pointure. L'infortune entendit encore 1'électricien proposer au railwayman de chauffer un train special pour venir le prendre avec quelques instruments convenables, afin de découper cette canaille d'hotelier; puis le chef de gare regretta vivement de n'avoir aucun materiel roulant á sa disposition, et enfin les deux comperes tomběrent d'accord sur un rendez-vous prochain, dans une auberge amie, ou Ton trouvait de la bonne ale, du whisky merveilleux et une ample friture de poissons. M. Buttercup cueillit une des deux torsades de stearine verte qui ornaient le piano, improvisa un 250 bougeoir avec une bouteille a limonade, et mdlancoli-quement, se versa un autre verre de whisky. Un chapelet de nacre pale s'egrenait encore aux derniers doigts de lumiere de l'ouest. Avec des pans de dunes et des loques de brouillard, l'ombre construisait alentour des temples hypethres. La flamme de la bougie verte vacillait d'angle en angle, montrant, de la pointe, les ombres les plus redoutables qui s'6taient installers en tapinois dans le hall. Quelqu'un alors poussa la porte et, avec un soupir, s'affala dans un des fauteuils en rotin. M. Buttercup le regarda avec incredulity. Au fond, il le prenait pour une de ces ombres qui maintenant se mouvaient sans gene dans le hall vide; mais un nouveau soupir, plus douloureux, lui demontra que c'6tait bien un homme qui avait accapare' le fauteuil. La bougie ne lui permit de le reconnaitre qu'a deux pas. — Monsieur Windgery! s'6cria le commercant, ras-sure\ Ben, en v'la une surprise. II en oublia son langage obs^quieux et correct d'hotelier modele. — Je vous ai vu aller a la gare. — Manque le train, haleta I'homme. — Vous avez bien couru pourtant, je l'ai vu. Mon Dieu, comme vous etes hors d'haleine. — Poitrine, souffla I'homme — tres mauvaise — poumons attaques... voulais partir... neige. — Encore! Mais il ne neigera pas, je vous le dis, moi! Pour toute rdponse, M. Windgery etendit une main 251 diaphane vers les fenetres assombries, et l'hötelier vit de menus flocons voltiger dans le soir. — Bah! murmura-t-il. Bah! Et puis apres? — Pas bon pour moi, se plaignit le malade. — Je vous reconduirai chez vous, dit M. Buttercup. L'autre secoua la tete. — Inutile, dans la villa tout est vide ou sous clef. Je resterai ici, si vous avez une chambre et un peu de th6 chaud. — Mais comment done, s'empressa M. Buttercup, tout k fait revenu ä ses fonctions d'hote ä gages. Souperez-vous? II y a encore du bceuf froid, une tranche de päte\ des conserves de poisson et du fromage autant que vous voudrez. — Merci, du th6 bouillant et deux larmes de vieux rhum, si vous voulez bien. — Cela me donne de la compagnie, dit M. Buttercup, de bonne humeur. Figurez-vous que j'etais tout seul dans la station balneaire, tout le monde etait parti — vous le dernier. N'avoir personne ä qui parier par une nuit d'octdbre, ä cent pas de la pier qui meugle, et n'avoir que des fanfares d'oies sauvages pour toute voix vivante autour de soi: c'est bien le pire chätiment pour un homme honorable. Mais le compagnon etait aussi morose que la nuit meme. M. Buttercup le vit, avec effroi, rougir son mouchoir de larges crachats; seulement, dans la basse lueur de la bougie, cela semblait noir, d'un noir de cirage, et ce n'en etait que plus vilain. Apres un gemissant bonsoir, M. Windgery monta dans sa chambre, s'emparant de la derniere torsade verte qui s'agitait comme un grele flambeau aux mains d'un ilote ivre. M. Buttercup resta plus seul que jamais devant la flamme aigue, brülant au ras du goulot de la bouteille; ii trouva le whisky amer et le but a gros traits, sans le 252 savourer; de temps en temps, il jetait des regards furieux sur une des bergeres en osier, ou il croyait voir se preJasser le chef de gare. Mais il n'y avait a cette place qu'un fauteuil vide, des ombres tourmentees et le tremblant reflet de la neige qui blanchissait les tenebres. Quand M. Buttercup s'eveilla, les iules de 1'horreur lui couraient sur la chair, mais il ne savait pourquoi. Pourtant, la nuit feutrde de neige 6tait silencieuse et lunaire. En s'endormant, il avait maugree contre la toux rocailleuse de M. Windgery; il ne l'entendait plus. «11 dort», se dit-il; mais il ne s'expliqua pas cet instinct qui le poussait a se faire tout