"Cinq heures... II va bientot rentrer..." se dit Elisa. Et voilä qu'ä cette idee eile ne peut plus rien faire. Elle a frotte, lave, fourbi durant toute la journee, eile a prepare une soupe epaisse pour le diner - ce n'est pas la coutume du pays de manger lourdement le soir, mais c'est necessaire pour lui qui, ä l'usine, ne dejeune que de tartines aux oeufs. Et main-tenant, ne füt-ce que pour mettre le cou-vert, ses bras s'engourdissent et retombent inertes le long de son corps. Un vertige de tendresse la fige, immobile et haletante, accrochee des deux mains ä la barre de nickel du fourneau. C'est chaque jour la meme chose. Gilles sera lä dans quelques minutes : Elisa n'est plus qu'un corps sans force, aneanti de douceur, fondu de langueur. Elisa n'est plus qu'attente. Elle croit qu'elle va pouvoir s'elancer vers lui et le serrer dans ses bras. Mais ä la vue de ce grand corps muscle qui apparait tout a coup en costume de velours dans l'enca-drement de la porte, elle a moins de force encore. Chaque fois, il la trouve immobile, un peu hagarde, et c'est lui qui s'approche d'elle et la baise doucement au front. — Tu n'as pas vu les enfants ? Elles sont allees a ta rencontre... II enleve sa veste de travail, passe une main calleuse dans ses cheveux, s'assied. Sa chemise s'entrouvre sur son torse nu, il se frotte un peu la poitrine, la ou il y a une petite touffe de poils. II repond : — Non... c'est qu'elles sont allees jouer dans le pre avec les autres. II y a bien un carre d'herbe ici, mais les enfants aiment toujours mieux le jardin des autres... — Je ne suis pas inquiete... Mais c'est pour le bain du samedi... J'ai prepare la grande bassine... L'eau chauffe au soleil. Elle se rapproche de lui, respire sur ses vetements une forte odeur de sueur, de fer, d'huile, de travail - 1'odeur de Gilles... Elle frotte sa joue tendre contre sa peau a lui, non rasee - la joue rugueuse de Gilles... les cheveux de Gilles... la bouche de Gilles... les yeux de Gilles... — Gilles... dit-elle, prenom court et mouille comme un chuchotement, quand elle le prononce, la salive lui emplit la bouche, humecte ses levres inflechies, deborde parfois aux commissures en deux bulles minuscules. Elle va de nouveau vers le fourneau, souleve le couvercle de la marmite, juste pour laisser passer 1'odeur : Gilles la renifle avec une convoitise d'homme en fringale, et pousse un long soupir enamoure en songeant ä la regalade proche. Elisa rit. — C'est bien trop tot ! dit-elle. Mais... tiens ! Et elle pousse vers lui une tarte au riz saupoudree de sucre. Puis elle s'assied et le regarde manger chaque quartier en trois bouchees. Gilles s'est essuye la bouche d'un grand glissement de main. Debout devant le fourneau, il se verse une tasse de cafe. Son pantalon epais de travailleur se maintient sans ceinture sur ses hanches puissantes. Il a le long corps sec et fort des ouvriers du pays. Mais ses yeux sont bien plus beaux que ceux de tous les autres. Au jardin, Elisa a penche son beau corps lourd vers la bassine ; l'eau est tiede ä sou-hait, pour en juger elle y a trempe ses bras nus, et elle demeure un peu ainsi, toute ä la douceur de l'eau. Elle voit le reflet de son visage, brouille dans un miroitement de soleil. En penchant un peu la tete elle atteint une zone d'ombre et son image apparaTt plus nette : son visage est long et plein, ses traits sont reguliere, ses cheveux sombres et luisants. Femme du Nord, d'ou lui vient cet air etrange d'Espagnole... Elle se redresse, entoure sa bouche de ses mains mouillees, hele les enfants. Elle sourit a Gilles qui, de la fenetre, regarde le jardin. II aime cette etroite et longue bande de terre qu'il a bechee et ensemencee les dimanches de printemps. C'est lui qui a construit le pigeonnier en briques roses, c'est lui qui a plante la haie de groseilliers et place la bordure de rochers le long du ruisseau qui traverse le jardin