Les Aveugles * Introduction it Aveugles, ces merveilleux Aveugles, ont encore fortifié mon tasme pour ce jeune poete qui est véritablement le poete de ce temps », Octave Mirbeau (26 septembre 1890). De fait, dans cette , Maeterlinck a mis au point sa technique dramatique. D'en-de jeu, la clef du probléme est donnée. Le spectateur sait que nie des aveugles est vaine, car, děs le lever du rideau, son atten-.1 rte dirígée sur la silhouette du prétre, mortellement immo-Ce faisant, toute possibilité de progression est écartée. Nous :es confrontés ä un etat de fait, d'oü il n'est aucune issue. Le mouvement du drame consiste en ce que les aveugles réalisent hut s'est passé á leur insu: la disparities de leur guide qui signi-mplicitement la certitude de leur mort. piece est originale en ce qu'elle a été construite sur le prin-de la reduction. Le dramaturge n'a garde que le point cul-nt de 1'événement oú, dans sa nudité, «des destinies innocentes mihi üvrees ä une mort indifferente et inexorable, aveugle» («Pré-» au Theatre de 1901). Dans cette perspective, la préhistoire du ~e n'est évoquée, au cours de la piece, que par allusions. Cest ment au lil du dialogue ä batons rompus que nous appren- et Aveugles furent i ires Ic 10 decembre 1891. a Paris, grace a Paul Fort et a M*oe. La piece fut accueillie favorablement. Comme L'Intruse, Les Aveugles j traduits. outre en anglais, tcheque, russe et italien. en danois et en polonais. etc symboliste russe Annenski traduisit La Aveugles en 1908. On note comme L'Intruse un regain d'interet depuis 1980 pour Les Aveugtes qui furent 1'objet usieurs representations en France, par la Deuxieme Compagnie des Montagnes et, dans une mise en scene d'Andre Riquier. indications ont etc foumies par Claude De Greve, Robert Frickx et Raymond -nt in: Isttirs franfaises de Belgtque, Dictionnain des CEuvns, Tome iii, Le Theatre, i direction de Marcel De Greve, p. 131-154. 734 Maurice Maeterlinck Introduction 735 drons que la personne attendue est un vieux prétre, qu'il d'un groupe d'aveugles guides par celui-ci, lui-měme mal vo que ces aveugles habitent un hospice; qu'ils se trouvent smile ; qu'ils ont peur d'etre abandonnés et que l'angoisse ne de croitre en eux... La trouvaille ici, c'est encore le motif de la cécité. Comme i son ceuvre de jeunesse, Le Massacre des Innocents1, Maeterll renoue avec la tradition picturale fiamande en transposant La I bole des Aveugles, peinte par Breughel. II s'agit lá, á coup sur, d'un geste identitaire, du moins d'un signe culturel, á travers lequ Maeterlinck marque son appartenance á la sensibilitě fiamande. outre, le motif de la cécité se prétait admirablement á la ré tion d'un «drame statique». Quel état pouvait mieux que la cé prise ici á l'inverse de L'Intruse dans son acception strictemenťj siologique, figurer la dépersonnalisation de la creature hu C'est le sens qu'il faut donner á la métaphore: "Nous av táter les murs et les fenétres, nous ne savons pas oil nous vivons. » I La cécité offrait par ailleurs á Maeterlinck 1'opportunité d'ii duire la notion de cloture, dont la lecture du mystique Ruysbr lui avait laissé pressentir les virtualités, á la fois d'ordre poétiqv philosophique. En établissant un rapport ďanalogie entre la i et l'isolement des aveugles sur l'ile, soit entre l'enfermement sique, géographique et psychologique, le dramaturge a fait double. II n'est pas exagéré de dire qu'il a realise la quintes du «drame statique». Le dehors et le dedans, le cloisonnement^ rial et la cloture intérieure, se répondent mutuellement, s'ii changent dans une equation parfaite. Cloture, representee d'ailfl sous deux aspects contradictoires et complémentaires á la fois; loureuse et