Emile Zola Le docteur Pascal roman Beg F _ Emile Zola 1840-1902 Les Rougon-Macquart Le docteur Pascal roman La Bibliothěque électronique du Quebec Collection A tons les vents Volume 30 : version 2.01 2 Les Rougon-Macquart Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire 1. La fortune des Rougon. 2. La curée. 3. Le ventre de Paris. 4. La conquéte de Plassans. 5. La faute de ľ abbé Mouret. 6. Son Excellence Eugene Rougon. 7. L'assommoir. 8. Une page ď amour. 9. Nana. 10. Pot-Bouille. 11. Au Bonheur des Dames. 12. La joie de vivre. 13. Germinal. 14. L'oeuvre. 15. La terre. 16. Le réve. 17. La bete humaine. 18. Ľ argent. 19. La debacle. 20. Le docteur Pascal. 3 Le docteur Pascal 4 A la memoire de ma mere et a ma chere femme je dedie ce roman qui est le resume et la conclusion de toute mon oeuvre. 5 I Dans la chaleur de l'ardente apres-midi de juillet, la salle, aux volets soigneusement clos, etait pleine d'un grand calme. II ne venait, des trois fenetres, que de minces fleches de lumiere, par les fentes des vieilles boiseries ; et c'etait, au milieu de l'ombre, une clarte tres douce, baignant les objets d'une lueur diffuse et tendre. II faisait la relativement frais, dans l'ecrasement torride qu'on sentait au-dehors, sous le coup de soleil qui incendiait la facade. Debout devant l'armoire, en face des fenetres, le docteur Pascal cherchait une note, qu'il y etait venu prendre. Grande ouverte, cette immense armoire de chene sculpte, aux fortes et belles ferrures, datant du dernier siecle, montrait sur ses planches, dans la profondeur de ses flancs, un amas extraordinaire de papiers, de dossiers, de manuscrits, s'entassant, debordant, pele-mele. II 6 y avait plus de trente ans que le docteur y jetait toutes les pages qu'il ecrivait, depuis les notes breves jusqu'aux textes complets ses grands travaux sur Pheredite. Aussi les recherches n'y etaient-elles pas toujours faciles. Plein de patience, il fouillait, et il eut un sourire, quand il trouva enfm. Un instant encore, il demeura pres de l'armoire, lisant la note, sous un rayon dore qui tombait de la fenetre du milieu. Lui-meme, dans cette clarte d'aube, apparaissait, avec sa barbe et ses cheveux de neige, d'une solidite vigoureuse bien qu'il approchat de la soixantaine, la face si fraiche, les traits si fins, les yeux restes limpides, d'une telle enfance, qu'on l'aurait pris, serre dans son veston de velours marron, pour un jeune homme aux boucles poudrees. - Tiens ! Clotilde, fmit-il par dire, tu recopieras cette note. Jamais Ramond ne dechiffrerait ma satanee ecriture. Et il vint poser le papier pres de la jeune fille, qui travaillait debout devant un haut pupitre, dans Pembrasure de la fenetre de droite. 7 - Bien, maitre ! répondit-elle. Elle ne s'etait pas méme retournée, tout entiěre au pastel qu'elle sabrait en ce moment de larges coups de crayon. Pres d'elle, dans un vase, fleurissait une tige de roses trémiěres, ďun violet singulier, zébré de jaune. Mais on voyait nettement le profil de sa petite téte rondě, aux cheveux blonds et coupés court, un exquis et sérieux profil, le front droit, plissé par 1'attention, l'oeil bleu ciel, le nez fin, le menton ferme. Sa nuque penchée avait surtout une adorable jeunesse, d'une fraicheur de lait, sous for des frisures folles. Dans sa longue blouse noire, eile était trěs grande, la taille mince, la gorge menue, le corps souple, de cette souplesse allongée des divines figures de la Renaissance. Malgré ses vingt-cinq ans, eile restait enfantine et en paraissait á peine dix-huit. -Et, reprit le docteur, tu remettras un peu d'ordre dans l'armoire. On ne s'y retrouve plus. - Bien, maitre ! répéta-t-elle sans lever la téte. Tout á l'heure ! Pascal était revenu s'asseoir á son bureau, á 8 P autre bout de la salle, devant la fenetre de gauche. C'etait une simple table de bois noir, encombree, elle aussi, de papiers, de brochures de toutes sortes. Et le silence retomba, cette grande paix a demi obscure, dans Pecrasante chaleur du dehors. La vaste piece, longue d'une dizaine de metres, large de six, n'avait d'autres meubles, avec Parmoire, que deux corps de bibliotheque, bondes de livres. Des chaises et des fauteuils antiques trainaient a la debandade ; tandis que, pour tout ornement, le long des murs, tapisses d'un ancien papier de salon Empire, a rosaces, se trouvaient cloues des pastels de fleurs, aux colorations etranges, qu'on distinguait mal. Les boiseries des trois portes, a double battant, celle de P entree, sur le palier, et les deux autres, celle de la chambre du docteur et celle de la chambre de la jeune fille, aux deux extremites de la piece, dataient de Louis XV, ainsi que la corniche du plafond enfume. Une heure se passa, sans un bruit, sans un souffle. Puis, comme Pascal, par distraction a son travail, venait de rompre la bande d'un journal oublie sur sa table, le Temps, il eut une legere 9 exclamation. - Tiens ! ton pere qui est nomme directeur de VEpoque, le journal republicain a grand succes, ou Ton publie les papiers des Tuileries ! Cette nouvelle devait etre pour lui inattendue, car il riait d'un bon rire, a la fois satisfait et attriste ; et, a demi-voix, il continuait: - Ma parole ! on inventerait les choses, qu'elles seraient moins belles... La vie est extraordinaire... II y a la un article tres interessant. Clotilde n'avait pas repondu, comme a cent lieues de ce que disait son oncle. Et il ne parla plus, il prit des ciseaux, apres avoir lu Particle, le decoupa, le colla sur une feuille de papier, ou il l'annota de sa grosse ecriture irreguliere. Puis, il revint vers l'armoire, pour y classer cette note nouvelle. Mais il dut prendre une chaise, la planche du haut etait si haute qu'il ne pouvait l'atteindre, malgre sa grande taille. Sur cette planche elevee, toute une serie d'enormes dossiers s'alignaient en bon ordre, 10 classes methodiquement. C'etaient des documents divers, feuilles manuscrites, pieces sur papier timbre, articles de journaux decoupes, reunis dans des chemises de fort papier bleu, qui chacune portait un nom ecrit en gros caracteres. On sentait ces documents tenus ä jour avec tendresse, repris sans cesse et remis soigneusement en place ; car, de toute l'armoire, ce coin-lä seul etait en ordre. Lorsque Pascal, monte sur la chaise, eut trouve le dossier qu'il cherchait, une des chemises les plus bourrees, ou etait inscrit le nom de « Saccard », il y ajouta la note nouvelle, puis repla^a le tout ä sa lettre alphabetique. Un instant encore, il s'oublia, redressa complaisamment une pile qui s'effondrait. Et, comme il sautait enfm de la chaise : - Tu entends ? Clotilde, quand tu rangeras, ne touche pas aux dossiers, la-haut. - Bien, maitre ! repondit-elle pour la troisieme fois, docilement. II s' etait remis ä rire, de son air de gaiete naturelle. il - C'est defendu ! - Je le sais, maitre ! Et il referma l'armoire d'un vigoureux tour de clef, puis il jeta la clef au fond d'un tiroir de sa table de travail. La jeune fille etait assez au courant de ses recherches pour mettre un peu d'ordre dans ses manuscrits ; et il 1'employ ait volontiers aussi ä titre de secretaire, il lui faisait recopier ses notes, lorsqu'un confrere et un ami, comme le docteur Ramond, lui demandait la communication d'un document. Mais eile n'etait point une savante, il lui defendait simplement de lire ce qu'il jugeait inutile qu'elle connüt. Cependant, 1'attention profonde ou il la sentait absorbee, fmissait par le surprendre. - Qu'as-tu done ä ne plus desserrer les levres ? La copie de ces fleurs te passionne ä ce point ! Cetait encore la un des travaux qu'il lui confiait souvent, des dessins, des aquarelles, des pastels, qu'il joignait ensuite comme planches ä ses ouvrages. Ainsi, depuis cinq ans, il faisait des experiences tres curieuses sur une collection de 12 roses trémiěres, toute une série de nouvelles colorations, obtenues par des fécondations artificielles. Elle apportait, dans ces sortes de copies, une minutie, une exactitude de dessin et de couleur extraordinaire ; á ce point qu'il s'emerveillait toujours d'une telle honnéteté, en lui disant qu'elle avait «une bonne petite caboche rondě, nette et solide ». Mais, cette fois, comme il s'approchait pour regarder par-dessus son épaule, il eut un cri de comique fureur. - Ah ! va te faire fiche ! te voilá partie pour l'inconnu !... Veux-tu bien me déchirer 9a tout de suite ! Elle s'etait redressée, le sang aux joues, les yeux flambants de la passion de son oeuvre, ses doigts minces tachés de pastel, du rouge et du bleu qu'elle avait écrasés. - Oh ! maitre ! Et dans ce «maitre», si tendre, d'une soumission si caressante, ce terme de complet abandon dont elle Pappelait pour ne pas 13 employer les mots d'oncle ou de parrain, qu'elle trouvait betes, passait pour la premiere fois une flamme de revolte, la revendication d'un etre qui se reprend et qui s'affirme. Depuis pres de deux heures, eile avait repousse la copie exacte et sage des roses tremieres, et eile venait de jeter, sur une autre feuille, toute une grappe de fleurs imaginaires, des fleurs de reve, extravagantes et süperbes. C'etait ainsi parfois, chez eile, des sautes brusques, un besoin de s'echapper en fantaisies folles, au milieu de la plus precise des reproductions. Tout de suite eile se satisfaisait, retombait toujours dans cette floraison extraordinaire, d'une fougue, d'une fantaisie telles que jamais eile ne se repetait, creant des roses au coeur saignant, pleurant des larmes de soufre, des lis pareils ä des urnes de cristal, des fleurs meme sans forme connue, elargissant des rayons d'astre, laissant flotter des corolles ainsi que des nuees. Ce jour-la, sur la feuille sabree ä grands coups de crayon noir, c'etait une pluie d'etoiles pales, tout un ruissellement de petales infmiment doux ; tandis que, dans un coin, un 14 epanouissement innome, un bouton aux chastes voiles, s'ouvrait. - Encore un que tu vas me clouer la ! reprit le docteur en montrant le mur, ou s'alignaient deja des pastels aussi etranges. Mais qu'est-ce que 9a peut bien representee je te le demande ? Elle resta tres grave, se recula pour mieux voir son oeuvre. - Je n'en sais rien, c'est beau. A ce moment, Martine entra, 1'unique servante, devenue la vraie maitresse de la maison, depuis pres de trente ans qu'elle etait au service du docteur. Bien qu'elle eut depasse la soixantaine, elle gardait un air jeune, elle aussi, active et silencieuse, dans son eternelle robe noire et sa coiffe blanche, qui la faisait ressembler a une religieuse, avec sa petite figure bleme et reposee, ou semblaient s'etre eteints ses yeux couleur de cendre. Elle ne parla pas, alia s'asseoir a terre devant un fauteuil, dont la vieille tapisserie laissait passer le crin par une dechirure ; et, tirant de sa 15 poche une aiguille et un echeveau de laine, eile se mit ä la raccommoder. Depuis trois jours, eile attendait d'avoir une heure, pour faire cette reparation qui la hantait. -Pendant que vous y etes, Martine, s'ecria Pascal plaisamment, en prenant dans ses deux mains la tete revoltee de Clotilde, recousez-moi done aussi cette caboche-la, qui a des fuites. Martine leva ses yeux pales, regarda son maitre de son air habituel d'adoration. - Pourquoi Monsieur me dit-il cela ? -Parce que, ma brave fille, je crois bien que e'est vous qui avez fourre lä-dedans, dans cette bonne petite caboche ronde, nette et solide, des idees de 1'autre monde, avec toute votre devotion. Les deux femmes echangerent un regard d'intelligence. - Oh ! Monsieur, la religion n'a jamais fait de mal ä personne... Et, quand on n'a pas les memes idees, il vaut mieux n'en pas causer, bien sür. II se fit un silence gene. C'etait la seule divergence qui, parfois, amenait des brouilles, 16 entre ces trois étres si unis, vivant d'une vie si étroite. Martine n'avait que vingt-neuf ans, un an de plus que le docteur, quand elle était entrée chez lui, á 1'époque oú il débutait á Plassans comme médecin, dans une petite maison claire de la ville neuve. Et, treize années plus tard, lorsque Saccard, un frěre de Pascal, lui envoya de Paris sa fille Clotilde, ágée de sept ans, á la mort de sa femme et au moment de se remarier, ce fut elle qui éleva 1'enfant, la menant á Péglise, lui communiquant un peu de la flamme dévote dont elle avait toujours brůlé, tandis que le docteur, ď esprit large, les laissait aller á leur joie de croire, car il ne se sentait pas le droit ďinterdire á personne le bonheur de la foi. II se contenta ensuite de veiller sur 1'instruction de la jeune fille, de lui donner en toutes choses des idées précises et saines. Depuis pres de dix-huit ans qu'ils vivaient ainsi tous les trois, retires á la Souleiade, une proprietě située dans un faubourg de la ville, á un quart ďheure de Saint-Saturnin, la cathédrale, la vie avait coule heureuse, occupée á de grands travaux caches, un peu troublée pourtant par un malaise qui grandissait, le heurt 17 de plus en plus violent de leurs croyances. Pascal se promena un instant, assombri. Puis, en homme qui ne mächait pas ses mots : - Vois-tu, cherie, toute cette fantasmagorie du mystere a gate ta jolie cervelle... Ton bon Dieu n'avait pas besoin de toi, j'aurais dü te garder pour moi tout seul, et tu ne t'en porterais que mieux. Mais Clotilde, fremissante, ses clairs regards hardiment fixes sur les siens, lui tenait tete. - C'est toi, maitre, qui te porterais mieux, si tu ne t'enfermais pas dans tes yeux de chair... II y a autre chose, pourquoi ne veux-tu pas voir ? Et Martine vint ä son aide, en son langage. - C'est bien vrai, Monsieur, que vous qui etes un saint, comme je le dis partout, vous devriez nous accompagner ä Peglise... Sürement, Dieu vous sauvera. Mais, ä Pidee que vous pourriez ne pas aller droit en paradis, j'en ai tout le corps qui tremble. II s'etait arrete, il les avait devant lui toutes deux, en pleine rebellion, elles si dociles, ä ses 18 pieds d'habitude, d'une tendresse de femmes conquises par sa gaiete et sa bonte. Dejä, il ouvrait la bouche, il allait repondre rudement, lorsque l'inutilite de la discussion lui apparut. - Tenez ! fichez-moi la paix. Je ferai mieux d'aller travailler... Et, surtout, qu'on ne me derange pas ! D'un pas leste, il gagna sa chambre, ou il avait installe une sorte de laboratoire, et il s'y enferma. La defense d'y entrer etait formelle. C'etait la qu'il se livrait ä des preparations speciales, dont il ne parlait ä personne. Presque tout de suite, on entendit le bruit regulier et lent d'un pilon dans un mortier. - Allons, dit Clotilde en souriant, le voilä ä sa cuisine du diable, comme dit grand-mere. Et eile se remit posement ä copier la tige de roses tremieres. Elle en serrait le dessin avec une precision mathematique, eile trouvait le ton juste des petales violets, zebres de jaune, jusque dans la decoloration la plus delicate des nuances. -Ah! murmura au bout d'un moment 19 Martine, de nouveau par terre, en train de raccommoder le fauteuil, quel malheur qu'un saint homme pareil perde son ame a plaisir !... Car, il n'y a pas a dire, voici trente ans que je le connais, et jamais il n'a fait seulement de la peine a personne. Un vrai coeur d'or, qui s'oterait les morceaux de la bouche... Et gentil avec 9a, et toujours bien portant, et toujours gai, une vraie benediction !... C'est un meurtre qu'il ne veuille pas faire sa paix avec le bon Dieu. N'est-ce pas ? mademoiselle, il faudra le forcer. Clotilde, surprise de lui en entendre dire si long a la fois, donna sa parole, l'air grave. - Certainement, Martine, c'est jure. Nous le forcerons. Le silence recommencait, lorsqu'on entendit le tintement de la sonnette fixee, en bas, a la porte d'entree. On l'avait mise la, afin d'etre averti, dans cette maison trop vaste pour les trois personnes qui l'habitaient. La