François-René de Chateaubriand Mémoires d’outre-tombe : histoire d’une vie et d’une époque Préface testamentaire[1] des Mémoires d’outre-tombe. Comment l’auteur explique son projet ? Quels est son dessein, s’agit-il simplement de dépeindre sa vie dans sa réalité ? Sicut nubes... quasi naves... velut umbra. (Job.) Paris, 1er décembre 1833. Comme il m'est impossible de prévoir le moment de ma fin ; comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d'être surpris, m'expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l'ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire. (…) Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités, des protocoles et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J'ai été initié à des secrets de partis, de cour et d'état : j'ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J'ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J'ai fait de l'histoire, et je pouvais l'écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben−Hamet ; avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j'exerçais peut−être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire. (…) Je n'ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d'une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu ; de ses jours brillants, l'Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni, Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg ; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence ou forcés de languir en terre étrangère : lord Byron et M. Canning sont morts jeunes ; Walter Scott nous a laissés ; Goethe nous a quittés rempli de gloire et d'années. La France n'a presque plus rien de son passé si riche ; elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui−même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré. (…) En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats : Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière ; Froissard va chercher l'histoire sur les grands chemins, et l'apprend des chevaliers et des abbés, qu'il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais à compter du règne de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque. Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps, d'autant plus que j'ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. Mémoires d’outre-tombe comme un lyrisme personnel Deux passages suivants peuvent témoigner de la dimension lyrique des Mémoires. Quels thèmes abordent-ils, par quelles réflexions correspondent-ils ? Peut-on les qualifier comme la confession personnelle sincère ? Quelles sont, selon vous, les qualités poétiques du texte ? Une enfance mélancolique Livre troisième, chapitre III Mes joies de l’automne. Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux à l’abri des hommes. Un caractère moral s’attache aux scènes de l’automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s’affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l’étang, et leur perchée à l’entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j’entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d’un guéret ? je m’arrêtais pour regarder cet homme germé à l’ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l’automne : le sillon qu’il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère : je m’applaudissais d’avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines. Le soir je m’embarquais sur l’étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d’un voyageur. Elles se jouaient sur l’eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s’élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu’elles remplissaient de leur ramage confus. L’entretien avec une hirondelle : l’arrivée de la vieillesse Livre trente-huitième, chapitre III 2 juin 1833 A Bischofsheim, où j’ai dîné, une jolie curieuse s’est présentée à mon grand couvert : une hirondelle, vraie Procné, à la poitrine rougeâtre, s’est venue percher à ma fenêtre ouverte, sur la barre de fer qui soutenait l’enseigne du Soleil d’Or ; puis elle a ramagé le plus doucement du monde, en me regardant d’un air de connaissance et sans montrer la moindre frayeur. Je ne me suis jamais plaint d’être réveillé par la fille de Pandion, je ne l’ai jamais appelée babillarde, comme Anacréon ; j’ai toujours, au contraire, salué son retour de la chanson des enfants de l’île de Rhodes : « Elle vient, elle vient l’hirondelle, ramenant le beau temps et les belles années ! ouvrez, ne dédaignez pas l’hirondelle. « « François, m’a dit ma convive de Bischofsheim, ma trisaïeule logeait à Combourg, sous les chevrons de la couverture de ta tourelle ; tu lui tenais compagnie chaque année en automne, dans les roseaux de l’étang, quand tu rêvais le soir avec ta sylphide. Elle aborda ton rocher natal le jour même que tu t’embarquais pour l’Amérique, et elle suivit quelque temps ta voile. Ma grand−mère nichait à la croisée de Charlotte ; huit ans après, elle arriva à Jaffa avec toi ; tu l’as remarqué dans ton Itinéraire. Ma mère, en gazouillant à l’aurore, tomba un jour par la cheminée dans ton cabinet aux Affaires étrangères ; tu lui ouvris la fenêtre. Ma mère a eu plusieurs enfants ; moi qui te parle, je suis de son dernier nid ; je t’ai déjà rencontré sur l’ancienne voie de Tivoli dans la campagne de Rome : t’en souviens−tu ? Mes plumes étaient si noires et si lustrées ! tu me regardas tristement. Veux-tu que nous nous envolions ensemble ? « − « Hélas ! ma chère hirondelle, qui sais si bien mon histoire, tu es extrêmement gentille ; mais je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus ; je ne puis donc m’envoler avec toi. Trop lourd de chagrins et d’années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions−nous ? le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. A toi l’air et les amours, à moi la terre et l’isolement. Tu pars ; que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu’une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d’Ionie ! qu’un octobre serein te sauve du naufrage ! Salue pour moi les oliviers d’Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t’invite à mon banquet funèbre : viens au soleil couchant happer des moucherons sur l’herbe de ma tombe ; comme toi, j’ai aimé la liberté, et j’ai vécu de peu. « Mémoires d’Outre-tombe comme une fresque de l’Histoire : jugement sur Napoléon Napoléon Bonaparte apparaît régulièrement dans tout le livre. Une partie considérable des Mémoires (livres 19-24) est consacrée à l’époque napoléonienne et au personnage de Napoléon lui-même. Pourquoi l’auteur insère ces passages « historiographiques » dans ses mémoires personnelles ? Quelle est sa position vis-à-vis Napoléon Bonaparte ? En quoi se manifeste la stylisation de l’auteur ? Livre vingt-quatrième, chapitre VII Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu'il nous a ôté en force ? Pour ne pas avouer l'amoindrissement de territoire et de puissance que nous devons à Bonaparte, la génération actuelle se console en se figurant que ce qu'il nous a retranché en force, il nous l'a rendu en illustration. " Désormais ne sommes-nous pas, dit-elle, renommés aux quatre coins de la terre ? un Français n'est−il pas craint, remarqué, recherché, connu à tous les rivages ? " (…) L'illustration de notre suzerain ne nous a coûté que deux ou trois cent mille hommes par an ; nous ne l'avons payée que de trois millions de nos soldats ; nos concitoyens ne l'ont achetée qu'au prix de leurs souffrances et de leurs libertés pendant quinze années : ces bagatelles peuvent−elles compter ? Les générations venues après ne sont-elles pas resplendissantes ? tant pis pour ceux qui ont disparu ! Les calamités sous la République servirent au salut de tous ; nos malheurs sous l'empire ont bien plus fait : ils ont déifié Bonaparte ! cela nous suffit. Cela ne me suffit pas à moi, je ne m'abaisserai point à cacher ma nation derrière Bonaparte ; il n'a pas fait la France, la France l'a fait. Jamais aucun talent, aucune supériorité ne m'amènera à consentir au pouvoir qui peut d'un mot me priver de mon indépendance, de mes foyers, de mes amis ; si je ne dis pas de ma fortune et de mon honneur, c'est que la fortune ne me paraît pas valoir la peine qu'on la défende ; quant à l'honneur, il échappe à la tyrannie : c'est l'âme des martyrs ; les liens l'entourent et ne l'enchaînent pas ; il perce la voûte des prisons et emporte avec soi tout l'homme. Le tort que la vraie philosophie ne pardonnera pas à Bonaparte, c'est d'avoir façonné la société à l'obéissance passive, repoussé l'humanité vers les temps de dégradation morale, et peut−être abâtardi les caractères de manière qu'il serait impossible de dire quand les cœurs commenceront à palpiter de sentiments généreux. La faiblesse où nous sommes plongés vis−à−vis de nous−mêmes et vis−à−vis de l'Europe, notre abaissement actuel, sont la conséquence de l'esclavage napoléonien : il ne nous est resté que les facultés du joug. Bonaparte a dérangé jusqu'à l'avenir ; point ne m'étonnerais si l'on nous voyait dans le malaise de notre impuissance nous amoindrir, nous barricader contre l'Europe au lieu de l'aller chercher, livrer nos franchises au dedans pour nous délivrer au dehors d'une frayeur chimérique, nous égarer dans d'ignobles prévoyances, contraires à notre génie et aux quatorze siècles dont se composent nos mœurs nationales. Le despotisme que Bonaparte a laissé dans l'air descendra sur nous en forteresses. La mode est aujourd'hui d'accueillir la liberté d'un rire sardonique, de la regarder comme vieillerie tombée en désuétude avec l'honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n'y a rien dans le monde ; elle seule donne du prix à la vie ; dussé−je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits. Attaquer Napoléon au nom de choses passées, l'assaillir avec des idées mortes, c'est lui préparer de nouveaux triomphes. On ne le peut combattre qu'avec quelque chose de plus grand que lui, la liberté : il s'est rendu coupable envers elle et par conséquent envers le genre humain. Un monument devant l’éternité : conclusion des Mémoires d’outre-tombe. Lisez les derniers paragraphes des Mémoires d’outre-tombe. Comment l’auteur achève son chef-d’œuvre ? Dans tous les extraits que vous avez lus, quelle image Chateaubriand donne de lui-même ? Peut-on le qualifier comme une figure romantique ? Livre quarante-quatrième, chapitre IX Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie. Grâce à l'exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m'est un grand soulagement ; je sentais quelqu'un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m'avertissait qu'il ne me restait qu'un moment pour monter à bord. Si j'avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort ; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien : " J'ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Métella, sa mère, et m'exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle. " Si j'eusse été Sylla, la gloire ne m'aurait jamais pu donner le repos et la félicité. Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu'il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part, ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs. En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité. ________________________________ [1] Un texte écrit en 1833 qui ne figure pas néanmoins à la tête de la version définitive des Mémoires et qui n’est publié que dans les suppléments de l’œuvre.