Claire Marynower Fiche de lecture : Mona Ozouf, Les aveux du roman Le dix-neuvième siècle entre Ancien Régime et Révolution Historienne spécialisée dans l’étude de la Révolution française, de l’école et de l’idée républicaine, aujourd’hui directeur de recherche au C.N.R.S., Mona Ozouf consacre son dernier ouvrage à l’étude des liens étroits qui unissent l’histoire et la littérature. Les aveux du roman montre en effet comment, au dix-neuvième siècle en France, le roman a été le lieu d’observation privilégié de la lutte entre Ancien Régime et Révolution qui a marqué le siècle entier. Elle retrace ainsi le difficile avènement d’une société basée sur l’égalité, en étudiant tour à tour quatorze romans des grands auteurs du siècle : Balzac, Sand, Hugo, Zola… Elle met ainsi en lumière la façon dont le genre romanesque témoigne des résistances du monde ancien, en même temps que du travail de l’égalité dans la société, et permet finalement d’aboutir à la négociation de deux univers antagonistes. Couronnée de succès, son œuvre a reçu en 2002 le prix Guizot. La rupture qu’a produite la Révolution française, consacrant le principe d’égalité et sapant du même coup les fondements des privilèges de la société aristocratique, n’a pu se faire de façon nette et définitive. Selon Mona Ozouf, la société d’Ancien Régime et les valeurs que celle-ci véhicule continuent à marquer le siècle et le roman en porte la trace. L’ancien monde, quoique considérablement affaibli, survit parfois même comme si rien ne s’était passé : il existait ainsi ce que l’auteur appelle des « émigrés de l’intérieur » qui vivaient en dehors de l’évolution de l’histoire et croyaient encore à la puissance de l’aristocratie. La province est le plus souvent le lieu de résidence de ces personnages : elle joue un rôle d’amortisseur des chocs politiques et accueille encore une société provisoirement pétrifiée. L’auteur repère la présence de ce type de société dans Lucien Leuwen de Stendhal, qui met en scène des personnages qui ressassent continuellement le passé, immobiles dans des conversations tournant toujours autour des mêmes regrets et continuent à exercer une certaine autorité sur leur bourgade, plus symbolique pourtant que politique. Mais le roman permet aussi de se rendre compte que les manières et les mœurs sont beaucoup plus résistantes que les opinions, et que même dans une société acquise aux théories égalitaires il existe encore une attirance pour l’aristocratie. Celle –ci suscite toujours l’admiration par la beauté de ses manières et le devoir qu’elle se fait de rendre agréables et courtois les rapports humains. Ainsi dans les sociétés bourgeoises ou républicaines persiste til un art de la conversation, un raffinement dans les attitudes, une coquetterie dans les tenues. Cet attrait qu’exerce l’aristocratie touche les romanciers eux-mêmes, conscients que leur matière réside dans ce supplément à la vie sociale que sont les belles manières. La littérature vit en effet de formes et de traditions, consacre de plus la singularité de certains en en faisant des héros, et nie la possibilité de la table rase en invoquant un passé, des prédécesseurs et donc l’importance de la transmission. Elle ne peut pas par conséquent épouser totalement le bouleversement idéologique de la démocratie, et s’attache à certaines formes du passé. Il est à ce titre intéressant de voir, comme le montre l’auteur, quel peut être le décalage entre l’avance sur les idées et celle sur la conception des relations sociales : dans Le pêché de Monsieur Antoine, George Sand conclut sur la construction d’une société utopique, qui cherche paradoxalement à réaliser une vie aristocratique pour tous, considérant ainsi que les manières gardent un sens dans le monde démocratique. La résistance à l’avènement d’un monde nouveau se fait jour dans les romans par deux vecteurs principaux : la religion et les femmes. Le catholicisme a été paradoxalement régénéré par la Révolution : il oppose son stable surplomb au vertige auquel elle a donné lieu. Il exerce son influence par l’intermédiaire de