servante sembla etonnee et grommela des paroles sourdes : qui pouvait venir par une chaleur pareille ? Elle s'etait levee, elle ouvrit la porte, se pencha au- 20 dessus de la rampe, puis reparut en disant: -C'est Mme Felicite. Vivement la vieille Mme Rougon entra. Malgre ses quatre-vingts ans, elle venait de monter Pescalier avec une legerete de jeune fille ; et elle restait la cigale brune, maigre et stridente d'autrefois. Tres elegante maintenant, vetue de soie noire, elle pouvait encore etre prise, par-derriere, grace a la finesse de sa taille, pour quelque amoureuse, quelque ambitieuse courant a sa passion. De face, dans son visage seche, ses yeux gardaient leur flamme, et elle souriait d'un joli sourire, quand elle le voulait bien. -Comment, c'est toi, grand-mere! s'ecria Clotilde, en marchant a sa rencontre. Mais il y a de quoi etre cuit, par ce terrible soleil ! Felicite, qui la baisait au front, se mit a rire. - Oh ! le soleil, c'est mon ami ! Puis, trottant a petits pas rapides, elle alia tourner l'espagnolette d'un des volets. -Ouvrez done un peu ! c'est trop triste, de vivre ainsi dans le noir... Chez moi, je laisse le 21 soleil entrer. Par Pentrebaillement, un jet d'ardente lumiere, un flot de braises dansantes penetra. Et Ton aper^ut, sous le ciel d'un bleu violatre d'incendie, la vaste campagne brulee, comme endormie et morte dans cet aneantissement de fournaise ; tandis que, sur la droite, au-dessus des toitures roses, se dressait le clocher de Saint-Saturnin, une tour doree, aux aretes d'os blanchis, dans Paveuglante clarte. - Oui, continuait Felicite, j'irai sans doute tout a Pheure aux Tulettes, et je voulais savoir si vous aviez Charles, afm de l'y mener avec moi... II n'est pas ici, je vois 9a. Ce sera pour un autre jour. Mais, tandis qu'elle donnait ce pretexte a sa visite, ses yeux fureteurs faisaient le tour de la piece. D'ailleurs, elle n'insista pas, parla tout de suite de son fils Pascal, en entendant le bruit rythmique du pilon qui n'avait pas cesse dans la chambre voisine. -Ah ! il est encore a sa cuisine du diable !... Ne le derangez pas, je n'ai rien a lui dire. 22 Martine, qui s'etait remise a son fauteuil, hocha la tete, pour declarer qu'elle n'avait nulle envie de deranger son maitre ; et il y eut un nouveau silence, tandis que Clotilde essuyait a un linge ses doigts taches de pastel, et que Felicite reprenait sa marche a petits pas, d'un air d'enquete. Depuis bientot deux ans, la vieille Mme Rougon etait veuve. Son mari, devenu si gros, qu'il ne se remuait plus, avait succombe, etouffe par une indigestion, le 3 septembre 1870, dans la nuit du jour ou il avait appris la catastrophe de Sedan. L'ecroulement du regime, dont il se flattait d'etre un des fondateurs, semblait l'avoir foudroye. Aussi Felicite affectait-elle de ne plus s'occuper de politique, vivant desormais comme une reine retiree du trone. Personne n'ignorait que les Rougon, en 1851, avaient sauve Plassans de l'anarchie, en y faisant triompher le coup F d'Etat du 2 decembre, et que, quelques annees plus tard, ils 1'avaient conquis de nouveau, sur les candidats legitimistes et republicans, pour le donner a un depute bonapartiste. Jusqu'a la guerre, 1'Empire y etait reste tout-puissant, si 23 acclamé, qu'il y avait obtenu, au plebiscite une majoritě écrasante. Mais, depuis les désastres, la ville devenait républicaine, le quartier Saint-Marc était retombé dans ses sourdes intrigues royalistes, tandis que le vieux quartier et la ville neuve avaient envoyé á la Chambre un representant liberal, assurément teinté ďorléanisme, tout prét á se ranger du coté de la République, si eile triomphait. Et c'était pourquoi Félicité, en femme trěs intelligente, se désintéressait et consentait á n'etre plus que la reine détronée ďun regime dechu. Mais il y avait encore la une haute position, environnée de toute une poesie mélancolique. Pendant dix-huit années, eile avait régné. La legende de ses deux salons, le salon jaune oů avait můri le coup ďÉtat, le salon vert, plus tard, le terrain neutře oů la conquéte de Plassans s' était achevée, s'embellissait du recul des époques disparues. Elle était, ďailleurs, trěs riche. Puis, on la trouvait trěs digne dans la chute, sans un regret ni une plainte, promenant, avec ses quatre-vingts ans, une si longue suite de furieux appétits, d'abominables manoeuvres et ďassouvissements 24 demesures, qu'elle en devenait auguste. La seule de ses joies, maintenant, etait de jouir en paix de sa grande fortune et de sa royaute passee, et elle n'avait plus qu'une passion, celle de defendre son histoire, en ecartant tout ce qui, dans la suite des ages, pourrait la salir. Son orgueil, qui vivait du double exploit dont les habitants parlaient encore, veillait avec un soin jaloux, resolu a ne laisser debout que les beaux documents, cette legende qui la faisait saluer comme une majeste tombee, quand elle traversait la ville. Elle etait allee jusqu'a la porte de la chambre, elle ecouta le bruit du pilon. Puis, le front soucieux, elle revint vers Clotilde. - Que fabrique-t-il done, mon Dieu ! Tu sais qu'il se fait le plus grand tort, avec sa drogue nouvelle. On m'a raconte que, Pautre jour, il avait encore failli tuer un de ses malades. - Oh ! grand-mere ! s'ecria la jeune fille. Mais elle etait lancee. - Oui, parfaitement ! les bonnes femmes en disent bien d'autres... Va les questionner, au fond 25 du faubourg. Elles te diront qu'il pile des os de mort dans du sang de nouveau-ne. Cette fois, pendant que Martine protestait elle-meme, Clotilde se fächa, blessee dans sa tendresse. - Oh! grand-mere, ne repete pas ces abominations !... Maitre qui a un si grand coeur, qui ne songe qu'au bonheur de tous ! Alors, quand eile les vit l'une et l'autre s'indigner, Felicite, comprenant qu'elle brusquait trop les choses, redevint tres cäline. -Mais, mon petit chat, ce n'est pas moi qui dis ces choses affreuses. Je te repete les betises qu'on fait courir, pour que tu comprennes que Pascal a tort de ne pas tenir compte de 1'opinion publique... II croit avoir trouve un nouveau remede, rien de mieux ! et je veux meme admettre qu'il va guerir tout le monde, comme il Pespere. Seulement, pourquoi affecter ces allures mysterieuses, pourquoi n'en pas parier tout haut, pourquoi surtout ne 1'essay er que sur cette racaille du vieux quartier et de la Campagne, au lieu de tenter, parmi les gens comme il faut de la 26 ville, des cures éclatantes qui lui feraient honneur ?... Non, vois-tu, mon petit chat, ton oncle n'a jamais rien pu faire comme les autres. Elle avait pris un ton peine, baissant la voix pour étaler cette plaie secrete de son coeur. - Dieu merci ! ce ne sont pas les hommes de valeur qui manquent dans notre famille, mes autres fils m'ont donne assez de satisfaction ! N'est-ce pas ? ton oncle Eugene est monté assez haut, ministre pendant douze ans, presque empereur ! et ton pere lui-méme a remué assez de millions, a été mélé á ď assez grands travaux qui ont refait Paris ! Je ne parle pas de ton frére Maxime, si riche, si distingue, ni de tes cousins, Octave Mouret, un des conquérants du nouveau commerce, et notre cher abbé Mouret, un saint celui-la !... Eh bien ! pourquoi Pascal, qui aurait pu marcher sur leurs traces á tous, vit-il obstinément dans son trou, en vieil original á demi félé ? Et, la jeune fille s'étant révoltée encore, elle lui ferma la bouche ďun geste caressant de la main. 27 -Non, non ! laisse-moi fmir... Je sais bien que Pascal n'est pas une bete, qu'il a fait des travaux remarquables, que ses envois á PAcadémie de médecine lui ont méme acquis une reputation parmi les savants... Mais cela peut-il compter, á cóté de ce que j'avais révé pour lui ? oui ! toute la belle clientele de la ville, une grosse fortune, la decoration, enfm des honneurs, une position digne de la famille... Ah ! vois-tu, mon petit chat, c'est de cela que je me plains : il n'en est pas, il n'a pas voulu en étre, de la famille. Ma parole ! je le lui disais, quand il était enfant : « Mais ďoú sors-tu ? Tu n'es pas á nous ! » Moi, j'ai tout sacrifié á la famille, je me ferais hacher pour que la famille fůt á jamais grande et glorieuse ! Elle redressait sa petite taille, elle devenait trěs haute, dans Punique passion de jouissance et d'orgueil qui avait empli sa vie. Mais elle recommen^ait sa promenade, lorsqu'elle eut un saisissement, en apercevant soudain, par terre, le numero du Temps, que le docteur avait jeté, aprěs y avoir découpé Particle, pour le joindre au dossier de Saccard ; et la vue de la fenétre, ouverte au milieu de la feuille, la renseigna sans 28 doute, car, du coup, eile ne marcha plus, elle se laissa tomber sur une chaise, comme si elle savait enfm ce qu'elle etait venue apprendre. - Ton pere a ete nomme directeur de VEpoque, reprit-elle brusquement. - Oui, dit Clotilde avec tranquillite, maitre me l'a dit, c'etait dans le journal. D'un air attentif et inquiet, Felicite la regardait, car cette nomination de Saccard, ce ralliement ä la Republique, etait une chose enorme. Apres la chute de PEmpire, il avait ose rentrer en France, malgre sa condamnation comme directeur de la Banque universelle, dont Peffondrement colossal avait precede celui du regime. Des influences nouvelles, toute une intrigue extraordinaire devait P avoir remis sur pied. Non seulement il avait eu sa grace, mais encore il etait une fois de plus en train de brasser des affaires considerables, lance dans le grand journalisme, retrouvant sa part dans tous les pots-de-vin. Et le souvenir s'evoquait des brouilles de jadis, entre lui et son frere Eugene Rougon, qu'il avait compromis si souvent, et que, par un retour 29 ironique des choses, il allait peut-étre protéger, maintenant que l'ancien ministře de l'Empire n'etait plus qu'un simple depute, résigné au seul role de défendre son maitre dechu, avec Pentétement que sa mere mettait á défendre sa famille. Elle obéissait encore docilement aux ordres de son fils ainé, Paigle, méme foudroyé ; mais Saccard, quoi qu'il fit, lui tenait aussi au coeur, par son indomptable besoin du succěs ; et elle était en outre fiěre de Maxime, le frěre de Clotilde, qui s' était réinstallé, aprés la guerre, dans son hotel de Pavenue du Bois-de-Boulogne, ou il mangeait la fortune que lui avait laissée sa femme, devenu prudent, d'une sagesse d'homme atteint dans ses moelles, rusant avec la paralysie mena^ante. -Directeur de VEpoque, répéta-t-elle, c'est une vraie situation de ministře que ton pere a conquise... Et j'oubliais de te dire, j'ai encore écrit á ton frére, pour le determiner á venir nous voir. Cela le distrairait, lui ferait du bien. Puis, il y a cet enfant, ce pauvre Charles... Elle n'insista pas, c'etait la une autre des 30 plaies dont saignait son orgueil : un fils que Maxime avait eu, á dix-sept ans, ďune servantě, et qui, maintenant, ágé d'une quinzaine d'annees, de téte faible, vivait á Plassans, passant de Tun chez 1'autre, á la charge de tous. Un instant encore, elle attendit, esperant une reflexion de Clotilde, une transition qui lui permettrait d'arriver ou elle voulait en venir. Lorsqu'elle vit que la jeune fille se désintéressait, occupée á ranger des papiers sur son pupitre, elle se décida, aprěs avoir jeté un coup d'oeil sur Martine, qui continuait á raccommoder le fauteuil, comme muette et sourde. -Alors, ton oncle a découpé Particle du Temps ? Trěs calme, Clotilde souriait. - Oui, maitre l'a mis dans les dossiers. Ah ! ce qu'il enterre de notes, lá-dedans ! Les naissances, les morts, les moindres incidents de la vie, tout y passe. Et il y a aussi l'Arbre généalogique, tu sais bien, notre fameux Arbre généalogique, qu'il tient au courant ! 31 Les yeux de la vieille Mme Rougon avaient flambe. Elle regardait fixement la jeune fllle. - Tu les connais, ces dossiers ? - Oh ! non, grand-mere ! Jamais maitre ne m'en parle, et il me defend de les toucher. Mais elle ne la croyait pas. - Voyons ! tu les as sous la main, tu as du les lire. Tres simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde repondit, en souriant de nouveau. - Non ! quand maitre me defend une chose, c'est qu'il a ses raisons, et je ne la fais pas. -Eh bien ! mon enfant, s'ecria violemment Felicite, cedant a sa passion, toi que Pascal aime bien, et qu'il ecouterait peut-etre, tu devrais le supplier de bruler tout 9a, car, s'il venait a mourir et qu'on trouvat les affreuses choses qu'il y a la-dedans, nous serions tous deshonores ! Ah ! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit, dans ses cauchemars, etaler en lettres de feu les histoires vraies, les tares physiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire qu'elle 32 aurait voulu á jamais enfouir, avec les ancétres déjá morts ! Elle savait comment le docteur avait eu 1'idée de réunir ces documents, děs le debut de ses grandes études sur Phérédité, comment il s'etait trouvé conduit á prendre sa propre famille en exemple, frappé des cas typiques qu'il y constatait et qui venaient á l'appui des lois découvertes par lui. N'etait-ce pas un champ tout naturel ďobservation, á portée de sa main, qu'il connaissait á fond ? Et, avec une belle carrure insoucieuse de savant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, les renseignements les plus intimes, recueillant et classant tout, dressant cet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont les volumineux dossiers n'etaient que le commentaire, bourré de preuves. - Ah ! oui, continuait la vieille Mme Rougon ardemment, au feu, au feu, toutes ces paperasses qui nous saliraient ! A ce moment, comme la servantě se relevait pour sortir, en voyant le tour que prenait l'entretien, elle l'arreta d'un geste prompt. -Non, non ! Martine, restez ! vous n'etes pas 33 de trop, puisque vous etes de la famille maintenant. Puis, d'une voix sifflante : - Un ramas de faussetes, de commerages, tous les mensonges que nos ennemis ont lances autrefois contre nous, enrages par notre triomphe !... Songe un peu a cela, mon enfant. Sur nous tous, sur ton pere, sur ta mere, sur ton frere, sur moi, tant d'horreurs ! - Des horreurs, grand-mere, mais comment le sais-tu ? Elle se troubla un instant. -Oh! je m'en doute, va !... Quelle est la famille qui n'a pas eu des malheurs, qu'on peut mal interpreter ? Ainsi, notre mere a tous, cette chere et venerable Tante Dide, ton arriere-grand-mere, n'est-elle pas depuis vingt et un ans a PAsile des alienes, aux Tulettes ? Si Dieu lui a fait la grace de la laisser vivre jusqu'a Page de cent quatre ans, il Pa cruellement frappee en lui otant la raison. Certes, il n'y a pas de honte a cela; seulement, ce qui m'exaspere, ce qu'il ne 34 faut pas, c'est qu'on dise ensuite que nous sommes tous fous... Et, tiens ! sur ton grand-oncle Macquart, lui aussi, en a-t-on fait courir des bruits déplorables ! Macquart a eu autrefois des torts, je ne le defends pas. Mais, aujourd'hui, ne vit-il pas bien sagement, dans sa petite proprietě des Tulettes, á deux pas de notre malheureuse mere, sur laquelle il veille en bon fils ?... Enfm, écoute ! un dernier exemple. Ton frěre Maxime a commis une grosse faute, lorsqu'il a eu, d'une servantě, ce pauvre petit Charles, et il est ď autre part certain que le triste enfant n'a pas la téte solide. N'importe ! cela te fera-t-il plaisir, si Ton te raconte que ton neveu est un dégénéré, qu'il reproduit, á trois generations de distance, sa trisaíeule, la chěre femme pres de laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se plait tant ?... Non ! il n'y a plus de famille possible, si Ton se met á tout éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cet autre. C'est á dégoůter de vivre ! Clotilde l'avait écoutée attentivement, debout dans sa longue blouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux á terre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur : 35 - C'est la science, grand-mere. -La science ! s'exclama Felicite, en pietinant de nouveau, eile est jolie, leur science, qui va contre tout ce qu'il y a de sacre au monde ! Quand ils auront tout demoli, ils seront bien avances !... Ils tuent le respect, ils tuent la famille, ils tuent le bon Dieu... - Oh ! ne dites pas 9a, Madame ! interrompit douloureusement Martine, dont la devotion etroite saignait. Ne dites pas que Monsieur tue le bon Dieu ! - Si, ma pauvre fille, il le tue... Et, voyez-vous, c'est un crime, au point de vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne l'aimez pas, ma parole d'honneur ! non, vous ne l'aimez pas, vous deux qui avez le bonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour qu'il rentre dans la vraie route... Ah ! moi, ä votre place, je fendrais plutöt cette armoire ä coups de hache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes au bon Dieu qu'elle contient ! Elle s'etait plantee devant l'immense armoire, eile la mesurait de son regard de feu, comme pour 36 la prendre d'assaut, la saccager, l'aneantir, malgre la maigreur dessechee de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un geste d'ironique dedain : -Encore, avec sa science, s'il pouvait tout savoir ! Clotilde etait restee absorbee, les yeux perdus. Elle reprit a demi-voix, oubliant les deux autres, se parlant a elle-meme : - C'est vrai, il ne peut tout savoir... Toujours, il y a autre chose, la-bas... C'est ce qui me fache, c'est ce qui nous fait nous quereller parfois ; car je ne puis pas, comme lui, mettre le mystere a part: je m'en inquiete, jusqu'a en etre torturee... La-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson de l'ombre, toutes les forces inconnues... Sa voix s'etait ralentie peu a peu, tombee a un murmure indistinct. Alors, Martine, l'air sombre depuis un moment, intervint a son tour. -Si c'etait vrai pourtant, mademoiselle, que Monsieur se damnat avec tous ces vilains papiers ! Dites, est-ce que nous le laisserions 37 faire ?... Moi, voyez-vous, il me dirait de me jeter en bas de la terrasse, je fermerais les yeux et je me jetterais, parce que je sais qu'il a toujours raison. Mais, ä son salut, oh ! si je le pouvais, j'y travaillerais malgre lui. Par tous les moyens, oui ! je le forcerais, 9a m'est trop cruel de penser qu'il ne sera pas dans le ciel avec nous. -Voilä qui est tres bien, ma fille, approuva Felicite. Vous aimez au moins votre maitre d'une fa^on intelligente. Entre elles deux, Clotilde semblait encore irresolue. Chez eile, la croyance ne se pliait pas ä la regle stricte du dogme, le sentiment religieux ne se materialisait pas dans l'espoir d'un paradis, d'un lieu de delices, oü l'on devait retrouver les siens. C'etait simplement, en eile, un besoin d'au-delä, une certitude que le vaste monde ne s'arrete point ä la sensation, qu'il y a tout un autre monde inconnu, dont il faut tenir compte. Mais sa grand-mere si vieille, cette servante si devouee, Pebranlaient, dans sa tendresse inquiete pour son oncle. Ne l'aimaient-elles pas davantage, d'une fa^on plus eclairee et plus droite, elles qui le 38 voulaient sans tache, degage de ses manies de savant, assez pur pour etre parmi les elus ? Des phrases de livres devots lui revenaient, la continuelle bataille livree a 1'esprit du mal, la gloire des conversions emportees de haute lutte. Si elle se mettait a cette besogne sainte, si pourtant, malgre lui, elle le sauvait ! Et une exaltation, peu a peu, gagnait son esprit, tourne volontiers aux entreprises aventureuses. - Certainement, fmit-elle par dire, je serais tres heureuse qu'il ne se cassat pas la tete, a entasser ces bouts de papier, et qu'il vint avec nous a l'eglise. En la voyant pres de ceder, Mme Rougon s'ecria qu'il fallait agir, et Martine elle-meme pesa de toute sa reelle autorite. Elles s'etaient rapprochees, elles endoctrinaient la jeune fille, baissant la voix, comme pour un complot, d'ou sortirait un miraculeux bienfait, une joie divine dont la maison entiere serait parfumee. Quel triomphe, si Ton reconciliait le docteur avec Dieu ! et quelle douceur ensuite, a vivre ensemble, dans la communion celeste d'une 39 me me foi ! -Enfm, que dois-je faire ? demanda Clotilde, vaincue, conquise. Mais, a ce moment, dans le silence, le pilon du docteur reprit plus haut, de son rythme regulier. Et Felicite victorieuse, qui allait parler, tourna la tete avec inquietude, regarda un instant la porte de la chambre voisine. Puis, a demi-voix : - Tu sais ou est la clef de l'armoire ? Clotilde ne repondit pas, eut un simple geste, pour dire toute sa repugnance a trahir ainsi son maitre. - Que tu es enfant ! Je te jure de ne rien prendre, je ne derangerai meme rien... Seulement, n'est-ce pas ? puisque nous sommes seules, et que jamais Pascal ne reparait avant le diner, nous pourrions nous assurer de ce qu'il y a la-dedans... Oh! rien qu'un coup d'oeil, ma parole d'honneur ! La jeune fille, immobile, ne consentait toujours pas. - Et puis, peut-etre que je me trompe, il n'y a 40 sans doute lá aucune des mauvaises choses que je ťai dites. Ce fut décisif, eile courut prendre dans le tiroir la clef, elle ouvrit elle-méme l'armoire toute grande. - Tiens ! grand-měre, les dossiers sont la-haut. Martine, sans une parole, était allée se planter á la porte de la chambre, l'oreille au guet, écoutant le pilon, tandis que Félicité, clouée sur place par 1'emotion, regardait les dossiers. Enfm, c'etaient eux, ces dossiers terribles, dont le cauchemar empoisonnait sa vie ! elle les voyait, elle allait les toucher, les empörter ! Et elle se dressait, dans un allongement passionné de ses courtes jambes. -Cest trop haut, mon petit chat, dit-elle. Aide-moi, donne-les-moi ! -Oh! 9a, non, grand-měre!... Prends une chaise. Félicité prit une chaise, monta lestement dessus. Mais eile était encore trop petite. D'un effort extraordinaire, elle se haussait, arrivait á se 41 grandir, jusqu'a toucher du bout de ses ongles les chemises de fort papier bleu ; et ses doigts se promenaient, se crispaient, avec des egratignements de griffes. Brusquement, il y eut un fracas : c'etait un echantillon geologique, un fragment de marbre, qui se trouvait sur une planche inferieure, et qu'elle venait de faire tomber. Aussitot, le pilon s'arreta, et Martine dit d'une voix etouffee : - Mefiez-vous, le voici ! Mais Felicite, desesperee, n'entendait pas, ne lachait pas, lorsque Pascal entra vivement. II avait cm a un malheur, a une chute, et il demeura stupefie devant ce qu'il voyait: sa mere sur la chaise, le bras encore en l'air, tandis que Martine s'etait ecartee, et que Clotilde debout, tres pale, attendait, sans detourner les yeux. Quand il eut compris, lui-meme devint d'une blancheur de linge. Une colere terrible montait en lui. La vieille Mme Rougon, d'ailleurs, ne se troubla aucunement. Des qu'elle vit l'occasion perdue, elle sauta de la chaise, ne fit aucune 42 allusion á la vilaine besogne dans laquelle il la surprenait. -Tiens, c'est toi ! Je ne voulais pas te déranger... J'etais venue embrasser Clotilde. Mais voici pres de deux heures que je bavarde, et je file bien vite. On m'attend chez moi, on ne doit plus savoir ce que je suis devenue... Au revoir, á dimanche ! Elle s'en alia, trěs á l'aise, aprěs avoir souri á son fils, qui était reste muet devant elle, respectueux. C était une attitude prise par lui, depuis longtemps, pour éviter une explication qu'il sentait devoir étre cruelle et dont il avait toujours eu peur. II la connaissait, il voulait tout lui pardonner, dans sa large tolerance de savant qui faisait la part de 1'hérédité, du milieu et des circonstances. Puis, n'etait-elle pas sa mere ? et cela aurait suffi; car, au milieu des effroyables coups que ses recherches portaient á la famille, il gardait une grande tendresse de coeur pour les siens. Lorsque sa mere ne fut plus la, sa colére éclata, s'abattit sur Clotilde. II avait détourné les 43 yeux de Martine, il les tenait fixes sur la jeune fille, dont les regards ne se baissaient toujours pas, dans une bravoure qui acceptait la responsabilite de son acte. - Toi ! toi ! dit-il enfm. II lui avait saisi le bras, il le serrait, ä la faire crier. Mais eile continuait ä le regarder en face, sans plier devant lui, avec la volonte indomptable de sa personnalite, de sa pensee, ä eile. Elle etait belle et irritante, si mince, si elancee, vetue de sa blouse noire ; et son exquise jeunesse blonde, son front droit, son nez fin, son menton ferme, prenaient un charme guerrier, dans sa revolte. - Toi que j'ai faite, toi qui es mon eleve, mon amie, mon autre pensee, ä qui j'ai donne un peu de mon coeur et de mon cerveau ! Ah ! oui, j'aurais dü te garder tout entiere pour moi, ne pas me laisser prendre le meilleur de toi-meme par ton bete de bon Dieu ! - Oh ! Monsieur, vous blasphemez ! cria Martine, qui s'etait rapprochee, pour detourner sur eile une partie de sa colere. 44 Mais il ne la voyait meme pas. Clotilde seule existait. Et il etait comme transfigure, souleve d'une telle passion, que, sous ses cheveux blancs, dans sa barbe blanche, son beau visage flambait de jeunesse, d'une immense tendresse blessee et exasperee. Un instant encore, ils se contemplerent de la sorte, sans se ceder, les yeux sur les yeux. - Toi ! toi ! repetait-il, de sa voix fremissante. -Oui, moi !... Pourquoi done, maitre, ne t'aimerais-je pas autant que tu m'aimes ? et pourquoi, si je te crois en peril, ne tacherais-je pas de te sauver ? Tu t'inquietes bien de ce que je pense, tu veux bien me forcer a penser comme toi ! Jamais elle ne lui avait ainsi tenu tete. - Mais tu es une petite fille, tu ne sais rien ! - Non, je suis une ame, et tu n'en sais pas plus que moi ! II lui lacha le bras, il eut un grand geste vague vers le ciel, et un extraordinaire silence tomba, plein des choses graves, de 1'inutile discussion qu'il ne voulait pas engager. D'une rude poussee, 45 il etait alle ouvrir le volet de la fenetre du milieu ; car le soleil baissait, la salle s'emplissait d'ombre. Puis, il revint. Mais elle, dans un besoin d'air et de libre espace, etait allee a cette fenetre ouverte. L'ardente pluie de braise avait cesse, il n'y avait plus, tombant de haut, que le dernier frisson du ciel surchauffe et palissant; et, de la terre brulante encore, montaient des odeurs chaudes, avec la respiration soulagee du soir. Au bas de la terrasse, c'etait d'abord la voie du chemin de fer, les premieres dependances de la gare, dont on apercevait les batiments ; puis, traversant la vaste plaine aride, une ligne d'arbres indiquait le cours de la Viorne, au-dela duquel montaient les coteaux de Sainte-Marthe, des gradins de terres rougeatres plantees d'oliviers, soutenues par des murs de pierres seches, et que couronnaient des bois sombres de pins : large amphitheatre desole, mange de soleil, d'un ton de vieille brique cuite, deroulant en haut, sur le ciel, cette frange de verdure noire. A gauche, s'ouvraient les gorges de la Seille, des amas de pierres jaunes, ecroulees au milieu de terres couleur de sang, dominees par 46 une immense barre de rochers, pareille á un mur de forteresse géante ; tandis que, vers la droite, á 1'entrée méme de la vallée oú coulait la Viorne, la ville de Plassans étageait ses toitures de tuiles décolorées et roses, son fouillis ramassé de vieille cité, que per^aient des cimes ďormes antiques, et sur laquelle régnait la haute tour de Saint-Saturnin, solitaire et sereine, á cette heure, dans Tor limpide du couchant. - Ah ! mon Dieu ! dit lentement Clotilde, faut-il étre orgueilleux, pour croire qu'on va tout prendre dans sa main et tout connaitre ! Pascal venait de montér sur la chaise, afin de s' assurer que pas un des dossiers ne manquait. Ensuite, il ramassa le fragment de marbre, le repla^a sur la planche ; et, quand il eut refermé l'armoire, ďune main énergique, il mit la clef au fond de sa poche. -Oui, reprit-il, tácher de tout connaitre, et surtout ne pas perdre la téte avec ce qu'on ne connait pas, ce qu'on ne connaitra sans doute jamais ! Martine, de nouveau, s'etait rapprochée de 47 Clotilde, pour la soutenir, pour montrer que toutes deux faisaient cause commune. Et, maintenant, le docteur l'apercevait, elle aussi, les sentait Tune et l'autre unies dans la meme volonte de conquete. Apres des annees de sourdes tentatives, c'etait enfm la guerre ouverte, le savant qui voit les siens se tourner contre sa pensee et la menacer de destruction. II n'est point de pire tourment, avoir la trahison chez soi, autour de soi, etre traque, depossede, aneanti, par ceux que vous aimez et qui vous aiment ! Brusquement, cette idee affreuse lui apparut. -Mais vous m'aimez toutes les deux pourtant ! II vit leurs yeux s'obscurcir de larmes, il fut pris d'une infmie tristesse, dans cette fin si calme d'un beau jour. Toute sa gaiete, toute sa bonte, qui venaient de sa passion de la vie, en etaient bouleversees. - Ah ! ma cherie, et toi, ma pauvre fille, vous faites 9a pour mon bonheur, n'est-ce pas ? Mais, helas ! que nous allons etre malheureux ! 48 II Le lendemain matin, Clotilde, des six heures, se reveilla. Elle s'etait mise au lit fachee avec Pascal, ils se boudaient. Et son premier sentiment fut un malaise, un chagrin sourd, le besoin immediat de se reconcilier, pour ne pas garder sur son coeur le gros poids qu'elle y retrouvait. Vivement, sautant du lit, elle etait allee entrouvrir les volets des deux fenetres. Deja haut, le soleil entra, coupa la chambre de deux barres d'or. Dans cette piece ensommeillee, toute moite d'une bonne odeur de jeunesse, la claire matinee apportait de petits souffles d'une gaiete fraiche ; tandis que, revenue s'asseoir au bord du matelas la jeune fille demeurait un instant songeuse, simplement vetue de son etroite chemise, qui semblait encore l'amincir, avec ses jambes longues et fuselees, son torse elance et fort, a la gorge ronde, au cou rond, aux bras ronds et 49 souples; et sa nuque, ses épaules adorables étaient un lait pur, une soie blanche, polie, d'une infmie douceur. Longtemps, á Page ingrat, de douze á dix-huit ans, elle avait paru trop grande, dégingandée, montant aux arbres comme un gar^on. Puis, du galopin sans sexe, s'etait dégagée cette fine creature de charme et ď amour. Les yeux perdus, elle continuait á regarder les murs de la chambre. Bien que la Souleiade datát du siěcle dernier, on avait du la remeubler sous le premier Empire, car il y avait la, pour tenture, une ancienne indienne imprimée, representant des busies de sphinx, dans des enroulements de couronnes de chéne. Autrefois d'un rouge vif, cette indienne était devenue rose, d'un vague rose qui tournait á Porange. Les rideaux des deux fenétres et du lit existaient; mais il avait fallu les faire nettoyer, ce qui les avait pális encore. Et c'etait vraiment exquis, cette pourpre effacée, ce ton d'aurore, si délicatement doux. Quant au lit, tendu de la méme étoffe, il tombait d'une vétusté telle, qu'on P avait remplacé par un autre lit, pris dans une piece voisine, un autre lit Empire, bas et trěs large, en acajou massif, garni de cuivres, 50 dont les quatre colonnes ď angle portaient aussi des busies de sphinx, pareils á ceux de la tenture. D'ailleurs, le reste du mobilier était appareillé, une armoire á portes pleines et á colonnes, une commode á marbre blanc cercle ďune galerie, une haute psyche monumentale, une chaise longue aux pieds raidis, des sieges aux dossiers droits, en forme de lyre. Mais un couvre-pied, fait d'une ancienne jupe de soie Louis XV, égayait le lit majestueux, tenant le milieu du panneau, en face des fenétres ; tout un amas de coussins rendait moelleuse la dure chaise longue ; et il y avait deux étagěres et une table garnies également de vieilles