Anne Hébert : Les enfants du sabbat - Qu'est-ce que tu fais cuire là, ma femme ? On sent une odeur épouvantable. Est-ce parce que nous avons des invités ? - Tu n'aimes pas les odeurs de campagne, mon mari ? Philomène, sous l'oeil réjoui d'Adélard, vient d'ajouter du guano frais au mélange qui cuit dans une marmite sur le poêle. La cuiller à la main, elle se retourne vers Adélard. Tous deux rient si fort que la terre autour de la cabane semble vouloir se fendre et se soulever en tourbillons de poussière. Dans la cave, c'est 'un parfum d'alcool chaud qui accueille Adélard. Ivre, rien qu'à l'odeur, il s'affaire et prépare la bagosse pour la fête. Une à une, avec un bruit régulier de métronome, les gouttes de liquide s'échappent de l'alambic et retombent dans un pot de fer-blanc. Quand le pot est plein, Adélard le vide dans une des cruches de verre préparées à cet effet. Il enferme soigneusement dans la cruche l'ivresse pure, l'âme et l'esprit de la boisson. Tandis que Philomène récupère l'écume épaisse et l'âcre amertume qui se sont formées à la surface du baquet. Tout ce qui n'est pas passé dans l'alambic et n'a pas été distillé est ramassé à pleines mains par la femme. Elle broie, réduit, brasse, amalgame le résidu dans sa marmite sur le feu, là où achève de mijoter un onguent lisse et gras fait d'herbes bizarres, de champignons rares et de débris obscurs. - La plupart des genses ont un besoin effrayant de fête!, dit Adélard. Les invitations seront « criées » sur le volet ! dit Philomène. Elle se méfie des habitants du village, là-bas, dans un, creux, abord de la rivière, blottis autour de l'église et de son curé, comme un banc de poissons peureux. Parmi ceux-là, seuls seront admis à la fête les quelques fidèles complices et sûrs qui régulièrement quittent le village à la nuit tombée, et gravissent le raidillon menant à la cabane, en quête de quelques gallons d'alcool. Pour ce qui est dès autres, il faudra les gagner peu à peu, continuer de les soigner et de les guérir, et, de temps en temps, les séduire par quelques prodiges, au sujet du temps et des éléments, avant d'oser les inviter au sabbat. Les meilleurs convives, les plus avides de fête, gens de désir et de privation, ayant croupi dans l'humiliation du chômage, viennent de la ville. Philomène les a repérés lors de son dernier séjour à Québec, chez Georgiana. Les vieilles Ford, récupérées au cimetière des voitures, se sont déjà mises en marche, roses de papier piquées dans des flûtes de verre, stores baissés pour se protéger de l'éclat des phares de la voiture qui suit. Nuage de poussière. Quelqu'un se plaint du sable entre ses dents, comme s'il mangeait des épinards. Une rumeur de grillons accompagne le cortège des voitures, de chaque côté de la route de la montagne de B... Il s'agit de bien dissimuler les voitures avant d'arriver à la cabane, de les garer le plus loin possible, sur des pistes perdues, parmi les broussailles. La cabane ne peut contenir tant de monde à la fois. Les invités débordent jusqu'au-dehors, parmi les maringouins et le chant des grenouilles. Une femme chuchote la dernière nouvelle avec une sorte d'indignation mêlée de frayeur mystique - La danse est interdite par le cardinal dans tout le diocèse de Québec ! Philomène prétend qu'elle a entendu le krach de New York, il y a quelque temps. Un craquement sinistre. Un déchirement plutôt, comme celui de cent draps de toile, fendus d'un seul coup, dans toute leur longueur. Un écroulement de gratte-ciel dans le fleuve Hudson. - Ça m'a fait grincer des dents ! Un bruit effrayant! Un homme lit un journal tout haut, en détachant chaque syllabe : 12 juin 1930. Jamais on n'a connu autant de marasme et de chômage. Mannion a déclaré... - Il paraît que dans certaines tavernes on troque un billet de tramway contre un verre de bière. - Montréal dispose de $ 400 000 000 pour offrir le gîte, le boire et le manger aux malheureux. - Le refuge Meurling est ouvert. Un homme parle du retour à la terre. Une femme pleure et dit que le retour à la terre, c'est être couché dessous, avec six pieds de terre par-dessus. Philomène regarde son fils et sa fille. Elle déclare dans un rire de gorge : - Ceci est ma chair, ceci est mon sang ! Tout le monde rit, la bouche exagérément ouverte. Les enfants craignent d'être mangés et, bus, changés en pain et en boisson; dans un monde "où la nourriture est rare, les chômeurs voraces et le pouvoir de Philomène et d'Adélard plus extraordinaire que celui des prêtres à la messe. Philomène assure qu'il y aura à boire et à manger pour tous. - Bienheureux ceux qui ont faim et soif, car ils seront rassasiés. Déjà les hommes ont commencé de boire à même la cruche que leur tend Adélard. Ils s'étouffent, crachant et s'éclaboussant. Les femmes s'y mettent aussi, se passent de l'une à l'autre un gobelet de fer-blanc. On les entend dire que ça brûle comme du feu. Dominus vobiscum Et cum spiritu tuo Sursum corda Oremus. Dans la