Commc Ie choeur de mes lointaines miseres, vieilles ironies que le temps a revetues du sourire de la pitie {une pitie puant leg£rement la niort), les religieuses qui, autrefois, bercaient ma vie de leur cruelle bonte, m*epient encore au grillage d'un cloitre perdu dans la fade campagne, sous un ciel mecontent, au bord de la tempete, mais qui accueille comme un encens maladif la plainte de leurs prieres, de leurs can Li-ques au Saint-Sacrement, La joue jaunie par les veilles, leurs petits yeux courant comme desbillesdansla lune contemplative de leur visage, leur front trahis-sant (frivolite secrete) une noire meche de cheveux drus qui tremble fierement au seuil de la coifte, elles suspendent I] MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE aux carreaux de leur couvent (d'ou je vois encore de grands dos blancs majes-tueusement inclines vers l'autel ou brille comme une furtive indecence la mince bottine brune sous la lourdeur des robes, et un lacet dont le noeud oublie au reveil semble rompre, aux yeux de la Superieure qui embrasse des yeux l'ensemble et les details de sa chapelle, toute la discipline de sa maison) cette expression de mepris que connaissent bien les mauvais eleves dont je fus : « Pauline Archange a desobei, nous la priverons des restes de notre pain d'hostie... » Les mains bleuies de froid, les che-veux captifs sous les peignes glacds, la casquette de fourrure si rapidement jetee sur le front qu'elle ne couvre qu'une oreille et abandonne l'autre a la rigueur des vents, mais le cceur bondissant d'une humeur folic, timide, melancolique aussi, sous l'elan mystique de l'orgue qui g^rnit tout pres le Tantum Eigo, tout en reprenant la lancinante melodie jus-12 MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE qu'a l'evanouissement, jusqu'au degout parfois : les mendiants de mon espece, sortis en courant de leur classe au premier coup de cloche, attendent la — sous l'ceil austere des barreaux qui leur derobent Tenfant Jesus cach6 dans les plis d'or du calice — tres loin dans sa chaude retraite de parfums et de tissus brodes que soulevera a la premiere messe un pretre las dont la main sans mystdre, abondamment velue, ouvrira simplement les secrets de Dieu comme s'il s'agissait d'un petit cofire-fort personnel, dans Tintimite de sa chambre. — Revenez la semaine prochaine, il n'y a plus d'hosties aujourd'hui. On dit qu'elles ne vivent que de salades et de prieres, qu'elles ne dor-ment ni ne se lavent, et Tevidence est la qui souffle par les barreaux, avec une brave odeur de choux, de pauvrete et d'avarice. Leur extase petrifi.ee long-temps vous poursuit dans les corridors, sous les voiites grises, et m£me dehors sous le vent et la neige serres qui frappent brusquement les tempes, sem-blent dechirer les epaules, le dos, d'un vaste courant froid, ininterrompu. 13 MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE On porte sur sa poitrine, d'une main engourdie, le paquet fremissant de retail-les d'hosties, tenant de l'autre main la main nue de Seraphine Lehout qui a perdu son gant de laine et pleure, les joues, le nez souill^s de larmes qui tombent sur son manteau comme une ros6e. Dans le brouillard des routes, les voitures s'egarent, jetant autour d'clles des regards eblouissants mais aveugles qui evoquent, on ne sait pour-quoi, tout un troupeau de betes incon-nues, tapies dans Tombre et ouvrant sur la nuit de sinistres yeux briilants. La neige tombe. Seraphine Lehout ne recon-nait plus sa rue ni sa maison. Elle sanglote plus fort lorsqu'elle sent tris-tement Hotter derriere elle, arrachee par le vent, la longue queue de son manteau trop large, herite d'une soeur amee qui Fa deja porte plusieurs hivers avant elle. — Mangeons des hosties. Nous retrou-verons notre chemin. C'est Mere Sainte-Scholastique qui nous l'a dit... Assises sur le trottoir, Tune contre 14 MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE l'autre, nous craignons de nous envoler dans le ciel, aspirees d'un seul coup par ces v6h£mentes neiges, ennemies de la fragilite humaine. « T'as cinq ans et moi cinq ans et demi, je sais lire, toi tu ne sais rien. » C'est d'un premier lien dont les circonstances et les pro-messes sont si humbles, que naissent parfois tous les autres. Le lendemain en classe, Seraphine Lehout, s'agenouil-lant pour balbutier la priere matinale avec les autres cleves, baissa, devant mes yeux ravis, une nuque, une tete martyre de>orees par les poux, dont les deux nattes minces, n'ayant pas etc denouees depuis deux mois, scrupu-leusement retenues par deux bouts de ficelle, semblaient former autour de l'abandon du visage etroit, toute une brume dc cheveux sales, mais beaux, d'ou Ton