PAUL-ÉMILE BORDUAS (1905-1960) Pemtre el professeur de dessin, Paul-Émile ttorduas est devcnu essayiste pour mieux dcTendre hi cause de la Uberte centre la tradition autoriiairc ct čtouffanie de ľÉglise et de ľÉtai. Kn 1948, ils som seize artistes ä signer son manifeste, Refits gíobah ľessai scandalise, car il nKi en accusation Lin passé colleetiť jusque-lä včnéré. llorduas perd son poste d'enseígnanl; il plaide sa cause ct critique lc systéme ďenseignement québécoís dans Projections libérantňs (1949). Nous reproduisons ici to premiere partie du Refus global (ďapres lc texte non corrigč de la premiere edition), dans lcqucl on voíl aujnurďhui le premier texte majcur de la modernitě" idéologique au Quebec. REFUS GLOBAL Rcjctons de modestes families canadiennes frangaises, ouvrieres ou l pelitcs bourgeoises, de Parrivge du pays & nos jours resides framjaises 899 et catholiques par resistance au vainqueur, par attachement arbitraire au passe, par plaisir et orgueil sentimental et autres n6cessites. Colonic preeipitee des 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habi-tuel des vaineus; Iä, une premiere fois abandonnde. L'dlite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu'une occasion sera belle. Un petit peuple serrd de pros aux soutanes resides les seules ddpositaires de la foi, du savoir, de la vdritd et de la richesse nationale. Tenu ä l'ecart de Involution universelle de la pensee pleine de risques et de dangers, dduqud sans mauvaisc volonte, mais sans contröle, dans lc faux jugement des grands faits de l'histoirequand l'ignorance complete est impraticable. Petit peuple issu d'unc colonic jansdniste, isold, vaineu, sans defense contre l'invasion de toutes les congregations de France et de Navarre, cn mal de pcrpdtucr ences lieux benis de lapeur (c'cst-lc-commencemcnt-dc-Ia-sagesse!) le prestige et les benefices du catholicisme malmend en Europe. Heritieres de l'autoritd papale, mdcanique, sans replique, grands mattres des mdthodes obscurantistes nos maisons d'cnseignemcnt ont des lors les moyens d'organiser en monopole le regne de la memoire cxploi-teuse, de la raison immobile, de l'inlention ndfaste. Petit peuple qui malgrd tout sc multiplic dans la gdndrosite de la chair sinon dans celle de l'esprit, au nord de l'immense Amerique au corps semillant de la jeunesse au cceur d'or, mais ä la morale simiesque, envoü-l6c par le prestige annihilant du souvenir des chefs-d'oeuvre d'Europc, dedaigneusc des authentiques creations de ses classes opprimdes. Notre destin sembla durement fixe'. Des revolutions, des guerres exterieures brisent cependant I'dtanchditd du charme, l'efficacild du blocus spirituel. Des pcrles incontrölables suintent hors les murs. Les luttes politiques deviennent äprement partisanes. Le clergd contre tout espoir commet des imprudences. Des rdvoltes suivent, quelques executions capitales succcdcnl. Passion-nement les premieres ruptures s'opercnt entre le clergd et quelques fideles. Lentement la breche s'dlargit, se rdtrdcit, s'dlargit encore. Les voyages ä Pdtranger se multiplient. Paris exerce toulc ['attraction-Trop dtendu dans lc temps et dans l'espace, trop mobile pour nos ämes timordes, il n'cst souvent que l'occasion d'une vacance employde ä par-faire une education sexuelle retardataire et ä acqudrir, du fail d'un sejour cn France, l'autoritd facile en vue de l'exploitation amdliorde de la foule au retour. Ä bien peu d'exceptions pres, nos mddecins, par cxemple, (qu'ils aient ou non voyagd) adoplent une conduite scandaleusc (il-faut-bicn-n'est-ce-pas-payerces-longues-anndes-d'dtudcs!). Des ceuvres rdvolutionnaires, quand par hasard elles lombent sous la main, paraissent les fruits amers d'un groupc d'cxccntriqucs. L'activitd acaddmique a un autre prestige a notre manque de jugement. Ces voyages