chapelle, saeur Julie, extatique et blanche, semble dormir sur son banc. Alors qu'en réalité elle a déjà commencé de descendre au fond du ravin, en pleine forêt. Inutile d'essayer de se retenir aux touffes d'herbes ou aux rares arbustes sans racines qui nous restent dans la main, avec un nuage de sable et de mottes sèches. Le mieux serait de se laisser glisser jusqu'au fond, sans s'accrocher à rien. Pleine lune. Le fond du ravin a été déboisé et essouché. Seuls quelques sapins et mélèzes persistent. Les trois cercles magiques sont indiqués avec des pierres, bien serrées les unes sur les autres. Le premier cercle fait le tour du ravin. Le second, plus petit, se rapproche du centre, à environ cinq pieds du premier. Le troisième entoure les grosses pierres empilées en forme d'autel bas, là où dorment des couleuvres à têtes cuivrées. Adélard et Philomène se tiennent près de l'autel. Le petit garçon et la petite fille à leurs pieds, en guise de servants de choeur. Les invités s'assoient en rond sur les pierres. Munda cor meum, ac labia mea, omnipotens Deus qui labia Isaiae prophetae calculo mundasti ignito. Les soeurs du Précieux-Sang se signent pieusement. Sur le front, la bouche et le coeur. La bagosse brûle dans le gosier, plus que le charbon ardent d'Isaïe. Les invités, ayant enlevé tous leurs vêtements, offrent leurs corps blafards aux onctions de Philomène. - Je m'en vas ben vous graisser avec ma drogue comme des petits poissons dans la poêle. La lune haute éclaire jusqu'au plus creux du ravin et fait des taches blanches, comme si on avait jeté de la chaux par terre. Ceux qui sont touchés de face par les rayons de la lune savent-ils qu'on n'expose pas impunément son visage aux sources blanches de la nuit ? Le lent défilé des corps nus s'avance vers l'autel et les mains saintes et sans pudeur de Philomène. Adélard offre l'onguent dans un plat creux. Philomène frotte, masse et graisse toute peau, jeune ou vieille, qui se présente à elle. Elle impose ses mains par tout le corps avec une douceur insinuante qui, plus que l'onguent, pénètre en nous et délivre l'esprit captif, le rend léger et capable de voyages hors du monde. - Vous serez hallucinés de la tête aux pieds ! assure Philomène qui n'oublie pas d'oindre la peau la plus fine et la plus sensible à la pénétration de la drogue : aisselles, aine, creux poplités du genou. Philomène se lave les mains dans la cuvette pleine d'eau que lui tendent le petit garçon et la petite fille. Soeur Julie n'a jamais éprouvé moins de distance entre elle et la petite fille. Toute frontière abolie, voici que je retrouve mon enfance. Aucune résistance. Je m'ajuste à sa chair et à ses os. Je me réchauffe à la source de ma vie perdue, pareille à une chatte ronronnante s'installant près du feu. Lavabo inter innocentes manus meas et circumdabo altare tuum, Domine. Les religieuses peuvent bien écouter le célébrant en silence. C'est moi, soeur Julie de la Trinité, qui tiens la cuvette avec Joseph, mon frère. Les mains graisseuses de Philomène se baignent longuement. La surface de l'eau se couvre de filaments huileux, violets, marrons et bleus, qui flottent, bougent et se tordent. Je lève les yeux vers le visage blanc de lune de Philomène. Je regarde aussi Adélard, tout resplendissant de lumière nocturne. Je crois que mes parents adorent la lune et les rayons de la lune passant à travers eux pour illuminer la nuit. Par terre, des amas de vêtements, pitoyables ou grotesques. Corsets, ceintures de cuir et d'étoffe, cravates bigarrées, robes de femme et pantalons d'homme, chaussettes, culottes et soutiens-gorge. Hommes et femmes échevelés, luisants de sueur et de graisse, dansent maintenant autour de l'autel, la face tournée vers l'extérieur de la ronde. On entend une musique nasillarde. Un adolescent hâve et maigre fait tourner un vieux phonographe posé sur ses cuisses. La ronde se défait, se disloque, se transforme peu à peu, à mesure que les rires montent de tous côtés. On danse deux à deux, bravant les édits du diocèse. La musique devient stridente, se désaccorde de plus en plus, détonne, aigre et déchirante. L'adolescent, paupières fermées, bouche cousue, semble faire sortir de son ventre nu des cris et des gémissements qui se mêlent au blues du phono. Soudain, la musique ralentit, baisse de plusieurs tons, s'enroue, s'étouffe tout à fait dans un couac caverneux. C'est en silence que se forme le cortège pour l'hommage à Philomène. Le crissement des criquets redevient sonore au-dessus de nos têtes. Des appels de rapaces nocturnes se font entendre dans le lointain. On a allumé de grands feux de bois vert près des pierres empilées. Le vent rabat la fumée en volutes jusque sur l'autel où se couche Philomène. Adélard s'est attaché deux cornes de vache sur le front et une couronne de feuilles vertes. Il tient un parasol de papier multicolore au-dessus du corps de sa femme allongée sur -le ventre. Le parasol fermé dans un bruit sec, tout le