Decomposition sentimentale du temps Le train va bientot siffler. Deux minutes encore avant le premier coup de vapeur. Cent vingt secondes pour ceux qui attendent sur le quai, les yeux attaches aux portieres, pour ceux qui regardent le pave de cette gare oü s'inscrivent des pas plus graves que les visages. Cent vingt secondes divisees en baisers, en battements de cceur, en sanglots contenus, en sourires etouffes. Le train est long et semble s'allonger davantage ä mesure que les secondes l'une apres l'autre s'eteignent comme les etincelles d'un brasier. Dejä la tete du convoi provoque la distance. L'attente est precise, double, droite, comme le rail, l'adieu r6g\€ comme l'heure. Les nerfs tendus s'accrochent aux wagons. On dirait que le train, qui piaffe, pris de pitie, hesite ä partir. Mais un sifflet enfantin le decide. Un long ebranlement, des liens qui se brisent, quelque chose qui se deplace, un roulement glissant dans le vide. Derriere le train qui se retrecit dejä flotte un obscur sillage d'inconnu. Et sous l'arche indifferente de la gare il ne reste qu'un silence disloque, des pas deTaits, du d^sespoir, des pierres, de la cendre et de l'oubli. Notes prises d'une lucarne, 1925 Le dédale de verre Par quelle ouvertuře étroite et dissimulée étais-je entré dans cette construction ? Depuis longtemps sans aucun dou-te, car tout m'y paraissait naturel et nécessaire. J'etais attablé devant un repas que je m'etais fait servir. Á d'autres tables mangeaient et buvaient des hommes de toute race; des garcons circulaient charges de plateaux, la serviette sur le bras. Tout ce monde semblait absorbé par l'habitude. Comme je ne me sentais aucun appétit, je promenai les yeux autour de moi, les levai. II me sembla que je ne les eusse jamais ouverts. Je vis d'abord que le plafond, tres eleve, etait du bleu de ciel le plus pur. Les tables etaient de verre taille\ et tout le long se dressaient des cloisons de cristal atteignant jusqu'a la voute. Les salles qui se suivaient etaient divisees en un nombre infini de couloirs de ce verre transparent et mince. Mes yeux, que n'arretait aucun obstacle, penetraient leurs plans successifs sans pou-voir assurer que ces couloirs communiquaient entre eux; il me semblait plutot qu'il n'y efit aucune issue, bien que la transparence inoui'e des cloisons me fit supposer le contraire. N'eprouvant aucune envie d'imiter mes voisins qui se contentaient d'absorber leur repas, je saisis a pleines mains une barre verticale plantee au centre de la table, et faite de cette pierre polie qu'emploient les moissonneurs pour aiguiser leurs faux. Cette tige atteignait le plafond. Je me mis a tirer dessus pour eprouver ma force, et m'aper-cus a temps que toute la voute reposait sur ce mince pilier. En tirant un peu fort, j'allais provoquer l'ecroulement de ce monde oil j'etais. Je lachai la tige et me mis a trembler. Cette impression de fragility et de catastrophe atteignit son comble quand je vis accourir une etrange apparition dans ce lieu en apparence ouvert et que je sentais etroitement ferme\ Un cheval noir sans hamachement galopait a travers les cloisons. Je ne puis m'exprimer autrement, car on ne pouvait suivre ses 6bats le long des couloirs, tant il avancait vite briilant tous les obstacles. Ses formes etaient rebondies et musclees et il paraissait enorme. Sa forte criniere bleue s'agitait au vent de la course. Sa croupe surtout me fit impression, on eut dit que tout l'effort de la nature s'etait concentre sur cette partie de l'animal et sur la queue moins lourde, d'une longueur de flamme, qui balayait et brulait tout au passage. Quand il tournait la tete de mon cote, je voyais etinceler ses yeux rouges et souffler ses narines en cavernes. Jamais monstre plus solide ni plus elegant ne s'etait offert a ma vue. II devint evident que le cheval ne faisait que suivre les couloirs, il serait bientot devant moi. 184 185 QJ 3 J'aspirais a ce moment et le redoutais en meme temps, car le chemin qui semblait court en raison de la transparence des rayons, n'en finissait pas. Le cheval galopait et son galop qui lui creait des ailes ressemblait a un vol, bien qu'on entendit le bruit sec et dur des sabots sur les dalles. Enfin il parut approcher; et soudain il deboucha du couloir ou j'etais attable\ le parcourut dans toute sa longueur, revint sur ses pas et poursuivit ce manege dans un galop toujours acc616r6. Sa croupe enorme reluisait, je regardais avec ter-reur son dos creuse\ sa tete gonflee de veines et ses sabots terminant des jambes nerveuses. Cependant, autour des tables, personne ne semblait s'apercevoir de sa presence, les garcons continuaient de circuler dans le couloir comme si rien ne se passait. Soudain, le cheval fit un bond et passa au-dessus de ma tete, franchissant la cloison de verre; d'un autre bond il revint dans le couloir, s'arreta un moment devant moi qui grelottais de peur devant cette montagne, ce met6ore de granit ou de bronze vivant, et repartit dans sa course folle. Qu'il heurtat du sabot l'une des cloisons et tout rgdifice s'emiettait. Alors seulement je pensai a fuir ce lieu dangereux et ces hommes inconscients, dont la tranquillite m'effrayait plus que le galop effrene, mais superbe, de la bete apocalyptique. Fuir, mais par ou ? Toutes les issues etaient fermees. Seul cet animal fabuleux pouvait me sauver. Sauter sur son dos, me confier a lui? II galopait trop vite et je n'6tais pas cavalier. L'idee me vint qu'il ne me restait qu'une sortie: dormir. Je me souvins qu'un soir, au d£but de la guerre, un groupe de fugitifs, errant sur une route repeYee par l'ennemi, s'eteit r6fugi6 dans l'auberge d'une petite ville; a minuit, quand je p£n6trai a mon tour dans la salle de l'auberge, je les apercus endormis a la lueur d'une bougie aux trois-quarts consumee, les bras ap-puyds sur les tables et la tete reposant sur les bras. Dans la faible lumiere ils paraissaient tous morts. lis dormaient. A l'aube nous quittames le refuge sans avoir 616 inquires et persuades que le sommeil nous avait sauv^s des obus. Sujet ä l'insomnie, je portais toujours sur moi un somnifere. J'en absorbai une dose süffisante et ne tardai pas ä m'endor-mir. Suis-je reveille? Je n'ose l'affirmer. Je ne sens autour de moi qu'obscurite\ silence. L'air pese, un orage semble proche. Peut-etre suis-je seul. Je prononce ä tout hasard pour qu'on m'entende: « Si ce pouvait n'etre qu'un songe ». Aucune voix ne röpond. Sans doute suis-je toujours endor-mi. Mais pourquoi le sommeil meme ne me preserve-t-il pas de la peur? Secrets de memoire. 1951 186 187