tragique, mais aussi sécurisante. C'est ce cóté de fermement rassurant que le deuxiěme aveugle évoque á prop 1'hospice dans cette image: -On y est á I'abri des murailles», -On ne pent pas sortir. II n'y a nen á craindre quand la porte esti ' Paru dans La PUiadt, mai 1886, n° S. sous la signature de Mooris Maen L'auteur insiste sur son origine flamande. * D'apres les travaux de Joseph Hanse et les informations apportees par 1 O.J. Van Nuffel, Ruysbroeck a *te lu par Maeterlinck des la fin de I'annee 18 reporter a l'arucle de J. Hanse, - De Ruysbroeck aux Serres chaudes*, in: ' nam at Maurice Maeterlinck (1862-1962), Palais des Academies, Bruxelles, 1964. Le corollaire de la mise en ceuvre d'un «theatre statique», c'est bouleversement radical de l'ecriture. A la demarche dialectique ilu discours traditionnel, a la parole-acte, Maeterlinck substitue un Jogue fortement interiorise et metaphorique. Peter Szondi a bien la veritable motivation de ce type de «dialogue du second egre». «La repartition en plusieurs repliques», remarque-t-il, «ne Drrespond pas a une conversation dans un veritable drame, elle iflete seulement le chatoiement nerveux de l'incertitude. »' L'idee Maeterlinck, c'est en effet d'avoir transpose et applique a la dra-iturgie le constat relatif a 1'experience de l'ecriture chez le mys-que, celui de I'inadequation de langage et des mots a exprimer vie profonde de l'etre. Le 'dialogue inutile* prend ses racines ns une postulation qui va a rebours des criteres de clarte et de Dmprehension. II est la courroie de transmission du theatre sta-que. II n'est plus elabore pour faire progresser Taction, mais pour gerer l'indefinissable. A l'epoque ou triomphait le vaudeville, la reflexion de Charles .in Lerberghe a propos de la piece qui lui fut dediee par Mae-brlinck, son ami d'enfance, ne saurait surprendre: « C'est la piece Maeterlinck qui eut et aura toujours le moins de succes au lii'.m <•. C'est une piece ecrite pour moi et pour quelques-uns, tres ires, qui pensaient comme moi.» (Lettre a Emile Lecomte, 23 iiillet 1904). En avance de plusieurs decennies sur l'horizon d'at-Inte du spectateur des annees 90, la triologie du drame statique 1 pouvait esperer trouver audience au-dela d'un petit cercle d'ini-Mtt. Sa reception en fut d'autant plus determinante au plan de "'histoire de la dramaturgic europeenne. II n'est pas peu significa-V que la piece Le Marin (1913) de Fernando Pessoa soit sortie I'une competition: le dramaturge portugais estimait pouvoir faire iiiriiv que Maeterlinck dans Les Aveugles. A sa propre piece, il '»nna la designation de "drama estatico»*. P. G. [• Peter Szondi, Throne du drame modern* (1956), traduction francaise L'Age omme, p. 51. * Cf. a ce sujet Fernando Pessoa, Poema aoteriaues, Message, Le Marin, presentes r Yvette Centeno, P. Quillier et Teresa Rita Lopes, Christian Bourgois Edit., Paris, Les Aveugles 739 Personnages Le Pretre Trois Aveugles-nes Le plus vieil Aveugle Le cinquieme Aveugle Le sixieme Aveugle Trois vieilles Aveugles en priere La plus vieille Aveugle Une jeune Aveugle Une Aveugle folle Une tris ancienne font septentrional*, d'aspect eternel sous un del profondement I Hoile. - Au milieu, et vers le fond de la nuit, est assis un tris vieux pretre enve-krppe d'un large manteau noir. Ije buste et la tete, Ughement renverses et mortelle-nent immobiles, s'appuient contre le tronc d'un ckene enorme et caverneux. La face I tit d'une immuable lividite de cm oil s'entrouvent les levres violettes. Les yeux muets I n fixes ne regardent plus du cote visible de I'etemite et semblent ensanglantes sous Un grand nombre de douleurs immemoriales et de tarmes. Les cheveux, d'une blan-theur tris grave, retombent