20 ACTES DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE LE PROCES DE CHARLOTTE CORDAT 21 Le president : N'etiez-vous point l'amie de quelques-uns des deputes transfuges ? L'accusee : Non. Le president : Qui vous a donné le passeport avec lequel vous étes venue ä Paris ? L'accusee : Je l'avais depuis trois mois. Le president ; Quelles étaient vos intentions en tuant Marat ? L'accusee : De faire cesser les troubles et de passer en Angleterre, si je n'eusse point été arrétée. Le president : Y avait-il longtemps que vous aviez forme ce projet ? L'accusee : Depuis l'affaire du 31 mai, jour de l'arrestation des deputes du peuple... Le president ; N'avez-vous pas assisté aux conciliabules des deputes transfuges ä Caen ? L'accusee : Non. Le president : C'est done dans les journaux que vous lisiez que vous avez appris que Marat était un anarchisté. L'accusee : Oui, je savais qu'il pervertissait la France. J'ai tué un homme pour en sauver cent mille. C'etait d'ailleurs un accapareur d'argent : on a arrété ä Caen un homme qui en achetait pour lui. J'etais républicaine bien avant la Revolution, et n'ai jamais manqué ďénergie. Le president : Qu'entendez-vous par energie ? L'accusee : Ceux qui mettent 1'intérét particulier de coté, et savent se sacrifier pour leur patrie. Le president : Ne vous ětes-vous point essayée d'avance, avant de porter le coup ä Marat ? L'accusee : Oh ! le monstre, il me prend pour un assassin1 ! Le president : II est cependant prouvé par le rapport des gens de 1'art que si vous eussiez porte le coup de cette maniěre, (en long), vous ne l'auriez pas tué. L'accusee : J'ai frappé comme cela s'est trouvé. C'est un hasard... Le president : Quelles sont les personnes qui vous ont conseillé de commettre cet assassinat ? L'awiisee : Je n'aurais jamais coramis un pareil attentat par le coiiM-il des autres, c'est moi seule qui en ai concu le projet «:t qui L'ai execute. 1. Ln liulletin ajoute ä cet endroit : « Ici l'accusee parait violemment ómue. d Le president : Mais comment pensez-vous faire croire que vous n'avez point ete conseillee, lorsque vous dites que vous regardiez Marat comme la cause de tous les maux qui desolent la France, lui qui n'a cesse de demasquer les traitres et les conspirateurs ? L'accusee : II n'y a qu'a Paris ou I'on a les yeux fascines srule compte de Marat. Dans les autres departements on le regarde comme un monstre. Le president : Comment avez-vous pu regarder Marat comme un monstre, lui qui ne vous a laisse introduire chez lui que par un acte d'humaniie, parce que vous lui aviez ecrit que vous etiez persecutee ? L'accusee : Que m'importe qu'il se montre humain envers moi, si c'est un monstre envers les autres. Le president : Croyez-vous avoir tue tous les Marat ? L'accusee : Celui-ci mort, les autres auront peur, peut-etre. Un huissier du tribunal presente a l'accusee le couteau avec lequel elle avait frappe Marat. II lui est demande si elle le reconnait. line vive emotion parait sur son visage. Repoussant le couteau de la main, elle s'ecrie d'une voix alteree : « Oui, je le reconnais, je le reconnais. » Lecture est faite de deux lettres, qu'elle reconnait pour avoir ete par elle ecrites, depuis sa detention.1 La premiere est adressee a Barbaroux, depute, a Caen : Aux prisons de l'Abbaye, dans la ci-devant chambre de Brissot, le second jour de la preparation a la paix. Vous avez desire, citoyen, le detail de mon voyage, je ne vous ferai point grace de la moindre anecdote. J'etais avec de bona montagnards, que j'ai laisse parler tout leur content, et leurs propos, aussi sots que leurs personnes, ne servirent qu'a m'en-dormir : je ne me reveillai pour ainsi dire qu'a Paris. Un de nos voyageurs, qui aime sans doute les femmes dormantes, me prit pour la fille d'un de ses anciens amis, me supposa une fortune que je n'ai pas, me donna un nom que je n'avais jamais entendu, et enfin m'offrit sa fortune et sa main. Quand 1. C'eBt Fouquier-Tinville lui-meme, et non pas le greffier, qui en fit lecture. 