PERSONNAGES tyl ULENSPiEGEL, citoyen de Damme. folavril, domestique d'Ulenspiegel. le DOCTEUR CLORIBUS. le NOTAIRE PENEN1NK. le bourgmestre de la ville de Damme. le bailli. l échevin wuyts. ľechevin volkaert. le greffier. le bedeau. le VEiLLEUR de NuiT de la ville de Damme. Citoyens et citqyennes. lieu A Damme, en Flandre. Autrefois. SCÉNE PREMIÉRE line trompette sonne. le veilleur de nuit, chatitonnant : Bourgeois et manants de notre ville de Damme Avant de vous coucher prenez soin de votre áme! Neuf heures est-il du soir; il ne se passe rien; Au ciel c'est pleine lune, sur terre tout est bien! Et pensez á prier pour ceux du purgatoire, Ce lieu de penitence ou Ton n'a rien á boire! La trompette sonne. Habitants de la ville, des champs et du canal, Pendant que vous dormez, le Conseil scabinal Se réunira dans notre Maison de ville Pour discuter beaucoup et de facon subtile. II bailie, Aussi dormez en paix! Rien ne sera change, Et quand les échevins seront trěs fatigues lis iront se coucher, en grande quietude, Et le coq chantera comme á son habitude La trompette sonne. La voix s'eloigne. SCENE DEUXIĚME Une sonnette. Voix confuses. le bourgmestre : Silence!... (L« S(lmC€ St fait.) ' En ma qualité de Bourgmestre de la ville de Damme, ; en Flandre, ce jourd'hui... \ le greffier ; Pardon, notre Bourgmestre, la loi \ n'est pas observée. II y a des absents. \ le bourgmestre : Mettez vos lunettes, greffier. | Nous sommes presents en corps et en esprit; moi le | bourgmestre, les deux échevins, le bailli et vous le greffier. le greffier : II y a des absents, lesqueís sont les cinq cruches de biěre noire que trěs noble souveraine Jeanne de Constantinople nous octroya avec autres mirifiques privileges, pour ce que, en sa judiciaire, ladíte trěs noble... ■ le bourgmestre : En vérité!... Les cruches!... f Holá, bedeau, et les cruches? Comptiez-vous les boire á notre place?... Ah, les void!... Chacun la \ sienne. Buvons! Et que cette biere patriale nous inspire de sages propos!... tous : Buvons!... Un murmurt de satisfaction. La sonnette. Le singulier trepas de Messire Ulenspiegel 91 le bourgmestre : La seance est ouverte. Messire Volkaert, parlez! l'echevtn volkaert : Naguere, notre eclairage comportait sept chandelles; il n'en comporte plus que trois. J'affirme que ce n'est pas dans l'obscurite que les ediles verront clair!... le bourgmestre : Notre echevin, faut-il vous le redire? La ville n'a pas d'argent... l'^chevin volkaert : Secundo, il conviendrait de detruire les grenouilles qui infestent les fosses de la ville. le bourgmestre : Je vous l'ai dit... les autres : Pas d'argent! l'echevin volkaert : Tertio, le bourreau va se marier et demande un nouveau costume de drap rouge. les autres : Pas d'argent! le bourgmestre : Messire Wuyts, parlez! l'echevin wuyts : Primo, la pierre tombale de notre ancien greffier, l'illustre poete Jacobus van Maer-landt, menace ruine. les autres : Pas d'argent! l' echevin wuyts : Secundo, les soldats espagnols ont vole le cochon de Neste Rossekop, qui en reclame le prix... les autres : Pas d'argent! l'echevtn wuyts : Tertio... les autres : Pas d'argent! l'echevtn wuyts : J'ai dit! La sonnette. le bourgmestre : La parole est a notre venerable bailli. le bailli : Messires, que Dieu vous garde, et tous les saints... gz Le singulier trépas de Messire Ulenspiegel Le singulier trépas de Messire Ulenspiegel 93 