monde se fige, dans l'attente d'un monde nouveau plus excitant et salé que ce monde de misères et de mort dans lequel nous vivons. Philomène bouge sur les pierres. Elle cache sa tête dans ses bras. D'un coup de reins, elle relève sa croupe et s'offre à l'hommage de ses sujets. Chacun défile à son tour et embrasse le derrière doux, légèrement fumé, de Philomène. Sanctus, sanctus, sanctus Pleni sunt coeli et terra Gloria tua, chantent les bonnes soeurs, escamotant le nom de Dieu sans s'en rendre compte, guidées par la toute petite voix somnambulique et toute-puissante de soeur Julie de la Trinité. Un hibou vole dans le ravin, au-dessus de l'autel. On devine le froissement de ses ailes admirables. Puis il reprend son vol, tout droit vers la lune. La fumée fait un couvercle au-dessus du ravin. Hommes et femmes sont lourds de visions. L'étudiant maigre a mis un autre disque sur son phono. Il tourne la manivelle avec peine. L'adolescent voit un tourbillon de fils colorés s'organisant et se déployant au creux de sa main pourtant fermée mais devenue transparente, pareille à un jelly-fish. Les sons sont visibles, avant même que l'aiguille ne se soit posée sur le premier sillon du disque. Lorsque la musique, tout à fait mûre et parfaitement achevée, commence de dérouler son long fil sonore, le garçon, accablé de génie, ruisselle de larmes. Son ventre creux résonne comme un tambour, mille trompettes et saxos poignent et tordent son corps souffreteux, lui font une verge dure et des mains d'archange tout le temps que dure le blues. Le regard de Pierrette se fixe sur l'écorce d'un arbre. Elle ne détourne plus les yeux tant la contemplation de l'écorce est satisfaisante et inépuisable. Le rapport qui existe entre la musique et l'écorce lui est révélé et la comble de bonheur. Depuis l'âge de quinze ans, Pierrette travaille à la manufacture. Elle coud des valises de cuir. La poussière du cuir couvre ses vêtements, s'insinue dans ses oreilles, son nez, sa bouche, ses yeux, sur toute sa peau blanche. Elle n'en finit plus de se laver et de se parfumer. Et voici que ce soir, au fond du ravin, l'oeil du patron est là sur l'arbre qui regarde Pierrette. Suit bientôt la figure entière du patron qui se couvre d'écailles vert-de-gris. La bouche de l'homme devient minuscule et se fige, comme un noeud de bois dessiné sur l'arbre. Les pires menaces sont dites dans un souffle de douceur étonnante : -- A la rue, Pierrette ! Renvoyée ! chômeuse comme tout le monde ! Pierrette voit la tête et le corps de son patron se changer peu à peu irrémédiablement en arbre. Maintenant qu’il a pris racine, cet homme est devenu complètement inoffensif et ridicule. Pierrette a toute l'éternité devant elle pour se moquer de son patron, enraciné au creux d'un ravin, dans la montagne de B..., les pieds mangés , par les fourmis, la tête brûlée par la fiente des corneilles. Pierrette rit sans fin. Une volée de cloches déferle dans sa gorge. L'étudiant maigre hurle que le rêve et la religion, c'est l'opium du peuple ! Laissant là, sur une pierre, son phono qui continue d'égrener sa voix grêle, le jeune homme roule doucement sur le sable en direction du rire de Pierrette. Le jeune homme se penche sur la jeune fille toute barbouillée d'onguent magique. Il caresse les seins de Pierrette. Et voilà que Pierrette exulte maintenant de la tête aux pieds. Le jeune homme se couche sur le corps de Pierrette. Il s'agit de ne pas sombrer complètement dans un sommeil agité de rêves. En ce moment même, la scène capitale se joue sur l'autel environné de fumée. Philomène, à quatre pattes sur les pierres empilées, forme un second autel posé sur le premier. C'est sur les reins de Philomène qu'Adélard attache solidement avec des courroies le cochon de lait acheté ce matin au village. te petit cochon crie tout de suite comme si son supplice était déjà commencé. Les enfants du sabbat se tiennent au bas de l'autel avec de grandes bassines pour recueillir le sang. Adélard lève très haut son couteau. La lame brille un instant au-dessus de la tête cornue et feuillue du père. Tout nu et velu, immense, il n'a jamais semblé plus terrible ni plus majestueux. Le couteau se plante dans la gorge de l'animal avec un bruit sourd. Philomène frémit sous le choc, comme si elle allait s'écrouler. On pourrait croire qu'Adélard veut sacrifier Philomène avec le petit cochon. Philomène tient bon. Les cris de la bête lentement égorgée lui crèvent le tympan. La mère est inondée de sang chaud qui gicle sur son 49s, sur sa face. Julie tremble. Plus que le sang qui tombe dans la bassine en lui éclaboussant les doigts, ce qui la terrifie le plus, c'est la joie sur le visage du père. Il rayonne de contentement et d'aisance. Sa main fermement maintient le couteau dans la blessure. L'ordre du monde est inversé. La beauté la plus absolue règne sur le geste atroce. Un homme dans l'assistance hurle. Il tend le bras en direction de l'autel. Il assure qu'il y a là