22 actes du tribunal revolutionnaire le proces de charlotte cordat 23 je fus ennuyee de ses propos, « Nous jouons parfaitement la comedie, lui dis-je, il est malheureux, avee tant de talent, de n'avoir point de spectateurs, je vais chercher nos compagnons de voyage pour qu'ils prennent leur part du divertissement. » Je le laissai de bien mauvaise humeur. La nuit, il chanta des chansons plaintives, propres ä exciter le sommeil. Je le quittai enfin ä Paris, refusant de lui donner mon adresse, ni celle de mon pere ä qui il voulait me demander ; il me quitta de bien mauvaise humeur. Le croiriez-vous ? Fauchet est en prison comme mon complice, lui, qui ignorait mon existence. Mais on n'est guere content de n'avoir qu'une femme sans consequence ä offrir aux mänes de ce grand homme. Pardon, 6 humains ! Ce mot deshonore votre espece : c'etait une bete feroce qui allait devorer le reste de la France par le feu de la guerre civile. Maintenant, vive la paix ! Gräce au ciel, il n'etait pas frangais. Quatre membres se trouverent ä mon premier interrogatoire1. Chabot avait l'air d'un fou. Legendre voulait m'avoir vue le matin chez lui, moi qui n'ai jamais songe ä cet homme ; je ne lui crois pas d'assez grands moyens pour etre le tyran de son pays, et je ne pretendais pas punir tant de monde. Tous ceux qui me voyaient pour la premiere fois pretendaient me connaitre des longtemps. Je crois que l'on a imprime les dernieres paroles de Marat, je doute qu'il en ait profere ; mais voilä les dernieres qu'il m'a dites. Apres avoir ecrit vos noms ä tous, et ceux des administrateurs du Calvados qui sont ä Evreux, il me dit pour me consoler, que dans peu de jours, il vous ferait tous guillo-tiner ä Paris. Ces derniera mots deciderent de son sort...2 J'avoue que j'ai employe un artifice perfide pour l'attirer ä me recevoir. Tous les moyens sont bons dans une telle circons-tance. Je comptais, en partant de Caen, le sacrifier sur la cime de la Montagne, mais il n'allait plus ä la Convention. Je voudrais avoir conserve votre lettre, on aurait mieux connu que je n'avais pas de complice, enfin cela s'eclaircira. Nous sommes si bons republicains ä Paris que l'on ne congoit pas comment une femme inutile, dont la plus longue vie ne serait bonne ä rien, peut se 1. Ce premier interrogatoire eut lieu dans le 6alon de Marat, ä peine une heure apres l'assassinat. En plus de Chabot et de Legendre y etaient presents i-onvi'iitionnels Maure et Drouet. 2. « A la lecture de ces mots, note le Bulletin, 1'accusee semblait encore toiseiitir une ccrtaine satisfaction. » sacrifier de sang-froid pour sauver tout son pays. Je m'attendais bien ä mourir dans l'instant ; des hommes courageux et vraiment au-dessus de tout eloge, m'ont preservee de la fureur bien excusable des malheureux que j'avais faits. Comme j'etais vraiment de sang-froid, je souffris des cris de quelques femmes, mais qui sauve la patrie ne s'apercoit pas de ce qu'il en coüte. Puisse la paix s'etablir aussitot que je le desire ! Voilä un grand preliminaire, sans cela nous ne l'aurions jamais eue. Je jouis, delicieusement, de la paix depuis deux jours, le bonheur de mon pays fait le mien : il n'est point de devouement dont on ne retire plus de jouissances, qu'il n'en coüte ä s'y decider. Je vous prie, citoyen, vous et vos collegues, de prendre la defense de mes parents et amis, si on les inquietait. Je ne dis rien ä mes chers amis aristocrates, je conserve leur souvenir dans mon cceur. Je n'ai jamais hau qu'un seul etre, et j'ai fait voir avec quelle violence, mais il en est mille que j'aime encore plus que je ne le ha'issais. Une imagination vive, un coeur sensible