les autres : Amen! le bailli : Je vous dirai ce que je repete depuis septante ans : rien ne va plus! Les traditions se meurent au point qu'on en arrive a oublier nos cruches de biěre; nous manquons de chandelles; les grenouilles finiront par occuper l'Hotel de ville; le bourreau devra se marier en chemise; et quoi encore?... J'entends votre triste litanie, mais au lieu de dire a priez pour nous », vous répétez a pas d'argent »!... Que faire? le bourgmestre : Buvons un coup! les autres : Buvons! le bailli : Quelle navrance!... Autrefois, les flots de la mer venaient se briser contre nos murs. De ces fenétres, on pouvait voir chaque jour des centaines de navires venus de tous les coins du monde et se dirigeant vers Bruges. Notre ville, alors, était riche et prospěre... les autres : Hélas! le bailli : Ces temps sont révolus! L'age d'or est fini! La mer s'est retiree. Le sable perfide a comblé notre estuaire... les autres : Hélas!... Hélas!... le bailli : Et maintenant... fll se met d braire.J les autres : Hélas! Hélas! Hélas!... La sonnette. le bourgmestre : Depuis septante ans, notre venerable bailli fait le méme discours. Comme vous, je soupire et dis : Hélas!... Poursuivons! Jai á vous entretenir d'un fait d'une importance... le greffier : Buvons! le bourgmestre : S'en trouve-t-il parmi nous qui ont jamais entendu parier... On frappe. le bedeau : Messire Bourgmestre, il y a dehors I un quidam qui désire étre entendu... II tire une langue j de chien errant et jette des regards de loup aflame... j le bourgmestre : Un quémandeur? Boutez-le j dans la rue! Je repete ma question : S'en trouve-t-il Iparmi nous qui ont entendu parler ďUlenspiegel? les autres : U-len-spie-gel?... le bailli : Moi! qui suis nonagénaire. Le tristement 1 célébre Ulenspiegel? II doit étre chez le diable, qui 1 lui inspira tant de méchants tours! Je declare que s'il I fut en ce monde un grand vaurien, c'est... j les autres : Ulenspiegel! J le bailli : Un trompeur, un filou, un moqueur, I c'est... I les autres : Ulenspiegel! le bailli : Un ivrogne, un mécréant, un turlupin, I c'est... I les autres : Ulenspiegel! \ le bourgmestre : Eh bien, Messires, ce fameux I Ulenspiegel... I On frappe, ' Quoi encore, bedeau?,., le bedeau : Messeigneurs, le quidam insiste... II le prend de haut, nonobstant ses guenilles, et affirme i qu'il entrera céans malgré vous... le bourgmestre : Prenez un baton et que ce soit tout! (Solenňel :) Messires, sachez-le : Ulenspiegel est vivant!... les autres : Non! le bailli : Pardon... Si Ulenspiegel était encore de ce monde, il aurait cent ans. Je l'ai connu, moi! Or l'opinion sait qu'il mourut, et tres mal... j l'echevin wuyts : II a été pendu á Rotterdam. ; l'echevin volkaert : Erreur, cher collěgue. II a i été cousu dans un sac et jeté á la mer par les Turcs. 94 Le singulier tripas de Messire Ulenspiegel le greffier : Vous n'y etes pas. II a ete decapite a Barcelone. le bailli : J'affirme qu'il a etc trouve tout noirci, etrangle par le demon, chez une sorciere du pays de Furnes, comme on l'a imprime dans un livre relatant ses impostures et farces... Un grand vacarme, tous : Qu'est-ce? l'echevin wuyts : Un orage? le grefher : Une emeute? le bourgmestre : N'est-ce pas Tocean qui, emu par nos plaintes, a rompu les digues et repris son ancien territoire? l'echevin volkaert : Je le sais : c'est le diable. Je vois ses pieds! le bourgmestre : Le diable a 1'Hotel de ville? II est dans la cheminee! (ll sonne.J Diable, le Conseil tient seance. Comparaissez! Je vous donne la parole. folavril : Bonsoir, Messires. Je ne suis pas un diable, mais un chretien comme vous! le bourgmestre : Depuis quand entre-t-on par la cheminee ? folavril : Depuis qu'il est defendu d'entrer par la porte. le bourgmestre : Qui etes-vous, enfin? folavril : Je me nomme Folavril. Je suis le domes-tique de Son Excellence Tyl, baron d'Ulenspiegel et d'autres lieux, citoyen de Damme. les autres : Quoi? le bourgmestre : Ulenspiegel, baron? les autres : Quoi? le bourgmestre : Ulenspiegel aurait un domes-tique? Que signifie cette plaisanterie? folavril : Plaisanterie?... (ll pleure.J Miseri-corde!... Le singulier trepas de Messire Ulenspiegel 9 j le bourgmestre : Je voulais dire : ce drame?... folavril : Ce drame?... Le voici.., Mon maitre Ulenspiegel, apres bien des aventures que la medi-sance transfbrma, mon maitre Ulenspiegel, devenu vieux et lasse de la societe, est revenu dans sa ville natale... le bourgmestre : Pourquoi? folavril : Pour mourir. Car il va trepasser, Messires! II m'envoie a vous, vous mander de venir, lega-lement requis, parce qu'il veut faire d'importantes declarations d'interet public. Hatez-vous, le medecin craint qu'il n'atteigne pas minuit!... tous : Ulenspiegel va mourir? folavril, gemissant : Et en odeur de saintete! II a deja recu les sacrements... le bourgmestre : Messires, outre que nous sommes requis, il nous faut repondre a l'appel d'un mourant. Bedeau, reveille le guet! Qu'on allume des torches! Que le tambour nous precede! le bailli : Minute! Ne craignez-vous pas que ce maitre-farceur... le bourgmestre : Mon cher Bailli, un farceur arrive a l'article de sa mort... le greffier : In articulo mortis... le bourgmestre : ... ne pense plus qua se faire par-donner ses farces... Faisons notre devoir! Le tambour bat et s'eloigne. 96 Le singulier trépas de Messire Ulenspiegel SCENE TROISIĚME La trompette sonne. le veilleur de NuiT, chantonnant : Bourgeois et manants de notre ville de Damme Devant que de dormir priez pour la pauvre äme D'un piteux moribond, nommc Ulenspiegel, Et demanded á Dieu quTl ľaccueille en son Ciel! Dix beures (intent lentement au loin. SCENE QUATRIĚME On entend geindre et tousser. ulenspiegel : Ayaya! Je souffre! Docteur, soula- le docteur CLORiBus : Je n'en ferai rien! ulenspiegel : Oyoyoyoy! Docteur? Je vais mal, třes mal. Je suis une miserable lueur sur laquelle souffle un vent glacé. le docteur cloribus : Cela méme! Et cest pour assister á votre extinction qu'on me fait venir, moi le savantissime docteur Cloribus, en pleine nuit, par le canal de Bruges? Et e'est vous qui m'appelez, un ver- Le singulier tre'pas de Messire Ulenspiegel 97 mineux gisant sur un grabat, dans une sorte d'ecurie? Qui me paiera? Avez-vous quelque chose qu'on puisse vendre? Rien qu'une paillasse et un coffre ver-moulu! ulenspiegel : Ayaya!.., le docteur cloribus : OyoyoL. II va crever!... Bravo!... ulenspiegel : Ma gorge!... le docteur cloribus : Vous avet trop bu! ulenspiegel : Mon estomac! le docteur cloribus : Trop mange! ulenspiegel : Mes bras! le docteur cloribus : Trop peu travaille! ulenspiegel : Mes jambes! le docteur cloribus : Trop couru les mauvais lieux! ulenspiegel ; Ma tete! le docteur cloribus : Trop reflechi au moyen de moquer les gens et de vivre