1 © P.O.L éditeur, 2009 ISBN : 978-2-84682-333-3 www.pol-editeur.fr « Cest dingue, tout ce que les gens peuvent balancer á la mer », pensa John en déplorant aussi-tot la banalitě de sa remarque. N'empeche, á perte de vue, des carcasses de jerrycans, des sprays rouillés, de la gomme de pneu durcie comme du bois par le sei et autres fragments de filets jon-chaient la plage en une frange deprimante, parallele au rivage. Dans un soupir, il se baissa pour ramas-ser un flacon vide d'huile solaire en tentant de se représenter les visages de ceux, plais anders ou pécheurs du coin, qui se débarrassaient de leurs petites saloperies par-dessus bord en toute impu-nité, parfaitement conscients de leur acte. L'objet jeté au fond du sac fourni par la municipalitě, John se pencha á nouveau et saisit une 7 vieille semelle de tong parmi les galets. II avait bien change. Á l'epoque, avant la vague écolo, á la fin des années 70 et jusque dans un bon milieu des années 80, lui-méme larguait trěs spontanément papiers gras et mégots de Gauloises par la fenétre de sa Rl 2 sur les bas-cótés des départementales de la region. Et son pere et sa mere avaient agi de la sorte pendant toute son enfance par la fenétre de la Dauphine familiale sans que personne, alors, y trouvat á redire. Cela paraissait tout simplement normal. Tout comme, des décennies durant, cela avait paru tout á fait normal á tout le monde de fumer dans les lieux publics et de manger trěs proteine. Profitant de ces reflexions, il abandonna la semelle sur les galets en se disant que cette collecte organisée par le maire le rasait magistralement, qu'il crěverait de toute facon dans vingt ans maximum, que 1'avenir de la planete Iui était bien égal et qu'il avait surtout autre chose á foutre, par ce bel aprěs-midi ďéclaircies, que de jouer au bon citoyen responsable au milieu de tous ces gens, qui s'adon-naient á la táche avec une energie et un enthou-siasme non feints, eux. Les families locales, qu'on reconnaissait á leur silence besogneux et á leurs mouvements économes ďhabitués du rituel. Ce couple de Parisiens et leur petite fille, qui venait de faire retaper une grande étable á 1'entrée du village, et qui profitait des vacances pour emménager. D'un ceil agace, John notait chez eux toute la bonne volonte et l'empressement naif de bobos en veine d'authenticite. II s'attarda sur la silhouette de la maman tren-tenaire, vetue avec un relache choisi : chignon flou, ourlet du jean remonte a mi-mollet, sandalettes ethniques. La ligne des epaules accusait un leger tassement. La finesse de la taille avait du prendre un coup avec les annees. Les fesses et le bassin s'etaient probablement elargis depuis l'accouche-ment. Mais les seins demeuraient volumineux sans encore pendre trop bas, les jambes et les chevilles fines et, surtout, malgre les toutcs premieres grisailles de Page, son visage paraissait bien aussi joli que dans son souvenir, la seule fois ou il l'avait croi-see d'assez pres, a la caisse du Super U de Bourg-ville, debut juin. John se dit que si, au cours de sa vie, les femmes avaient pu deviner ce qu'il y avait reelle-ment dans sa tete lorsqu'il les regardait, elles ne l'auraient probablement pas autant aime. Comme elle n'avait pas de lunettes de soleil, la fille plissait les yeux dans la lumiere, revelant des paupieres plus lourdes et un front plus plisse que prevu. John en concut un soulagement cruel. II pensa que les stig-mates disgracieux de son propre corps vieilhssant, de celui de tout homme quinquagenaire normale-ment constitue, rebuteraient toujours moins une femme que l'inverse. Et que c'etait tres bien ainsi. 