un grand serpent avec une couronne sur la tête qui se prépare à dévorer deux petits lapins blanc et noir, mâle et femelle, blottis au pied de l'autel. (Peut-être s'agit-il d'une couleuvre éveillée par la chaleur du feu ?) L'homme est très excité. Il raconte ce qu'il est seul à voir, avec force détails et précisions. Le serpent dévore ses victimes fascinées l'une après l'autre, selon un plan bien établi. Tout d'abord les parties génitales, puis le coeur et la cervelle. Une femme rit, tout son corps flasque secoué de convulsions, comme si elle sanglotait. On entend à peine ce qu'elle dit. Il est question de famille nombreuse, d'enfants trop gros qu'il faut mettre au monde dans des douleurs épouvantables. -- C'est comme si on chiait des briques, mesdames et messieurs. Subitement calmée par cette confidence, la femme murmure dans une grande douceur : - Philomène m'a promis de me les faire sortir du ventre, les petits maudits, quand ils sont encore pas plus gros qu'un oignon et doux comme un bouton de rose. La femme, assise par terre, écarte les jambes. Penche la tête entre ses cuisses molles, semble surveiller la venue au monde de toute une tendre floraison promise aux mains expertes de Philomène. Sur l'autel, Philomène gémit, halète, crie, en parfaite symbiose avec le petit cochon égorgé, attaché sur son dos. La source du sang diminue, se tarit peu à peu. Les cris s'affaiblissent. Un dernier spasme. Le silence tombe avec la mort, emplit tout le ravin et s'engouffre dans nos os. Adélard détache l'animal immolé sur le dos de Philomène. Les gestes d'Adélard sont excessivement lents et mesurés. Un bon moment, Philomène gît à plat ventre sur l'autel, gluante de sang. Morte. Puis elle se relève d'un bond et se frotte les reins et !es[-]bras. Elle trempe ses mains dans les bassines de sang que lui tendent les enfants, offre à boire à toute 1’assemblée à même ses deux paumes aux doigts joints. Hic est enim calix sanguinis mei, novi et aeterni testamenti mysterium fidei, psalmodie le célébrant à chasuble verte, brodée d'or. Les cornettes blanches s'inclinent à l'unisson, sauf une d'entre elles qui a l'air de dormir, toute droite. Dessous sa cornette, la face éblouie de soeur Julie de la Trinité rit aux anges. Tandis qu'Adélard écorche, éventre, étripe le cochon de lait pour le faire cuire. Hoc est enim corpus meum. Il se produit une grande confusion dans la chapelle du couvent. L'ordre des paroles de la consécration a été inversé. La fraîcheur du silence persiste et nous picote le bout des doigts. Tandis que le phono, remis en marche, tire lentement sa musique d'une bobine de neige en longs fils de glace, malgré la chaude nuit d'été. La fumée s'épaissit. Le couvercle est complètement tiré au-dessus de nos tètes. Nous voici enfermés dans ce ravin, dans l'intimité de la terre. Expérience profonde que nous n'aurons plus à envier aux défunts. En pleine possession de nos privilèges de vivants, nous pénétrons le domaine des morts et le lieu sacré de leur refuge. Ce froid dans nos veines et cette odeur poignante de la terre dans nos bouches. Nous absorbons, avec une facilité étonnante, la nuit des morts, leur froid excessif, toutes ténèbres, terreur et horreur cachées. Elevés à une très haute puissance, tous tant que nous sommes, la vie et la mort n'ont plus aucun secret ni tourment pour nous. Les jarres de fèves au lard cuisent sur la braise enfouie dans la terre. Le blé d'Inde sucré bout à plein chaudron. Tandis que le petit cochon de lait tourné et retourné sur sa broche, au-dessus du feu, brille, se colore de reflets, dore et perd son suif, goutte à goutte, au fond de la lèchefrite. Cette nuit-là, grâce à l'onguent de Philomène et à l'argent rapporté par elle de chez Georgiana, les chômeurs amis connurent le banquet et la fête de leur vie. Ils communièrent sous les deux espèces, rendirent hommage à la sorcière, dansèrent et forniquèrent jusqu'à l'aube. Adélard et Philomène, le corps barbouillé de sang séché et de fumée, allaient de l'un à l'autre avec des bonds sauvages et des cris aigus, réveillant les dormeurs, les excitant, pour s'accoupler avec eux, intervenant à point pour se glisser, pareils à des apparitions, au plus creux des songes déjà commencés. Très tôt les enfants s'étaient endormis, près du feu, d'un sommeil naturel, n'ayant pas été frottés d'onguent magique et n'ayant pas bu de bagosse. Au plus profond de son premier sommeil, la petite fille fut réveillée par quelqu'un qui la poussait du pied, assez rudement, dans le dos et sur les jambes. Une grande ombre d'homme cornu était là debout devant elle, le visage plein de suie, la poitrine noire soulevée par une respiration oppressée. Le bas du visage était caché par une sorte d'étoffe noire, luisante. La voix lointaine, contrefaite, résonnait derrière le bandeau, comme au fond d'une caverne. L'homme dit tout d'abord à la petite fille qu'il la tuerait si elle criait. Il avait un couteau attaché par une ficelle