sans rien faire! Je vois ce que vous etes : un vieil histrion! Et vous voudriez etre traite comme un honnete homme? ulenspiegel : Docteur, que n'avez-vous appris la charite en meme temps que la medecine! Ah! je vous attendrai dans l'autre monde et, avec la permission de Dieu, je vous soignerai a mon tour... le docteur cloribus : Plait-il? II ose menacer? Je vais vous soigner, mon ami; votre sang va circuler! Comme ceci... Bruits de coups. Hurkments. ulenspiegel : Au secours! On m'assassine! A moi, mon domestique!... le docteur cloribus : Ce pouilleux aurait un domestique? Qu'entends-je?... Bruit. 98 Le singulier trepas de Messire Ulenspiegel folavril : Mon maitre, vous egorge-t-on? le docteur CLORiBUS : Sachez-le, faquin, j'appli-quais un traitement de mon invention. Le malade meurt ou guerit sur l'heure, Etes-vous mort ou gueri, eher patient? ulenspiegel : Je suis biet! La mort viendra, meme sans vos soins, soyez sans crainte! Et toi, mon servi-teur bien-aime, as-tu alerte les echevins? FOLAVRIL : Iis aecourent mon pauvre maitre. ulenspiegel : Amenent-ils le notaire? folavril : Suivant vos ordres, le notaire Pene-nink. le docteur cloribus : Un notaire? Et pourquoi faire? folavril : Voyons, docteur, pourquoi le notaire et les echevins, si ce n'est pour tester... le docteur cloribus : Ii va tester? Ii aurait done des biens? ulenspiegel : Mon domestique? Le coffre est-il bien verrouille? Les scelles tiennent-ils? folavril : Voyez, mon maitre! docteur cloribus, d votx basse : Me suis-je abuse?... (Haut.) Cher malade, j'ai ete un peu brutal. Je suis ainsi quand on me derange la nuit. Maintenant que je suis eveille, je vais vous traiter selon ma science... ulenspiegel : Et me rompre les membres? docteur cloribus : Voyons, eher ami? Votre gorge? ulenspiegel : J'ai trop bu! docteur cloribus : Votre estomac? ulenspiegel : Trop mange! docteur cloribus : Vos bras? ulenspiegel : Trop peu travaille! docteur cloribus : Vos jambes? ulenspiegel : Trop couru les mauvais lieux! docteur cloribus : Votre tete? Le singulier trepas de Messire Ulenspiegel 99 ulenspiegel : Trop pense aux moyens de moquer le monde et de vivre et de m'enrichir sans rien faire! Ma grande douleur est de n'etre pas devenu mede-cin. Docteur, baillez-moi quelque reconfort. Je vois se mouler dans votre sac de voyage la forme alle-chante d'un poulet roti et de certain flacon qui ne contient pas de vinaigre a prendre les mouches, n'est-ce pas? docteur cloribus : Pour un moribond, vous avez bon ceil! ulenspiegel : Et bonnes dents! docteur cloribus : Grignotez done cette cuisse de poulet; buvez de ce vin vieux. ulenspiegel : Graces vous soient rendues! docteur cloribus, riant : 11 va mieux! Remplissez le gobelet, domestique! Mangez cette autre cuisse, Ulenspiegel! N'avez-vous pas besoin de forces pour dieter votre testament? ulenspiegel : II sera bien fait! Encore une rasade? He, docteur, mourir n'est pas penible quand on a un gentil medecin... Encore une rasade? Merci! Vous serez joliment paye, je vous le jure! Docteur, que faites-vous lorsqu'un moribond chante un dernier refrain? docteur cloribus : Je chante avec lui! ulenspiegel, chante faiblemeni .* Vilaine mort, va-t-en d'ici, Les bouteilles ne sont pas vides. Dissimule ta faux Hvide Et cours voir dehors si j'y suis!... docteur cloribus, chantant : Ne reviens que l'annee prochaine... ulenspiegel, chantant .