sont aussi dans le nombre I'exccptionnclle occasion d'un rdveil. L'inviable s'infiltrc partout. Les lectures ddfendues se rdpandent. Elles apportent un peu de baume et d'espoir. Des consciences s'eclairent au contact vivifiant des poetes maudits: ces hommes qui, sans etre des monstrcs, oscnt exprimcr haut ct net ce que les plus malheureux d'entre nous clouffenl tout bas dans la honte de soi et la tcrreur d'etre cngloutis vivants. Un peu de lumierc sc fait a l'exem-ple de ces hommes qui acceptenl les premiers les inquietudes presenles, si doulourcuses, si filles perdues. Les reponses qu'ils apportent ont une autre valeur de trouble, de precision, dc fraichcur que les scmpitcrnclles rengaincs proposdes au pays du Qudbcc ct dans tous les sdminaires du globe. Les frontieres de nos rdves nc sont plus les mdmes. Des vcrliges nous prennent a la tombee des oripcaux d'horizons naguere surchargds. La home du scrvage sans espoir fait place a la fiertd d'une libertd possible a conqudrir de haute lutte. Au diable le goupillon et la tuque! Mille Ibis ils extorquerent ce qu'ils donnerentjadis. Par dela le chrislianisme nous touchons la bru-(lante) fraternitd humaine dont il est devenu la portc fermde. Lc rcgnc dc la peur multiforme esi tcrmind. Dans le fol espoir d'en ciTacer lc souvenir je les dnumere: peur des prejuges — peur dc 1'opinion publique — des persecutions — de la reprobation gdnerale peur d'dlrc seul sans Dicu ct la societe qui isolent trcs infailliblcment peur de soi — de son frere — de la pauvrete peur de I'ordrc dtabli — dc la ridicule justice peur des relations neuves peur du surralionnel peur des necessttds peur des ecluses grandes ouvertes sur la foi en l'homme — en la socidtd future peur de toules les formes susceptibles de declencher un amour trans-formant peur bleue — peur rouge — peur blanche: maillons de notre chaine. Du regne de la peur soustrayante nous passons a eclui de I'angoisse. II aurait fallu fitre d'airain pour rester indiffčrents ä la douleur des partis pris de gaieté feinte, des reflexes psychologiques des plus cruellcs extravagances: maillot de cellophane du poignant désespoir present (comment ne pas crier ä la lecture de la nouvelle de cette horrible collection d'abat-jour fails dc tatouagcs prélevčs sur de maiheureux captifs ä la demande ďune femme elegante; ne pas gémir ä 1'énoncé interminable des supplices des camps de concentration; ne pas avoir froid aux os ä la description des cachots espagnols, des représailles injustifiables, des vengeances ä froid). Comment ne pas frémir dcvanl la cruelle lucidite de la science. Ä ce regne de l'angoisse toule puissante succede celui de la nausée. Nous avons été ecceurcs devant l'apparente inaptitude de l'homme ä corriger les maux. Devant 1'inutilitč de nos efforts, devant la vanité de nos espoirs passes. Depuis des siěcles les généreux objets de 1'activité poétique sont voués ä 1'échec fatal sur le plan social, rejetés violemment des cadres de la societě avec tentative ensuite ďutilisation dans le gauchissement irrévo-cable dc 1'inlégration, de la fausse assimilation. Depuis des siěcles les splendides revolutions aux scins regorgeant dc seve sont écrasées ä mort apres un court moment ďespoir déliranl, dans le glissement ä peine interrompu de 1'irrémédiable descente: les revolutions franchises la revolution russe la revolution espagnole avortée dans une mélée internationale, malgré les voeux impuissants de tant d'ämes simples du monde. La encore, la fatalitě ful plus forte que la generositě. Ne pas avoir la nausée devant les recompenses accordées aux grossieres cruautés, aux mentcurs, aux faussaires, aux fabricants d'objets mort-nés, aux affincurs, aux intčrcsscs ä plat, aux calculateurs, aux faux guides de 1'humanité, aux empoisonneurs des sources vives. Nc pas avoir la