en meches roides et rares, sur le visage plus eclaire et plus las que tout ce qui I'entoure dans le silence attentif de la morne font. Les mains amaigries sont rigidement jointes sur les cuisses. - A droite, six vieillards aveugles sont assis sur des pierres, des souches et des feuilles mortes. - A gauche, IH separees d'eux par un arbn deracine et des quartiers de roc, six femmes, egale-ment aveugles, sont assises en face des vieillards. Trois d'entn elles prient et se lamen-trnt d'une mix sourde et sans interruption. Une autre est tris vieille. La cinquieme, I m une attitude de muette demence, parte, sur les genoux, un petit enfant endormi. In sixieme est d'une jeunesse eclatante et sa chevelun inonde tout son etre. Elles ttnt, ainsi que les vieillards, d'amples vetements, sombres et uniformes. La plupart tttendent, les coudes sur les genoux et le visage entre les mains; et tous semblent tvoir perdu I'habitude du geste inutile et ne detoument plus la tete aux rumeurs I tUmffees et inquietes de Vile. De grands arbres funerains, des ifs, des sautes pleu-I mm, des cypres, les couvrent de leurs ombres fideles. Une touffe de longs asphodeUs maladifs fleurit, mm loin du pretre, dans la nuit. 11 fait extraordinairement sombre, malgre le clair de lune qui, (d et Id, s'efforte d'ecarter un moment les tenebns des milages. Premier aveugle-ne II ne revient pas encore? Deuxieme aveugle-ne Vous m'avez eveille! Troisieme aveugle-ne Je dormais aussi. Premier aveugle-ne II ne revient pas encore? Les Aveugles La jeune aveugle |l dort; ne l'eveillez pas! Premier aveucle-n£ h I comme vous etes loin de nous I Je vous croyais en face de Troisieme aveugle-ne Nous savons, ä peu pres, tout ce qu'il faut savoir; causons un iu, en attendant le retour du pretre. 744 Maurice Maeterlinck L£s aveugles 745 plus, et nous sommes trop nombreux. II n'y a que les gieuses et lui qui voient dans la maison; et ils sont tous plus i que nous! - Je suis sür qu'il nous a egares et qu'il cherche I min. Oü est-il alle? - II n'a pas le droit de nous laisser ici...J Le plus vieil aveugle II est alle tres loin; je crois qu'il a parle serieusemen femmes. Premier aveugle-n£ II ne parle plus qu'aux femmes? - Estle parlons pas de nos yeux I Deuxieme aveugle-ne || n'y a pas longtemps que vous etes ici? LE PLUS VIEIL AVEUGLE [ J'ai entendu un soir, pendant la priere, du cote des femmes, une I que je ne connaissais pas; et j'entendais a votre voix que vous tres jeune... J'aurais voulu vous voir, a vous entendre... 760 Maurice Maeterlinck Les Aveugles 761 Premier aveugle-ne' Je ne m'en suis pas apercu. Deuxieme aveugle-ne II ne nous avertit jamais! LE sixieme aveugle On dit que vous etes belle comme une femme qui vient loin! LA jeune aveugle Je ne me suis jamais vue. LE PLUS VIEIL aveugle Nous ne nous sommes jamais vus les uns les autres. Nou interrogeons et nous nous repondons; nous vivons ensemble sommes toujours ensemble, mais nous ne savons pas ce qu sommes!... Nous avons beau nous toucher des deux mains; I en savent plus que les mains... le sixieme aveugle Je vois parfois vos ombres quand vous etes au soleil. LE plus vieil aveugle Nous n'avons jamais vu la maison oü nous vivons; nous I^H beau titer les murs et les fenetres; nous ne savons pas oü jBl vivons!... La plus vieille aveugle On dit que c'est un vieux chateau tres sombre et tres i on n'y voit jamais de lumiere, si ce n'est dans la tour oü se l la chambre du pretre. Premier aveugle-nS II ne faut pas de lumiere a ceux qui ne voient pas. LE SIXlfeME aveugle Bhtand je garde le troupeau, aux environs de l'hospice, les bre-Bfentrent d'elles-memes, en apercevant, le soir, cette lumiere de Hour... - Elles ne m'ont jamais egare. LE