* Si tu croisais le medecin... ioo Le singulier trip as de Messire Ulenspiegel le docteur cloribus, chatltant : Mets-lui son blair dans le purin... ulenspiegel, cloribus, ensemble : Trop grosse encore est ma bedaine... folavril : Taisez-vous!... Silence. On entendbattre le tambour. lis arrivent... ulenspiegel : Enfin! le docteur cloribus : II est temps! Vous avez 1'ceil vague, les joues rouges et la langue pateuse. Buvez vite un dernier coup! Le tambour bat tout pres, puis cesse. Rumeur. On entre. Apres un silence. le bourgmestre : Au nom du Conseil scabinal... Je demande si le nomme Tyl Ulenspiegel se troue ceans ? ulenspiegel : Entrez, mes bons comperes. C'est moi, Tyl Ulenspiegel. le bourgmestre : Ce vieillard decharne? folavril : Moi son serviteur, j'en reponds sur mon salut. le bourgmestre : Placons-nous, collegues. Avan-cez, loyal notaire. Et vous les echevins et le greffier, entourez le malade! (Il tousse.) Notre coeur est saisi de pitie, mais encore faudrait-il savoir pourquoi Ton nous requiert en grand appareil, la nuit, dans cette demeure sordide ou git un homme visiblement deshe-rite du sort? le docteur cloribus : Ne vous fiez pas a 1 appa-rence, cher bourgmestre. Moi, son medecin, j'affirme qu'Ulenspiegel est un important personnage, qu'il convient de bien traiter... Le singulier trépas de Messire Ulenspiegel i o i le bourgmestre ; Ah?... (Un silence.) Tyl Ulenspiegel, la ville de Damme vous salue et se réjouit de vous revoir au pays natal!... En dépit du bruit sou-vent fächeux de votre renommée, notre estime vous est restée acquise. Et c'est avec deference que nous vous écoutons... ulenspiegel : A vous tous, merci! Je veux faire une confession publique devant que de dieter mes volon-tés derniěres. (On silence.) Chers concitoyens, celui que vous contemplez est un incommensurable pécheur. Ce que fut mon existence, vous le savez : aventureuse, burlesque, dissipée, pour ne pas dire plus. Quels metiers je fis : soldát, navigateur, avocat, diplomate, bouffon, chansonnier, marchand, acteur, astrologue et d'autres moins avouables; je fis méme le metier de rentier quand il advint que quelque tyran me mit en prison par erreur... Mea culpa, mea maxima culpa!... Oui, je trompai le monde par belles maniěres et paroles mais le monde n'est-il pas prodigieusement naif et n'aime-t-il pas qu'on le trompe?... Oui, je moquai les princes et les grands, mais toutes les fois qu'ils me parurent risibles!... Oui je volai mon prochain, mais je volai surtout les voleursL. Oui, je ridiculisai les hommes et les institutions, mais ce faisant, n'etais-je pas un moralisté?... Je n etablirai pas d'inventaire de mes péchés, non; toute la peau de tous les ánes du pays ne suffirait pas á fabriquer ce registre! Cependant, je trouve quelques bonnes actions á mettre en balance. C'est ainsi qu'au cours d'une bataille contre des pirates africains, je délivrai cinq cent vingt-cinq chrétiens prisonniers... tous : Oh!... ulenspiegel : Que pres du mont Sinai je tuai un Sarrazin qui mutilait les pělerins de Terre-Sainte, ce pourquoi le Pape m'envoya sa benediction speciale. io2 Le singulier trépas de Messire Ulenspiegel Le singulier trépas de Messire Ulenspiegel 103 tous : Oh!.., ulenspiegel : Bref, pour tant d'exploits que ma modestie passe sous silence, le roi d'Espagne m'ano-blit et me donna des terres aux Pays-Bas; le roi de Bohéme m'octroya une épée d'or; le