autour du cou. L'homme ajouta qu'il était le diable et qu'il fallait qu’il prenne la petite fille. Il lui fit jurer de ne jamais aller à l'église du village se confesser, de ne jamais dire de prière ni de se servir d'eau bénite. Puis il mordit la petite fille très fort à l'épaule, afin de la marquer à jamais comme sa possession. Sa peau était visqueuse et sentait mauvais. Il prit dans sa main son sexe tout gonflé et le mit de force dans le petit sexe de 1a fillette qui hurla de douleur. Le diable, de ses mains velues, étouffa les cris de la petite fille. Il lui promit, d'une voix à peine audible, de lui accorder tout ce qu'elle voudrait. Comme la petite fille saignait beaucoup, le diable, en la quittant lui dit que c'était le sang du petit cochon égorgé qui lui coulait entre les cuisses et non son propre sang. C'est à ce moment que soeur Julie de la Trinité (ayant assisté à tout le sabbat) releva son voile et se fit reconnaître du diable. - Tu me reconnais, vieux maudit ? C'est moi, Julie, ta fille. Elle lui demanda deux faveurs, au nom de la petite fille violée. 1. Que soeur Gemma, confite dans sa joie mielleuse, soit confondue et ruisselle de larmes, une bonne fois pour toutes. 2. Que le père aumônier découvre, d'une façon irrémédiable, sa parfaite nullité, devant toute la communauté. Les invités, épuisés, frissonnants, comme plongés dans la neige, minés par les apparitions qui, dans leurs veines, lâchaient leurs cohortes d'anges et de monstres, sombrèrent tout à fait, sur l'amas froissé de leurs vêtements. Ils dormirent ainsi durant plusieurs jours, transportés hors du monde. Quoiqu'on pût très bien apercevoir leurs corps abandonnés, en se penchant, au-dessus du ravin, dans la montagne de B... Ite missa est. [...] Cela commença par l'infirmerie, lieu cloîtré entre tous, où viennent mourir toutes les soeurs du Précieux-Sang, dispersées dans une quinzaine de couvents, à travers le pays. Telle est la Règle. L'Alma Mater doit recueillir celles qui ne sont plus bonnes qu'à souffrir et à mourir. Vous avez eu tort, ma révérende mère supérieure. Il ne fallait pas retirer les calmants aux pauvres malades, lâcher les plaintes et les grincements de dents, les jurons et les basphèmes, la douleur toute crue et l'horreur toute nue. In pace. Le secret du désespoir était bien gardé. Aucune mort, si étrange fût-elle, ne s'appelait jamais suicide. Aucun amour entre religieuses, si déchirant fût-il, ne s'appelait jamais amour. Aucune caresse brûlante, fugitive et tendre, ne s'appelait jamais caresse. Soeur Jean de la Croix, immense, se lève de son lit-cage, vacille sur ses grands pieds. Quatre-vingts ans, une sonde à demeure dans la vessie, un sac de plastique, plein d'urine, attaché à la cuisse. Elle réclame la petite soeur Jérémie de la Sainte-Face qui lui souriait toujours en lui offrant l'eau bénite, à la dérobée, au sortir de la messe. Il y a soixante ans de cela. Soeur Agathe entonne une chanson de corps de garde que lui ont apprise ses frères il y a bien cinquante ans. Elle dit que c'est pour endormir son petit Jésus, dans ses bras, qui n'arrête pas de chialer et de baver. Soeur Lucie des Anges monte et descend les escaliers, d'un pas chancelant. Elle frappe à toutes les portes et demande, chaque fois, d'une voix chevrotante, si c'est bien là la maison de ses parents : 92, rue Saint-Augustin. Soeur Sophie, qui est pleine de plaies purulentes de par tout le corps, répète, tout essoufflée : « Que votre volonté soit faite » et « mon Dieu, ayez pitié de moi ». Parfois elle ajoute, après un hurlement plus prolongé : « Pardon, mon Dieu, pardon pour mes péchés et ceux de toute la terre. » Soeur Angèle, qui a vingt ans, pleure doucement, presque tendrement, d'une voix nasillarde, lancinante, sans jamais s'arrêter : « Je ne veux pas mourir, pas tout de suite. Je ne veux pas. Je vous en prie, bonne Sainte Vierge. » Mais le plus dur à supporter, c'est sans doute le cri de soeur Constance de la Paix, qui est aveugle et à demi paralysée, rauque, inhumain, un grognement plutôt, répété jusqu'au matin, rythmé, saccadé, comme frappé sur une enclume : « Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? Pourquoi ? Pourquoi ? Mon Dieu, où êtes-vous ? Où êtes-vous ? » Une telle clameur d'enfer versée sur le couvent nous tient toutes éveillées, nous les jeunes et les bien-portantes qui retenons nos songes et nos phantasmes comme des péchés. Celles de l'infirmerie, les plus proches de la mort et de la naissance, ne se taisent qu'au matin et s'endorment, semblables à de petits enfants déchirés par des chiens errants. Il ne fallait pas faire cela, mère Marie-Clotilde. Il ne fallait pas. Quel démon vous a donc poussée, ma mère ? (Ce ne peut être qu'un démon.) Il ne fallait pas enlever les calmants à l'infirmerie. Vous voilà bien avancée, à présent, vous demandant pour la première fois, du fond du coeur, à quoi peut bien servir la_ souffrance humaine. Quel Dieu barbare, lui-même victime