8 9 Alertee par l'ceil insistant de John, la femme releva la tete. Ce qui lui fit baisser la sienne ä lui, dans un mouvement malhabile et trop brusque. Rougissant, il regretta ce reflexe mesquin qu'il meprisait si souvent chez les autres. Cette facon d'ignorer quelqu'un, tout en voulant lui laisser croire qu'on ne l'a pas remarque. Ridicule. Lui qui avait l'äge ou presque d'etre le pere de cette fille. « Ca, c'est bien mon cote Francais balai dans le cul », diagnostiqua-t-il tout en reportant son attention sur un autre couple, d'Anglais celui-la, qui offi-ciait un peu plus loin. II pensa qu'en mauere d'hypocrisie, de toute facon, en France, on n'avait aucune le9on ä rece-voir des Anglo-Saxons. Mais qu'au moins, chez eux, c'etait, comment dire, plus « assume ». A peine moins ages que John, l'homme et sa femme se pre-taient ä la corvee de ramassage avec un dosage par-fait de reserve (pour eviter une promiscuite excessive avec des autochtones dont ils n'avaient que faire de l'amitie), et d'une ardeur süffisante pour donner ä tout le village le sentiment qu'ils cher-chaient ä s'integrer. Et, par la meme, eveiller chez ces gens suffisamment de Sympathie pour se faire pardonner d'avoir acquis sans effort la propriete la plus convoitee de Vatenville grace ä un agent immo-bilier specialise dans la recherche de manoirs nor-mands pour des clients exclusivement originaires d'outre-Manche. Lesquels, avec leur pouvoir ď achat deux fois supérieur á celui de Francais de categories socioprofessionnelles comparables, ren-voyaient ainsi de la France l'image pénible d'un pays déclassé, et des Francais d'un peuple soumis á la loi du plus fort. « C'est bien les Brits, ca », s'amusait John en détaillant avec une certaine admiration leurs polos neufs en coton pique, parfaitement tendus dans leurs bermudas, leurs coupes de cheveux impertur-bables et leur hale vermeil mais uni. « Parvenir á leurs fins sans faire de vagues, calmement. Sans petit esprit de connivence, sans compromission d'aucune sorte, avec le sourire et l'humour en prime. Mais mtimement convaincus de leur supé-riorité sur le reste du monde. Exactement comme les Américains.» Désormais, chaque fois qu'il croisait des Anglais ou des Américains quelque part, il pensait á son pere avec un douloureux sentiment d'impuis-sance. La décontraction noble de Larry, son rire sonore et clair, cette maniere si vivante et si spon-tanée de s'imposer dans l'espace dont il avait Iui-méme hérité. Enfant, John n'etait jamais vraiment parvenu á assimiler son image á cette France, ou il avait pourtant choisi de s'installer définitivement, en famille, á 1'áge de trente ans. Dépassant ďune téte les gabarits parisiens de Tépoque, sa carrure, sa blondeur, ses dents nettes, son accent, ses mouve-ments de máchoire, sa fa^on de marcher, de se tenir 10 li a table, au volant, au zinc du bistrot, meme sa facon de porter le beret (le simple fait qu'il portat un beret, d'ailleurs) : tout dans son apparence en fai-sait un pere different de torn les peres de ses cama-rades de classe. Et, aujourd'hui, presque trois annees apres sa mort, et plus de quarante-cinq de rapports orageux auxquels son propre mariage, puis le fait d'etre devenu pere a son tour, n'avaient rien change, John regrettait de les avoir negligees, ces petites diffe-rences. Un pere egoiste reste un pere egoiste, d'ou qu'il vienne. Mais un pere egoiste americain, avec son ventre plat, ses vetements bien coupes, ses competences sportives et son sens de l'organisa-tion, il lui fallait quand meme reconnaitre que c'etait plus marrant et plus sexy que son equivalent francais, torse creux, hygiene douteuse et gestes malhabiles. A present, toutes ces annees passees a ruminer de la rancoeur a son egard paraissaient a John tout autant inutiles qu'irrattrapables. « De quel droit a-t-on pu lui reprocher a ce point, maman, Beth et moi, de chercher a satisfaire d'abord son desir d'accomplissement personnel? Le succes, la reconnaissance, coucher avec de belles femmes, voyager : c'est bien ce qu'on recherche tous, non ? Moi, a sa place, j'aurais fait exactement la meme chose. Bravo, papa.» Au large, se rappelant au bon souvenir de tout le monde entre deux bancs veloces de nuages, le soleil irradia en quelques secondes une grosse par-celle ďocéan, dévoilant, comme sous une colossale couverture qu'une main celeste aurait tirée, une onde ďun vert émeraude insolite, laquelle fit aussi-tót naitre dans l'esprit de John un désir intense mais imprécis. Les