souverain du Siam me nomma grand vizir; le roi de France me nomma son ambassadeur en Mongolie. J'allai aux Amériques ä la recherche du trésor de Moctézuma, que j e découvris. Au Soudan, je combattis une bete monstrueuse, le dragon ä sept tétes, pour la peau duquel je recus une montagne aurifěre ayant appar-tenu au roi Salomon. Par tout le monde ancien et neuf, je me comportai avec honneur et bravoure, ce qui fit dire ä mon ami le roi d'Aragon que j'étais le dernier chevalier flamand! touš ; Oh!... ulenspiegel : Et me voici, vieux, usé, riche sans doute... Et il me faut mourir... Mais Dieu a voulu que je mourusse ä Damme oú je naquis. II a exaucé le pécheur, montrant par lá qu'il ne tenait pas rancune. Aussi, mes chers concitoyens, je vais faire mon testament ä votre profit, afin de kisser bonne mémorance... touš : Oh!... le bourgmestre : Messire Ulenspiegel, pardonnez-nous! Nous ignorions votre existence héroi'que. Le sang qui coulait en vous n'a pas menti, et la ville de Damme s honorera de conserver vos restes. Soyez en paix! Vos grandes actions seront proclamées, vos titres et mérites seront graves par nos soins sur votre pierre tumulaire. Avancez, maítre Penenink, le noble Ulenspiegel va tester! le notaire penenink : A votre service, messire Ulenspiegel; mais, simple question, oú sont vos biens? ulenspiegel : lei merne, dans ce grand coffre. Frappez dessus. On frappe sur le coffre. II ne sonne pas creux, n'est-ce pas? Ce grand coffre, par mes soins scellé, contient toute ma fortune. D'abord mes papiers, certificats des rois, lettre du Pape, patentes m'octroyant la noblesse. Et surtout les actes de proprietě. le notaire penenink : Moi, notaire, je declare que c'est legal. On ne peut mettre les terres dans un coffre, ni les maisons, ni les arbres fruitiers. Par contre, on y enferme les titres de proprietě. Continuez, messire... ulenspiegel : Ce coffre contient encore 1'épée d'or du roi de Bohéme, les bijoux dont un énorme diamant recu en Mongolie, et principalement les pépites rapportées des Amériques, lesquelles pépites rem-plissent les trois quarts du coffre et peuvent valoir, monnayées, deux cent mille carolus... tous : Oh!... ulenspiegel ; Or, je dicte... (Un silence. Il tousse.) Nous Tyl, baron d'Ulenspiegel, grand d'Espagne, je lěgue á la ville de Damme, les revenus de mes seigneu-ries aux Pays-Bas, á savoir les villages de Marrum, Berlikum, Finkum, Jelsurn et Kornjum sis pres de Leeuwaerden; á charge pour elle de m'enterrer avec pompě, musique et clergé, au pied de la tour de Notre-Dame... tous : Oh!... ulenspiegel : Je lěgue a tous les membres du Conseil cent carolus; á la ville de Damme cent mille florins pour célébrer une kermesse annuelle en ma mémoire; á chaque habitant dix livres tournois et un jambon, á manger le jour de mon anniversaire... tous : Oh!... ulenspiegel : Je lěgue mon épée d'or á mon cher médecin, docteur Cloribus, qui me fit si bien mourir... 