promettait une vie bien orageuse, je prie ceux qui me regrette-raient de le considerer, et ils se rejouiront de me voir jouir du repos dans les Champs-Elysees avec Brutus et quelques anciens. Pour les modernes, il est peu de vrais patriotes qui sachent mourir pour leur pays, presque tout est egoisme. Quel triste peuple pour former une republique ! Je suis on ne peut mieux dans ma prison, les concierges sont les meilleurs gens possible : on m'a donne des gendarmes pour me preserver de l'ennui. J'ai trouve cela fort bien pour le jour, et fort mal pour la nuit. Je me suis plainte de cette indecence, le Comite n'a pas juge ä propos d'y faire attention, je crois que c'est de l'invention de Chabot : il n'y a qu'un capucin qui puisse avoir ces idees 1 ; je passe mon temps ä ecrire des chansons...2 L'on m'a transferee ä la Conciergerie et ces messieurs du grand jury 8 m'ont promis de vous envoyer ma lettre, je continue done. J'ai prete un long interrogatoire, je vous prie de vous le procurer, s'il est rendu public. J'avais une adresse sur moi lors de mon arrestation, aux amis de la paix ; je ne puis vous l'envoyer, 1. « Ici, note encore le Bulletin, 1'accusee ne put s'empecher de rire, lors-que l'accusateur public en fit lecture. » 2. « Cette lettre parait avoir ete ecrite jusqu'ici, le 15. La septieme page et la suivante sont blanches. Corday d'Armont a continue sur la neuvieme page lorsqu'elle a ete ä la Conciergerie. » (Note du Bulletin). 3. Le « grand jury » en question est celui qui avait interroge Charlotte Corday : le president Montane, Fouquier-Tinville et le greffier Wolff. 24 actes du tribunal revolutionnaire le proces de charlotte cordat 25 j'en demanderai la publication, je crois bien en vain. J'avais une idee hier au soir de faire hommage de mon portrait au departement du Calvados, mais le Comite de salut public, a qui je Favais demande, ne m'a point repondu1, et maintenant il est trop tard. Je vous prie, citoyen, de faire part de ma lettre au citoyen Bougon, procureur-general-syndic du departement ; je ne la lui adresse pas pour plusieurs raisons, d'abord je ne suis pas sure que dans ce moment il soit a Evreux ; je crains de plus qu'etant naturellement sensible, il ne soit afflige de ma mort, je le crois cependant assez bon citoyen pour se consoler dans l'espoir de la paix ; je sais combien il la desire, et j'espere qu'en la facilitant, j'ai rempli ses voeux2. Si quelques amis demandaient communication de cette lettre, je vous prie de ne la refuser a personne. II faut un defenseur, c'est la regie, j'ai pris le mien sur la Montague, c'est Gustave Doulcet. J'imagine qu'il refusera cet honneur, cela ne lui donnait cependant guere d'ouvrage 3. J'ai pense demander Robespierre ou Cliabot. Je demanderai a disposer du reste de mon argent, et alors je l'offre aux femmes et aux enfants des braves habitants de Caen partis pour delivrer Paris. II est bien etonnant que le peuple m'ait laisse conduire de l'Abbaye a la Conciergerie, c'est une preuve nouvelle de sa moderation, dites-le a nos bons habitants de Caen, ils se per- mettent quelquefois de petites insurrections que l'on ne contient pas si facilement. C'est demain ä huit heures que l'on me juge, probablement ä midi j'aurai vecu, pour parier le langage romain. On doit croire ä la valeur des habitants du Calvados puisque les femmes meme de ce pays sont capables de fermete. Au reste, j'ignore comment se passeront les derniers moments, et c'est la fin qui couronne l'oeuvre. Je n'ai point besoin d'affecter d'insen-sibilite sur mon sort, car jusqu'ä cet instant je n'ai pas la moindre crainte de la mort. Je n'estimai jamais la vie que par l'utilite dont eile devait etre. Marat n'ira point au Pantheon, il le meritait pourtant bien. Je vous charge de recueillir les pieces propres ä faire son oraison funebre... Je vais ecrire un mot ä papa. Je ne dis rien ä mes autres amis, je ne leur demande qu'un prompt oubli : leur affliction deshonorerait ma memoire. Dites au general Wimpfen que je crois lui avoir aide ä gagner plus d'une bataille, en facilitant la paix1. Adieu, citoyen, je me recommande au souvenir des vrais amis de la paix. Les prisonniers de la Conciergerie, loin de m'injurier comme ceux des rues, avaient l'air de me plaindre. Le malheur rend toujours compatissant, c'est ma derniere reflexion. Mardi 16, a huit heures du soir. 1. Cf. la lettre publiee p. 29. 