voyait monter des regards bruns pleins de fievre, bien que voiles encore par une brume plus tenue autour de ses epais sourcils. — Pauline Archange, pricz le Saint-Esprit, comme tout Je monde. Ainsi parlait Mere Sainte-Scholastiquc de son estrade, pres de la fenetre, a peine 15 MANUSCRITS DE PAULINE ARC.HANGE plus grande que nous, son fin visage prisonnier d'une corolle pliss^e qui cor-respondait bien a tout un paysage de fleurs en pots, contre le tableau noir. Ses joucs etaient d'un rose qui inspirait l'obeissance, la bonte. On 1'aimait. Mais d'un amour qui allait en decroissant avec la subtilite de ses punitions. A genoux dans le corridor ou a genoux dans un coin, avec cela une grande flexibilite a la baguette. M£re Sainte-Scholastique etait jeune, envahie de tant d'eleves chaque jour que, pour se souvenir du nom de chacune, elle devait I'epingler au col de nos costumes. — Qui est cette petite, au fond, avec des queues de rat? Dites-lui qu'elle eponge de son tablier le ruisseau sous sa chaise... Si vous voulez sortir, mes-demoiselles, c'est simple, demandez la permission, je vous l'accorderai... Les mains se levaient aussitot, sup-pliantes, dans I'air 6touffant, et Mere Sainte-Scholastique s'ecriait, offensee : — Vous n'etes que des bebes, je le dirai a Mere Superieure... Seraphine Lehout, humiliee, la bouche tordue par une timidite au bord de la 16 MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE honte, plus victime que nos petites saintes sur les images, rattachant d'un doigt incertain le gros elastique de son bas qui pendait sur son genou, Seraphine LehouL dont la fierte saignait comme le bouquet de lis et la fraiche mais men-teuse virginite" des petites filles mutilees a un age precoce par les fauves de Dieu dans des arenes imaginaires, « celles dont Fame etait si pure, disait Mere Sainle-'Scholastique, qu'avant meme d*expirer, elles tombaient entre les bras des anges », Seraphine peut-etre atten-drait-elle de moi, a la fin du jour, dans la cour du couvent (ou le soleil couchant dessine des choses etranges sur les murs polis par un doigt de gel) une consolation a la mesure de ses supplices? Enlacees contre le mur, nous regardions le silence s'etendre autour de nous : la patinoire avait une ame immense qui dormait sur le dos, les bras en croix. Un arbre, solitaire, ouvrait vers le ciel une bouche fantdme dont la plainte ne s'echappait pas. Si les branches s'agi-taient trop, nous partions, sentant en nous un vif tremblement... Le cri des tramways traversant la ville nous apai- 17 MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE sait, dispersant dans la rue une foule murmurante d'ouvriers, de femmes ou trop rondes ou trop freles, glissant d'un talon pointu sur la pente des trottoirs miroitants de glace, provoquant dans leur soudaine chute un torrent de rires raal contenus qui jaillissaient des dents comme des cris de bonheur. On avait la certitude que la ville s'allumait ainsi pour protegcr les hommes contre les voleurs, les assassins, a fin de leur per-mettre de se promener calmement dans les rues, d'un pas leger, laissant les enfanls seuls dans leur chambre avec leurs devoirs a terminer, leurs reves a bourdonner gentiment autour de leurs oreilles. « N'offensez pas Jesus, disait Mere Sainte-Scholastique, ni dans vos jeux ni dans vos pensees. » Mais Jesus lui-meme, sensible comme il etait, aurait aime cette heure confiante de la jour-nee ou personnc ne mourait de faim sur la terre, ou, dans la cour des maisons pauvres, S6raphine Lehout et Pauline Archange elevaient des forteresses de neige en toute innocence, pour s'y cacher si la peste ou la guerre penetraient la ville. Seraphine elle-meme semblait avoir 18 MANUSCRITS DE PAULINE ARCHANGE oubjie les injustices subies quelques heures plus tot. De son rempart de neige, si haut, si fort, d'oii, disait-elle, Mere Sainte-Scholastique lui paraissait « petite comme une allumette et laide comme une mouche », rien ne 1'elTrayait plus. Si le froid vous traversait les os comme un mauvais souvenir, soudain, on se blottissait dans les bras de TAr-change Pauline et toutes les deux rou-Iaient enlacees dans une neige tiede et complice, laquelle, en plus d'envelopper leurs etreintes, repandait gene>eusement sur les souillures de la cour (un rat passait, rapide et inquiet dans sa faim) un regne de blancheur ephemere, une beaute saine qui enflammait, du rouge de la passion, des joues nees pales comme des fruits verts. Mais sous le coup de la lancinante siréne de six heures, les jeux s'ache-vaient soudain, les roues des tramways grincaient sur les rails, une lune orange et froide montait dans le ciel, ouvrant, telle ľimage agrandie du catéchisme 19