plus vieil aveugle Bbllä des annees et des annees que nous sommes ensemble, el Hb* ne nous sommes jamais apercus! On dirait que nous sommes Bjours seuls!... II faut voir pour aimer... LA plus vieille aveugle B* r^ve parfois que je vois... LE plus vieil aveugle Bloi, je ne vois que quand je reve... Premier aveugle-n£ Be ne reve, d'ordinaire, qu'ä minuit. line rafale ebranle la forel et les feuilles tombent en masses sombrts. Le cinquieme aveugle ■Qui est-ce qui m'a touche les mains? Premier aveugle-ne I Quelque chose tombe autour de nous! LE plus vieil aveugle ■ Cela vient d'en haut; je ne sais ce que c'est... Le cinquieme aveugle I Qui est-ce qui m'a touche les mains? - Je m'etais endormi; lais-■ft-moi dormir! 770 Maurice Maeterlinck Le plus vieil aveugle II precede peut-etre quelqu'un ?... Premier aveugle-ne Non, non, il est seul. - Je n'entends rien venir. II ne nou» 1 pas d'autre guide; il n'y en a pas de meilleur. II nous conduira ] tout oü nous voulons aller; il nous ob&ra... I La plus V1EILLE aveugle le n'ose pas le suivre. LA jeune aveugle Moi non plus. Premier aveugle-n£ Pourquoi pas ? II y voit mieux que nous. Deuxieme aveugle-n£ N'ecoutons pas les femmes! troisieme aveugle-ne' Quelque chose est change dans le ciel; je respire librement; I est pur maintenant... La plus vieille aveugle C'est le vent de la mer qui passe autour de nous. Le sixieme aveugle II me semble qu'il va faire clair; je crois que le soleil se 1< La plus vieille aveugle Je crois qu'il va faire froid... Les Aveugles Premier aveugle-ne 771 IKlous allons retrouver notre route. II m'entraine!... II m'entraine. Bit ivre de joie! - Je ne peux plus le retenir!... Suivez-moi! sui-l-inoi! Nous retournons ä la maison!... II se live, entrainé par le chien qui le mine vers le pretre immobile, et s'arrete. Les autres aveugles |Oü étes-vous? Oü étes-vous? - Oü allez-vous? - Prenez garde! Premier aveugle-né [ Attendez! attendez! Ne me suivez pas encore; je reviendrai... II s'ar-c. - Qu'y a-t-il ? - Ah! ah! J'ai touché quelque chose de tres froid! Deuxiéme aveugle-né Que dites-vous? On n'entend presque plus votre voix. Premier aveugle-né I J'ai touché!... Je crois que je touche un visage! Troisiéme aveugle-né Que dites-vous? - On ne vous comprend presque plus. Qu'avez-ttus? - Oü étes-vous? - Étes-vous déjä si loin de nous? Premier aveugle-né Oh! oh! oh! - Je ne sais pas encore ce que c'est... - II y a un hihi au milieu de nous! Les autres aveugles Un mort au milieu de nous? - Oü étes-vous? oú étes-vous? Premier aveugle-né II y a un mort pármi nous, vous disje! Oh! oh! j'ai touché le I visage ďun mort! - Vous étes assis ä côté ďun mort! II faut que 772 Maurice Maeterlinck l'un de nous soit mort subitement! Mais parlez done, enfin, q sache ceux qui vivent! Oú étes-vous? - Répondez! répondei ensemble! I^es aveugles repondent successivement, ä Inception fm l'aveugle folle et de l'aveugle sourd; les trots vteiUes OTli^H leurs prims. Premier aveugle-ne Je ne distingue plus vos voix I... Vous parlez tous de meine l,( Elles tremblent toutes! Troisieme aveugle-n£ II y en a deux qui n'ont pas repondu... Oü sont-ils? // louche de son baton le cinquieme aveugle. Le cinquieme aveugle Oh! oh! J'etais endormi; laissez-moi dormir! Le sixieme aveugle Ce n'est pas lui. - Est-ce la folle? La plus vieille aveugle Elle est assise ä cöte de moi; je l'entends vivre. Premier aveugle-n£ Je crois... Je crois que e'est le pretre! - II est debout! Ven venez! venez! Deuxieme aveugle-né II est debout? Troisieme aveugle-né II n'est pas mort, alorsl Les Aveucles Le plus vieil aveugle 773 i in est-il? Allons voir!... Le sixiéme aveugle lb se levent tous, á ľexception de la folle el du cinquieme aveugle, et