nausée devant notre propre lächete, notre impuissance, notre fragilitě, noire incomprehension. Devant les désastres de nos amours... En face de la conslante preference accordée aux chčres illusions contre les mystěres objectifs. Oü est le secret de cette efficacilc de malhcur imposée ä Phomme et par l'homme seul, sinon dans notre acharnement ä défendre la civilisation qui preside aux destinées des nations dominantes. Les États-Unis, la Russie, 1'Angleterre, la France, 1'Allemagne, 1'Italie et l'Espagne: h£riliercs ä la dent pointue d'unseul ddcalogue, d'un mßme 6vangile. La religion du Christ a domine I'univers. Voyez ce qu'on en a fait: des fois sceurs sont passees a des exploitations soeureltes. Supprimez les forces precises de la concurrence des matiöres premieres, du prestige, de l'autorite et elles seront parfailement d'accord. Dormcz la suprdmatie ä qui vous voudrez, Ie complet coniröle de la terre ä qui il vous plaira, et vous aurez les m£mes rdsultats fonciers, sinon avec les mfimes arrangements des details. Toutes sont au terme dc la civilisation chretienne. La prochaine guerre mondiale en verra l'effondremcnt dans la suppression des possibilit£s dc concurrence internationale. Son 6tat cadaverique frappera les yeux encore fermes. La decomposition commencee au xjve siecle donnera la nausee aux moins sensibles. Son execrable exploitation, maintenue tanl de siecles dans Pefficacile au prix des qualites les plus precieuses de la vie, sc reVclera enfin ä la multitude de ses victimcs: dociles esclaves d'autant plus acharnes ä la defendre qu'ils etaient plus miserables. L'ecartelement aura unc fin. La decadence chretienne aura entraine dans sa chute tous les peuples, toutes les classes qu'elle aura touchees, dans l'ordre de la premiere ä la derniere, de haut en bus. Elle atieindra dans la honte l'cquivalence renversee des sommets du xinc. Au xnr sifcele, les limites permises ä revolution de la formation morale des relations cnglobanles du debut atleintes, 1'intuition code la premiere place ä la raison. Graducllement l'acte de foi fait place ä l'acte calculi. L'exploitation commence au sein de la religion par Tutilisation intcressde des sentiments existants, immobilises; par l'etude rationnelle des textes glorieux au profit du maintien de la Suprematie obtenue spontane"ment. L'exploitation rationnelle s'etend lentemenl ä toutes les activates sociales: un rendement maximum est cxigf. La foi se refugie au cceur de la foule, devient l'ultime espoir d'une revanche, l'ultime compensation. Mais läaussi, les espoirs s'emoussent. En haut lieu, les mathemaliqucs succcdent aux speculations mötaphysi-ques devenues vaines. L'esprit d'observation succede ä celui de transfiguration. 902 903 La methode introduit les progres imminents dans le limits. La decadence se fait aimable et necessaire: eile favorise la naissance de nos souples machines au deplacement vertigincux, eile permet de passer la camisole de force ä nos rivieres tumultueuses en attendant la disintegration ä volonte de la planete. Nos instruments scientifiques nous donnent d'cx-Iraordinaires moycns d'investigalion, de contröle des trop petits, trop rapides, trop vibranls, trop lents ou trop grands pour nous. Notre raison permet rcnvahisscment du monde, mais d'un monde oü nous avons perdu notre unite. L'^cartelement entre les puissances psychiques et les puissances raison-nantes est pres du paroxysme. Les progres materiels, reserves aux classes possedantes, methodiquement freines, ont permis Involution politique avec l'aide des pouvoirs reli-gieux (sans eux ensuite) mais sans renouveler les fondements de notre sensibilite, de notre subconscient, sans permettre la pleine Evolution emotive de la foule qui seule aurait pu nous sortir de la profonde orniere chretienne. La societe nie dans la