2. Jean-Hippoiyte Bougon de Longrais, age de vingt-huit ans ä l'epoque, mis par la suite hors la loi comme federaliste et guillotine le 4 Janvier 1794, etait compris au nombre de ces « amoureux » que la rumeur publique tenait ä attribuer 6uccessivement ä Charlotte Corday. 3. Gustave Doulcet de Pontecoulant, le neveu de Madame de Pontecoulant, coadjutrice de Fabbesse de l'abbaye aux Dames ou fut elevee Charlotte Corday (c'est lä qu'elle avait fait sa connaissance) n'etait nullement un monta-gnard. Sympathisant actif des girondins il sera un des 73 protestataires de-cretes d'arrestation le 3 octobre 1793. Refugie en Suisse, il expliquera par la suite que le gendarme, charge de lui porter la lettre par laquelle Fouquier-Tinville lui notifiait le choix que Charlotte Corday avait fait de lui pour son defenseur, ne put le trouver ; car, menace d'etre proscrit ä cause de ses liaisons avec les deputes girondins, il ne rentrait plus ä son domicile. Ce ne fut que le 20 juillet, soit quatre jours apres l'execution, qu'il recut la lettre. Charlotte Corday qui ignorait tous ces details, sur le point de marcher ä Fechafaud, lui ecrivit le billet suivant : « A Doulcet-Pontecoulant. Doulcet-Pontecoulant est un lache d'avoir refuse de me defendre lorsque la chose etait si facile. Celui qui l'a fait [Chauveau-Lagarde, cf. infra] s'en est acquitte avec toiiie dis;nite possible. Je lui en conserverai ma reconnaissance jus-qu'uii dcriiini- moment. — Marie Cohday. » i La seconde est adressee a son pere : i Pardonncz-moi, mon cher papa, d'avoir dispose de mon exis- i tence sans votre permission. J'ai venge bien d'inuocentes victimes, i j'ai prevenu bien d'autres desastres. Le peuple, un jour desabuse, i se rejouira d'etre delivre d'un tyran. Si j'ai cherehc a vous persuader que je passais en Angleterre, c'est que j'esperais garder 1'incognito, mais j'en ai reconnu 1'impossibilite. J'espere que vous ne serez point tourmente. En tout cas, je crois que vous auriez des defenseurs a Caen. J'ai pris pour defenseur Gustave Doulcet : un tel attentat ne perniet nulle defense, c'est 1. Le baron de Wimpfen, officier en retraite et ancien depute ä PAssemblee Constituante, avait pris le commandemcnt de P « arraee » recratee par les deputes proscritB. Ses troupes se firent piteusement battre pres de Vernon par les Parisiens qui entrerent en triomphateurs ä Caen. Le baron se refugla en Angleterre et revint en France sous le Consulat. 26 ACTES DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE LE PROCES DE CHARLOTTE CORDAT 27 pour la forme. Adieu, mon eher papa, je vous prie de m'oublier, ou plutöt de vous réjouir de mon sort, la cause en est belle. J'embrasse ma soeur que j'aime de tout mon coeur, ainsi que tous mes parents. N'oubliez pas ce vers de Corneille : Le crime fait la honte, et non pas 1'éehafaud.1 Cest demain ä huit heures, qu'on me juge. Ce 16 juillet. La lecture terminée, Fouquier-Tinville, en quelques mots, resume les débats. Le president annonce : « Le défenseur a la parole. » Chauveau-Lagarde écrira plus tard dans ses Souvenirs : A ces derniers mots, et quand je me fus levé pour parier, on entendit d'abord dans l'assemblee un bruit sourd et confus, comme de stupeur, et puis ensuite, si l'on peut s'exprimer de la sorte, comme