soies brochées de fleurs, découvertes au fond d'un placard. Clotilde enfm mit ses bas, enfila un peignoir de piqué blanc ; et, ramassant du bout des pieds ses mules de toile grise, eile courut dans son cabinet de toilette, une piece de derriěre, qui donnait sur 1'autre facade. Elle 1'avait fait simplement tendre de coutil écru, á rayures bleues ; et il ne s'y trouvait que des meubles de sapin verni, la toilette, deux armoires, des chaises. On l'y sentait pourtant d'une coquetterie 51 naturelle et fine, trěs femme. Cela avait poussé chez eile, en méme temps que la beauté. Ä coté de la tétue, de la gar^onniere qu'elle restait parfois, elle était devenue une soumise, une tendre, aimant á étre aimée. La vérité était qu'elle avait grandi librement, n'ayant jamais appris qu'a lire et á écrire, s'etant fait ensuite ďelle-méme une instruction assez vaste, en aidant son oncle. Mais il n'y avait eu aucun plan arrété entre eux, elle s'était seulement passionnée pour l'histoire naturelle, ce qui lui avait tout révélé de l'homme et de la femme. Et eile gardait sa pudeur de vierge, comme un fruit que nulle main n'a touché, sans doute grace á son attente ignorée et religieuse de 1'amour, ce sentiment profond de femme qui lui faisait réserver le don de tout son étre, son anéantissement dans l'homme qu'elle aimerait. Elle releva ses cheveux, se lava á grande eau ; puis, cédant á son impatience, elle revint ouvrir doucement la porte de sa chambre, et se risqua á traverser sur la pointe des pieds, sans bruit, la vaste salle de travail. Les volets étaient fermés encore, mais elle voyait assez clair, pour ne pas 52 se heurter aux meubles. Lorsqu'elle fut a 1'autre bout, devant la porte de la chambre du docteur, elle se pencha, retenant son haleine. Etait-il leve deja ? que pouvait-il faire ? Elle l'entendit nettement qui marchait a petits pas, s'habillant sans doute. Jamais elle n'entrait dans cette chambre, ou il aimait a cacher certains travaux, et qui restait close, ainsi qu'un tabernacle. Une anxiete l'avait prise, celle d'etre trouvee la par lui, s'il poussait la porte ; et c'etait un grand trouble, une revoke de son orgueil et un desir de montrer sa soumission. Un instant, son besoin de se reconcilier devint si fort, qu'elle fut sur le point de frapper. Puis, comme le bruit des pas se rapprochait, elle se sauva follement. Jusqu'a huit heures, Clotilde s'agita dans une impatience croissante. A chaque minute, elle regardait la pendule, sur la cheminee de sa chambre, une pendule Empire de bronze dore, une borne contre laquelle 1'Amour souriant contemplait le Temps endormi. C'etait d'habitude a huit heures qu'elle descendait faire le premier dejeuner, en commun avec le docteur, dans la salle a manger. Et, en attendant, elle se livra a des 53 soins de toilette minutieux, se coiffa, se chaussa, passa une robe, de toile blanche a pois rouges. Puis, ayant encore un quart d'heure a tuer, elle contenta un ancien desir, elle s'assit pour coudre une petite dentelle, une imitation de chantilly, a sa blouse de travail, cette blouse noire qu'elle fmissait par trouver trop gar^onniere, pas assez femme. Mais, comme huit heures sonnaient, elle lacha son travail, descendit vivement. -Vous allez dejeuner toute seule, dit tranquillement Martine, dans la salle a manger. - Comment 9a ? - Oui, Monsieur m'a appelee, et je lui ai passe son oeuf, par l'entrebaillement de la porte. Le voila encore dans son mortier et dans son filtre. Nous ne le verrons pas avant midi. Clotilde etait restee saisie, les joues pales. Elle but son lait debout, emporta son petit pain et suivit la servante, au fond de la cuisine. II n'existait, au rez-de-chaussee, avec la salle a manger et cette cuisine, qu'un salon abandonne, ou Ton mettait la provision de pommes de terre. Autrefois, lorsque le docteur recevait des clients 54 chez lui, il donnait ses consultations la ; mais, depuis des annees, on avait monte, dans sa chambre, le bureau et le fauteuil. Et il n'y avait plus, ouvrant sur la cuisine, qu'une autre petite piece, la chambre de la vieille servante, tres propre, avec une commode de noyer et un lit monacal, garni de rideaux blancs. -Tu crois qu'il s'est remis a fabriquer sa liqueur ? demanda Clotilde. - Dame ! 9a ne peut etre que 9a. Vous savez bien qu'il en perd le manger et le boire, quand 9a le prend. Alors, toute la contrariete de la jeune fille s'exhala en une plainte basse. - Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et, tandis que Martine montait faire sa chambre, elle prit une ombrelle au porte manteau du vestibule, elle sortit manger son petit pain dehors, desesperee, ne sachant plus a quoi occuper son temps jusqu'a midi. II y avait deja pres de dix-sept ans que le docteur Pascal, resolu a quitter sa maison de la 55 ville neuve, avait achete la Souleiade, une vingtaine de mille francs. Son desir etait de se mettre ä l'ecart, et aussi de donner plus d'espace et plus de joie ä la fillette que son frere venait de lui envoyer de Paris. Cette Souleiade, aux portes de la ville, sur un plateau qui dominait la plaine, etait une ancienne propriete considerable, dont les vastes terres se trouvaient reduites ä moins de deux hectares, par suite de ventes successives, sans compter que la construction du chemin de fer avait empörte les derniers champs labourables. La maison elle-meme avait ete ä moitie detruite par un incendie, il ne restait qu'un seul des deux corps de bätiment, une aile carree, ä quatre pans comme on dit en Provence, de cinq fenetres de facade, couverte en grosses tuiles roses. Et le docteur, qui 1'avait achetee toute meublee, s' etait contente de faire reparer et completer les murs de Penclos, pour etre tranquille chez lui. D'ordinaire, Clotilde aimait passionnement cette solitude, ce royaume etroit qu'elle pouvait visiter en dix minutes et qui gardait pourtant des coins de sa grandeur passee. Mais, ce matin-lä, 56 eile y apportait une colere sourde. Un moment, eile s'avan^a sur la terrasse, aux deux bouts de laquelle etaient plantes des cypres centenaires, deux enormes cierges sombres, qu'on voyait de trois lieues. La pente ensuite devalait jusqu'au chemin de fer, des murs de pierres seches soutenaient les terres rouges, oü les dernieres vignes etaient mortes ; et, sur ces sortes de marches geantes, il ne poussait plus que des files chetives d'oliviers et d'amandiers, au feuillage grele. La chaleur etait dejä accablante, eile regarda de petits lezards qui fuyaient sur les dalles disjointes, entre des touffes chevelues de cäpriers. Puis, comme irritee du vaste horizon, eile traversa le verger et le potager, que Martine s'entetait ä soigner, malgre son äge, ne faisant venir un homme que deux fois par semaine, pour les gros travaux; et eile monta, vers la droite, dans une pinede, un petit bois de pins, tout ce qu'il restait des pins superbes qui avaient jadis couvert le plateau. Mais, une fois encore, eile s'y trouva mal ä l'aise : les aiguilles seches craquaient sous ses pieds, un etouffement 57 résineux tombait des branches. Et elle fila le long du mur de cloture, passa devant la porte d'entrée, qui ouvrait sur le chemin des Fenouilléres, á cinq minutes des premieres maisons de Plassans, déboucha enfm sur l'aire, une aire immense de vingt metres de rayon, qui aurait suffi á prouver l'ancienne importance du domaine. Ah ! cette aire antique, pavée de cailloux ronds, comme au temps des Romains, cette sortě de vaste esplanade qu'une herbe courte et séche, pareille á de l'or, semblait recouvrir d'un tapis de haute laine ! quelles bonnes parties elle y avait faites autrefois, á courir, á se rouler, á rester des heures étendue sur le dos, lorsque naissaient les étoiles, au fond du ciel sans bornes ! Elle avait rouvert son ombrelle, elle traversa l'aire d'un pas ralenti. Maintenant, elle se trouvait á la gauche de la terrasse, elle avait achevé le tour de la propriété. Aussi revint-elle derriére la maison, sous le bouquet ďénormes platanes qui jetaient, de ce cóté, une ombre épaisse. La, s'ouvraient les deux fenétres de la chambre du docteur. Et elle leva les yeux, car elle ne s'etait rapprochée que dans l'espoir brusque 58 de le voir enfm. Mais les fenetres restaient closes, elle en fut blessee comme d'une durete a son egard. Alors seulement, elle s'aper^ut qu'elle tenait toujours son petit pain, oubliant de le manger; et elle s'enfon^a sous les arbres, elle le mordit impatiemment, de ses belles dents de jeunesse. C etait une retraite delicieuse, cet ancien quinconce de platanes, un reste encore de la splendeur passee de la Souleiade. Sous ces geants, aux troncs monstrueux, il faisait a peine clair, un jour verdatre, d'une fraicheur exquise, par les jours brulants de Pete. Autrefois, un jardin fran^ais etait dessine la, dont il ne restait que les bordures de buis, des buis qui s'accommodaient de P ombre sans doute, car ils avaient vigoureusement pousse, grands comme des arbustes. Et le charme de ce coin si ombreux etait une fontaine, un simple tuyau de plomb scelle dans un fut de colonne, d'ou coulait perpetuellement, meme pendant les plus grandes secheresses, un filet d'eau de la grosseur du petit doigt, qui allait, plus loin, alimenter un large bassin moussu, dont on ne nettoyait les pierres 59 verdies que tous les trois ou quatre ans. Quand tous les puits du voisinage se tarissaient, la Souleiade gardait sa source, de qui les grands platanes etaient surement les fils centenaires. Nuit et jour, depuis des siecles, ce mince filet d'eau, egal et continu, chantait sa meme chanson pure, d'une vibration de cristal. Clotilde, apres avoir erre parmi les buis qui lui arrivaient a Pepaule, rentra chercher une broderie, et revint s'asseoir devant une table de pierre, a cote de la fontaine. On avait mis la quelques chaises de jardin, on y prenait le cafe. Et elle affecta des lors de ne plus lever la tete, comme absorbee dans son travail. Pourtant, de temps a autre, elle semblait jeter un coup d'oeil, entre les troncs des arbres, vers les lointains ardents, Paire aveuglante ainsi qu'un brasier, ou le soleil brulait. Mais, en realite, son regard se coulait derriere ses longs cils, remontait jusqu'aux fenetres du docteur. Rien n'y apparaissait, pas une ombre. Et une tristesse, une rancune grandissaient en elle, cet abandon ou il la laissait, ce dedain ou il semblait la tenir, apres leur querelle de la veille. Elle qui s'etait levee 60 avec un si gros désir de faire tout de suite la paix ! Lui, n'avait done pas de háte, ne 1'aimait done pas, puisqu'il pouvait vivre fáché ? Et peu á peu elle s'assombrissait, elle retournait á des pensées de lutte, résolue de nouveau á ne céder sur rien. Vers onze heures, avant de mettre son déjeuner au feu, Martine vint la rejoindre, avec Péternel bas qu'elle tricotait méme en marchant, quand la maison ne 1'occupait pas. -Vous savez qu'il est toujours enfermé lá-haut, comme un loup, á fabriquer sa dróle de cuisine ? Clotilde haussa les épaules, sans quitter des yeux sa broderie. -Et, Mademoiselle, si je vous répétais ce qu'on raconte ! Mme Félicité avait raison, hier, de dire qu'il y a vraiment de quoi rougir... Onm'a jeté á la figure, á moi qui vous parle, qu'il avait tué le vieux Boutin, vous vous souvenez, ce pauvre vieux qui tombait du haut mal et qui est mort sur une route. 61 II y eut un silence. Puis, voyant la jeune fille s'assombrir encore, la servante reprit, tout en activant le mouvement rapide de ses doigts : - Moi, je n'y entends rien, mais 9a me met en rage, ce qu'il fabrique... Et vous, Mademoiselle, est-ce que vous approuvez cette cuisine-la ? Brusquement, Clotilde leva la tete, cedant au flot de passion qui l'emportait. -Ecoute, je ne veux pas m'y entendre plus que toi, mais je crois qu'il court a de tres grands soucis... II ne nous aime pas... - Oh ! si, Mademoiselle, il nous aime ! -Non, non, pas comme nous l'aimons !... S'il nous aimait, il serait la, avec nous, au lieu de perdre la-haut son ame, son bonheur et le notre, a vouloir sauver tout le monde ! Et les deux femmes se regarderent un moment, les yeux brulants de tendresse, dans leur colere jalouse. Elles se remirent au travail, elles ne parlerent plus, baignees d'ombre. En haut, dans sa chambre, le docteur Pascal travaillait avec une serenite de joie parfaite. II 62 n'avait guěre exercé la médecine que pendant une douzaine ďannées, depuis son retour de Paris, jusqu'au jour oü il était venu se retirer á la Souleiade. Satisfait des cent et quelques mille francs qu'il avait gagnés et places sagement, il ne s'etait plus guěre consacré qu'a ses études favorites, gardant simplement une clientele d'amis, ne refusant pas ď aller au chevet ďun malade, sans jamais envoyer sa note. Quand on le payait, il jetait l'argent au fond d'un tiroir de son secretaire, il regardait cela comme de l'argent de poche, pour ses experiences et ses caprices, en dehors de ses rentes dont le chiffre lui suffisait. Et il se moquait de la mauvaise reputation ďétrangeté que ses allures lui avaient faite, il n'était heureux qu'au milieu de ses recherches, sur les sujets qui le passionnaient. C était pour beaucoup une surprise, de voir que ce savant, avec ses parties de génie gatées par une imagination trop vive, fůt reste á Plassans, cette ville perdue, qui semblait ne devoir lui offrir aucun des outils nécessaires. Mais il expliquait trěs bien les commodités qu'il y avait découvertes, d'abord une retraite de 63 grand calme, ensuite un terrain insoup^onné ďenquéte continue, au point de vue des faits de Phérédité, son étude préférée, dans ce coin de province oů il connaissait chaque famille, oů il pouvait suivre les phénoměnes tenus secrets, pendant deux et trois generations. D'autre part, il était voisin de la mer, il y était allé, presque á chaque belle saison, étudier la vie, le pullulement infmi oú eile nait et se propage, au fond des vastes eaux. Et il y avait enfm, á Phöpital de Plassans, une salle de dissection, qu'il était presque le seul á frequenter, une grande salle claire et tranquille, dans laquelle, depuis plus de vingt ans, tous les corps non reclames étaient passes sous son scalpel. Trés modeste d'ailleurs, ďune timidité longtemps ombrageuse, il lui avait suffi de rester en correspondance avec ses anciens professeurs et quelques amis nouveaux, au sujet des trés remarquables mémoires qu'il envoyait parfois á PAcadémie de médecine. Toute ambition militante lui manquait. Ce qui avait amené le docteur Pascal á s'occuper spécialement des lois de Phérédité, c'etait, au debut, des travaux sur la gestation. 