petit dans la caverne chaude de ses couvertures. La soiree, avec ses patrouilles d'ombres, aurait du sembler plus hostile que cette nuit sans bruit et splendi-dement claire, et pourtant M. Buttercup ne l'avait pas crainte, mais a present, d'une voix qui sonna plus grele, qu'un timbre, il se plaignit: — Voyons, qu'est-ce qui se passe ici? II ne se passait rien, le clair de lune soulignait le silence, c'dtait tout. — Qu'est-ce que cela peut etre? dit-il encore de cette meme mesquine voix de tete. Et brusquement, du fond de la nuit immobile, la rdponse vint. Elle vint sous la forme d'un bruit lourd, sans echo, un bruit de semelles de plomb. Car c'6tait un pas qui sonnait dans la maison et qui, a present, l'emplissait dune rumeur sombre et monotone. — Monsieur Windgery! Monsieur Windgery! appela 253 M. Buttercup. Seul, I'imperturbable pas, r6pondit a son cri; il sembla quitter la chambre du voyageur et descendre posement l'escalier. L'hotelier endossa a tout hasard quelques vetements disparates. II voulait reagir contre une terreur sans nom, qui venait a lui comme une eau tenebreuse, et il plaisanta betement: — Puis pas m'plaindre de manquer d'compagnie... D'abord seul, puis M. Windgery, et v'la encore un voyageur qui s'amene. II se pencha sur la rampe, mais ne vit rien, bien que la cage d'escalier s'argentat de fine lumiere. Le pas frappait le bas des marches. — Eh! chevrota M. Buttercup, monsieur le... voyageur... monsieur le dernier voyageur..., montrez-vous un peu. Mais sa voix etait plus tenue qu'un cheveu d'enfant, et elle atteignit a peine, en un mince filet d'air, ses levres tremblantes. II se tut sans meme plus songer a appeler M. Windgery, mais il entreprit la descente. Le pas resonnait a present dans le hall, puis, sans que M. Buttercup eut entendu ouvrir des portes ou crier des serrures, le bruit se perdit dans les profondeurs des caves. Ce qui, plus tard, parut singulier a l'hotelier, c'est qu'il ne songea pas a se munir d'une arme. Le pas s'eteignit, et le silence lui donna le courage de descendre prudemment. II prit des precautions tellement minutieuses qu'il lui semblait etre devenu un voleur dans sa propre maison. La porte de la chambre de M. Windgery n'etait pas verrouillee, malgre l'avis triplement affiche: Bolt your door at night, et sans bruit, il put l'ouvrir. Le clair de lune aida M. Buttercup a se rendre compte 254 immddiatement de ce qu'il y avait de dramatique et de lugubre dans cette chambre. M. Windgery reposait sur le lit, la tete profond£ment enfonc6e dans l'oreiller et la bouche noire, ouverte sur un cri inaudible, mais qui semblait durer toujours; ses yeux ou verts refldtaient la clarte' bleue de la fenetre. — Mort!... balbutia M."Buttercup. Mort! Seigneur, quelle histoire!... Deux secondes plus tard, il fuyait eperdument vers les stages superieurs. Le pas venait de traverser brusque-ment le hall et remontait l'escalier. Si un homme de science declarait un jour a M. Buttercup qu'a cette minute-la, un sixieme sens appa-rente' a l'infaillible instinct de conservation des animaux, s'etait empare de tout son etre, il y a gros a parier qu'il serait accueilli par un haussement d'epaules incrddule et tant soit peu froisse. Mais, chose certaine, M. Buttercup fuyait en proie a une terreur absolue. L'aigre petite voix de la logique humaine s'6tait, depuis les premieres minutes, abstenue de lui conseiller une embuscade armee, dans quelque coin bourre d'ombre. L'imperieux instinct retentissait dans son ame: «11 faut fuir! Contre cela, on est impuissant, surhu-mainement impuissant!» M. Buttercup venait d'atteindre l'etage des mansardes reserve au personnel et aux courriers; il trebucha dans le desordre sournois laisse par une valetaille mecon-tente. Les pas allaient a present de chambre en chambre, comme en une methodique tournee d'inspec-tion. — II est dans le 12, murmura l'hotelier, cette fois-ci dans le 18... le 22... le 29. Seigneur, il est dans ma chambre a moi! Cela lui fit froid au coeur de savoir que l'lnconnu qui marchait dans la nuit se mouvait parmi les objets 255 I familiers et personnels qu'il venait de quitter a I'instant, comme si un peu de son etre adherait encore aux choses de cette chambre. Dans la derniere mansarde des bonnes, il apercut, contre la