dans sa lar-geur. Lorsqu'ils sont venus visiter la maison, lui hesitait a la louer. Mais Elisa apercut ce bout de ruisseau. Gilles la regarda courir vers l'eau : elle avait encore son corps de jeune fille et deux petits seins durs sautil-lerent dans son corsage. Lui, de voir ca il avait senti comme une grande plaque de bonheur et il s'etait decide tout de suite. La maison aussi lui plait, deux pieces au rez-de-chaussee, deux chambres a l'etage, et sous le toit un large grenier eclaire par des fenetres basses. Gilles se retourne vers la cuisine : il a entendu rentrer les enfants, deux petites jumelles blondes, sages et timides. II assied les gamines, chacune sur un de ses genoux. Il souffle dans leurs yeux pour les faire rire. De voir battre ainsi devant lui ces deux paires de longs cils le trouble toujours un peu et il dit tout doucement: "Je suis bien heureux d'avoir deux petites filles." Elisa est venue chercher les enfants pour les baigner. Gilles hume encore une fois ä plein nez l'odeur de soupe. Bientot le repas sera servi... Demain, c'est dimanche : pas de travail... Son corps s'apprete lente-ment pour un long repos. A son reveil, Gilles fera l'amour. C'est toujours ainsi le dimanche matin : on a du temps devant soi et on n'est pas abruti par une journee de travail. Les autres jours il y a peu de place pour le plaisir, et s'il lui arrive d'en prendre c'est encore le matin, durant les semaines ou il travaille de nuit ä l'usine : lorsqu'il rentre chez lui dans la brume matinale, Gilles voit poindre partout la grande vigueur du jour, et avant de s'enfoncer dans la nuit artificielle qui pour lui succede ä l'autre, il a envie de prendre lui aussi sa part de vie. Alors il se häte afin de trouver Elisa encore couchee. Elle l'attend, les yeux fatigues d'insom-nie : eile dort mal lorsqu'il n'est pas lä. Elle se laisse prendre, docile et douce, fascinee par cette joie qui eclaire le visage penche sur eile, et lorsque Gilles preoccupe par un primitif orgueil de male lui demande gauchement si elle a eu sa part de plaisir, elle repond dans toute sa bonne foi, ne concevant pas que Ton puisse imaginer 10 il X —1 <-t-' M pour elle d'autre joie que celle d'avoir pu en offrir une a Gilles. Elle se leve et, pour qu'il puisse dormir au plus tot, elle lui prepare tartines et cafe. En le servant elle glisse vers lui des regards tendres et hon-teux : elle si pudique a un peu honte de ces grandes caresses faites ainsi en pleine lumiere, au soleil vif et pur du matin, honte qu'elle s'emeut d'eprouver si tendre. II Gilles de nouveau est venu s'accouder ä la fenetre. Ii ne pense ä rien et ä un tas de toutes petites choses. C'est demain dimanche... l'odeur de soupe monte tou-jours... les fleurs du jardin sont belies... Comme la vie est douce, Gilles... Paisiblement il regarde Elisa savonner deux petits corps nus dans le soleil decli-nant. Elisa avait assis les enfants sur la table et les deshabillait pour la nuit. — Quelqu'un vient d'ouvrir la grille du jardin, dit-elle. Et eile regarda par la fenetre. — Ah ! c'est Victorine... — Tu arrives juste ä temps pour embras-ser les gosses, dit-elle ä la jeune fille qui entrait. J'allais les mettre au lit. Tu resteras bien quelques minutes ? Je vais redes-cendre... Elle prit une des fillettes dans ses bras, poussa l'autre devant elle et monta lente-ment, en soufflant un peu, l'escalier tour-nant qui debouchait dans la cuisine. Gilles tranquillement emplissait de tabac sa grande blague en vessie de porc. — Belle journee ! dit-il ä Victorine. — Pour ca oui, repondit-elle. Ici ca va, c'est dejä un peu la Campagne... Mais en ville on etouffe... et rester enfermee toute une journee dans un magasin, ce n'est pas gai. 13 "Qu'est-ce qu'il me maison et il murmura prend, a moi ?" Il poussa la porte du colombier. Il aimait cette odeur de graines et de plumes ; ce soir il ne la respira pas de toutes ses forces, comme