64 Comme toujours, le hasard avait eu sa part, en lui fournissant toute une série de cadavres de femmes enceintes, mortes pendant une epidemie cholérique. Plus tard, il avait surveillé les décěs, complétant la série, comblant les lacunes, pour arriver á connaitre la formation de 1'embryon, puis le développement du foetus, á chaque jour de sa vie intra-utérine ; et il avait ainsi dressé le catalogue des observations les plus nettes, les plus definitives. Ä partir de ce moment, le probléme de la conception, au principe de tout, s'etait posé á lui, dans son irritant mystére. Pourquoi et comment un étre nouveau ? Quelles étaient les lois de la vie, ce torrent d'etres qui faisaient le monde ? II ne s'en tenait pas aux cadavres, il élargissait ses dissections sur Phumanité vivante, frappé de certains faits constants parmi sa clientele, mettant surtout en observation sa propre famille, qui était devenue son principal champ ď experience, tellement les cas s'y présentaient precis et complets. Dés lors, á mesure que les faits s'accumulaient et se classaient dans ses notes, il avait tenté une théorie generale de 1'hérédité, qui půt suffire á les 65 expliquer tous. Probléme ardu, et dont il remaniait la solution depuis des années. II était parti du principe d'invention et du principe d'imitation, 1'hérédité ou reproduction des étres sous l'empire du semblable, 1'innéité ou reproduction des étres sous l'empire du divers. Pour l'hérédité, il n'avait admis que quatre cas : l'hérédité directe, representation du pére et de la mere dans la nature physique et morale de l'enfant; 1'hérédité indirecte, representation des collatéraux, oncles et tantes, cousins et cousines ; 1'hérédité en retour, representation des ascendants, á une ou plusieurs generations de distance ; enfm, 1'hérédité ď influence, representation des conjoints antérieurs, par exemple du premier mále qui a comme imprégné la femelle pour sa conception future, méme lorsqu'il n'en est plus l'auteur. Quant á 1'innéité, elle était l'etre nouveau, ou qui parait tel, et chez qui se confondent les caractéres physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble s'y retrouver. Et, dés lors, reprenant les deux termes, 1'hérédité, 1'innéité, il les avait subdivisés á leur tour, partageant 1'hérédité en 66 deux cas, 1'élection du pere ou de la mere chez P enfant, le choix, la predominance individuelle, ou bien le melange de Pun et de Pautre, et un melange qui pouvait affecter trois formes, soit par soudure, soit par dissemination, soit par fusion, en allant de Pétat le moins bon au plus parfait; tandis que, pour Pinnéité, il n'y avait qu'un cas possible, la combinaison, cette combinaison chimique qui fait que deux corps mis en presence peuvent constituer un nouveau corps, totalement different de ceux dont il est le produit. C'etait la le résumé d'un amas considerable ďobservations, non seulement en anthropologic, mais encore en zoologie, en pomologie et en horticulture. Puis, la difficulté commencait, lorsqu'il s'agissait, en presence de ces faits multiples, apportés par P analyse, d'en faire la synthěse, de formuler la théorie qui les expliquát tous. Lá, il se sentait sur ce terrain mouvant de Phypothěse, que chaque nouvelle découverte transforme ; et, s'il ne pouvait s'empecher de donner une solution, par le besoin que P esprit humain a de cone lure, il avait cependant Pesprit assez large pour laisser le probléme ouvert. II était done allé des gemmules 67 de Darwin, de sa pangeněse, á la périgeněse de Haeckel en passant par les stirpes de Galton. Puis, il avait eu 1'intuition de la théorie que Weismann devait faire triompher plus tard, il s'etait arrété á Pidée ďune substance extrémement fine et complexe, le plasma germinatif, dont une partie reste toujours en reserve dans chaque nouvel étre, pour qu'elle soit ainsi transmise, invariable, immuable, de generation en generation. Cela paraissait tout expliquer ; mais quel infmi de mystěre encore, ce monde de ressemblances que transmettent le spermatozoi'de et l'ovule, ou l'oeil humain ne distingue absolument rien, sous le grossissement le plus fort du microscope ! Et il s'attendait bien á ce que sa théorie fůt caduque un jour, il ne s'en contentait que comme d'une explication transitoire, satisfaisante pour l'etat actuel de la question, dans cette perpétuelle enquéte sur la vie, dont la source méme, le jaillissement semble devoir á jamais nous échapper. Ah ! cette heredité, quel sujet pour lui de meditations sans fin ! L'inattendu, le prodigieux n'etait-ce point que la ressemblance ne fůt pas 68 complete, mathematique, des parents aux enfants ? II avait, pour sa famille, d'abord dresse un arbre logiquement deduit, ou les parts d'influence, de generation en generation, se distribuaient moitie par moitie, la part du pere et la part de la mere. Mais la realite vivante, presque a chaque coup, dementait la theorie. L'heredite, au lieu d'etre la ressemblance, n'etait que 1'effort vers la ressemblance, contrarie par les circonstances et le milieu. Et il avait abouti a ce qu'il nommait Phypothese de l'avortement des cellules. La vie n'est qu'un mouvement, et l'heredite etant le mouvement communique, les cellules, dans leur multiplication les unes des autres, se poussaient, se foulaient, se casaient, en deploy ant chacune 1'effort hereditaire ; de sorte que si, pendant cette lutte, des cellules plus faibles succombaient, on voyait se produire, au resultat final, des troubles considerables, des organes totalement differents. L'inneite, P invention constante de la nature a laquelle il repugnait, ne venait-elle pas de la ? n'etait-il pas, lui, si different de ses parents, que par suite d'accidents pareils, ou encore par l'effet de 69 Phérédité larvée, á laquelle il avait cm un moment ? car tout arbre généalogique a des racines qui plongent dans 1'humanité jusqu'au premier homme, on ne saurait partir ďun ancétre unique, on peut toujours ressembler á un ancétre plus ancien, inconnu. Pourtant, il doutait de l'atavisme, son opinion était, malgré un exemple singulier pris dans sa propre famille, que la ressemblance, au bout de deux ou trois generations, doit sombrer, en raison des accidents, des interventions, des mille combinaisons possibles. II y avait done la un perpétuel devenir, une transformation constante dans cet effort communique, cette puissance transmise, cet ébranlement qui souffle la vie á la matiěre et qui est toute la vie. Et des questions multiples se posaient. Existait-il un progres physique et intellectuel á travers les ages ? Le cerveau, au contact des sciences grandissantes, s'amplifiait-il ? Pouvait-on espérer, á la longue, une plus grande somme de raison et de bonheur ? Puis, e'etaient des problěmes spéciaux, un entre autres, dont le mystěre 1'avait longtemps irrité : comment un gar^on, comment une fille, dans la 70 conception ? n'arriverait-on jamais a prevoir scientifiquement le sexe, ou tout au moins a l'expliquer ? II avait ecrit, sur cette matiere, un tres curieux memoire, bourre de faits, mais concluant en somme a 1'ignorance absolue ou l'avaient laisse les plus tenaces recherches. Sans doute, Pheredite ne le passionnait-elle ainsi que parce qu'elle restait obscure, vaste et insondable, comme toutes les sciences balbutiantes encore, ou Pimagination est maitresse. Enfm, une longue etude qu'il avait faite sur Pheredite de la phtisie venait de reveiller en lui la foi chancelante du medecin guerisseur, en le lan^ant dans Pespoir noble et fou de regenerer Phumanite. En somme, le docteur Pascal n'avait qu'une croyance, la croyance a la vie. La vie etait Punique manifestation divine. La vie, c'etait Dieu, le grand moteur, Pame de Punivers. Et la vie n'avait d'autre instrument que Pheredite, Pheredite faisait le monde ; de sorte que, si Pon avait pu la connaitre, la capter pour disposer d'elle, on aurait fait le monde a son gre. Chez lui, qui avait vu de pres la maladie, la souffrance et la mort, une pitie militante de medecin s'eveillait. 71 Ah ! ne plus étre malade, ne plus souffrir, mourir le moins possible ! Son réve aboutissait á cette pensée qu'on pourrait hater le bonheur universel, la cite future de perfection et de félicité, en intervenant, en assurant de la santé á tous. Lorsque tous seraient sains, forts, intelligents, il n'y aurait plus qu'un peuple supérieur, infmiment sage et heureux. Dans PInde, est-ce qu'en sept generations on ne faisait pas d'un soudra un brahmane, haussant ainsi expérimentalement le dernier des miserables au type humain le plus achevé ? Et, comme, dans son etude sur la phtisie, il avait conclu qu'elle n'etait pas héréditaire, mais que tout enfant de phtisique apportait un terrain dégénéré oü la phtisie se développait avec une facilité rare, il ne songeait plus qu'a enrichir ce terrain appauvri par Phérédité, pour lui donner la force de résister aux parasites, ou plutöt aux ferments destructeurs qu'il soup£onnait dans P organisme, longtemps avant la théorie des microbes. Donner de la force, tout le probléme était la ; et donner de la force, c'etait aussi donner de la volonte, élargir le cerveau en consolidant les autres organes. 72 Vers ce temps, le docteur, lisant un vieux livre de medecine du XV^me siecle, fut tres frappe par une medication, dite « medecine des signatures ». Pour guerir un organe malade, il suffisait de prendre a un mouton ou a un boeuf le meme organe sain, de le faire bouillir, puis d'en faire avaler le bouillon. La theorie etait de reparer par le semblable, et dans les maladies de foie surtout, disait le vieil ouvrage, les guerisons ne se comptaient plus. La-dessus, Pimagination du docteur travailla. Pourquoi ne pas essayer ? Puisqu'il voulait regenerer les hereditaires affaiblis, a qui la substance nerveuse manquait, il n'avait qu'a leur fournir de la substance nerveuse, normale et saine. Seulement, la methode du bouillon lui parut enfantine, il inventa de piler dans un mortier de la cervelle et du cervelet de mouton, en mouillant avec de Peau distillee, puis de decanter et de filtrer la liqueur ainsi obtenue. II experimenta ensuite sur ses malades cette liqueur melee a du vin de Malaga, sans en tirer aucun resultat appreciable. Brusquement, comme il se decourageait, il eut une inspiration, un jour qu'il faisait a une dame atteinte de coliques hepatiques 73 une injection de morphine, avec la petite seringue de Pravaz. S'il essay ait, avec sa liqueur, des injections hypodermiques ? Et tout de suite, děs qu'il fut rentré, il expérimenta sur lui-méme, il se fit une piqure aux reins, qu'il renouvela matin et soir. Les premieres doses, d'un gramme seulement, furent sans effet. Mais, ayant double et triplé la dose, il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambes de vingt ans. II alia de la sorte jusqu'a cinq grammes, et il respirait plus largement, il travaillait avec une lucidité, une aisance, qu'il avait perdue depuis des années. Tout un bien-étre, toute une joie de vivre l'inondait. Děs lors, quand il eut fait fabriquer á Paris une seringue pouvant contenir cinq grammes, il fut surpris des résultats heureux obtenus sur ses malades, qu'il remettait debout en quelques jours, comme dans un nouveau flot de vie, vibrantě, agissante. Sa méthode était bien encore empirique et barbare, il y devinait toutes sortes de dangers, surtout il avait peur de determiner des embolies, si la liqueur n'était pas ďune pureté parfaite. Puis, il soupconnait que P energie de ses convalescents venait en partie de 74 la fievre qu'il leur donnait. Mais il n'etait qu'un pionnier, la methode se perfectionnerait plus tard. N'y avait-il pas deja la un prodige, a faire marcher les ataxiques, a ressusciter les phtisiques, a rendre meme des heures de lucidite aux fous ? Et, devant cette trouvaille de l'alchimie du XX^me siecle, un immense espoir s'ouvrait, il croyait avoir decouvert la panacee universelle, la liqueur de vie destinee a combattre la debilite humaine, seule cause reelle de tous les maux, une veritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, en donnant de la force, de la sante et de la volonte, referait une humanite toute neuve et superieure. Ce matin-la, dans sa chambre, une piece au nord, un peu assombrie par le voisinage des platanes, meublee simplement de son lit de fer, d'un secretaire en acajou et d'un grand bureau, ou se trouvaient un mortier et un microscope, il achevait, avec des soins infmis, la fabrication d'une fiole de sa liqueur. Apres avoir pile de la substance nerveuse de mouton, dans de l'eau distillee, il avait du decanter et filtrer. Et il venait enfm d'obtenir une petite bouteille d'un liquide trouble, opalin, irise de reflets bleuatres, qu'il 75 regarda longtemps a la lumiere, comme s'il avait tenu le sang regenerateur et sauveur du monde. Mais des coups legers contre la porte et une voix pressante le tirerent de son reve. - Eh bien ! quoi done ? Monsieur, il est midi un quart, vous ne voulez pas dejeuner ? En bas, en effet, le dejeuner attendait, dans la grande salle a manger fraiche. On avait laisse les volets fermes, un seul venait d'etre entrouvert. C'etait une piece gaie, aux panneaux de boiserie gris perle, releve de filets bleus. La table, le buffet, les chaises, avaient du completer autrefois le mobilier Empire qui garnissait les chambres ; et, sur le fond clair, le vieil acajou s'enlevait en vigueur, d'un rouge intense. Une suspension de cuivre poli, toujours reluisante, brillait comme un soleil; tandis que, sur les quatre murs, fleurissaient quatre grands bouquets au pastel, des giroflees, des oeillets, des jacinthes, des roses. Rayonnant, le docteur Pascal entra. -Ah ! fichtre ! je me suis oublie, je voulais fmir... En voila, de la toute neuve et de la tres 76 pure, cette fois, de quoi faire des miracles ! Et il montrait la fiole, qu'il avait descendue, dans son enthousiasme. Mais il aper^ut Clotilde droite et muette, l'air serieux. Le sourd depit de l'attente venait de la rendre a toute son hostilite, et elle qui avait brule de se jeter a son cou, le matin, restait immobile, comme refroidie et ecartee de lui. - Bon! reprit-il, sans rien perdre de son allegresse, nous boudons encore. C'est 9a qui est vilain !... Alors, tu ne l'admires pas, ma liqueur de sorcier, qui reveille les morts ? II s'etait mis a table, et la jeune fille, en s'asseyant en face de lui, dut enfm repondre. -Tu sais bien, maitre, que j'admire tout de toi... Seulement, mon desir est que les autres aussi t'admirent. Et il y a cette mort du pauvre vieux Boutin... -Oh ! s'ecria-t-il sans la laisser achever, un epileptique qui a succombe dans une crise congestive !... Tiens ! puisque tu es de mechante humeur, ne causons plus de cela : tu me ferais de 77 la peine, et 9a gaterait ma journee. II y avait des oeufs a la coque, des cotelettes, une creme. Et un silence se prolongea, pendant lequel, malgre sa bouderie, elle mangea a belles dents, etant d'un appetit solide, qu'elle n'avait pas la coquetterie de cacher. Aussi fmit-il par reprendre en riant: - Ce qui me rassure, c'est que ton estomac est bon... Martine, donnez done du pain a Mademoiselle. Comme d'habitude, celle-ci les servait, les regardait manger, avec sa familiarite tranquille. Souvent meme, elle causait avec eux. -Monsieur, dit-elle, quand elle eut coupe du pain, le boucher a apporte sa note, faut-il la payer ? II leva la tete, la contempla avec surprise. - Pourquoi me demandez-vous 9a ? D'ordinaire, ne payez-vous pas sans me consulter ? C'etait en effet Martine qui tenait la bourse. Les sommes deposees chez M. Grandguillot, 78 notaire a Plassans, produisaient une somme ronde de six mille francs de rente. Chaque trimestre, les quinze cents francs restaient entre les mains de la servante, et elle en disposait au mieux des interets de la maison, achetait et payait tout, avec la plus stricte economie, car elle etait avare, ce dont on la plaisantait meme continuellement. Clotilde, tres peu depensiere, n'avait pas de bourse a elle. Quant au docteur, il prenait, pour ses experiences et pour son argent de poche, sur les trois ou quatre mille francs qu'il gagnait encore par an et qu'il jetait au fond d'un tiroir du secretaire ; de sorte qu'il y avait la un petit tresor, de l'or et des billets de banque, dont il ne connaissait jamais le chiffre exact. - Sans doute, Monsieur, je paye, reprit la servante, mais lorsque c'est moi qui ai pris la marchandise ; et, cette fois, la note est si grosse, a cause de toutes ces cervelles que le boucher vous a fournies... Le docteur l'interrompit brusquement. - Ah 9a ! dites done, est-ce que vous allez vous mettre contre moi, vous aussi ? Non, non ! 