l’aristocratie, qui renouvelle son ardeur à pratiquer son culte, et se donne le visage de la compassion, se faisant consolateur des malheureux. Son pouvoir peut même atteindre le champ politique, et constituer une force d’ordre et un instrument de l’obéissance populaire. La Conquête de Plassans, de Zola, illustre l’emprise croissante qu’exerce l’Eglise sur les âmes, en montrant comment elle peut s’immiscer dans les affaires politiques jusqu’à les contrôler. De plus, la population féminine joue selon Mona Ozouf un rôle considérable dans la résistance qu’oppose le monde ancien au monde nouveau. C’est elle qui est la plus sensible à la religion, qui conserve les traditions et rechigne à quitter tout à fait le passé. L’historienne voit dans Delphine, de Germaine de Staël, la conviction qu’a son auteur que les femmes sont des êtres de compassion et savent mieux que les hommes combien il faut être modéré, s’opposant ainsi aux lourdes conséquences qu’implique un changement trop brusque. S’il témoigne d’une persistance du passé, le roman met aussi en lumière le travail continu de l’égalité qui s’impose petit à petit dans une société qui se mue alors, pour certains dans le sens des contrastes, pour d’autres dans celui de l’uniformisation. Malgré la subsistance de l’ancien monde, se fait partout sentir la conviction que la démocratie est vouée à triompher de la société d’Ancien Régime. Les sociétés ultras ellesmêmes voient leur pouvoir menacé, et ressentent le travail qu’accomplit obscurément la Révolution dans la société. Ainsi Mona Ozouf voit dans La Vieille Fille et Le Cabinet des Antiques, de Balzac, « l’histoire de l’accomplissement de la victoire annoncée de la République sur l’aristocratie ». Alors que les autorités vacillent, à travers notamment la rupture avec les pères, qui incarnent désormais le despotisme et ne transmettent plus grandchose par le nom, l’égalité se propageant il est désormais possible d’avoir des ambitions indépendantes de sa condition, selon le modèle de Napoléon qui s’impose aux jeunes gens des différents romans. S’accomplit alors dans la société française un phénomène d’hybridation, qui donne naissance à un nombre infini de destinées, nouvellement rendues possibles. Dans ce nouveau monde se livre une compétition acharnée pour l’acquisition d’une position sociale, et Mona Ozouf replace là le pouvoir que prend alors l’argent, libérateur et égalisateur en principe, mais en fait discriminant et classifiant. De nouveaux personnages apparaissent sur la scène sociale : des nobles pauvres, des roturiers jouissant d’une grande fortune… Celui qui à lui seul montre l’aboutissement de ce phénomène dans le roman est le forçat des Misérables de Hugo devenu un grand industriel et homme politique, Jean Valjean. A l’inverse de ce processus de contraste, on peut également voir comme résultat du travail égalisateur une uniformisation formidable de la société. En effet le monde démocratique semble être celui de la similitude et de la platitude dans le roman. Il nie la singularité et aboutit à la disparition des héros, à la neutralisation des opinions et effectue donc un véritable travail d’insignifiance. C’est du moins ce que l’auteur conclut de la décision de Flaubert de mettre en scène des « anti-héros », par exemple dans Bouvard et Pécuchet sur lequel elle se penche, et qu’elle considère comme le livre de la petitesse, du manque de singularité, de l’immobilité. Si c’est bien le processus de différenciation qui est à l’œuvre, le roman est le mode d’expression qui correspond à l’époque, si c’est celui d’uniformisation, le roman est menacé et doit se transformer. Ce genre littéraire est le mieux à même de restituer la complexité du réel, d’embrasser tous les contrastes car sa forme est souple et lui permet d’envisager tous les possibles. Ainsi il peut épouser la ligne chaotique du temps et restituer une forme d’histoire que ne sont pas capable de produire les historiens : une histoire des détails, qui s’inscrit à l’intérieur des foyers et procure ce qu’on peut appeler une « vérité morale ». Pour