un silence de mort qui me glaga jusqu'au fond des entrailles. Pendant que l'accusateur public parlait, les jurés me faisaient dire de garder le silence, et le president, de me borner ä soutenir que 1'accusée était folie, us désiraient tous que je l'humiliasse.2 Quant ä eile, son visage était toujours le méme. Seulement eile me regardait de maniere ä m'annoncer qu'elle ne voulait pas étre justifiée. Je ne pouvais ďailleurs en douter, ďaprěs les débats, et cela était impossible puisqu'il y avait, indépen-damment de ses aveux, la preuve legale ďun homicide avec premeditation. Cependant bien décidé ä remplir mon devoir, je ne voulais rien dire que ma conscience et 1'accusée pussent désavouer, et tout ä coup 1'idée me vint de me borner ä une seule observation qui, dans une assemblée du peuple ou de législateurs, aurait pu servir ďélément ä une defense complete, et je dis : « L'accusee avoue avec sang-froid, l'horrible attentat qu'elle a commis ; eile en avoue avec sang-froid la longue premeditation, 1. Ce vers n'appartient pas au grand Corneille, mais ä son frěre Thomas, dans sa trěs mediocre tragédie Le comte d'Essex. 2. Inexact, du moins en ce qui concerne Montane. C'etait de 6a part une ultimo tentative de sauver 1'accusée. II s'arrangea méme pour modifier, frau-duleusemeiil, le texte d'une des questions adressées aux jurés afin de leur permcltn: dr. declarer qu'elle avait agi en état de démence. Reconnue folie, Cluirlutte Corday pouvait étre condamnée ä la réclusion perpétuelle a la buiuütrierc... ul en sortir triomphalement, trěs exactement un an aprěs. eile en avoue les circonstances les plus affreuses : en un mot, eile avoue tout et ne cherche pas meme ä se justifier. Voilä, citoyens jures, sa defense tout entiere. Ce calme imperturbable et cette entiere abnegation de soi-meme qui n'annoncent aucun remords, et pour ainsi dire en presence de la mort meme, ce calme et cette abnegation, sublimes sous un rapport, ne sont pas dans la nature, ils ne peuvent s'expliquer que par l'exaltation 1 du fanatisme politique qui lui a mis le poignard ä la main. Et I e'est ä vous, citoyens jures, ä juger de quel poids doit etre cette I consideration morale, dans la balance de la justice. Je m'en : rapporte ä votre prudence 1. » Le jury ayant reconnu que l'accusee avait commis I'assassinat « avec des intentions criminelles et premeditees »2, le tribunal condamna Charlotte Corday ä la peine de mort et ordonna qu'elle I serait conduite au lieu de l'execution revetue d'une chemise rouge reservee aux parricides. 3 ^ 1. Le discours de Chauveau-Lagarde semble avoir grandement decu les partisans de l'accusee (et ils etaient nombreux dans le public qui assistait a l'audience). L'un d'eux ecrira par la suite : « Je me representais depuis long-temps ce qu'il [le defenseur] avait ä dire et les points sur lesquels il pouvait I rouler la defense. Sans doute la demence etait le premier qui düt s'offrir ä tout individu charge de cette täche, e'est aussi celui qu'il saisit ; mais je le demande ä tous ceux qui ont entendu son discours, ä tous ceux qui l'ont lu, la position de l'accusee n'offrait-elle pas d'autres moyens ? Etait-ce a quelques f expressions froides et decolorees que pouvait se borner la defense d'un etre dont tant de passions caracterisaient les erreurs, dont une famille deplorait le fatal enthousiasme, et qui s'avangait au-devant de la mort avec un courage i sublime ou le desespoir n'entrait pour rien ? Quant ä moi, il me semblait i qu'on pouvait chercher ä emouvoir l'Sme de ces jures qui s'etaient montres ! impassibles jusqu'alors contre les malheureux designes ä leurs coups, mais que l'aspect d'une femme jeune et belle aurait peut-etre ebranles. Je sais le I peu d'espoir qu'il y avait d'obtenir ce resultat, je sais encore que la defense i Offerte sous ce point de vue, pouvait, devait meme conduire a la mort celui qui l'aurait presentee, mais si je m'en etais charge, certainement j'aurais mis I de cote toute consideration etrangere, et j'aurais fait tous mes efforts, au peril I meme de ma vie, pour soustraire du moins ä l'echafaud, l'infortunee dont ! l'interet m'aurait ete confie. Ces reflexions, je ne fus pas le seul ä les faire, et et je les entendis exprimees au tribunal meme, d'une maniere assez energi-que. s> (Monnel, Memoires d'un pretre regicide, T. II, p. 37-38). 