79 ce serait trop !... Hier, vous m'avez fait beaucoup de chagrin, toutes les deux, et j'etais en colere. Mais il faut que cela cesse, je ne veux pas que la maison devienne un enfer... Deux femmes contre moi, et les seules qui m'aiment un peu ! Vous savez, je prefererais tout de suite prendre la porte ! II ne se fachait pas, il riait, bien qu'on sentit, au tremblement de sa voix, 1'inquietude de son coeur. Et il ajouta, de son air gai de bonhomie : - Si vous avez peur pour votre fin de mois, ma fille, dites au boucher de m'envoyer ma note a part... Et n'ayez pas de crainte, on ne vous demande pas d'y mettre du votre, vos sous peuvent dormir. C'etait une allusion a la petite fortune personnelle de Martine. En trente ans, a quatre cents francs de gages, elle avait gagne douze mille francs, sur lesquels elle n'avait preleve que le strict necessaire de son entretien; et, engraissee, presque triplee par les interets, la somme de ses economies etait aujourd'hui d'une trentaine de mille francs, qu'elle n'avait pas 80 voulu placer chez M. Grandguillot, par un caprice, une volonte de mettre son argent ä l'ecart. II etait ailleurs, en rentes solides. -Les sous qui dorment sont des sous honnetes, dit-elle gravement. Mais Monsieur a raison, je dirai au boucher d'envoyer une note ä part, puisque toutes ces cervelles sont pour la cuisine ä Monsieur, et non pour la mienne. Cette explication avait fait sourire Clotilde, que les plaisanteries sur 1'avarice de Martine amusaient d'ordinaire ; et le dejeuner s'acheva plus gaiement. Le docteur voulut aller prendre le cafe sous les platanes, en disant qu'il avait besoin d'air, apres s'etre enferme toute la matinee. Le cafe fut done servi sur la table de pierre, pres de la fontaine. Et qu'il faisait bon la, dans l'ombre, dans la fraicheur chantante de l'eau, tandis que, ä l'entour, la pinede, l'aire, la propriete entiere brülait, au soleil de deux heures ! Pascal avait complaisamment apporte la fiole de substance nerveuse, qu'il regardait, posee sur la table. -Ainsi, mademoiselle, reprit-il d'un air de 81 plaisanterie bourrue, vous ne croyez pas ä mon elixir de resurrection, et vous croyez aux miracles ! -Maitre, repondit Clotilde, je crois que nous ne savons pas tout. II eut un geste d'impatience. -Mais il faudra tout savoir... Comprends done, petite tetue, que jamais on n'a constate scientifiquement une seule derogation aux lois invariables qui regissent l'univers. Seule, jusqu'ä ce jour, rintelligence humaine est intervenue, je te defie bien de trouver une volonte reelle, une intention quelconque, en dehors de la vie... Et tout est la, il n'y a, dans le monde, pas d'autre volonte que cette force qui pousse tout ä la vie, ä une vie de plus en plus developpee et superieure. II s'etait leve, le geste large, et une telle foi le soulevait, que la jeune fille le regardait, surprise de le trouver si jeune, sous ses cheveux blancs. - Veux-tu que je te dise mon Credo, ä moi, puisque tu m'accuses de ne pas vouloir du tien... Je crois que l'avenir de Phumanite est dans le 82 progres de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la verite par la science est 1'ideal divin que l'homme doit se proposer. Je crois que tout est illusion et vanite, en dehors du tresor des verites lentement acquises et qui ne se perdront jamais plus. Je crois que la somme de ces verites, augmentees toujours, fmira par donner a l'homme un pouvoir incalculable, et la serenite, sinon le bonheur... Oui, je crois au triomphe final de la vie. Et son geste, elargi encore, faisait le tour du vaste horizon, comme pour prendre a temoin cette campagne en flammes, ou bouillaient les seves de toutes les existences. -Mais le continuel miracle, mon enfant, c'est la vie... Ouvre done les yeux, regarde ! Elle hocha la tete. - Je les ouvre, et je ne vois pas tout... C'est toi, maitre, qui es un entete, quand tu ne veux pas admettre qu'il y a, la-bas, un inconnu ou tu n'entreras jamais. Oh ! je sais, tu es trop intelligent pour ignorer cela. Seulement, tu ne veux pas en tenir compte, tu mets 1'inconnu a 83 part, parce qu'il te generait dans tes recherches... Tu as beau me dire d'ecarter le mystere, de partir du connu a la conquete de l'inconnu, je ne puis pas, moi ! le mystere tout de suite me reclame et m'inquiete. II l'ecoutait en souriant, heureux de la voir s'animer, et il caressa de la main les boucles de ses cheveux blonds. -Oui, oui, je sais, tu es comme les autres, tu ne peux vivre sans illusion et sans mensonge... Enfm, va, nous nous entendrons quand meme. Porte-toi bien, c'est la moitie de la sagesse et du bonheur. Puis, changeant de conversation : - Voyons, tu vas pourtant m'accompagner et m'aider dans ma tournee de miracles... C'est jeudi, mon jour de visites. Quand la chaleur sera un peu tombee, nous sortirons ensemble. Elle refusa d'abord, pour paraitre ne pas ceder ; et elle finit par consentir, en voyant la peine qu'elle lui faisait. D'habitude, elle l'accompagnait. lis resterent longtemps sous les 84 platanes, jusqu'au moment ou le docteur monta s'habiller. Lorsqu'il redescendit, correctement serré dans une redingote, coiffé d'un chapeau de soie á larges bords, il parla d'atteler Bonhomme, le cheval qui, pendant un quart de siěcle, l'avait mené á ses visites. Mais la pauvre vieille bete devenait aveugle, et par reconnaissance pour ses services, par tendresse pour sa personne, on ne le dérangeait plus guére. Ce soir-lá, il était tout endormi, Poeil vague, les jambes percluses de rhumatismes. Aussi le docteur et la jeune fille, étant allés le voir dans l'ecurie, lui mirent-ils un gros baiser á gauche et á droite des naseaux, en lui disant de se reposer sur une botte de bonne paille, que la servantě apporta. Et ils déciděrent qu'ils iraient ápied. Clotilde, gardant sa robe de toile blanche, á pois rouges, avait simplement noué sur ses cheveux un large chapeau de paille, couvert d'une touffe de lilas ; et elle était charmante, avec ses grands yeux, son visage de lait et de rose, dans 1'ombre des vastes bords. Quand elle sortait ainsi, au bras de Pascal, elle mince, élancée et si jeune, lui rayonnant, le visage éclairé par la 85 blancheur de la barbe, d'une vigueur encore qui la lui faisait soulever pour franchir les ruisseaux, on souriait sur leur passage, on se retournait en les suivant du regard, tant ils etaient beaux et joyeux. Ce jour-la, comme ils debouchaient du chemin des Fenouilleres, a la porte de Plassans, un groupe de commeres s'arreta net de causer. On aurait dit un de ces anciens rois qu'on voit dans les tableaux, un de ces rois puissants et doux qui ne vieillissent plus, la main posee sur Pepaule d'une enfant belle comme le jour, dont la jeunesse eclatante et soumise les soutient. Ils tournaient sur le cours Sauvaire, pour gagner la rue de la Banne, lorsqu'un grand gar^on brun, d'une trentaine d'annees, les arreta. -Ah! maitre, vous m'avez oublie. J'attends toujours votre note, sur la phtisie. C'etait le docteur Ramond, installe depuis deux annees a Plassans, et qui s'y faisait une belle clientele. De tete superbe, dans tout Peclat d'une virilite souriante, il etait adore des femmes, et il avait heureusement beaucoup d'intelligence et beaucoup de sagesse. 86 -Tiens! Ramond, bonjour !... Mais pas du tout, eher ami, je ne vous oublie pas. Cest cette petite fille á qui j'ai donné hier la note á copier et qui n'en a encore rien fait. Les deux jeunes gens s'etaient serré la main, d'un air ďintimitě cordiale. - Bonjour, mademoiselle Clotilde. - Bonjour, monsieur Ramond. Pendant une fiěvre muqueuse, heureusement benigne, que la jeune fille avait eue Pannée precedente, le docteur Pascal s'etait affolé, au point de douter de lui ; et il avait exigé que son jeune confrere l'aidat, le rassurät. C'etait ainsi qu'une familiarité, une sorte de camaraderie s'etait nouée entre les trois. - Vous aurez votre note demain matin, je vous le promets, reprit-elle en riant. Mais Ramond les accompagna quelques minutes, jusqu'au bout de la rue de la Banne, á 1'entrée du vieux quartier, oü ils allaient. Et il y avait, dans la fa^on dont il se penchait, en souriant á Clotilde, tout un amour discret, 87 lentement grandi, attendant avec patience Pheure fixee pour le plus raisonnable des denouements. D'ailleurs, il ecoutait avec deference le docteur Pascal, dont il admirait beaucoup les travaux. -Tenez! justement, eher ami, je vais chez Guiraude, vous savez cette femme dont le mari, un tanneur, est mort phtisique, il y a cinq ans. Deux enfants lui sont restes : Sophie, une fille de seize ans bientöt, que j'ai pu heureusement, quatre ans avant la mort du pere, faire envoyer ä la Campagne, pres d'ici, chez une de ses tantes ; et un fils, Valentin, qui vient d'avoir vingt et un ans, et que la mere a voulu garder pres d'elle, par un entetement de tendresse, malgre les affreux resultats dont je Pavais menacee. Eh bien ! voyez si j'ai raison de pretendre que la phtisie n'est pas hereditaire, mais que les parents phtisiques leguent seulement un terrain degenere, dans lequel la maladie se developpe, ä la moindre contagion. Aujourd'hui, Valentin, qui a vecu dans le contact quotidien du pere, est phtisique, tandis que Sophie, poussee en plein soleil, a une sante superbe. 88 II triomphait, il ajouta en riant: -£a n'empeche pas que je vais peut-etre sauver Valentin, car il renait a vue d'oeil, il engraisse, depuis que je le pique... Ah ! Ramond, vous y viendrez, vous y viendrez, a mes piqures ! Le jeune medecin leur serra la main a tous deux. - Mais je ne dis pas non. Vous savez bien que je suis toujours avec vous. Quand ils furent seuls, ils haterent le pas, ils tomberent tout de suite dans la rue Canquoin, une des plus etroites et des plus noires du vieux quartier. Par cet ardent soleil, il y regnait un jour livide, une fraicheur de cave. C'etait la, au rez-de-chaussee, que Guiraude demeurait, en compagnie de son fils Valentin. Elle vint ouvrir, mince, epuisee, frappee elle-meme d'une lente decomposition du sang. Du matin au soir, elle cassait des amandes avec la tete d'un os de mouton, sur un gros pave, serre entre ses genoux ; et cet unique travail les faisait vivre, le fils ayant du cesser toute besogne. Guiraude sourit pourtant, ce jour-la, en apercevant le 89 docteur, car Valentin venait de manger une cötelette, de grand appetit, veritable debauche qu'il ne se permettait pas depuis des mois. Lui, chetif, les cheveux et la barbe rares, les pommettes saillantes et rosees dans un teint de cire, s'etait egalement leve avec promptitude, pour montrer qu'il etait gaillard. Aussi Clotilde fut-elle emue de l'accueil fait ä Pascal, comme au sauveur, au messie attendu. Ces pauvres gens lui serraient les mains, lui auraient baise les pieds, le regardaient avec des yeux luisants de gratitude. II pouvait done tout, il etait done le bon Dieu, qu'il ressuscitait les morts ! Lui-meme eut un rire encourageant, devant cette cure qui s'annon^ait si bien. Sans doute le malade n'etait pas gueri, peut-etre n'y avait-il la qu'un coup de fouet, car il le sentait surtout excite et fievreux. Mais n'etait-ce done rien que de gagner des jours ? II le piqua de nouveau, pendant que Clotilde, debout devant la fenetre, tournait le dos ; et, lorsqu'ils partirent, eile le vit qui laissait vingt francs sur la table. Souvent, cela lui arrivait, de payer ses malades, au lieu d'en etre paye. lis firent trois autres visites dans le vieux 90 quartier, puis allerent chez une dame de la ville neuve ; et, comme ils se retrouvaient dans la rue : -Tu ne sais pas, dit-il, si tu etais une Tille courageuse, avant de passer chez Lafouasse, nous irions jusqu'ä la Seguiranne, voir Sophie chez sa tante. Qa me ferait plaisir. II n'y avait guere que trois kilometres, ce serait une promenade charmante, par cet admirable temps. Et eile accepta gaiement, ne boudant plus, se serrant contre lui, heureuse d'etre ä son bras. II etait cinq heures, le soleil oblique emplissait la Campagne d'une grande nappe d'or. Mais, des qu'ils furent sortis de Plassans, ils durent traverser un coin de la vaste plaine, dessechee et nue, ä droite de la Viorne. Le canal recent, dont les eaux d'irrigation devaient transformer le pays mourant de soif, n'arrosait point encore ce quartier ; et les terres rougeätres, les terres jaunätres s'etalaient ä l'infmi, dans le morne ecrasement du soleil, plantees seulement d'amandiers greles, d'oliviers nains, continuellement tailles et rabattus, dont les branches se contournent, se dejettent, en des 91 attitudes de souffrance et de revoke. Au loin, sur les coteaux peles, on ne voyait que les taches päles des bastides, que barrait la ligne noire du cypres reglementaire. Cependant, 1'immense etendue sans arbres, aux larges plis de terrains desoles, de colorations dures et nettes, gardait de belles courbes classiques, d'une severe grandeur. Et il y avait, sur la route, vingt centimetres de poussiere, une poussiere de neige que le moindre souffle enlevait en larges fumees volantes, et qui poudrait ä blanc, aux deux bords, les figuiers et les ronces. Clotilde, qui s'amusait comme une enfant ä entendre toute cette poussiere craquer sous ses petits pieds, voulait abriter Pascal de son ombrelle. - Tu as le soleil dans les yeux. Tiens-toi done ä gauche. Mais il finit par s'emparer de Pombrelle, pour la porter lui-meme. - C'est toi qui ne la tiens pas bien, et puis 9a te fatigue... D'ailleurs, nous arrivons. 92 Dans la plaine brůlée, on apercevait déjá im ilot de feuillages, tout un énorme bouquet d'arbres. Cétait la Séguiranne, la proprietě oü avait grandi Sophie, chez sa taňte Dieudonné, la femme du méger. Ä la moindre source, au moindre ruisseau, cette terre de flammes éclatait en puissantes vegetations, et ďépais ombrages s'elargissaient alors, des allées ďune profondeur, ďune fraicheur délicieuse. Les platanes, les marronniers, les ormeaux poussaient vigoureusement. Iis s'engagerent dans une avenue ďadmirables chénes verts. Comme ils approchaient de la ferme, une faneuse, dans un pré, lächa sa fourche, accourut. Cétait Sophie, qui avait reconnu le docteur et la demoiselle, ainsi qu'elle nommait Clotilde. Elle les adorait, eile resta ensuite toute confuse, á les regarder, sans pouvoir dire les bonnes choses dont son coeur débordait. Elle ressemblait á son frěre Valentin, eile avait sa petite taille, ses pommettes saillantes, ses cheveux pales ; mais, á la Campagne, loin de la contagion du milieu paternel, il semblait qu'elle eůt pris de la chair, ď aplomb sur ses fortes jambes, les joues 93 remplies, les cheveux abondants. Et elle avait de tres beaux yeux, qui luisaient de sante et de gratitude. La tante Dieudonne, qui fanait elle aussi, s'etait avancee a son tour, criant de loin, plaisantant avec quelque rudesse provencale. -Ah! monsieur Pascal, nous n'avons pas besoin de vous, ici ! II n'y a personne de malade ! Le docteur, qui etait simplement venu chercher ce beau spectacle de sante, repondit sur le me me ton : -Je l'espere bien. N'empeche que voila une fillette qui nous doit un fameux cierge, a vous et amoi ! -Qa, c'est la verite pure! Et elle le sait, monsieur Pascal, elle dit tous les jours que, sans vous, elle serait a cette heure comme son pauvre frere Valentin. - Bah ! nous le sauverons egalement. II va mieux, Valentin. Je viens de le voir. Sophie saisit les mains du docteur, de grosses larmes parurent dans ses yeux. Elle ne put que balbutier : 94 - Oh ! monsieur Pascal ! Comme on l'aimait ! et Clotilde sentait sa tendresse pour lui s'augmenter de toutes ces affections éparses. lis restěrent la un instant, á causer, dans 1'ombre saine des chénes verts. Puis, ils revinrent vers Plassans, ayant encore á faire une visite. Cétait, á Tangle de deux routes, dans un cabaret borgne, blanc des poussiěres envolées. On venait ď installer, en face, un moulin á vapeur, en utilisant les anciens bátiments du Parádou, une proprietě datant du dernier siěcle. Et Lafouasse, le cabaretier, faisait tout de méme de petites affaires, grace aux ouvriers du moulin et aux paysans qui apportaient leur blé. II avait encore pour clients, le dimanche, les quelques habitants des Artaud, un hameau voisin. Mais la malchance le frappait, il se trainait depuis trois ans, en se plaignant de douleurs, dans lesquelles le docteur avait fini par reconnaitre un commencement d'ataxie ; et il s'entetait pourtant á ne pas prendre de servantě, il se tenait aux meubles, servait quand méme ses pratiques. 