s'avancent, á tátons, vers le mort. Deuxiéme aveugle-né Est-il ici ? - Est-ce lui ? Troisieme aveugle-né Oui! oui! je le reconnais! Premier aveugle-né Mon Dieu! mon Dieu! Qu'allons-nous devenir! La plus vieille aveugle Mon pere I mon pere! - Est-ce vous ? Mon pere, qu'est-il done Blrívé? - Qu'avez-vous? - Répondez-nous! - Nous sommes tous .mi.mi de vous... Le plus vieil aveugle Apportez de l'eau; il vit peut-étre encore. Deuxiéme aveugle-né Essayons... U pourra peut-étre nous reconduire ä l'hospice. Troisieme aveugle-né C'est inutile; je n'entends plus son coeur. - II est froid... Premier aveugle-né U est mort sans rien dire. 774 Maurice Maeterlinck Troisieme aveugle-né II aurait dů nous prévenir. Deuxiéme aveugle-né Oh 1 comme il était vieux!... C'est la premiere fois que je I son visage... Troisieme aveugle-né, tálant U cadavrt II est plus grand que nous I... Deuxiéme aveugle-né Ses vciis sont grands ouverts; il est mort les mains ]imites. Premier aveugle-né II est mort ainsi sans raison... Deuxiéme aveugle-né II n'est pas debout, il est assis sur une pierre... La plus vieille aveugle Mon Dieu! mon Dieu! Je ne savais pas tout cela!... Tout i II était malade depuis si longtemps... II a du souffrir aujourd'r - II ne se plaignait pas... II ne se plaignait qu'en nous serrant] mains... On ne comprend pas toujours... On ne comprend ja Allons prier autour de lui; mettez-vous á genoux... Les femmes s'agenouillent en gěmissant. Premier aveugle-né Je n'ose pas me metne á genoux... Deuxiéme aveugle-né On ne sait pas sur quoi Ton s'agenouille... Les Aveugles 775 Troisieme aveugle-né mil malade?... II ne nous l'a pas dit... Deuxiéme aveugle-né J entendu qu'il parlait ä voix basse en s'en allant... Je crois I parlait ä notre jeune sceur; qu'a-t-il dit? Premier aveugle-né lie ne veut pas répondre. Deuxiéme aveugle-né ^fous ne voulez plus nous répondre ? - Oú done étes-vous ? - Par- La plus vieille aveugle \ m is ľavez trop fait souffrir; vous l'avez fait mourir... Vous ne illii / plus avancer; vous vouliez vous asseoir sur les pierres de la me, pour manger; vous avez murmuré tout le jour... Je l'enten-I soupiiei... II a perdu courage... Premier aveugle-né ft.iit-il malade? Le saviez-vous? Le plus vieil aveugle Nous ne savions rien... Nous ne l'avons jamais vu... Quand done iiiis-iioiis su quelque chose sous nos pauvres yeux morts?... II ne plaignait pas... Maintenant c'est trop tard... J'en ai vu mourir ins mais jamais ainsi!... Maintenant c'est ä notre tour... Premier aveugle-né JCe n'est pas moi qui l'ai fait souffrir. - Je n'ai rien dit... Deuxiéme aveugle-né Moi non plus; nous l'avons suivi sans rien dire... 776 Maurice Maeterlinck Troisieme aveugle-n£ II est mort en allant chercher de l'eau pour la folic.. Premier aveugle-ne Qu'allons-nous faire? Oü irons-nous? Troisieme aveugle-n£ Oü est le chien? Premier aveugle-n£ Ici; il ne veut pas s'eloigner du mort. i Troisieme aveugle-ne' Entrainez-le! Ecartez-le! ecartez-le. Premier aveugle-n£ II ne veut pas quitter le mort! Deuxieme aveugle-n£ Nous ne pouvons pas attendre ä cote d'un mort!... Nous ne | vons pas mourir ici dans les tenebres! Troisieme aveugle-n£ Restons ensemble; ne nous ecartons pas les uns des aut tenons-nous par la main; asseyons-nous tous sur cette pierre...., sont les autres... Venez ici! venez! venez! Oü etes-vous? le plus V1EIL aveugle Troisieme aveugle-ne Les Aveugles la jeune aveugle )h ! comme vos mains sont froides I Troisieme aveugle-ne Que faites-vous? Ici; je suis ici. Sommes-nous tous reunis ? - Venez plus pr moi. - Oü sont vos mains? - II fait tres froid. LA jeune aveugle I Je mettais les mains sur mes yeux; je croyais que j'allais lit ä coup... Premier aveugle-ne Qui est-ce qui pleure ainsi? LA plus vieille aveugle C'est la folle qui sanglote. Premier aveugle-n£ Elle ne sait pas la verite ? LE plus vieil aveugle Je crois que nous allons mourir ici... la plus vieille aveugle Quelqu'un viendra peut-etre... Premier aveugle-n£ Je pense que les religieuses sorUront de l'hospice... La plus vieille aveugle Elles ne sortent pas le soir. LA jeune aveugle Elles ne sortent jamais. 