yeux fixes sur l'horizon, son sac pendant au bout de son bras, il demeura immobile une bonne minute, cherchant dans sa téte les mots justes pour exprimer cette sensation mélée de liberté et de nostalgie que ces contrastes lui inspi-raient. Sa reverie prit fin avec l'arrivee de Jean-Luc Agostini, maire de Vatenville et depute UMP de la sixiěme circonscription de la Manche. Le politique avait hélé John et s'avancait vers lui á la téte d'un petit groupe comprenant, respectivement, sa seconde épouse, leur fils de onze ans, ainsi que deux hommes, dont un type que John savait s'occu-per d'ecologie á 1'usine de retraitement des déchets nucléaires de Valanches. Jean, baskets, t-shirt blanc imprimé LAPD et Ray-Ban aviator) Agostini brandissait son sac blanc de ramassage des déchets avec une determination qui dis ait á tous ses concitoyens presents : « Non, je ne suis pas venu pour la galerie. Oui, je suis lá en tant que simple riverain soucieux de son environnement. » Un effort aussitót dementi par sa femme qui, pour sa part, n'avait aucun scrupule á afficher son peu d'enthousiasme pour cette opé- 12 13 ration de seduction. Son jogging rose pale a bandes blanches et son imposante pake de lunettes Dolce & Gabbana a logo diamante qu'elle avait relevees sur son front avaient beau chercher a prouver le contraire, John retrouvait quand meme dans l'inexpressivite suffisante de ses traits la pharmacienne pete-sec a blouse medicale et brushing de la place des Resistants de Vatenville, a qui, manifestement, tous les honneurs et toutes les marques de luxe du monde ne parviendraient jamais a oter l'air de quelqu'un qui n'est pas venu sur terre pour rigoler. Derriere, leur fils trainait les pieds, tete bais-see, produisant une moue boudeuse ou Ton lisait a la fois une precoce conscience de classe et une grande solitude, ce qui le rendait antipathique et touchant a la fois. L'un des deux types, peut-etre l'attache parle-mentaire d'Agostini, portait une chemisette debou-tonnee sur deux crans avec la decontraction rigide de ces produits types des grandes ecoles francaises, qui ne se sentent vraiment a l'aise qu'en costume. Quant au gars de la SOREDA, pensa John, dont les references en la matiere restaient curieusement limitees au paysage politique des annees 1990, il n'incarnait pas de prime abord, pas davantage en tout cas qu'Antoine Waechter, Brice Lalonde ou Dominique Voynet, un engagement ecologique vigoureux et epanoui. Émergeant de ce tableau décourageant, le sou-rire d'Agostini n'en parut que plus artificiel : - Mais c'est ce bon vieux John! II existait done dans ce pays des gens qui usaient de formules aussi improbables et éculées que Mais c'est ce bon vieux Untel! Leur année 1966 de CM2 passée ensemble á 1'école de garcons de Vatenville : c'est cela qui auto-risait au maire une telle familiarité á 1'égard de John. Une amitié provisoire jamais vraiment consommée, naissant et s'evaporant au rythme des vacances ďété de leur enfance, étés que les parents de John, retournés vivre á Paris děs 1968, avaient réguliěrement continue á passer au village par la suite. Le maire, qui s'etait passé de faire les presentations, indiqua du menton le sac de toile tout rata-tiné aux pieds de John : - Ben dis done, pas trěs miraculeuse, ta pěche! T'as vu tout ce que j'ai ramassé, moi? Á bout de bras, il tendit comme un trophée son propre sac aux trois quarts rempli. John, lui, se demandait, aprěs Bon vieux John et pěche miraculeuse, de quelle prochaine expression toute faite Agostini s'emparerait sans vergogne. - Ben oui, ironisa-t-il. Tu sais bien : les vieux gauchos á cheveux longs, ca ne sait que refaire le monde en fumant des joints et profiter bien pépěres du systéme. Quand il s'agit de mettre la main á la 14 15 päte en méme temps que les autres, lá, y'a plus per-sonne. H savait bien que son agressivité traduisait une forme cľenvie á ľégard d'Agostini. II refusait ďadmettre qu'un type aussi grossierement m'as-tu-vu puisse avoir été officiellement investi ďun pouvoir auquel lui-méme, tellement plus