il faisait chaque fois. Machinale-ment il frotta une allumette : il regarda sans rien voir. — Eh bien ? on monte se coucher, mon homme cheri ? cria Elisa du pas de la porte. Il rentra, tira la chaTnette de la lampe a gaz et a tatons rejoignit Elisa qui l'attendait sur les premieres marches. lis monterent comme chaque soir, Elisa un peu de biais, un bras rejete en arriere accroche aux epaules de Gilles. Ill "Oh non, il n'y a rien... c'est plutöt moi qui change... car enfin... les courses comme d'habitude... le syndicat... Il porte le cafe chez maman... C'est plutot moi... mon etat." Elisa en etait ä la quatrieme marche de beton. Comme pour les autres eile racla la neige, la repoussa en un petit tas vers la gauche, eile brossa jusqu'ä ce que le beton füt net. Alors eile s'agenouilla sur la marche nettoyee et attaqua la cinquieme. — Tiens, la, plus haut... encore. Elle tendit le buste, appuya sa main gauche en plein dans la neige et regarda la trace du Soulier cloute. II y eut une petite tension des muscles de son visage, comme si eile perdait un peu de souffle. "Cher petit cceur..." Elle n'avait pas parle, mais ses levres fremirent selon le rythme des mots. Encore une marche de faite... lä, comme cela... la grande plaque de neige ä repousser, c'est le plus agreable... et puis 19 brosser... Et encore un nouveau tas... "Tous ces petits tas, je lui demanderai tout ä l'heure de les enlever ä la pelle, oui... Et puis il prendra encore cet air-la... Ah ca, tout de meme !" Elle se retourna, s'assit sur une marche encore pleine de neige et resta lä un moment, sa brosse ä la main. Elle le revit nettement, assis devant le feu, les jambes etendues, les pieds appuyes sur la porte du four ouvert, avec cet air nouveau de repu sommeillant. Une volonte ä demi endormie tirait sa tete en avant, en arriere, par petits mouvements saccades ; puis bnis-quement il se redressait, s'agitait comme s'il s'ebrouait t il y avait quelque chose de fripe dans son joli visage et les veines de son front saillaient davantage. "Ah oui, je dirai : Si tu allais ramasser les tas avec la pelle ? et il dira : Ouf ! les tas, qu'est-ce que ca peut foutre... Et puis il aura cet air. II..." II s'assoira avec cet air de type qui se met ä l'aise, il reniflera, crachera sans rete-nue dans son mouchoir, et il sourira gou-lüment en fixant un point du fourneau. Ah oui, les tas, qu'est-ce que ca peut foutre ? "Mais non, c'est moi... tout me parait drole... c'est mon etat. Est-ce que j'etais comme ca pour les jumelles ? Pan ! encore un petit coup de pied... en plein dans le ventre de sa mere... Eh bien ! ce sera un vigoureux celui-la... Oui... c'est plutot moi... Eh bien ! allez..." Elle attaqua l'avant-derniere marche. 20 Elle redescendit doucement, en se tenant au mur, pour ne pas glisser avec ses sabots trop larges. Arrivee devant la porte de la maison, eile les enleva, et eile entra en les tenant ä la main, avancant silencieusement sur ses bas humides, les yeux fixes sur son ventre gonfle. Elle portait fierement, bien en avant, ce poids nouveau qui lui venait du corps de Gilles. Ii rentra, un peu en retard, accompagne de Victorine. — J'ai ramene la petite... dit-il. Elle avait l'air de s'ennuyer ä la maison, et comme tu ne sors plus guere, j'ai pense que je pourrais peut-etre aller faire un tour avec elle ce soir... — Tu as bien fait, repondit Elisa. Elle regarda la jeune fille. Elle fut fiere de la voir si jolie et si fraiche, et songeant ä son corps ä eile, chaque jour plus lourd et plus deforme, eile se dit : "C'est tres bien qu'il sorte avec elle, ca le distraira." Elle fut honteuse d'avoir eprouve, l'apres-midi encore, cette inquietude imprecise, et comme pour se donner une preuve, elle demanda : — Veux-tu bien enlever les tas de neige ä la pelle ? je les ai laisses sur les marches. — Bien sür, dit-il. Tout de suite ! Elle le regarda avec un grand sourire content. 