Mona Ozouf, « le roman est (…) le metteur en scène de l’instabilité foncière des choses », « l’observatoire privilégié d’une humanité en formation ». En revanche, si l’uniformisation triomphe, le genre romanesque est mis en danger car il ne peut plus se consacrer au récit de destinées exceptionnelles. Le sublime ne peut alors se trouver que chez des individus marginaux ou bien il faut renoncer définitivement au héros et s’intéresser à des êtres médiocres, procédé que Flaubert initie. Entre un monde ancien qui ne se résout pas à disparaître et un monde nouveau qui introduit des bouleversements dans la société, Mona Ozouf voit dans le roman le lieu de la nécessaire négociation. L’aboutissement de cette « guerre de cent ans » n’est pas un triomphe net d’un camp sur l’autre, mais ce sont des compromis et des conciliations induites par le passage du temps et la fatigue. Il n’a pas été possible de faire naître un monde neuf, il faut donc faire avec ce qu’il existe déjà et s’accommoder progressivement. Les vaincus des romans sont en effet ceux qui décident de ne rien voir et s’enferment dans un dédain supérieur. Au contraire, la plupart des autres personnages, même s’ils n’y sont pas enclins, consentent à ouvrir les yeux et acceptent la discussion. Le roman procède selon l’auteur de la conviction que l’être humain est chargé d’histoire, qu’il n’existe donc pas cette coupure indépassable à laquelle on a pu croire. Pour Anatole France, la Révolution est née de l’Ancien Régime, elle en est donc l’héritière ; il y a une continuité des temps. Pour Germaine de Staël, le passé a des droits sur le présent et la nouvelle loi pour être fondée doit tenir compte du passé. Les auteurs sont généralement convaincus que la transmission entre les temps est nécessaire et obligatoire. C’est pourquoi le roman propose de dépasser l’esprit ancien dans un esprit nouveau qui ne le nie pas mais l’intègre. Un tel métissage se réalise lorsqu’apparaît dans la littérature une nouvelle aristocratie, « patrie inédite où vivre de façon heureuse les distinctions de l’égalité ». Celle que Madame de Staël introduit dans Delphine est née de l’inégalité des talents et garantit la variété et le plaisir de la vie sociale. Quelque soit la forme qu’il choisit, le roman effectue la transaction et c’est lui qui selon Mona Ozouf achève la Révolution. En effet, on a vu que ses vertus étaient d’épouser l’irrégularité de l’époque mieux que tout autre genre littéraire et mieux que l’histoire ellemême. Il proteste contre la tentation utopique de sortir hors du temps et s’applique à restituer le monde réel dans une histoire et des causes, et dans une continuité souvent chaotique et jamais parfaitement linéaire. C’est ainsi qu’il développe chez son lecteur la conviction de la complexité des choses, de la difficulté qu’il y a à tenter de « recoudre » les temps précipitamment, de la lenteur des transformations et du pouvoir du temps qui passe. Il contribue donc dans l’ombre à mettre un terme à une Révolution qui a étendu son action sur tout le siècle, en donnant petit à petit conscience à son lecteur que l’arrangement négocié est souhaitable et nécessaire, que la prétention à changer les hommes sans un regard pour leur passé doit être abandonnée. C’est à une démonstration étonnante que se livre Mona Ozouf dans Les Aveux du roman : le difficile compromis entre Ancien Régime et Révolution au dix-neuvième siècle en France a été permis par le travail du roman. Ce dernier fut à la fois un observatoire de la lutte que se livrent deux conceptions du monde dans une même société et un facteur de la conciliation qui finit par s’opérer, avant que l’affaire Dreyfus n’en révèle les failles et la fasse éclater. Ce travail original a la force d’allier récit des intrigues des romans, et donc aussi plaisir de la lecture, et rigueur de la démonstration et de l’analyse. Il propose une forme peu courante pour un ouvrage d’histoire, mais aussi un terrain d’investigation inhabituel, à la frontière des disciplines. Enfin, il respire le plaisir qu’a pris son auteur à sa conception.