95 Aussi, remis debout apres une dizaine de piqures, criait-il deja sa guerison partout. II etait justement sur sa porte, grand et fort, le visage enflamme, sous le flamboiement de ses cheveux rouges. -Je vous attendais, monsieur Pascal. Vous savez que j'ai pu hier mettre deux pieces de vin en bouteilles, et sans fatigue ! Clotilde resta dehors, sur un banc de pierre, tandis que Pascal entrait dans la salle, afm de piquer Lafouasse. On entendait leurs voix ; et ce dernier, tres douillet malgre ses gros muscles, se plaignait que la piqure fut douloureuse ; mais, enfm, on pouvait bien souffrir un peu, pour acheter de la bonne sante. Ensuite, il se facha, for^a le docteur a accepter un verre de quelque chose. La demoiselle ne lui ferait pas 1'affront de refuser du sirop. II porta une table dehors, il fallut absolument trinquer avec lui. - A votre sante, monsieur Pascal, et a la sante de tous les pauvres bougres, a qui vous rendez le gout du pain ! 96 Souriante, Clotilde songeait aux commérages dont lui avait parle Martine, á ce pere Boutin qu'on accusait le docteur ď avoir tué. II ne tuait done pas tous ses malades, sa medication faisait done de vrais miracles ? Et eile retrouvait sa foi en son maitre, dans cette chaleur ď amour qui lui remontait au coeur. Quand ils partirent, eile était revenue á lui tout entiére, il pouvait la prendre, ľ empörter, disposer ď eile, á son gré. Mais, quelques minutes auparavant, sur le banc de pierre, eile avait réve á une confuse histoire, en regardant le moulin á vapeur. N'était-ce point lá, dans ces bätiments noirs de charbon et blancs de farine aujourd'hui, que s'était passé autrefois un drame de passion ? Et ľhistoire lui revenait, des details donnés par Martine, des allusions faites par le docteur lui-méme, toute une aventure amoureuse et tragique de son cousin, ľ abbé Serge Mouret, alors cure des Artaud, avec une adorable fille, sauvage et passionnée, qui habitait le Parádou. Iis suivaient de nouveau la route, et Clotilde s'arréta, montrant de la main la vaste étendue 97 morne, des chaumes, des cultures plates, des terrains encore en friche. - Maitre, est-ce qu'il n'y avait pas la un grand jardin ? ne m'as-tu pas conte cette histoire ? Pascal, dans lajoie de cette bonne journee, eut un tressaillement, un sourire d'une tendresse infiniment triste. - Oui, oui, le Paradou, un jardin immense, des bois, des prairies, des vergers, des parterres, et des fontaines, et des ruisseaux qui se jetaient dans la Viorne... Un jardin abandonne depuis un siecle, le jardin de la Belle au Bois dormant, ou la nature etait rede venue souveraine... Et, tu le vois, ils l'ont deboise, defriche, nivele, pour le diviser en lots et le vendre aux encheres. Les sources elles-memes se sont taries, il n'y a plus, la-bas, que ce marais empoisonne... Ah ! quand je passe par ici, c'est un grand creve-coeur ! Elle osa demander encore : -N'est-ce point dans le Paradou que mon cousin Serge et ta grande amie Albine se sont aimes ? 98 Mais il ne la savait plus la, il continua, les yeux au loin, perdus dans le passe. - Albine, mon Dieu ! je la revois, dans le coup de soleil du jardin, comme un grand bouquet d'une odeur vivante, la tete renversee, la gorge toute gonflee de gaiete, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressees parmi ses cheveux blonds, nouees a son cou, a son corsage, a ses bras minces, nus et dores... Et, quand elle se fut asphyxiee, au milieu de ses fleurs, je la revois morte, tres blanche, les mains jointes, dormant avec un sourire, sur sa couche de jacinthes et de tubereuses... Une morte d'amour, et comme Albine et Serge s'etaient aimes dans le grand jardin tentateur, au sein de la nature complice ! et quel flot de vie emportant tous les faux liens, et quel triomphe de la vie ! Clotilde, troublee, a cet ardent murmure de paroles, le regardait fixement. Jamais elle ne s'etait permis de lui parler d'une autre histoire qui courait, l'unique et discret amour qu'il aurait eu pour une dame, morte elle aussi a cette heure. On racontait qu'il l'avait soignee, sans meme 99 oser lui baiser le bout des doigts. Jusqu'ici, jusqu'a pres de soixante ans, l'etude et la timidite l'avaient detourne des femmes. Mais on le sentait reserve a la passion, le coeur tout neuf et debordant, sous sa chevelure blanche. - Et celle qui est morte, celle qu'on pleure... Elle se reprit, la voix tremblante, les joues empourprees, sans savoir pourquoi. -Serge ne l'aimait done pas, qu'il l'a laissee mourir ? Pascal sembla se reveiller, fremissant de la retrouver pres de lui, si jeune, avec de si beaux yeux, brulants et clairs, dans 1'ombre du grand chapeau. Quelque chose avait passe, un meme souffle venait de les traverser tous deux. lis ne se reprirent pas le bras, ils marcherent cote a cote. - Ah! cherie, ce serait trop beau, si les hommes ne gataient pas tout ! Albine est morte, et Serge est maintenant cure a Saint-Eutrope, ou il vit avec sa soeur Desiree, une brave creature, celle-ci, qui a de la chance d'etre a moitie idiote. Lui est un saint homme, je n'ai jamais dit le 100 contraire... On peut etre un assassin et servir Dieu. Et il continua, disant les choses crues de 1'existence, l'humanite execrable et noire, sans quitter son gai sourire. II aimait la vie, il en montrait 1'effort incessant avec une tranquille vaillance, malgre tout le mal, tout Pecoeurement qu'elle pouvait contenir. La vie avait beau paraitre affreuse, elle devait etre grande et bonne, puisqu'on mettait a la vivre une volonte si tenace, dans le but, sans doute, de cette volonte meme et du grand travail ignore qu'elle accomplissait. Certes, il etait un savant, un clairvoyant, il ne croyait pas a une humanite d'idylle vivant dans une nature de lait, il voyait au contraire les maux et les tares, les etalait, les fouillait, les cataloguait depuis trente ans ; et sa passion de la vie, son admiration des forces de la vie suffisaient a le jeter dans une perpetuelle joie, d'ou semblait couler naturellement son amour des autres, un attendrissement fraternel, une sympathie, qu'on sentait sous sa rudesse d'anatomiste et sous l'impersonnalite affectee de ses etudes. 101 - Bah! conclut-il en se retournant une derniere fois vers les vastes champs mornes, le Paradou n'est plus, ils l'ont saccage, sali, detruit ; mais, qu'importe ! des vignes seront plantees, du ble grandira, toute une poussee de recoltes nouvelles ; et Ton s'aimera encore, aux jours lointains de vendange et de moisson... La vie est eternelle, elle ne fait jamais que recommencer et s'accroitre. II lui avait repris le bras, ils rentrerent ainsi, serres Tun contre l'autre, bons amis, par le lent crepuscule qui se mourait au ciel, en un lac tranquille de violettes et de roses. Et, a les revoir passer tous deux, l'ancien roi puissant et doux, appuye a l'epaule d'une enfant charmante et soumise, dont la jeunesse le soutenait, les femmes du faubourg, assises sur leurs portes, les suivaient d'un sourire attendri. A la Souleiade, Martine les guettait. De loin, elle leur fit un grand geste. Eh bien ! quoi done, on ne dinait pas ce jour-la ? Puis, quand ils se furent approches : -Ah ! vous attendrez un petit quart d'heure. 102 Je n'ai pas osé mettre mon gigot. Ils restěrent dehors, charmés, dans le jour fmissant. La piněde, qui se noyait ďombre, exhalait une odeur balsamique de résine ; et de Paire, brůlante encore, oú se mourait un dernier reflet rose, montait un frisson. C'etait comme un soulagement, un soupir d'aise, un repos de la proprietě entiěre, des amandiers amaigris, des oliviers tordus, sous le grand ciel pálissant, d'une sérénité pure ; tandis que, derriěre la maison, le bouquet des platanes n'etait plus qu'une masse de téněbres, noire et impenetrable, ou Ton entendait la fontaine, á Péternel chant de cristal. -Tiens ! dit le docteur, M. Bellombre a déjá diné, et il prend le frais. II montrait, de la main, sur un banc de la proprietě voisine, un grand et maigre vieillard de soixante-dix ans, á la figure longue, tailladée de rides, aux gros yeux fixes, trěs correctement serré dans sa cravate et dans sa redingote. -C'est un sage, murmura Clotilde. II est heureux. Pascal se récria. 103 - Lui ! j'espere bien que non ! II ne hai'ssait personne, et seul, M. Bellombre, cet ancien professeur de septieme, aujourd'hui retraite, vivant dans sa petite maison sans autre compagnie que celle d'un jardinier, muet et sourd, plus age que lui, avait le don de Pexasperer. - Un gaillard qui a eu peur de la vie, entends-tu ? peur de la vie !... Oui ! egoi'ste, dur et avare ! S'il a chasse la femme de son existence, 9a n'a ete que dans la terreur d'avoir a lui payer des bottines. Et il n'a connu que les enfants des autres, qui l'ont fait souffrir : de la, sa haine de l'enfant, cette chair a punitions... La peur de la vie, la peur des charges et des devoirs, des ennuis et des catastrophes ! la peur de la vie qui fait, dans l'epouvante ou l'on est de ses douleurs, que l'on refuse ses joies ! Ah ! vois-tu, cette lachete me souleve, je ne puis la pardonner... II faut vivre, vivre tout entier, vivre toute la vie, et plutot la souffrance, la souffrance seule, que ce renoncement, cette mort a ce qu'on a de vivant et d'humain en soi ! 104 M. Bellombre s'etait levé, et il suivait une allée de son jardin, á petits pas paisibles. Alors, Clotilde, qui le regardait toujours, silencieuse, dit enfin : -II y a pourtant la joie du renoncement. Renoncer, ne pas vivre, se garder pour le mystére, cela n'a-t-il pas été tout le grand bonheur des saints ? -S'ils n'ont pas vécu, cria Pascal, ils ne peuvent pas étre des saints. Mais il la sentit qui se révoltait, qui allait de nouveau lui échapper. Dans 1'inquietude de Pau-delá, tout au fond, il y a la peur et la haine de la vie. Aussi retrouva-t-il son bon rire, si tendre et si conciliant. -Non, non ! en voilá assez pour aujourd'hui, ne nous disputons plus, aimons-nous bien fort... Et, tiens ! Martine nous appelle, allons diner. 105 III Pendant im mois, le malaise empira, et Clotilde souffrait surtout de voir que Pascal fermait les tiroirs á clef, maintenant. II n'avait plus en eile la tranquille confiance de jadis, eile en était blessée, á un tel point, que, si eile avait trouvé l'armoire ouverte, eile aurait jeté les dossiers au feu, comme sa grand-měre Félicité la poussait á le faire. Et les fächeries recommencaient, souvent on ne se parlait pas de deux jours. Un matin, á la suite d'une de ces bouderies qui durait depuis Pavant-veille, Martine dit, en servant le dejeuner : - Tout á Pheure, comme je traversais la place de la Sous-Prefecture, j'ai vu entrer chez Mme Félicité un étranger que j'ai bien cm reconnaitre... Oui, ce serait votre frěre, mademoiselle, que je n'en serais pas surprise. 106 Du coup, Pascal et Clotilde se parlerent. - Ton frere ! est-ce que grand-mere l'attendait ? - Non, je ne crois pas... Voici plus de six mois qu'elle 1'attend. Je sais qu'elle lui a de nouveau ecrit, il y a huit jours. Et ils questionnerent Martine. -Dame ! Monsieur, je ne peux pas dire, car, depuis quatre ans que j'ai vu M. Maxime, lorsqu'il est reste deux heures chez nous, en se rendant en Italie, il a peut-etre bien change... J'ai cm tout de meme reconnaitre son dos. La conversation continua, Clotilde paraissait heureuse de cet evenement qui rompait enfm le lourd silence, et Pascal conclut: - Bon ! si c'est lui, il viendra nous voir. C'etait Maxime, en effet. II cedait, apres des mois de refus, aux sollicitations pressantes de la vieille Mme Rougon, qui avait, de ce cote encore, toute une plaie vive de la famille a fermer. L'histoire etait ancienne, et elle s'aggravait chaque jour. 107 Á 1'áge de dix-sept ans, il y avait quinze ans déjá, Maxime avait eu, ďune servantě séduite, un enfant, sotte aventure de gamin précoce, dont Saccard, son pere, et sa belle-měre Renée, celle-ci simplement vexée du choix indigne, s'etaient contentés de rire. La servantě, Justine Mégot, était justement ďun village des environs, une fillette blonde de dix-sept ans aussi, docile et douce ; et on 1'avait renvoyée á Plassans, avec une rente de douze cents francs, pour élever le petit Charles. Trois ans plus tard, elle y avait épousé un bourrelier du faubourg, Anselme Thomas, bon travailleur, gar^on raisonnable que la rente tentait. Du reste, elle était devenue ďune conduite exemplaire, engraissée, comme guérie d'une toux qui avait fait craindre une heredité fácheuse, due á toute une ascendance alcoolique. Et deux nouveaux enfants, nés de son manage, un gar^on ágé de dix ans, et une petite fille de sept, gras et roses, se portaient admirablement bien ; de sortě qu'elle aurait été la plus respectée, la plus heureuse des femmes, sans les ennuis que Charles lui causait dans son ménage. Thomas, malgré la rente, exécrait ce fils ďun autre, le 108 bousculait, ce dont souffrait secretement la mere, en epouse soumise et silencieuse. Aussi, bien qu'elle Padorat, Paurait-elle volontiers rendu a la famille du pere. Charles, a quinze ans, en paraissait a peine douze, et il en etait reste a P intelligence balbutiante d'un enfant de cinq ans. D'une extraordinaire ressemblance avec sa trisai'eule, Tante Dide, la folle des Tulettes, il avait une grace elancee et fine, pareil a un de ces petits rois exsangues qui fmissent une race, couronnes de longs cheveux pales, legers comme de la soie. Ses grands yeux clairs etaient vides, sa beaute inquietante avait une ombre de mort. Et ni cerveau ni coeur, rien qu'un petit chien vicieux, qui se frottait aux gens, pour se caresser. Son arriere-grand-mere Felicite, gagnee par cette beaute ou elle affectait de reconnaitre son sang, P avait d'abord mis au college, le prenant a sa charge ; mais il s'en etait fait chasser au bout de six mois, sous Paccusation de vices inavouables. Trois fois, elle s'etait entetee, Pavait change de pensionnat, pour aboutir toujours au meme renvoi 109 honteux. Alors, comme il ne voulait, comme il ne pouvait absolument rien apprendre, et comme il pourrissait tout, il avait fallu le garder, on se 1'etait passe des uns aux autres, dans la famille. Le docteur Pascal, attendri, songeant a une guerison, n'avait abandonne cette cure impossible qu'apres l'avoir eu chez lui pendant pres d'un an, inquiet du contact pour Clotilde. Et, maintenant, lorsque Charles n'etait pas chez sa mere, ou il ne vivait presque plus, on le trouvait chez Felicite ou chez quelque autre parent, coquettement mis, comble de joujoux, vivant en petit dauphin effemine d'une antique race dechue. Cependant, la vieille Mme Rougon souffrait de ce batard, a la royale, chevelure blonde, et son plan etait de le soustraire aux commerages de Plassans, en decidant Maxime a le prendre, pour le garder a Paris. Ce serait encore une vilaine histoire de la famille effacee. Mais longtemps Maxime avait fait la sourde oreille, hante par la continuelle terreur de gater son existence. Apres la guerre, riche depuis la mort de sa femme, il etait revenu manger sagement sa fortune dans son hotel de 1'avenue du Bois-de-Boulogne, ay ant no gagne a sa debauche precoce la crainte salutaire du plaisir, surtout resolu a fuir les emotions et les responsabilites, afm de durer le plus possible. Des douleurs vives dans les pieds, des rhumatismes, croyait-il, le tourmentaient depuis quelque temps ; il se voyait deja infirme, cloue sur un fauteuil; et le brusque retour en France de son pere, Pactivite nouvelle que Saccard deployait, avaient acheve de le terrifier. II connaissait bien ce devoreur de millions, il tremblait en le retrouvant empresse autour de lui, bonhomme, avec son ricanement amical. N'allait-il pas etre mange, s'il restait un jour a sa merci, lie par ces douleurs qui lui envahissaient les jambes. Et une telle peur de la solitude l'avait pris, qu'il venait de ceder enfm a Pidee de revoir son fils. Si le petit lui semblait doux, intelligent, bien portant, pourquoi ne Pemmenerait-il pas ? Cela lui donnerait un compagnon, un heritier qui le protegerait contre les entreprises de son pere. Peu a peu, son egoi'sme s'etait vu aime, choye, defendu ; et pourtant, peut-etre ne se serait-il pas risque encore a un tel voyage, si son medecin ne Pavait envoye aux eaux de Saint-Gervais. Des ill lors, il n'y avait plus a faire qu'un crochet de quelques lieues, il etait tombe le matin chez la vieille Mme Rougon, a l'improviste, bien resolu a reprendre un train, le soir meme, apres 1'avoir interrogee et vu 1'enfant. Vers deux heures, Pascal et Clotilde etaient encore pres de la fontaine, sous les platanes, ou Martine leur avait servi le cafe, lorsque Felicite arriva avec Maxime. -Ma cherie, quelle surprise ! je t'amene ton frere. Saisie, la jeune fille s' etait levee, devant cet etranger maigri et jauni, qu'elle reconnaissait a peine. Depuis leur separation, en 1854, elle ne 1'avait revu que deux fois, la premiere a Paris, la seconde a Plassans. Mais elle gardait de lui une image nette, elegante et vive. La face s'etait creusee, les cheveux s'eclaircissaient, semes de fils blancs. Pourtant, elle finit par le retrouver, avec sa tete jolie et fine, d'une grace inquietante de fille, jusque dans sa decrepitude precoce. - Comme tu te portes bien, toi ! dit-il simplement, en embrassant sa soeur. 