2. La question posee au jury portait : « L'a-t-elle fait avec premeditation et des intentions criminelles et contre-revolutionnaires ? » Le president Montane lui avait substitue celle-ci : « L'a-t-elle fait avec des intentions criminelles et premeditees ? » (cf. supra la note de la page precedente). 3. Un representant du peuple etait considere comme pere de la patrie. C'est i. pourquoi les neuf Orleanais qui avaient quelque peu malmene le depute Bourbon, l'avaient revetue egalement pour aller ä l'echafaud. 28 actes du tribunal revolutionn MW! Pieces annexes : Adresse aux Francis amis des lois et de la paix Jusqu'a quand, 6 malheureux Frangais, vous plairez-vous dans le trouble et dans les divisions ? Assez et trop longtcmps des factieux, des scelerats, ont mis l'interet de leur ambition a la place de l'interet general ; pourquoi, victimes de leur fureur, vous aneantir vous-memes, pour etablir le desk de leur tyrannie sur les mines de la France ? Les factions eclatent de toutes parts, la Montagne triomphe par le crime et 1'oppression, quelques monstres abreuves de notre sang conduisent ces detestables complots... Nous travail-lons a notre propre perte avec plus de zele et d'energie que 1'on n'en mit jamais a conquerir la liberte ! O Frangais, encore un peu de temps, et il ne restera de vous que le souvenir de votre existence ! Deja les departements indignes marchent sur Paris, deja le feu de la discorde et de la guerre civile embrase la moitie de ce vaste empire ; il est encore un moyen de l'eteindre, mais ce moyen doit etre prompt. Deja, le plus vil des scelerats, Marat, dont le nom seul presente l'image de tous les crimes, en tombant sous le fer vengeur, ebranle la Montagne et fait palir Danton, Robespierre, ces autres brigands assis sur ce trone sanglant, enviroimes de la foudre, que les dieux vengeurs de 1'humanite ne suspendent sans doute que pour rendre leur chute plus eclatante, et pour effrayer tous ceux qui seraient tentes d'etablir leur fortune sur les ruines des peuples abuses ! Frangais ! vous connaissez vos ennemis, levez-vous ! marchez ! que la Montagne aneantie ne laisse plus que des freres, des amis ! J'ignore si le ciel nous reserve un gouvernement republicain, iiiaia il. ns pent nous donner un Montagnard pour maitre que (laiw IVxces de ses vengeances... O France ! ton repos depend de I. IU:
  • :i:e par Charlotte Corday le second jour de son arrivee ä Paria, vundrcdi 12 jnillet 1793, et trouvee sur eile lors de son arrestation, pliee en liuit et (.-acliei! mi creux de sa poitrine. le prqces de charlotte corday 29 l'execution des lois ; je n'y porte pas atteinte en tuant Marat; condamne par l'univers, il est hors la loi. Quel tribunal me jugera ? Si je suis coupable, Alcide 1'etait done lorsqu'il detrui-sait les monstres !...1 O ma patrie ! Tea infortunes dechirent mon cosur ; je ne puis t'offrir que ma vie ! et je rends grace au ciel de la liberte que j'ai d'en disposer ; personne ne perdra par ma mort ; je n'imi-terai point Paris 2 en me tuant. Je veux que mon dernier soupir soit utile ä nies concitoyens, que ma tete portee dans Paris soit un signe de ralliement pour tous les amis des lois ! que la Montagne chancelante voit sa perte ecrite avec mon sang ! que je sois leur derniere victime, et que l'univers venge declare que j'ai bien