foi perira par l'arme de la raison: L'INTENTION. La regression fatale de la puissance morale collective, en puissance stric-tement individuelle et sentimentale, a lisse la doublure de I'dcran ddja prestigieux du savoir abstrait sous laquelle la socictö se dissimule pour devorer ä l'aise les fruits de ses forfaits. Les deux dernieres guerres furent necessaires ä la realisation de cet etat absurde. L'epouvante de la troisieme sera decisive. L'heure H du sacrifice total nous fröle. Dejä les rats europeens tcnlcnt un pont de fuite eperdue sur I' Atlantique. Les cvdnements deferleronl sur les voraces, les repus, les luxueux, les calmes, les aveugles, les sourds. lis seront culbutis sans merci. Un nouvel espoir collectif naitra. D6ya il exige l'ardeur des lucidites exceptionnelles, l'union anonyme dans la foi retrouvee en Pavenir, en la collectiviti future. Lc magique butin magiqucmcnt conquis ä 1'inconnu attend ä pied d'oeu-vre. II fut rassemble par tous les vrais poetes. Son pouvoir transformant se mesure ä la violence exercee contre lui, ä sa resistance ensuite aux tentatives d'utilisation (apres plus de deux siecles, Sade reste introuvable en librairie; Isidore Ducasse, depuis plus d'un siecle qu'il est mort, de revolutions, de carnages, malgre' l'habitude du cloaque actucl resle trop viril pour les molles consciences contemporaines). Tous les objets du trisor se revelent inviolables par noue societe. Us demeurent 1'incorruptible reserve sensible de demain. lis furent ordonnes spontanement hors et contre la civilisation. lis atlendent pour devenir actifs (sur le plan social) le degagement des ne'eessites actuelles. D'ici la notrc devoir est simple. Rompre deTinitivemenl avec toutes les habitudes de la societe, se deso-lidariser de son esprit utilitaire. Refus d'etre sciemment au-dessous de nos possibi1ite"s psychiques el physiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perp6tr6es sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d'un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiee mais trap facile d'evitcment. Refus de se take — faiies de nous ce qu'il vous plaira mais vous devez nous entendre — refus de la gloire, des honneurs (le premier consenti): stig-mates de la nuisance, de I'inconscience, de la servility. Refus de servir, d'etre utilisablcs pour de telles fins. Refus de toule INTENTION, arme neTaste de la RAISON. A bas toutes deux, au second rang! PLACE A LA MAGIE! PLACE AUX MYSTERES OBJECTIFS! PLACE A L'AMOUR! PLACE AUX NECESSITES! Au refus global nous opposons la responsabilite" entiere. L'action interessee reste attachee a son auteur, elle est mort-nee. Les actes passionnels nous fuient en raison de leur propre dynamisme. Nous prenons allegrement 1'entiere responsabilite de demain. L'effort rationnel, une fois retourne en arriere, il lui revient de degager le present des limbes du passe", Nos passions faconnent spontanement, imprevisiblement, necessairement le futur. Le passe dut ctre accepte avec la naissance, il ne saurait £tre sacrd. Nous sommes toujours quittes envers lui. II est na'if et malsain de considerer les hommes el les choses dc I'histoire dans Tangle amplificateur de la renommee qui leur prete des qualites inaccessibles a l'homme present. Certes, ces qualites sont hors d'atteinte aux habiles singeries academiques, mais elles le sont aulomatiquemenl chaque fois qu'un homme obeit aux necessites profondes de son 6tre; chaque fois qu'un homme consent a dire un homme neuf dans un temps nouveau. Definition de lout homme, de tout temps. Fini 1'assassinat massif du present et du futur a coup redouble du passe. II suffit de degager d'hier les necessites d'aujourd'hui. Au meilleur, demain ne sera que la consequence impr6visible du present. Nous n'avons pas a nous en soucier avant qu'il ne soit. 904 905