778 Maurice Maeterlinck Deuxiéme aveugle-né Je pense que les hommes du grand phare nous aperceW Le plus vie ii. aveucle Iis ne descendent pas de leur tour. Troisiéme aveugle-né Iis nous verront peut-étre... la plus V1E1LLE aveugle Iis regardent toujours du côté de la mer. Troisiéme aveugle-né II fait froid! Le plus vieil aveugle Ecoutez les feuilles mortes; je crois qu'il géle. La jeune aveugle Oh ! comme la terre est dure! Troisiéme aveugle-né J'entends, ä ma gauche, un bruit que je ne comprenc Le plus vieil aveugle C'est la mer qui gémit contre les rochers. Troisiéme aveugle-né Je croyais que c'étaient les femmes. LA plus vieiu.e aveugle J'entends les glacons se briser sous les vagues... Les Aveugles 779 Premier aveugle-né est-ce qui grelotte ainsi? II nous fait trembler to us sur la Deuxieme aveugle-ne |i ne puis plus ouvrir les mains. Le plus vieil aveucle I'entends encore un bruit que je ne comprends pas... Premier aveugle-ne <.'hi est-ce qui grelotte ainsi parmi nous ? II fait trembler la pierre 1 Le plus vieil aveucle Je crois que c'est une femme. La plus vieille aveucle Je crois que c'est la folle qui grelotte le plus fort. Troisieme aveugle-ne On n'entend pas son enfant. La plus vieille aveucle Je crois qu'il tete encore. Le plus vieil aveucle II est le seul qui puisse voir ou nous sommes! Premier aveugle-ne J'entends le vent du Nord. Le sixieme aveucle Je crois qu'il n'y a plus d'etoiles; il va neiger. 782 Maurice Maeterlinck Les Aveugles 783 La jeune aveugle II voit! il voit! II faut qu'il voie quelque chose puisqu'il pl« Eue saisit Venfant dans ses bras et savance dans la direction dm sembU i bruit des pas; Us autres femmes la suivent anxuusement et l'entourent. Je sa rencontre! Prenez garde! LE plus vieil aveugle la jeune aveugle Oh ! comme il pleure I - Qu'y a-t-il? - Ne pleure pas. - N'aie | peur; il n'y a rien ä craindre, nous sommes ici; nous sommes auti de toi. - Que vois-tu ? - Ne crains rien. - Ne pleure pas ainsi! vois-tu? - Dis, que vois-tu? La plus vieille aveugle Le bruit des pas se rapproche par ici; ecoutez done! ecoti done! Le plus vieil aveugle J'entends le frolement d'une robe contre les feuilles mortes. LE sixiěme aveugle Est-ce une femme? le plus vieil aveugle Est-ce que c'est un bruit de pas ? Premier aveugle-n£ C'est peut-etre la mer dans les feuilles mortes? La jeune aveugle Non, non, ce sont des pas! ce sont des pas! ce sont des La plus vieille aveugle Nous allons le savoir; ecoutez done les feuilles mortes! La jeune aveugle Je les entends, je les entends presque ä cöte de nous! ecoutez! Pcoutez I - Que vois-tu ? Que vois-tu ? La plus vieille aveugle De quel cote regarde-t-il ? La jeune aveugle II suit toujours le bruit des pas! - Regardez! regardez! Quand je le toume il se retourne pour voir... II voit! il voit! il Oit! - II faut qu'il voie quelque chose d'etrange!... La plus vieille aveugle, elk s'avanct. Elevez-le au-dessus de nous, afin qu'il puisse voir. La jeune aveugle Ecartez-vous! ecartez-vous! EUe eleve l'enfant au-dessus du groupe [i'aveugles. - Les pas se sont arretes parmi nous!... La plus vieiu-e aveugle lis sont d'ici! lis sont au milieu de nous!... La jeune aveugle Qui etes-vous? Silence La plus vieille aveugle Ayez pitié de nous! Silence. - L'enfant pleure plus désespérément.