merite de 1'humanite ! Au reste, si l'on voyait ma conduite d'un autre ceil, je m'en inquiete peu. Qu'ä l'univers surpris cette grande action Soit un objet d'horrcur ou d'admiration, Mon esprit, peu jaloux de vivre en la memoire, Ne considere point le reproche on la gloire. Toujours independant et toujours citoyen, Mon devoir me suffit, tout le reste n'est rien. Allez, ne songez plus qu'ä sortir de l'esclavage !8 Mes parents et amis ne doivent point etre inquietes, personne ne savait mes projets. Je joins mon extrait de bapteme ä cette adresse, pour montrer ce que peut la plus faible main conduite par un entier devouement. Si je ne reussis pas dans mon entre-prise, Frangais ! je vous ai montre le chemin, vous connaissez vos ennemis ; levez-vous ! marchez ! frappez ! Requete de Charlotte Cordat aux citoyens composant le comite de surfte generale Puisque j'ai encore quelques instants ä vivre, pourrais-je esperer, citoyens, que vous me permettrez de me faire peindre ? 1. Charlotte Corday connait done ce nom (un des noms) d'Hercule. 2. Le meurtrier du conventionnel Lepelletier de Saint-Fargeau. 3. Voltaire, La Mort de Cesar. 30 ACTES DU TRIBUNAL EEVOLUTIONNAIRE Je voudrais laisser cette marque de mon souvenir ä mes amis. D'ailleurs comme on cherit l'image des bons citoyens, la curiosite fait quelquefois rechercher celle des grands criminels, ce qui sert ä perpetuer l'horreur de leurs crimes. Si vous daignez faire attention ä ma demande, je vous prie de m'envoyer demain matin un peintre en miniature. Je vous renouvelle la priere de me laisser dormir seule1. Croyez, je vous prie, ä ma reconnaissance. Marie Corday2. J'entends sans cesse crier dans la rue l'arrestation de Fauchet, mon complice. Je ne l'ai jamais vu que par la fenetre, et il y a deux ans. Je ne l'aime ni l'estime ; je lui ai toujours cru une imagination exaltee et nulle fermete de caractere. C'est l'homme du monde ä qui j'aurais le moins volontiers confie un projet. Si cette declaration peut lui servir, j'en certifie la verite. Corday. APRfiS LE VERDICT Pendant qu'on jugeait Charlotte Corday, un peintre, l'Allemand Hauer, present ä Vaudience, s'etait mis ä esquisser son portrait. L'ayant remarque, eile se tourna de son cote pour lui rendre la besogne plus facile. « Apres sa condamnation, raconte dans ses Souvenirs de la Terreur Georges Duval, qui avait personnellement connu Hauer \ eile le fit appeler dans la piece oü on 1'avait fait retirer en attendant l'execution. Elle demanda ä voir le portrait, trouva que la ressemblance n'etait pas tout ä fait exacte, et offrit, pour le terminer, de poser pendant les courts instants qui lui restaient ä vivre. Pendant que le peintre s'occupait du travail, Charlotte parla de choses indifferentes ; eile parla aussi avec chaleur de Taction qu'elle avait faite, et s'applaudit d'avoir delivre la France d'un monstre tel que Marat2. Quand le peintre eut fini, eile se montra cette fois entierement satisfaite de la ressemblance, et le pria d'en faire une copie pour l'envoyer ä sa famille. Du reste, eile ne cessa de faire paraitre en ces terribles moments une tranquil-lite et une liberte d'esprit admirables. Au bout d'une heure et demie, on frappa doucement ä une petite porte placee derriere Charlotte Corday. On ouvrit, et le bourreau se presenta. Charlotte se retourna, et voyant les ciseaux et la chemise rouge, eile ne put se defendre d'une legere emotion : Quoi ! dejä ! s'ecria-t-elle. Puis, s'adressant au peintre : « Monsieur, je ne sais comment vous remercier de l'interet que vous me temoignez, et du soin que vous avez bien voulu prendre. 1. Un gendarme a ele place en permanence dans sa cellule. 2. Ses prenoms etaient : Marie-Anne-Charlotte. Le premier semble avoir eu sa preference. 1. « C'est de lui que je tiens ces details. » (Note de Duval). 2. T. Ill, p. 356-358.