et complice, cloué sur la croix, ose proclamer que la souffrance est précieuse comme l'or, bonne comme le pain et qu'elle seule peut sauver le monde, l'arracher aux forces du mal et le délivrer des griffes du péché ? Le salut éternel. Son prix exorbitant. Scandale, ma mère, que tout cela ! En quel état vous êtes-vous mise ma mère ? Dans quel abîme vous êtes-vous donc plongée ? Le péché contre l'esprit c'est peut-être cela, ce doute, cette remise en question de l'ordre de Dieu, cet accablement de tout l'être, environné de ténèbres ? La douleur humaine seule visible dans la nuit, comme une étoile, à l'éclat insoutenable. Mère Marie-Clotilde fait un acte de contrition en attendant de pouvoir se confesser. Le nouvel aumônier doit arriver le lendemain. Elle donne l'ordre de doubler les doses de calmants prescrits, pour toutes les malades à l'infirmerie. Le couvent tout entier semble plongé dans la stupeur la plus complète, nuit et jour. Car on est en pleine semaine sainte, et le grand silence devient de rigueur. [...] Penchée au-dessus de l'évier de la cuisine, soeur Julie épluche des choux et des carottes. Des gestes ralentis et sans pesanteur, semblables à ceux que l'on fait sous l'eau. Puis elle s'anime brusquement et se met à lire avec avidité les nouvelles de la guerre, sur les feuilles de journaux qui enveloppent les légumes. Des commandos ont effectué un raid contre la région de Dieppe, en France occupée, de bonne heure, ce matin. Le tiers des forces engagées dans la bataille est composé de soldats canadiens. Cela fait si longtemps que soeur Julie est sans nouvelles de son frère. Et s'il était en train de se battre à ` Dieppe ? Et s'il lui était déjà arrivé malheur ? Se peut-il que soeur Julie soit responsable (à cause de sa mauvaise conduite au couvent) de la mort de son frère) Ce n'est ^.vraiment pas la peine d'être voyante si l'on ne peut rien savoir de ce qui nous importe le plus au monde. Soeur Julie se mord les poings de dépit. Pourvu que Joseph ne soit pas à Dieppe ! Comment savoir ? Que faire pour conjurer le sort ? Elle se promet d'observer fidèlement tous les exercices de la semaine sainte, afin qu'aucun mal n'arrive à son frère. Que s'éloigne à jamais la catastrophe qui rôde autour de Joseph ! Que mes mains, jointes en prière, le protègent des balles et des obus ! Prier sans cesse. Me mortifier sans pitié. Soeur Gemma prétend que soeur Julie a poussé un grand cri, retirant ses mains de sous l'eau froide du robinet, là où elle lavait les légumes. Pendant toute la semaine, jusqu'au dimanche de Pâques (jour de la remise de la lettre de Joseph), soeur Julie eut des cloques dans les paumes des deux mains, comme si elle eût été ébouillantée à travers une passoire. Elle continua d'éplucher et de laver des légumes tous les matins et de joindre ses mains pour prier durant les interminables offices de la semaine sainte, désirant, de tout son coeur, faire pénitence, en union avec la Passion de Notre-Seigneur. [...] Des rafales de vent font craquer la charpente du couvent, cognent contre les lourdes portes verrouillées. Les arbres du petit jardin des soeurs sont tordus et secoués. Ici et là, des fenêtres s'ouvrent sous la poussée violente des courants d'air, battent à qui mieux mieux, pendant que les petites soeurs courent d'un étage à l'autre pour les refermer. Un peu partout, au réfectoire, à la roberie, dans les salles d'étude et de réunion, à la cuisine, à la buanderie, à la sacristie, à la chapelle même, des objets sont jetés à terre, cassés et brisés. Bientôt, la pluie en larges gouttes sonores cingle les vitres. Trois heures de l'après-midi. Le ciel est noir comme de l’encre. Avant même que le premier éclair violet ne surgisse, mère Marie-Clotilde, debout dans son petit bureau lambrissé de chêne, éprouve, non sans une douceur surprenante, la certitude absolue de l'état de possession du couvent. Tandis que les soeurs se répètent de bouche à oreille, dans un murmure, que la tempête a bel et bien commencé dans la pièce où est enfermée soeur Julie. Alors que tout était silencieux au-dehors et au dedans, n'a-t-on pas entendu les bocaux de pharmacie rouler à terre et se briser, à l'appel même du cri de rage que soeur Julie a poussé en apprenant que la femme de son frère était enceinte ? A ce moment-là, tout était encore calme dans la ville et dans le jardin des soeurs. Trop calme sans doute, comme pétrifié dans l'attente d'une catastrophe. Seule la température doucereuse et le dégel, inattendu en cette saison, nous plongeaient déjà dans un état anormal d'abattement et de langueur. - Un orage électrique ! En plein mois de janvier ! C'est pas croyable, ma soeur ! Parce, Domine, parce populo tuo : ne in aeternum irascaris nobis. La supérieure a envoyé toutes ses filles valides prier et chanter à la chapelle, afin de les rassurer et de les apaiser quelque peu, et tenter de conjurer le sort. Tandis que l'orage augmente d'intensité et de fureur, ainsi que le