104 Le singulier tre'pas de Messire Ulenspiegel Quant au reste, je le legue aux eglises et hospices, sous condition de prier pour moi a perpetuite... C'est tout! FOLAVRiL : Maitre? Et moi, votre domestique? ulenspiegel : Toi? Je te legue mon grabat et mon vieil habit, avec obligation d'arracher l'herbe qui grandira sur ma tombe... tous, riant : Ha! ha! ha! ha!... ulenspiegel : Donnez l'ecrit, notaire, que je le signe. Mais j'ordonne qu'on n'ouvre pas le coffre devant que de m'avoir enterreL. Et qu'on l'ouvre en presence du peuple!... (Un silence.) La plume? Merci!... Et je signe : Tyl Ulenspiegel!... le bourgmestre : Cher Ulenspiegel, au nom de la viUe de Damme et de nos conci... le docteur cloribus : Taisez-vous, Bourgmestre! II a trop parle! II va mourirL. ulenspiegel : Oui! adieu... La comedie est terminer!... Je suis content de ne pas apercevoir les comes du diable... Adieu!... Je vois les anges du ciel flamand qui me font signe. J'arrive, mes jolis anges!... Ainsi soit-ilL. (ll soupire.J le bourgmestre : II a rendu sa noble ame... folavril ; Mon pauvre maitre! le bourgmestre : Un grand citoyen est mort! tous, choeur lamentant ; Vir admirabilis!... Vir admirabilis!... Le glas commence d sonnet, puis s'eteint. Le singulier tre'pas de Messire Ulenspiegel i o j SCENE CINQUIEME La trompette joue. Pendant cette seine, les glas resonnent, loin. le veilleur de nuit, chantonnant : Citoyens de Damme, quelquun est trepasse, Quelqu'un est trepasse juste a minuit sonne... II se nommait Ulenspiegel Vecut tres mal, mourut tres bien, Comme la plupart des Chretiens... II se nommait Ulenspiegel!... Si vous ne dormez pas, suppliez Notre-Dame De le prendre en pitie et recevoir son ame. II est trois heures!... Trots heures sonnent. La trompette joue. Les glas s'attenuent... SCENE SIXIEME Apres un court silence, les glas recommencent et s'approchent. Bourdonnetnent d'une foule. Les glas io6 Le singulier trépas de Messire Ulenspiegel s'eloignent. Les orgues éclatent. Puis, loin, le chant litur-gique : v In paradisum... » La rumeur s'amplifie. Des voix : une voix : Ulenspiegel est enterré! une voix : Le miroir est brisé! une voix : Amen! Vive Ulenspiegel! une voix : Le bel enterrement! Le beau cercueil! Que les přetřes ont bien chanté! Que les cloches ont bien sonné!,.. une voix : II était riche! Je suis son cousin et j'herite! une voix : Tout le monde hérite! une voix : Notre ville est la plus riche de Flandre, puisque tous ses habitants sont riches!... Un tambour bat, Une flute aigre joue. Des rires. Des acclamations. une voix : Vive le Bourgmestre! Vivent les éche-vins! lis ont un nouveau costume! une voix : lis rient! lis sont rouges! lis ont bu! une voix ; Tout le monde a bu! une voix : On boit gratis! une voix : Ha! ha!... Venez! Écoutez ca!... une voix :... et alors, les fossoyeurs qui étaient ivres, ont laissé tomber le cercueil dans la fosse!... des voix : Ho! ho!... la voix : ... et le cercueil est reste debout dans le trou, et les fossoyeurs ont jeté la terre, de sorte qu'Ulenspiegel est enterré debout! des voix : Ho! ho! ho! ho!... une voix : Vive Ulenspiegel!... Rires et vacarme. Les glas. Une musique attaque I'air populaire .- « Als Pier-la-la in het kisfy lag... » ou quelque autre air. Le singulier trépas de Messtre Ulenspiegel 107 SCENE SEPTIĚME Un silence. Puis commence et augmente le chorus rythme. le chceur : Notre argent? hou-hou! Notre argent? hou-hou! Notre, argent? hou-hou!... Notre argent? hou-hou!... le bourgmestre : Non, je me refuse d'encore haran-guer la foule. Quils attendent! Nous aussi sommes impatients. Oh! le notaire, enfin!... le notaire penenink : Aye-maye! lis ont voulu m'assommer!... Hatons-nous, Messires, car le populaire va nous faire un mauvais parti! lis sont saouls et les gardes civiques font leur jeu! le bourgmestre : Hatons-nous, oui! Sommes-nous