21 Gilles sortit en sifflotant. Ii glissa la pelle sous le premier tas. — On va les enlever ses tas... si ca peut lui faire plaisir, moi qu'est-ce que ca peut me foutre ? Elisa avait servi le diner rapidement pour ne pas les mettre en retard. — Je n'ai pas beaucoup d'argent sur moi, dit Gilles au moment du depart. — Attends, dit Elisa, je vais t'en donner, oü allez-vous aller ? — Bien... sans doute au cinema... Victorine avait mis ses gants, son cha- peau. Appuyee des deux mains ä la table, eile attendait, prete au depart. Gilles etait tout pres d'elle. Tournant le dos ä la piece, Elisa devant l'armoire fouillait dans son sac. Elle allait le refermer, l'argent en main, et c'est ä ce moment precis que brusquement l'inquie-tude la reprit. Ce n'etait plus un malaise vague auquel on s'abandonne un instant pour s'en liberer ensuite, mais une angoisse plus lourde, plus precise : devant eile il y avait le monde familier de quelques objets, eile les fixa un ä un, puis eile arreta son regard sur ses mains qui tremblaient, entrouvertes sur son sac, et derriere eile il y avait un autre monde tout enchevetre, inconnu et menacant. Elle le sentait tel et eile etait süre de ne pas se tromper, et il nefallait pas se retourner brusquement et lui faire face. Troublee par cette mysterieuse clairvoyance qui soudain venait de l'etreindre ä la gorge, eile attendit un instant. Puis eile se retourna lentement, d'abord de profil en regardant droit devant eile avec des yeux un peu distraits, puis de trois quarts, puis de face... Elle les regarda. Iis parais-saient n'avoir fait aucun geste, ils etaient lä tels qu'elle les avait vus quelques minutes plus tot, avant que cela ne lui arrivät. Elle s'approcha et tendit l'argent ä Gilles. Elle avait l'air absolument normal. Mais eile savait qu'elle allait dire quelque chose ; eile en ignorait le sens - et cependant ce ne serait pas une phrase sortie comme inconsciemment de ses levres, mais une phrase necessaire, dont eile serait parfaite-ment maitresse. Gilles serra l'argent dans son porte-monnaie, prit son chapeau. — Eh bien ! on y va ? dit-il en regardant Victorine. Alors Elisa dit : — En somme... ce n'est pas fatigant, le cinema... je vais demander ä Marthe de venir aupres des enfants et je vous accom-pagnerai. Attendez-moi une minute. Elle passa rapidement son manteau et sortit prevenir la voisine, sans meme s'arre-ter une seconde pour regarder leur air stu-pefait. Elle les rejoignit bientöt et ils descendi-rent tous trois la route glissante et boueuse. Iis ne parlerent pas. L'air etait glace. Gilles 11 23 avait releve son col. Les deux femmes avaient chacune passe un bras sous celui de Gilles ; de l'autre main elles tenaient leur fourrure serree contre leur bouche. lis marchaient vite. Malgre la lourdeur de son ventre, Elisa n'eprouvait aucune difficulty ä poser les pieds sur les pierres du che-min. Elle promenait son regard, vivement, sur la rangee de maisons, ä droite puis ä gauche, et ce regard rapide enregistrait toute chose avec acuite. Elle apercevait chaque petit glacon sale qui scintillait dans la rigole, contre le trottoir ; eile voyait exac-tement ou finissait le halo des reverberes. En passant devant une fenetre eclairee, eile vit une femme penchee sur une table ä demi desservie : eile eut le temps d'aper-cevoir son visage, ses cheveux, sa bouche, ses gestes, sa vie. Par ce regard qui avait dure tout juste les quelques secondes neces-saires ä trois corps en marche pour briser un rectangle de lumiere, Elisa connaissait cette femme. Elle se dit que ces deux etres qui marchaient ä cote d'elle, ä la meme cadence et sur la meme route, bien qu'ils vissent eux aussi les glacons, le brouillard lumineux des lampes, les facades fermees ou les fenetres eclairees qui nimbaient d'une triste lumiere la vie des femmes, ils n'avaient de ces choses aucune connaissance. Et eile sentit monter en eile et reconforter son cceur une fierte profonde mais sans mepris. 