intellec-tuel, tellement plus dištancie sur le monde, était soumis. Pour désamorcer cet accěs ďamertume, il tenta, en méme temps qu'un bref signe de tete qui tenait lieu de bonjour general, un grand sourire franc á ľadresse de ľépouse et des collaborateurs, du genre :« H sait bien que je dis ca pour déconner.» - Vieux gaucho, vieux gaucho... reprit Agostini qui ne se démontait pas, vieux gaucho qui peut tout de méme se permettre une retraite anticipée confortable au bord de la mer grace á ľhéritage de papa... Le mot provoqua un bref ricanement nasal chez ľattaché parlementaire. Le visage de John était devenu rouge écrevisse. - O.K., ťas gagné. Pris de court par la brusquerie de la répartie d'Agostini, John avait jugé qu'il n'avait plus que ľhumilité á disposition pour s'assurer une sortie honorable. Tout en se demandant quelle était, dans cette remarque parfaitement assumée, la part á mettre sur le compte de ľavenement de Sarkozy premiére perióde, mettons entre mai et octobre 2007. Du temps de ce fameux etat de grace oü Ton a pu, en France, avouer sans complexe que Ton etait de droite. Mais, puisque tous les coups semblaient per-mis, il se ravisa et decida, toujours sur ce meme mode tendu de fausse camaraderie, de charger ä son tour : -Au fait, c'est pour faire comme le grand patron, les lunettes et le t-shirt LAPD? - Ah non! se rejouit Agostini en affermissant le ton, lui c'est NYPD (« enouaaaaipidi»)! Faut bien se demarquer un peu, quand meme! L'expression de satisfaction qui s'etait installee sur son visage indiquait que, depuis son arrivee sur la plage, il avait sans doute attendu que quelqu'un de suffisamment observateur lui fit la remarque, afin de lui permettre de servir sa reponse toute prete. II laissa planer son effet pendant quelques secondes, puis, avec une fausse sollicitude, reprit la parole : - Alors, comment ca va, les affaires ? II t'en reste beaucoup, des tableaux de ton pere, ou ils sont tous vendus? John emit un faible soupir. C'est fou ce que la pratique du pouvoir pouvait dispenser un homme du tact et de la patience les plus elementaires ä l'egard d'autrui. Entre les lignes de son arrogance, Agostini venait d'avouer les vraies raisons du detour qu'il avait fait pour venir le saluer : acquerir 16 17 une toile de son pere. A son tour, done, de prendre l'avantage : - Pas tant que ca. Le maire pencha la tete vers son attache parle-mentaire et Tecologiste tout en designant John du bras : - Je vous presente John Bennett. Vous savez qui e'est ? - Pas du tout, sourit exagerement T assistant en revelant une machoire superieure ou, comme chez Tacteur Christian Clavier ou Segolene Royal avant sa chirurgie orthodontique, le banc rectiligne des incisives etait en retrait leger par rapport aux canines, ce qui lui donnait un air mechant. - C'est le fils de Larry Bennett. Vous connais-sez, Larry Bennett? -J'ai deja entendu parler, se ferma Tassistant avec les sourcils de quelqu'un qui refusait d'admettre son ignorance. - Ben, c'est zeu peintre de la region, dit Agos-tini doctement. II a tout peint, ici : le nez de Jobourg, la mer, les falaises... II se tourna vers le type de la SOREDA : - ... et meme le chantier de l'usine, dans les annees 60. C'est un peu Millet, mais en version Hopper, vous voyez ? Vous voyez qui c'est, Hopper, quand meme ? Hein, Rostre ? L'interesse fit une grimace genee qui ne repon-dait ni oui ni non, tandis que Tassistant, saisissant la une occasion de se rattraper, souriait avec Tin-dulgence satisfaite de celui qui trouve la question trop facile. - A Drouot, 80 euros le point sur ses marines, quand meme! completa Agostini en surveillant d'un oeil en coin de la reaction de John. C'est sur, ca a pas la finesse de Millet. Mais bon, faut dire qu'il etait pas trop de la region, ton pere, hein? II poussa un petit rire qui cherchait Tapproba- tion de John. - Et done, continua-t-il en detachant precaution-neusement ses mots, je me disais que s'il t'etait reste un ou deux tableaux dont tu savais pas quoi faire et dont tu serais pret a diviser la cote par deux ou trois