presents tous? Les echevins? le bailli? le greffier? le medecin? Bon! Notaire, faites votre office! On entend sonner I'heure. le notaire penenink : Ce jourd'hui, en presence de... a neuf heures de la nuit, nous maitre Penenink, notaire, agissant... les autres : Au fait! Pas de procedure! Le coffre!... le notaire penenink : J'y suis. Je brise les scelles. Levez la lanterne. Un, deux, trois, quatre, cinq, six... les autres : Sept! le notaire penenink : Et j'ouvre... (Bruit de fer-raille.J... le coffre fabuleux du baron Ulenspiegel!... (Un rale.) le bourgmestre : Soutenez-le! II s'evanouit!... 108 Le singulier tripas de Messire Ulenspiegel les autres : Quoi? Quoi? Quoi? Quoi? Quoi? Quoi? Quoi? le bourgmestre : Malediction! Le tresor... le grefher : Des paves, des cailloux! l'echevin vvuyts : Des clous rouilles! l'echevin volkaert : Des chiffons souilles! le bailli : Des os rognes! le docteur cloribus : Et mon epee d'or, ce vieux tisonnier ? le bourgmestre : Et cette odeur! Pouah! Des ordures, des matieres innoramables!... Horreur! Ouvrez la fenetre! le grefher : Ne l'ouvrez pas! Le peuple va savoir! On va nous tuer!... le bourgmestre, criant : Messires, nous sommes affectueusement bernes! le docteur cloribus, criant : RuinesL. le bailli : Je m'en doutais! Cet Ulenspiegel est un abominable coquin! Nous brulerons son cadavre! le bourgmestre : Ouais! Commencons par sauver notre peau. Eh bien! Qui a eteint la lanterne? AUu-mez! Nous sommes dans les tenebres! Cris et tumulte. les autres : Au secours! Un spectre! Miserere no ibis! le spectre : Silence, miserables! (D'une voix tonnante :) Je vous maudis! les autres : Aye-maye! Pitie, spectre, pitie! le spectre ; Je suis ľime ď Ulenspiegel, et je vous maudis, austěres magistrats, hommes de peu, avares qui vous ruez sur les ordures! Vous voüä riches, stupides bonshommes! Sachez-le, je naquis, vécus et mourus pauvre; mais j'étais le plus riche de la terre, car je possédais la liberté!... Je vous lěgue mon Le singulier trepas de Messire Ulenspiegel 109 exemple, mes gestes, mes propos. N'est-ce pas un tresor? Tant pis si vous n'en savez rien faire! Et je vous le dis : mon ame va errer dans vos campagnes, vous jouant des tours pendables; mon ame que vous ne pourrez atteindre, mon esprit que vous ne pourrez saisir!... Pleurez, bonshommes! Moi, l'Espiegle, je lance mon rire immortel... Il eclate de rire de fafon stridente. Grand fracas de vitres brisks. le bourgmestre : II s'est enfui par la fenetre! le greffier : Voyez-le detaler au clair de lune! Il jette son suaire : ce spectre etait un homme! le bourgmestre : Je le reconnais : c'est le domes-tique! Nous sommes deux fois bernes! Le chorus recommence, tres pres. le chceur : Notre argent? hou-hou! Notre argent? hou-hou! une voix : A mort, les voleurs! Noyons les eche-vins!... une voix : A 1'assaut!.,. le bourgmestre : Defendons-nousL. le grefher : Avec quoi? le bourgmestre : Avec notre heritage. Jetons ces paves!... Bruit de combat. Hurlements. Rales. le chceur : Vive Ulenspiegel!... Et brusquement, le silence. no Le singulier trepas de Messire Ulenspiegel SCENE DERNIERE L 'heure sonne. La trompette. le veilleur de nuit, chantonnant -. Bonnes gens, c'est la nuit, tout est noir; Dormez en paix, riches d'espoir!... Et si vous ne dormez, songez que le soleil Se levera sur le monde toujours pareilL. La trompette joue un petit air joyeux. IT A EST