Anne Hébert : Kamouraska L'été passa en entier. Mme Rolland, contre son habitude, ne quitta pas sa maison de la rue du Parloir. Il fit très beau et très chaud. Mais ni Mme Rolland, ni les enfants n'allèrent à la campagne, cet été-là. Son mari allait mourir et elle éprouvait une grande paix. Cet homme s'en allait tout doucement, sans trop souffrir, avec une discrétion louable. Mme Rolland attendait, soumise et irréprochable. Si son coeur se serrait, par moments, c'est que cet état d'attente lui paraissait devoir prendre des proportions inquiétantes. Cette disponibilité sereine qui l'envahissait jusqu'au bout des ongles ne laissait présager rien de bon. Tout semblait vouloir se passer comme si le sens même de son attente réelle allait lui être bientôt révélé. Au-delà de la mort de l'homme qui était son mari depuis bientôt dix-huit ans. Mais déjà l'angoisse exerçait ses défenses protectrices. Elle s'y raccrocha comme à une rampe de secours. Tout plutôt que cette paix mauvaise. Il aurait fallu quitter Québec. Ne pas rester ici. Seule dans le désert du mois de juillet. Il n'y a plus personne que je connaisse en ville. Si je sors, on me regarde comme une bête curieuse. Comme ces deux voyous m'examinaient ce matin, en revenant du marché. Longtemps ils m'ont suivie des yeux. Je ne devrais pas sortir seule. La ville n'est pas sûre en ce moment. Plus moyen d'en douter maintenant. On m'observe. On m'épie. On me suit. On me serre de près. On marche derrière moi. Cette femme, hier, s'attachait à mon ombre. Je sentais son pas égal, son allure obstinée, volontaire, sur mes talons. Lorsque je me suis retournée, la femme s'est cachée, sous une porte cochère. Je l'ai bien vue s'engouffrer là‑dedans, vive et agile comme personne au monde, sauf... C'est cela qui me pince le coeur à mourir; vive et agile comme personne... J'aurais fort bien pu la semer, cette créature. Prendre un fiacre. Ou changer de trottoir. Entrer dans une boutique. Faire prévenir mon cocher, lui dire d'atteler et de venir me chercher. J'ai continué de marcher sans me retourner. Sûre de traîner après moi, à dix pas, cette suivante entêtée. Marcher, marcher, sans fin. On se retourne sur mon passage. C'est cela ma vraie vie. Sentir le monde se diviser en deux haies pour me voir passer. La mer Rouge qui se fend en deux pour que l'armée sainte traverse. C'est ça la terre, la vie de la terre, ma vie à moi. Un jour, c'est entre deux policiers que j'ai dû affronter cette terre maudite. Moi, moi, Elisabeth d'Aulnières, veuve d'Antoine Tassy, épouse en secondes noces de Jérôme Rolland. Et j'avais envie de rire à la face du monde entier. Ah la jolie promenade en traîneau ! De Lavaltrie à Montréal. Le mandat d'arrêt contre moi, les deux policiers qui sentent la bière, la ville de Montréal, traversée en si bel équipage. Le gouverneur de la prison s'excuse et fait des courbettes jusqu'à terre. La porte noire se referme sur moi. Quatre murs m moisis. L'odeur des latrines. Le froid. L'acte d'accusation. Cour du Banc du Roi. Terme de septembre 1840. The Queen against Eliabeth d'Aulnières-Tassy. Ma folle jeunesse. Les interrogatoires. Les témoins. Il fallait me refaire une innocence à chaque séance, comme une beauté entre deux bals, une virginité entre deux hommes. Je rentre chez moi, après deux mois de réclusion. Raison de santé, raison de famille. Adieu prison et vous Monsieur le gouverneur de la prison. Pauvre homme confus, consolez-vous avec ma servante. Elle demeurera à l'entière disposition de la justice. Prisonnière. Deux ans. Pauvre petite Aurélie Caron. Le temps efface tout. Te revoilà libre, comme ta maîtresse. La vie à refaire. L'extradition de mon amant n'aura jamais lieu. Il y a désistement. Deux ans. Il faut se faire une raison. Se remarier, sans voile ni couronne d'oranger. Jérôme Rolland, mon second mari, l'honneur et rétabli. L'honneur, quel idéal à avoir devant soi, lorsqu'on a perdu l'amour. L'honneur. La belle idée fixe à faire miroiter sous son nez. La carotte du petit âne. La pitance parfaite au bout d'une branche. Et le petit âne affamé avance, avance tout le jour. Toute sa vie. Au-delà de ses forces. Quelle duperie ! Mais ça fait marcher, toute une vie. J'adore marcher dans les rues, l'idée que je me fais de ma vertu à deux pas devant moi. Ne quittant pas cette