Nos Flamands, Lemonnier La pire annexion n'est pas celie d'iin coin de terre : Cest celie des esprits. Nous-mémes on périr. I. J^ES /W.ODELES DE RUBENS. Je vois d'ici un de nos grands Flamands des anciennes Flandres sortant de sa tombe en ces jours presents et venant souhaiter, a travers les siecles, sa bienvenue dc grand'pere a ses petits-neveux. 0 forte et puissante race! Alors encore, en ces beaux temps de luttes, a l'ombre des vieux beffrois sonnant a grandes voices triomphales les majesty flamandes, les alcdves abritaient de puissantes amours, et les enfants avaient, en naissant, pour sy prendre et s'y abreuver, de fsondes et loyales poitrines. Non, ce n 6tait pas en reve que Rubens voyait apparaitre les beaux hommes, carrement appuyfe sur des j arrets de fer, qui soulevent de leurs 6paules raides ses apotheoses gigantesques; ce n'6tait pas en reve qu'il ren-contrait les matrones augustes, au front lumineux et serein, qui s'en viennent en ses tableaux, autour des legendes chr&iennes, chanter les chccurs d amour et de fraternity; ce n 6tait pas a travers les vapeurs de la biere que les gros anges bouffis, qui nouent dans ses fonds ar- 2 NOS FLAMANDS. dents leurs guirlandes radieuses, offraient á ses regards leurs membres roses et dodus. Partout, autour de lui, 1'image de la force et de 1'énergie des corps, abritant, comme une armure naturelle, oú elle se garde mieux, la fierté des esprits, partout cette puissante image attachait sa pensée et ses yeux. Ce n'est pas que les géants aient toujours en partage cette hauteur de 1'áme qui n'est point un attribut de la force physique, mais un lot particulier que 1'énergie extérieure fait seulement paraitre plus écla-tant. Le cceur ne regarde point á la vastitude des épaules, et une poitrine étroite le contient aussi bien que la carrure ďun portefaix. Pourtant, si jamais symbole parut s'appli-quer k quelque chose, je songe surtout á la forme mále et robuste comme incarnation ďun coeur droit et fier. J'aime chez le vieux peintre flamand les musculatures énormes de ses héros : loin de succomber sous le poids de la ma tiére, ces vastes corps me semblent mieux porter The-roisme des cceurs qu'ils contiennent. Et ne les aimerait-on pas, en dépit de l'affectation moderně, ces colosses sublimes, quand on leur compare les pauvres figures mori-bondes sur lesquelles notre siécle fait peser, comme une malediction, le poids terrible de ses recherches, de ses malaises et de ses angoisses? Lá, du moins, il ne se voitpas de ces fronts louches et blémes, empreints ďexpressions fuyantes, qui sont comme le masque de tous les compro-mis et de toutes les láchetés. La franchise, la loyauté et la valeur rayonnent sur ces amples formes ďun éclat qui semble sortir du sang méme, comme si les vraies noblesses de 1'homme étaient le fruit ďun corps intact, garde pur loin des passions qui Tamoindrissent et le souillent. Or se rencontre-t-il beaucoup par nos rues de ces vieux types francs et loyaux, au front desquels se lisent les dévoue- CHAP. I. — LES MODULES DE RUBENS. 3 ments que rien ne fait plier, les attachements imperis-sables, l'honnetetS qui ne bronche jamais, la valeur du soldat, le courage du tribun, et cette fiert6 sublime, sauve-garde de l'homme, qui lui laisse une royautS jusque dans Fabaissement des conditions sociales? Cherchez done dans ce peuple de boutiquiers et d'avocats vendus, par toutes les fibres de leur ame et toutes les gouttes de leur sang, a l'ambition des places et des richesses, cherchez done les consciences in^branlables, les passions fortes, les sentiments puissants, Famour qui na qu'une foi, la volont6 qui n'a qu'une loi, Fhonneur qui n'a qu'une parole. Race gangrened, Tor, comme un poison maudit, a coul6 en vous, et vous a remplie, de la tete aux pieds, de ses pourritures. Votre dieu, e'est votre or; or, votre conscience; or, votre honneur. Lachement adulateurs des titres et de la fortune, vous ne reverez que Feclat ou vos passions gueuses vous font aspirer, et, pour y parvenir, insoucieux de la dignity que vous ecartez du pied comme un obstacle et un peril, il n'est de bassesse ayec laquelle vous ne pactisiez. 0 grand cceur des Flandres! En quelles poitrines etes-vous done passed Ou sont les enfants des vieux Flamands? Modeles de Rubens, quelle brosse saura vous retracer, inspired seulement des traits populaires? Et pourtant comme nous, vous 6tiez des marchands. Mais dans ces marchands il y avait des hommes. La main qui, aux jours de paix, poussait le ballot, s'armait, aux jours de bataille, de rarquebuse, et si la tete roulait des chiffres, le cceur rou-lait du sang et des passions.