pour un vieux copain, eh ben ce serait pas mal que tu me le fasses savoir. J'ai un mur a la maison qui deman-derait pas mieux non plus. Et puis, a la mairie aussi, dans mon bureau, ca ferait de mal a personnc... II s'interrompit, adressa un clin d'oeil a John : - Pour fa, par contre, la cote, t'es pas force-force de la diviser par deux. C'est aux frais de la princesse. John detourna le regard et s'assombrit d'une grimace embarrassee. - Alors la, Jean-Luc, chais pas, chais pas trop. C'est complique, ces questions. Faudra qu'on en reparle. Comme John ne plaisantait pas, Agostini hesita une seconde puis se recomposa aussitot son sourire de candidal pour changer de sujet: 18 19 ~ Alors, ca te plait, la vie á la campagne? Qa te manque pas trop, Paris ? -J'adore, répondit John en adoptant un ton adéquat. - Tu sais qu'en hiver, c'est pas pareil, heinPTu vas pas craquer? Agostini posait des questions, mais ses yeux n'etaient déjá plus dans la conversation. - On verra. Jusque-lá, tout va bien en tout cas. - Tu vas avoir un peu de visite pour les vacances, quand méme ? Le maire ne laissa pas á John le temps de répondre : - A propos, ta fille, comment elle va ? Un sursaut inattendu ďintérét avait ravivé son regard. - Qa va, elle va bien, merci. Normalement, elle arrive vendredi, lá. Omega consultée á tout bout de champ, réajustements intempestifs des Dolce & Gabbana dans le sens du lissage des cheveux sur le crane, soupirs sees et corps court trépignant en équilibre sur la pointe des pieds chaussés de mocassins André premier prix : l'assistant, l'epouse et le nomraé Rostre ne cachaient plus leur impatience. Quant au gamin, le regard fixe, il ramassait des galets qu'il rejetait invariablement un peu plus loin d'un geste machinal et mou. -Ah bon? s'etonna Agostini, que revocation de la fille de John semblait inspirer. Ben vous avez qu'a venir a la maison, samedi soir. II se tourna vers sa femme, prit un ton desin- volte : - Hein, Catherine? Je disais a John : y'a sa fille qu'arrive vendredi. Tu la connais ? Tu vois qui c'est, sa fille, a John? Eh ben, je lui disais qu'y pourraient venir aussi diner samedi soir? Qu'est-ce t'en penses ? Quand y'en a pour cinquante, y'en a bien pour cinquante-deux, non? - Et pourquoi pas? dit l'epouse avec une ironie qui disait bien que, de toute facon, elle n'avait pas le choix. - Eh ben voila, c'est cale, y'a plus qu'a, conclut le depute comme s'il commentait une digestion ali-mentaire. II tendit un bras magnanime en direction de l'assistant et de l'ecologiste : - Ca me fera une occasion de te parler un peu de nos projets sur la region. Et puis, je t'en dis pas plus, mais on vous reserve une petite surprise, a Vatenville. C'est pour tres, tres bientot. Vous allez voir ce que vous allez voir. Tandis que ses deux acolytes ponctuaient ses mots de sourires entendus et sibyllins, le maire adressa un nouveau clin d'oeil a John tout en pointant de son index libre son sac de ramas-sage : 20 21 - Majs avant, tu vas me faire Ie plaisir de rem-Plir un peu ce sac. Je veux bien qu'on seit copains tous les deux, mais ťen testes pas moins un admi-mstre cornme les autres. Uberte, égalité, fraternitě, mon pote. En penetrant dans le Castorama, Jean regarda avec anxiete du cote des caisses du magasin. Comme il l'avait redoute, e'etait plein de gens qui faisaient la queue pour payer : « Evidemment, un samedi apres-midi, le dernier week-end avant les vacances, fallait pas s'attendre a aut' chose », se plaignit-il pour lui-meme, puisqu'il n'y avait personne d'autre sur qui reporter son depit. Le monde, il n'aimait pas ca, Jean. Certains cherchent a eviter les grandes surfaces, les sorties de bureaux, les retours du dimanche soir sur les autoroutes, les plages bondees et les quartiers tou-ristiques par haine du conformisme. Jean, lui, dans ces cas-Ia, eprouvait tout a la fois le sentiment confus d'etre la ou il fallait etre (puisque tout le monde y etait), et la subtile inquietude d'etre potentiellement spolie, double, pris de vitesse, depossede par les autres de cet espace et de