cloison. un benitier en platre et un brin de buis benit. II eut alors une idee bizarre: il entassa, sans faire de bruit, quelques menus troubles en travers du couloir et couronna la frele barricade du petit benitier encore humide et de la branchette fanee. — II doit passer par la, murmura-t-il, et alors... M. Buttercup eut ete bien embarrasse s'il lui avait fallu s'expliquer sur la personnalite de ce «il». Du reste, il n'avait plus le temps ni de reflechir ni de raisonner; le pas heurtait lourdement les marches nues qui menaient a sa retraite. Jamais le bruit n'avait retenti plus lugubre et plus feroce. II semblait que toute la batisse en criat de crainte. — Plus haut, alors, gemit I'infortune fuyard. II arriva aux combles, vides et sonores, plaques de durs tabliers lunaires sur le plancher geignard. M. Buttercup y promena des yeux hagards. Ces polyedres creux, a peine etoffes de poussieres et de toiles d'araignees racornies, seraient-ils le miserable decor de son agonie? Soudain, il toucha une mince echelle metallique: le belvedere! II s'y rua; la trappe, dans le plafond, s'ebranla, mais ne tourna pas sur ses gonds soudes de rouille et de crasse. Le couloir de l'etage des mansardes resonna, puis les pas s'avancerent au-dela de la puerile barricade. — Meme cela ne I'arrete done pas, dit l'hotelier en pleurant et, d'un coup desespere qui lui meurtrit durement la tete et les 6paules, il ouvrit la trappe grincheuse, sur la grande nuit bleue, ouatee de neige et endiamantee d'astres. Ce belvedere etait une large plate-forme dominant l'alentour. M. Buttercup ne s'y 6tait jamais aventure; perche sur une chaise, il sentait deja les houles du vertige venir et monter. — Je prefere sauter en bas de tout ceci, cria-t-il, plutot que cela ne vienne a moi. II marcha sur l'dpais matelas de neige jusqu'a I'ex-treme rebord; une sensation d'immense desolation s'etait emparee de son coeur. Au loin, sur la route noire de la mer, deux lumieres se suivaient et I'oeil jaune du mole le fixait insolemment du fond des tenebres. — Oui, plutot... plutot..., sanglota le bonhomme. Un crissement de fer rugueux le fit sursauter; cela venait des barreaux rouilles de l'echelle... Cela devint proche, plus proche encore, et atteignit la trappe. M. Buttercup vit alors devant lui la longue et fixe tige du paratonnerre luire doucement a la lune. L'empoi-gnant avec un hoquet d'horreur, il enjamba l'ultime balustrade et, avec un cri de damne. il se laissa glisser dans le vide. Quelque chose sauta sur la plate-forme. Une flammeche tres pale lecha l'horizon. Au fond de la tranches cendreuse du chemin de fer, un fanal vert s'alluma; les vitres de la petite gare blanchirent sous la lumiere glac6e d'un bee a acetylene, et le premier train siffla paresseusement dans les lointains invisibles. M. Buttercup quitta la pile de billes creosotees qui lui avait servi toute la nuit d'abri, et, les os grincants, les mains sanglantes, le cerveau fou, il courut vers la petite gare, illuminee et habitee, qui lui semblait etre l'oasis la plus desirable du monde. 256 257 Ce ne fut que vers onze heures du matin, apres s'etre, a force de bassesses, reconcilie avec le chef de gare, apres avoir entendu l'avis du medecin arrive a bicyclette d'un village proche, selon lequel M. Windgery 6tait decede de sa belle mort de phtisique, que M. Buttercup se decida a parcourir l'hotel. II n'y trouva rien de suspect, et deja il se prenait a accuser la solitude, la peur et le whisky, quand il arriva a la plate-forme du belvedere. Comme tout bon Anglais, comme tout citoyen du monde du reste, il avait lu Robinson Crusoe; mais il ne songea pas qu'en prenant une retraite apeuree, il repetait le geste celebre de ce marin solitaire, qui, un matin, decouvrit, sur la plage de son ile, une empreinte menagante. Or, a cote de ses pas a lui, bien imprimes dans la pate fidele de la neige, M. Buttercup venait de voir deux empreintes epouvantables, invraisemblablement hideu-ses, grandes, grandes, qui, elles aussi, atteignaient l'extreme bord de la plate-forme, mais ne revenaient pas en arriere, comme si la chose qui marchait dans la nuit avait pris la son essor monstrueux... Descendu dans le hall, M. Buttercup poussa des cris de joie en voyant s'amener la sombre voiture qui