vacarme dans la chambre de soeur Julie. Une lettre de l'archevêché est arrivée ce matin, en même temps que la lettre du frère de soeur Julie, annonçant qu'un heureux événement... Dans la lettre de l'archevêché, 1e grand exorciste demande à l'abbé Flageole de communiquer par téléphone avec son secrétaire, afin de préciser certains détails concernant le cas de soeur Julie. - Depuis hier, elle n'a pas dormi ni mangé ni fait ses besoins. Elle refuse même de boire. C'est ce qu'affirment les deux nouvelles soeurs chargées de surveiller soeur Julie. Un escabeau a été placé dans le corridor, contre la porte de soeur Julie. Tour à tour, juchées sur la dernière marche, les soeurs examinent à travers la vitre du vasistas les faits et gestes de soeur Julie. Elles ont inventé un système ingénieux de poulie, de cordes et de petits paniers pour ravitailler soeur Julie et la débarrasser, à mesure, des assiettes sales et des pots de chambre. Les deux soeurs de garde sont parfaitement d'accord sur ce point. Avant même que n'éclate l'orage au-dehors, les bocaux et les fioles de pharmacie, empilés sur les tablettes, se sont mis à voltiger en tous sens dans la pièce, comme projetés par un vent furieux. Ils ont éclaté en plein vol, puis sont retombés par terre en mille miettes. Plus moyen d'en douter à présent, l'épicentre de cet orage tropical en plein mois de janvier se trouve bel et bien situé entre les murs des dames du Précieux-Sang, dans la pharmacie, plus précisément, là où est enfermée soeur Julie de la Trinité. La pluie devient très vite verglaçante. La ville est jonchée de branches d'arbres cassées, de débris de toutes sortes. Il n'y a plus ni téléphone ni électricité. Les fils se sont rompus sous le poids du verglas. Toute une ville en cristal cliquette dans le vent, comme un lustre fêlé. Quelques créatures non identifiables, têtes rentrées dans les épaules, bras au corps, glissant, pataugeant, courent à la recherche d'un abri. Deux d'entre ces créatures seront saisies au passage par l'appel muet de soeur Julie, postée à sa fenêtre comme un aimant. Tout d'abord, le Dr Painchaud. Ensuite, Marilda Sansfaçon. Léo-Z. Flageole respire de plus en plus difficilement depuis qu'il a constaté que le téléphone du couvent est coupé. Il lui faut donc agir vite et seul, sans le secours du grand exorciste, hors d'atteinte, dans la tempête. L'abbé a passé l'étole et la chape violette. Il a préparé l'eau bénite et le rituel de l'exorcisme. Mère Marie-Clotilde a fait allumer des cierges bénits dans le corridor. Un deuxième escabeau est placé contre la porte de la pharmacie. L'aumônier et la mère supérieure collent leurs visages sur la vitre du vasistas. Soeur Julie marche sur les tessons qui jonchent le plancher, sans en ressentir aucun mal, semble-t-il, bien que ses pieds soient écorchés et saignent. Ses mouvements sont désordonnés. Jetée toute vive dans un monde invisible, elle revit en quelques minutes toute son existence dans la montagne de B... - Joseph est un ange ! Il m'aime comme un ange ! Elle hurle d'une voix de tête : - Il m'a trahie comme un salaud ! Elle déchire ses vêtements, les jette à terre, les piétine et dessine des signes sur tout son corps et son visage, avec son propre sang, à pleines mains, avec la cendre noire qu'elle extrait de son scapulaire de feutre, après l'avoir déchiré avec ses dents. Elle danse et se contorsionne. Elle clame qu'elle est une renarde rousse et que le renard, « par l'odeur alléché », désire danser avec elle. Elle est si vraie et convaincante que le renard est présent là, dans la pièce, avec elle, bien qu'invisible. Elle exécute des pas de danse que l'autre, en face d'elle, mime aussi. Mère Marie-Clotilde et Léo-Z. Flageole perçoivent des pas légèrement griffus, en face de soeur Julie, suivant soeur Julie dans chacun de ses mouvements rythmés. - C'est le fox-trot, mes sœurs, interdit sous peine de péché mortel, dans tout le diocèse de Québec, par le cardinal lui-même ! Elle pousse un cri strident. - Attention ! Ils vont se marier sous vos yeux ! Les deux fox-trotteurs ! Joseph et sa Piggy-Wiggy d'Anglaise ! Soeur Julie fait volte-face, se secoue, comme si elle rejetait un poids inutile. - Regardez donc, mes révérends, comme la Piggy secoue son Joseph de mari et pour cause... Elle s'étrangle de rire. La voici assise sur le plancher parmi les tessons de verre. Elle s'applique silencieusement. On pourrait croire qu'elle tient entre ses mains une longue corde et fait des noeuds très serrés dedans. On entend siffler la corde glissant sur ses cuisses. La voix étouffée de Léo-Z. Flageole souffle contre la coiffe empesée de mère Marie-Clotilde. - Le nouage de l'aiguilette est un maléfice qui empêche le nouvel époux d'administrer le sacrement de mariage à sa nouvelle épouse. C'est un crime abominable, condamné par tous les théologiens. Heureusement que je suis là. L'aumônier soupire d'aise, évoque avec délices toutes ces longues nuits où, penché