ces biens qu'il convoitait tout autant qu'eux. Une chose etait sure : il ne lui venait jamais a l'esprit que le gros du monde^ precisement, etait constitue de gens qui, tout aussi inquiets que lui, n'aimaient pas le monde. Un instant, il fut tente de laisser tomber et de retourner attendre Claudine dans la voiture. La, au moins, il etait tranquille. Et certain que personne ne viendrait lui rayer la carrosserie ou emboutir son pare-chocs, comme cela lui etait arrive a Noel. Un type qui avait du racier la portiere au moment de manoeuvrer sur le parking et qui n'avait rien laisse, le salopard : pas de carte, pas de numero de telephone, rien. Ayant repere un vigile noir en costume, il alia lui demander, mefiant, dans quelle direction se trouvait le rayon des scies electriques, tout en ima-ginant que, sous l'etoffe de son pantalon, l'homme devait posseder un sexe aux mensurations hors norme. Apres l'avoir remercie d'un borborygme, Jean fila a pas raides vers le secteur indique, portant sur l'outillage expose a l'entour des regards reflexes d'initie. Au panneau des meuleuses d'angle, parmi l'ensemble des articles proposes, ce qu'il etait venu chercher ne s'y trouvait pas. Contrarie, il se mit en quete d'un vendeur. II y en avait un au bout de l'allee, deja accapare par un client. Jean, qui sentait monter l'impatience, dut attendre de longues minutes avant que celui-ci fut libere. Aussi est-ce 22 23 dans un etat avance d'agitation, auquel s'ajoutait desormais la menace d'un troisieme client en attente, qu'il finit par demander tout de go : - Elle est ou, la promotion a 99,99 euros sur la disqueuse Black & Decker 2 000 watts ? Je la vois pas. Le vendeur etait occupe a reassortir un lot de gants de jardinage sur un portant. Sans doute refroidi par robstination bourrue de Jean, il ne prit pas la peine de se retourner : - Y'en a plus. Elles sont toutes parties. - Mais j'ai encore vu la reclame hier dans le journal! s'emut Jean en haussant la voix, comme si l'argument pouvait y changer quelque chose. Le vendeur ne releva pas la remarque. - Vous allez en recevoir d'autres ? - Ben non, s'irritait le vendeur. Une promo, quand c'est epuise, c'est epuise. - Mais pourquoi vous continuez a passer Tannonce dans Pjournal, si y'a pus d'promo ? Chuis v'nu specialement pour 9a, moi! Le vendeur ne repondit pas, continuant sans ciller a suspendre ses paires de gants. Jean etait terrasse. II eut aime avoir le cran de lui foutre son poing dans la figure, au vendeur, de l'insulter, ou de seulement demander a rencontrer un superieur. Au lieu de cela, ecoeure et haletant, le plat de sa main droite pose sur son cceur comme pour prevenir une syncope imminente, il retourna au rayon des meuleuses. Dans le pack promo annonce dans le journal, pour 99,99 euros, il y avait non seulement la machine, mais, en plus, une paire de lunettes de protection et un disque ä meu-ler 125 mm offerts, exactement ce qu'il lui fallait, le bon diametre et tout. A ce prix-la, il n'y avait rien de comparable en stock. Quant aux machines chinoises, Jean s'en mefiait. L'axe pouvait casser net et tout vous peter ä la gueule. La seule meu-leuse suffisamment puissante et fiable en presentation etait une Bosch ä 160,15 euros. Avec le disque ä 3,80 euros l'unite, plus un de rechangc, et les lunettes de protection ä 7,15 euros, on arrivait a 180 euros : quasi le double de ce qu'il avait prevu! Mais cette meuleuse, il la lui fallait. Les tra-vaux, c'est le plus vite possible qu'il comptait les commencer. Pas question d'aller courir les autres centres commerciaux de la region aujourd'hui, il commencait ä se faire tard, ce n'etait pas encore l'heure des embouteillages, il etait temps d'aller recuperer Claudine ä l'hypermarche et de rentrer ä la maison. Le lendemain, c'etait dimanche. Et, ä partir de lundi, les vacances : fini les allers et retours Vatenville-Cherbourg jusqu'ä la rentree. Alors, c'etait decide, la Bosch, il la prenait imme-diatement. Apres un profond sentiment de defaite, Jean eprouvait ä present une excitation coupable ä l'idee 24 25