venait querir la depouille du pauvre M. Windgery. II retint les mornes conducteurs, a force de whisky et d'anecdotes plaisantes, jusqu'a l'arrivee du camion des demenageurs; et il promit un tel pourboire a ces derniers, si tout etait parti une heure avant le depart du dernier train, que les braves gens faillirent tout casser, y compris leurs propres membres, a force de se presser. Mais une heure avant que le dernier train sifflat, M. Buttercup etait sur le quai de la gare. II avait apporte deux bouteilles de vieux whisky pour le chef, qui l'aida á montér dans le train avec une tendresse de frěre, et fit des signes d'adieu jusqu'au moment oil le convoi ne fut plus qu'un infime lézard noir sur l'horizon. A la longue table du «Dragon d'Argent», une belle et bonne taverne de Richmond Road ou M. Buttercup venait de raconter son histoire, on redemanda des cartes, des des et un jeu de dames. — C'est ce qu'on appelle de la suggestion, de l'auto-suggestion, dit M. Chickenbread, qui vendait des instruments de musique dans la spacieuse boutique voisine. — Une hallucination, rencherit Bitterstone, qui 6tait dans les huiles et les tourteaux. M. Buttercup gratta sa figure furfuracee. — On n'est pas sujet a des hallucinations, riposta-t-il, froisse\ quand... on s'appelle Buttercup. II songea qu'il venait de dire une chose plus ou moins pejorative, quant au nom honorable de ses ai'eux, et il ajouta avec suffisance: — Et quand on est proprietaire de l'hotel «Ocean Queen». Des des crepiterent, les piqures de mouche sur l'os jauni decrdterent gains et pertes a la ronde. Les disques blancs fondirent sous la sombre avance des noirs, sur le carrelage neutre du damier; un pion double s'isolait dangereusement dans un no man's land dalle\ Seul, le vieux Dr Hellermond restait pensif. — Je sais, murmura-t-il, parlant plus a lui-meme qu'au placide Buttercup, je connais ce pas-la... »Pendant des annges, j'ai et6 m6decin interne d'hopi-tal. Je l'ai entendu souvent durant les nuits creuses oil ne veillaient que des haleines de formol et des douleurs 258 259 I I I I I I pleurardes. »11 tournait en lourde ronde, dans I'ombre rougeatre des fumivores; il sonnait sans echos, dans les longs couloirs etoil6s de veilleuses avares. »11 precedait les rivieres nocturnes qui s'en allaient aux pas feutres des garcons de salle vers les depots mortuaires, glaces de vents coulis et d'eau courante. »Nous l'entendions, mais il y avait entre nous tous, medecins, infirmieres et surveillants, un accord muet pour n'en jamais parler. »Parfois, un novice murmurait sa priere a voix plus haute. Mais chaque fois qu'«il» sonnait, nous savions qu'un vide se faisait, dans la vie douloureuse des salles trop blanches. »Les sombres sergents de la prison de Newgate, lorsqu'ils preparent, pour 1'aube proche, le pavilion noir barr6 d'un N majuscule, Pentendent venir du fond des couloirs de pierre, et marcher vers une cellule sinistre entre toutes les cellules. Le Dr Hellermond se tut et s'interessa au jeu de dames, ocean clair ou, de minute en minute, naufra-geaient les minces radeaux des pions et les hauts bords des dames. L'HOMME QUI OSA Děs que la servantě Pent introduit, il se nomma: — Mon nom est Hilmacher. — J'ai connu une famille Hilmacher, dis-je. * Un cillement inquiet de ses paupiěres me fit conclure qu'il m'avait menti, mais je n'y attachai aucune importance. — D'ailleurs, ajoutai-je avec un geste nonchalant qui effacait des ombres et qui balayait, semblait-il, les choses du passé, d'ailleurs, cela n'a rien ä voir avec ce qui vous aměne. II approuva. — Cest Phistoire de cette terre hantée, répondit-il. — Ah, vous appelez cela une terre hantée? Soit. Au fond, cette expression romantique pour rait bien étre la seule qui convienne. Mais ä une époque od Pon n'admet plus le fantastique, elle est un peu genante, n'est-il pas vrai? — Non, dit-il. Je le regardai fixement; je suis habitué aux égards et on ne me répond jamais par de catégoriques monosyl-labes. Je vis alors la détresse de sa personne et la fiěvre de son regard. — Monsieur Hilmacher, dis-je, si vous parvenez ä percer le mystěre de cette... terre hantée, la commune vous versera cent florins. II s'agit d'importants terrains de pacage qui sont devenus inutilisables. En effet, si 260 261