idée de l'oeil, un seul instant. Une surveillance de garde-chiourme. L'idée, toujours l'idée. L'ostensoir dans la procession. Et moi qui emboîte le pas derrière, comme une dinde. C'est cela une honnête femme : une dinde qui marche, fascinée par l'idée qu'elle se fait de son honneur. Rêver, m'échapper, perdre de vue l'idée fixe. Relever mon voile de deuil. Regarder tous les hommes, dans la rue. Tous. Un par un. Être regardée par eux. Fuir la rue du Parloir. Rejoindre mon amour, à l'autre bout du monde. A Burlington. A Burlington. Aux États-Unis : Par la suite des temps voua laisserez le Canada, n'est-ce pas, dites-moi cela feulement. Dites-moi comment il faudra vous écrire. Pauvre cher amour comme il a souffert 1 Comme il a, eu froid jusqu'à Kamouraska, tout seul, en hiver. 400 milles environ, aller et retour. Amour, amour, comme tu m'as fait mal. Pourquoi te plaindrais-je ? Tu as fui comme un lâche, me laissant derrière toi, toute seule pour faire face à la meute des justiciers. Amour, amour, je te mords, je te bats, je te tue. Ton cher visage jamais plus. Et l'âge qui vient sur moi. Je suis encore indemne, ou presque. Une petite ligne fine de l'aile du nez à la commissure de la lèvre. L'effort quotidien de la vertu, sans doute. Mes beaux jours sont comptés pourtant. Le beau massacre à venir. Autour des yeux, les griffes d'oiseaux en tous sens. La taille qui s'empâte. Saine et sauve, puisque je vous dis que je suis saine et sauve. Après un tel enfer. L'épreuve de l'horreur sur une chair incorruptible. Voyez vous-même ? La salamandre. Mon âme n'a pas encore rejoint mon corps. Toutes mes dents, des seins et une croupe dure. Une pouliche de deux ans. Et grande avec ça. Prestance des vierges indomptées. Un mari, deux maris, et l'amour qui m'a laissée pour compte un soir de février. C'était à[ ]Sorel. Après le malheur de Kamouraska. Au retour de mon amour de Kamouraska. Je n'avais jamais été aussi proche du bonheur. Et lui, l'homme unique, il a fui, les mains pleines de sang. Burlington. Burlington. Il me semble que ce nom sonne dans ma tête, comme une cloche grêle. Pour me narguer. Me faire mourir à petit feu. Ding, dong, ding. Inutile de jouer les martyres. Innocente je l'ai été, sans trop d'effort, depuis dix-huit ans. Épouse parfaite de Jérôme Rolland, un petit homme doux qui réclame son dû presque tous les soirs, avant de s'endormir, jusqu'à ce qu'il en devienne cardiaque. Mon devoir conjugal sans manquer. Règles ou pas. Enceinte ou pas. Nourrice ou pas. Parfois même le plaisir amer. L'humiliation de ce plaisir volé à l'amour. Pourquoi faire tant de simagrées. Je n'ai été qu'un ventre fidèle, une matrice à faire des enfants. Huit enfants de celui-ci. Et les trois petits d'avant celui-ci, du temps que j'étais l'épouse d'Antoine Tassy, seigneur de Kamouraska. Cherchez bien le père du troisième fils, les sources premières de mon règne de femme, deux rivières confondues entre mes cuisses. Mon petit Nicolas à qui ressembles-tu ? Tes yeux ? Ce sont les yeux de l'amour perdu. J'en suis sûre. C'est à l'amour qu'il ressemble, mon troisième fils, noir et mince. Ce petit homme. Ce petit démon qui étudie au collège. Bientôt je serai libre à nouveau. Redevenir veuve. Je voudrais déjà être couverte de crêpe fin et de voiles de qualité. Le noir bon marché ça verdit facilement. Essuyer mes yeux secs, flâner dans une ville inconnue, immense, sans fin, pleine d'hommes. Toutes voiles battantes. Sur la haute mer. La grande ville est comme la mer hautaine et folle. Partir, à la recherche de l'unique douceur de mon coeur. Amour perdu. Toute cette marmaille à porter et à mettre au monde, à élever au sein, à sevrer. Occupation de mes jours et de mes nuits. Cela me tue et me fait vivre tout à la fois. Je suis occupée à plein temps. Onze maternités en vingt-deux ans. Terre aveugle, tant de sang et de lait, de placenta en galettes brisées. Pauvre Elisabeth, prodigue Elisabeth. Mon petit Nicolas, fils unique de l'amour. Le sacrifice célébré sur la neige. Dans l'anse de Kamouraska gelée comme un champ sec et poudreux. L'amour meurtrier. L'amour infâme. L'amour funeste. Amour. Amour. Unique vie de ce monde. La folie de l'amour. Je vous en prie dites-moi l'état de votre santé et celle du pauvre petit enfant. Sa dernière lettre interceptée par les juges.