24 Iis arriverent ä l'arret du tramway qui devait les amener vers la ville, personne n'avait encore parle. Quand Elisa fut assise dans la salle obscure, eile sentit confusement que dans ces tenebres inconnues, confondues par elle avec le monde menacant qui s'etait revele tantöt, entre Gilles et Victorine, lä etait sa place. Pourquoi ? Elle l'ignorait. C'etait une assurance bienheureuse. Elle n'eprouvait le besoin ni de comprendre, ni de cher-cher. Elle n'en etait encore qu'ä cet etat euphorique que donne, au milieu du danger, la prescience du cceur. Mais apres que l'on eut reconduit Victorine et salue les parents au passage, lors-que Elisa se fut couchee et eut entendu les premiers ronflements de Gilles endormi, elle sentit qu'elle respirait dans un monde redevenu normal. Et maintenant depour-vue de cette sensation d'agir suivant des raisons obscures mais imperieuses, elle posseda l'ecrasante liberte d'envisager les choses de face. Cette troublante atmosphere de malaise qui pesait autour d'elle depuis quelques semaines, elle la scruterait, la depouillerait jusqu'ä ce qu'elle lui eüt livre son secret. Elle revint lentement en arriere, fouillant ses souvenirs. Elle ne s'exprimait rien, eile faisait defiler les images devant eile ; Victorine... puis 25 Gilles... de nouveau Victorine - puis Gilles et Victorine... Et de temps a autre, comme fidele a un ordre tacite, le mecanisme du souvenir s'arretait sur un geste, une attitude, une fin de sourire qui, surpris par un regard inattendu, avait stupidement hesite a fuir. Et de nouveau les images defilaient, rapides et inutiles ou lourdes, confiden-tielles et brusquement figees, soumises a la minutie de la chercheuse. Victorine... Gilles et Victorine... Et toujours revenait comme un leitmotiv le visage nouveau de Gilles ou, partis a la recherche de signes familiers, les yeux inquiets d'Elisa avaient ces der-niers jours decouvert des stigmates inde-chiffrables et cruels. De chaque image se detachait, petite abstraction douloureuse, une nouvelle parcelle de conclusion. Aucune d'elles non plus ne fut exprimee en mots, mais muettes et sans signification apparente, elles s'amoncelaient dans le cceur d'Elisa. Et bientot, de leur mysterieuse collaboration naitrait la simple proposition grammaticale qui balayerait les images desormais inutiles, les ayant ras-semblees en une verite precise, etonnam-ment courte, contenue tout entiere dans son feroce petit assemblage de mots. En effet, Elisa arreta le defile des images. Elle se dit : "Depuis des semaines, il se passe quelque chose entre Gilles et Victorine... Peut-etre meme est-il deja trop tard pour empecher le pire. Mais ce n'etaient que des etapes. Elisa attendit un instant. Elle rassembla ses forces. Enfin eile y arriva : courageusement, elle s'assena en plein cceur : "Gilles ne m'aime plus." Elle chancela. En un grand geste maladroit elle tendit les bras vers Gilles endormi, comme si elle allait lui demander de l'aide. Elle s'arreta ä temps. Non, Elisa, cette fois tu souffriras seule. Pour la premiere fois tu ne peux demander appui ä la tendresse de Gilles, tu dois te defendre comme si tu etais seule au monde. Per-sonne ne pourra t'aider, Gilles nepeut t'aider. .. Tu es seule devant la plus grande douleur de ta vie. La souffrance l'enlisait en vagues suc-cessives et toujours plus lourdes. Elle sen-tit que bientot elle allait s'abandonner et tout compromettre. Brusquement elle rejeta les couvertures et se glissa hors du lit. Gilles s'agita un peu et interrogea d'une voix endormie : — Qu'est-ce qu'il y a ? Elisa parvint ä articuler : — Je meurs de soif... je descends prendre un verre d'eau... Elle sortit de la chambre, les dents ser-rees, les bras tendus, tätonnant dans l'obs-curite. Elle arriva ä la cuisine, ferma la porte derriere eile, tomba agenouillee pres du poele eteint. 26 r