sous sa lampe de travail, de fins ciseaux de brodeuse à la main, il s'est ingénié à défaire, un par un, les nombreux noeuds que soeur Julie avait accumulés sur la corde de chanvre qui lui tient lieu de ceinture, selon les prescriptions vestimentaires des dames du Précieux-Sang. L'abbé entre en scène à son tour. Il sort de sa poche la ceinture de sœur Julie. C'est sœur Jean-Chrysostome qui la lui a remise à sa demande. Etole et chape violette. Il lance à sœur Julie la corde toute lisse, débarrassée de ses noeuds. Soeur Julie fait un saut de côté, comme si elle voyait un serpent tomber à ses pieds. L'abbé ne se tient pas de joie devant cette femme qui a peur de lui, de son pouvoir supérieur. Un partenaire est donné à soeur Julie dans son délire. Elle se retourne contre lui, l'accepte comme ennemi, désire le détruire sur-le-champ. Les mains fortes de sœur Julie serrent la gorge de Léo-Z. Flageole. Mère Marie-Clotilde appelle au secours, arrachée au théâtre de sœur Julie qu'elle suivait jusque-là passionnément, debout dans l'embrasure de la porte. Pareille à un enfant qui abandonne un jouet pour un autre, soeur Julie se détourne de l'aumônier à moitié asphyxié, tandis que la supérieure emmène l'aumônier et referme la porte à double tour. , Soeur Julie est aussitôt envahie par la mort de Philomène brûlée vive. Elle se débat contre le feu et la fumée, pousse des cris, tousse et s'étouffe, se couvre de plaies et se tord de douleur. Une voix étrangère raille à travers son ventre brûlé. - Il faut que la sorcière meure dans le désespoir. C'est' elle ! C'est ma mère. C'est moi. Je suis elle et elle est moi. Je brûle ! C'est mon tour à présent. Soeur Julie se traîne à la fenêtre, regarde à travers les barreaux ce, qu'en réalité on ne peut apercevoir du deuxième étage. Soeur Julie appelle qui elle ne voit pas, qui elle sait être là, sur le trottoir, attendant d'être appelé, afin de venir habiter de plain-pied avec elle l'espace étroit de sa possession. [...] Depuis le début de la tempête, Jean Painchaud n'a pas cessé de penser à soeur Julie de la Trinité comme à quelqu'un qui se débat au milieu de la tourmente. Vers cinq heures, il quitte l'hôpital et se dirige vers le couvent, sous des rafales de vent, des trombes d'eau et de grésil. Les rues étroites et en pente ressemblent à des patinoires criblées de trous. Ni soeur tourière, ni mère supérieure, ni aucune cornette papillonnant dans les corridors. Au loin, venant de la chapelle, des voix de femmes entonnent un psaume de pénitence. Le docteur va droit à la pièce où l'on tient soeur Julie prisonnière depuis plusieurs mois. La clef est sur la porte. Il lui parle et elle paraît ne pas entendre. Il touche du doigt le globe de son oeil sans qu'elle cille. Il voit ses brûlures. Hors d'atteinte, cette créature est hors d'atteinte, retranchée en elle-même, réduite au noyau le plus dense, le plus étroit d'elle-même. Elle vit mille morts et mille vies, loin de nous. . Le docteur se demande si une vive émotion venue de l'extérieur ne pourrait pas sauver soeur Julie, la ramener sur la terre ferme, en pleine vie normale et ordinaire, là où l'amour d'un homme ordinaire comme lui, Jean Painchaud, serait un cadeau du ciel. Il se penche sur soeur Julie, veut lui avouer qu'il l'aime comme un fou et qu'il la désire comme un homme, en pleine lumière, en pleine réalité. Il la secoue par les épaules pour la réveiller. Il faut sortir de ce couvent ! Il le faut ! Il le faut ! Tout de suite ! Vite ! Soeur Julie le regarde entre ses cils. Elle le supplie de s'approcher encore plus près, de panser ses blessures, de respirer contre sa bouche le souffle de sa détresse. Sa voix pressante, à peine audible, ressemble à celles des morts se lamentant sous terre. Elle assure que seul le contact direct d'une peau saine et compatissante pourrait le guérir de ses plaies. Le docteur se penche sur soeur Julie. Ses grandes mains fraîches et grasses, de plus en plus fiévreuses, caressent le corps blessé de soeur Julie. Il éprouve, à la limite de ses forces, toutes les plaies de soeur Julie, comme si elles étaient siennes. Doucement, il glisse avec soeur Julie, dans son enfer à elle. Jamais il ne pourra ramener cette femme sur la terre habitable. C'est elle plutôt qui l'entraînera dans un gouffre. La voici, telle qu'elle vit au plus profond des cauchemars de Jean Painchaud, superbe et maudite. Il n'a que juste la force de se relever et de reculer vers la porte. Deux yeux jaunes le regardent fixement. Une voix s'échappe du ventre de soeur Julie, se moque et ricane. - Cher trésor des âmes pieuses. Le corps mystique de Satan, c'est moi. C'est toi. C'est nous. Tu te damnes à ma place, et c'est extraordinaire comme je me sens bien à présent. Merci, cher coeur. Soeur Julie soudain guérie, lisse et blanche, s'étire sur son lit comme une chatte au soleil. Les mains du docteur sont pleines de vésicules suppurantes, pareilles à celles produites par une herbe vénéneuse.