112 -Mais, repondit-elle, il faut vivre au soleil... Ah ! que je suis heureuse de te voir ! Pascal, de son coup d'oeil de medecin, avait fouille ä fond son neveu. II l'embrassa ä son tour. - Bonjour, mon gar^on... Et eile a raison, vois-tu, on ne se porte bien qu'au soleil, comme les arbres ! Vivement, Felicite etait allee jusqu'ä la maison. Elle revint en criant : - Charles n'est done pas ici ? -Non, dit Clotilde. Nous l'avons eu hier. L'oncle Macquart l'a emmene, et il doit passer quelques jours aux Tulettes. Felicite se desespera. Elle n'etait accourue que dans la certitude de trouver l'enfant chez Pascal. Comment faire, maintenant ? Le docteur, de son air paisible, proposa d'ecrire ä l'oncle, qui le ramenerait, des le lendemain matin. Puis, quand il sut que Maxime voulait absolument repartir par le train de neuf heures, sans coucher, il eut une autre idee. II allait envoyer chercher un landau, chez le loueur, et l'on irait tous les quatre voir 113 Charles, chez Poncle Macquart. Ce serait meme une charmante promenade. II n'y avait pas trois lieues de Plassans aux Tulettes : une heure pour aller, une heure pour revenir, on aurait encore pres de deux heures ä rester lä-bas, si Pon voulait etre de retour ä sept heures. Martine ferait ä diner, Maxime aurait tout le temps de manger et de prendre son train. Mais Felicite s'agitait, visiblement inquiete de cette visite ä Macquart. -Ah bien, non ! si vous croyez que je vais aller lä-bas, par ce temps d'orage... II est bien plus simple d'envoyer quelqu'un qui nous ramenera Charles. Pascal hocha la tete. On ne ramenait pas toujours Charles comme on voulait. C'etait un enfant sans raison, qui, parfois, galopait au moindre caprice, ainsi qu'un animal indompte. Et la vieille Mme Rougon, combattue, furieuse de n'avoir rien pu preparer, dut fmir par ceder, dans la necessite oü eile etait de s'en remettre au hasard. - Apres tout, comme vous voudrez ! Mon 114 Dieu, que les choses s'arrangent mal ! Martine courut chercher le landau, et trois heures n'etaient pas sonnees, lorsque les deux chevaux enfilerent la route de Nice, devalant la pente qui descendait jusqu'au pont de la Viorne. On tournait ensuite a gauche, pour longer pendant pres de deux kilometres les bords boises de la riviere. Puis, la route s'engageait dans les gorges de la Seille, un defile etroit entre deux murs geants de roches cuites et dorees par les violents soleils. Des pins avaient pousse dans les fentes ; des panaches d'arbres, a peine gros d'en bas comme des touffes d'herbe, frangeaient les cretes, pendaient sur le gouffre. Et c'etait un chaos, un paysage foudroye, un couloir de Penfer, avec ses detours tumultueux, ses coulures de terre sanglante glissees de chaque entaille, sa solitude desolee que troublait seul le vol des aigles. Felicite ne desserra pas les levres, la tete en travail, Pair accable sous ses reflexions. II faisait en effet tres lourd, le soleil brulait, derriere un voile de grands nuages livides. Presque seul, 115 Pascal causa, dans sa tendresse passionnee pour cette nature ardente, tendresse qu'il s'effor^ait de faire partager a son neveu. Mais il avait beau s'exclamer, lui montrer Pentetement des oliviers, des figuiers et des ronces, a pousser dans les roches, la vie de ces roches elles-memes, de cette carcasse colossale et puissante de la terre, d'ou Pon entendait monter un souffle : Maxime restait froid, pris d'une sourde angoisse, devant ces blocs d'une majeste sauvage, dont la masse Paneantissait. Et il preferait reporter les yeux sur sa soeur, assise en face de lui. Elle le charmait peu a peu, tellement il la voyait saine et heureuse, avec sa jolie tete ronde, au front droit, si bien equilibre. Par moments, leurs regards se rencontraient, et elle avait un sourire tendre, dont il etait reconforte. Mais la sauvagerie de la gorge s'adoucit, les deux murs de rochers s'abaisserent, on fila entre des coteaux apaises, aux pentes molles, semees de thyms et de lavandes. C etait le desert encore, des espaces nus, verdatres et violatres, ou la moindre brise roulait un apre parfum. Puis, tout d'un coup, apres un dernier detour, on descendit 116 dans le vallon des Tulettes, que des sources rafraichissaient. Au fond s'etendaient des prairies, coupees de grands arbres. Le village etait a mi-cote, parmi des oliviers, et la bastide de Macquart, un peu ecartee, se trouvait sur la gauche, en plein midi. II fallut que le landau prit le chemin qui conduisait a l'Asile des alienes, dont on apercevait, en face, les murs blancs. Le silence de Felicite s' etait assombri, car elle n'aimait pas montrer Poncle Macquart. Encore un dont la famille serait bien debarrassee, le jour ou il s'en irait ! Pour la gloire d'eux tous, il aurait du dormir sous la terre depuis longtemps. Mais il s'entetait, il portait ses quatre-vingt-trois ans en vieil ivrogne, sature de boisson, que l'alcool semblait conserver. A Plassans, il avait une legende terrible de faineant et de bandit, et les vieillards chuchotaient l'execrable histoire des cadavres qu'il y avait entre lui et les Rougon, une trahison aux jours troubles de decembre 1851, un guet-apens dans lequel il avait laisse des camarades, le ventre ouvert, sur le pave sanglant. Plus tard, quand il etait rentre en France, il avait prefere, a la bonne place qu'il s'etait fait 117 promettre, ce petit domaine des Tulettes, que Felicite lui avait achete. Et il y vivait grassement depuis lors, il n'avait plus eu que 1'ambition de l'arrondir, guettant de nouveau les bons coups, ayant encore trouve le moyen de se faire donner un champ longtemps convoke, en se rendant utile a sa belle-soeur, lorsque celle-ci avait du reconquerir Plassans sur les legitimistes : une autre effroyable histoire qu'on se disait aussi a l'oreille, un fou lache sournoisement de l'Asile, battant la nuit, courant a sa vengeance, incendiant sa propre maison, ou flambaient quatre personnes. Mais c'etaient heureusement la des choses anciennes, et Macquart, range aujourd'hui, n'etait plus le bandit inquietant dont avait tremble toute la famille. II se montrait fort correct, d'une diplomatic fmaude, n'ayant garde que son rire goguenard qui avait Pair de se ficher du monde. -L'oncle est chez lui, dit Pascal, comme on approchait. La bastide etait une de ces constructions pro venules, d'un seul etage, aux tuiles 118 decolorees, les quatre murs violemment badigeonnes en jaune. Devant la facade s'etendait une etroite terrasse, que d'antiques muriers, rabattus en forme de treille, allongeant et tordant leurs grosses branches, ombrageaient. C'etait la que l'oncle fumait sa pipe, Pete. Et, en entendant la voiture, il etait venu se planter au bord de la terrasse, redressant sa haute taille, vetu proprement de drap bleu, coiffe de Peternelle casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de Pannee a Pautre. Quand il eut reconnu les visiteurs, il ricana, il cria : -En voila de la belle societe !... Vous etes bien gentils, vous allez vous rafraichir. Mais la presence de Maxime Pintriguait. Qui etait-il ? pour qui venait-il, celui-la ? On le lui nomma, et tout de suite il arreta les explications qu'on ajoutait, en voulant P aider a se retrouver, au milieu de Pecheveau complique de la parente. - Le pere de Charles, je sais, je sais !... Le fils de mon neveu Saccard, pardi ! celui qui a fait un beau mariage et dont la femme est morte... 119 II devisageait Maxime, l'air tout heureux de le voir ride deja a trente-deux ans, les cheveux et la barbe semes de neige. -Ah! dame! ajouta-t-il, nous vieillissons tous... Moi, encore, je n'ai pas trop a me plaindre, je suis solide. Et il triomphait, d'aplomb sur les reins, la face comme bouillie et flambante, d'un rouge ardent de brasier. Depuis longtemps, 1'eau-de-vie ordinaire lui semblait de l'eau pure ; seul, le trois-six chatouillait encore son gosier durci ; il en buvait de tels coups, qu'il en restait plein, la chair baignee, imbibee ainsi qu'une eponge. L'alcool suintait de sa peau. Au moindre souffle, quand il parlait, une vapeur d'alcool s'exhalait de sa bouche. -Certes, oui ! vous etes solide, Poncle ! dit Pascal emerveille. Et vous n'avez rien fait pour 9a, vous avez bien raison de vous moquer de nous... Voyez-vous, je ne crains qu'une chose, c'est qu'un jour, en allumant votre pipe, vous ne vous allumiez vous-meme, ainsi qu'un bol de punch. 120 Macquart, flatte, s'egaya bruyamment. - Plaisante, plaisante, mon petit ! Un verre de cognac, 9a vaut mieux que tes sales drogues... Et vous allez tous trinquer, hein ? pour qu'il soit bien dit que votre oncle vous fait honneur a tous. Moi, je me fiche des mauvaises langues. J'ai du ble, j'ai des oliviers, j'ai des amandiers, et des vignes, et de la terre, autant qu'un bourgeois. L'ete, je fume ma pipe a l'ombre de mes muriers ; l'hiver, je vais la fumer la, contre mon mur, au soleil. Hein ? d'un oncle comme 9a, on n'a pas a en rougir !... Clotilde, j'ai du sirop, si tu en veux. Et vous, Felicite, ma chere, je sais que vous preferez 1'anisette. II y a de tout, je vous dis qu'il y a de tout, chez moi ! Son geste s'etait elargi, comme pour embrasser la possession de son bien-etre de vieux gredin devenu ermite ; pendant que Felicite, qu'il effrayait depuis un moment, avec 1'enumeration de ses richesses, ne le quittait pas des yeux, prete a l'interrompre. -Merci, Macquart, nous ne prendrons rien, nous sommes presses... Ou done est Charles ? 121 -Charles, bon, bon ! tout a l'heure ! J'ai compris, le papa vient pour voir 1'enfant... Mais 9a ne va pas nous empecher de boire un coup. Et, lorsqu'on eut refuse absolument, il se blessa, il dit avec son rire mauvais : - Charles, il n'est pas la, il est a PAsile, avec la vieille. Puis, emmenant Maxime au bout de la terrasse, il lui montra les grands batiments blancs, dont les jardins interieurs ressemblaient a des preaux de prison. - Tenez ! mon neveu, vous voyez trois arbres devant nous. Eh bien ! au-dessus de celui de gauche, il y a une fontaine, dans une cour. Suivez le rez-de-chaussee, la cinquieme fenetre a droite est celle de Tante Dide. Et c'est la qu'est le petit... Oui, je Py ai mene tout a Pheure. C'etait une tolerance de Padministration. Depuis vingt et un ans qu'elle etait a PAsile, la vieille femme n'avait pas donne un souci a sa gardienne. Bien calme, bien douce, immobile dans son fauteuil, elle passait les journees a 122 regarder devant elle ; et, comme 1'enfant se plaisait la, comme elle-meme semblait s'interesser a lui, on fermait les yeux sur cette infraction aux reglements, on l'y laissait parfois deux et trois heures, tres occupe a decouper des images. Mais ce nouveau contretemps avait mis le comble a la mauvaise humeur de Felicite. Elle se facha, lorsque Macquart proposa d'aller tous les cinq, en bande, chercher le petit. - Quelle idee ! allez-y tout seul et revenez vite... Nous n'avons pas de temps a perdre. Le fremissement de colere qu'elle contenait, parut amuser Poncle; et, des lors, sentant combien il lui etait desagreable, il insista, avec son ricanement. - Dame ! mes enfants, nous verrions par la meme occasion la vieille mere, notre mere a tous. II n'y a pas a dire, vous savez, nous sommes tous sortis d'elle, et ce ne serait guere poli de ne pas aller lui souhaiter le bonjour, puisque mon petit-neveu, qui arrive de si loin, ne l'a peut-etre bien jamais revue... Moi, je ne la renie pas, ah ! fichtre 123 non ! Surement, elle est folle ; mais 9a ne se voit pas souvent, des vieilles meres qui ont depasse la centaine, et 9a vaut la peine qu'on se montre un peu gentil pour elle. II y eut un silence. Un petit frisson glace avait couru. Ce fut Clotilde, muette jusque-la, qui declara la premiere, d'une voix emue : -Vous avez raison, mon oncle, nous irons tous. Felicite elle-meme dut consentir. On remonta dans le landau, Macquart s'assit pres du cocher. Un malaise avait blemi le visage fatigue de Maxime ; et, durant le court trajet, il questionna Pascal sur Charles, d'un air d'interet paternel, qui cachait une inquietude croissante. Le docteur, gene par les regards imperieux de sa mere, adoucit la verite. Mon Dieu ! P enfant n'etait pas d'une sante bien forte, c'etait meme pour cela qu'on le laissait volontiers des semaines chez P oncle, a la campagne ; cependant, il ne souffrait d'aucune maladie caracterisee. Pascal n'ajouta pas qu'il avait, un instant, fait le reve de lui donner de la cervelle et des muscles, en le traitant 124 par les injections de substance nerveuse ; mais il s'etait heurte a un continuel accident, les moindres piqures determinaient chez le petit des hemorragies, qu'il fallait chaque fois arreter par des pansements compressifs : c'etait un relachement des tissus du a la degenerescence, une rosee de sang qui perlait a la peau, c'etaient surtout des saignements de nez, si brusques, si abondants, qu'on n'osait pas le laisser seul, dans la crainte que tout le sang de ses veines ne coulat. Et le docteur finit en disant que, si 1'intelligence etait paresseuse chez lui, il esperait qu'elle se developperait, dans un milieu d'activite cerebrale plus vive. On etait arrive devant PAsile. Macquart, qui ecoutait, descendit du siege, en disant: -C'est un gamin bien doux, bien doux. Et puis, il est si beau, un ange ! Maxime, pali encore, et grelottant, malgre la chaleur etouffante, ne posa plus de questions. II regardait les vastes batiments de l'Asile, les ailes des differents quartiers, separes par des jardins, celui des hommes et celui des femmes, ceux des 125 fous tranquilles et des fous furieux. Une grande proprete regnait, une morne solitude, que traversaient des pas et des bruits de clefs. Le vieux Macquart connaissait tous les gardiens. D'ailleurs, les portes s'ouvrirent devant le docteur Pascal, qu'on avait autorise a soigner certains des internes. On suivit une galerie, on tourna dans une cour: c'etait la, une des chambres du rez-de-chaussee, une piece tapissee d'un papier clair, meublee simplement d'un lit, d'une armoire, d'une table, d'un fauteuil et de deux chaises. La gardienne, qui ne devait jamais quitter sa pensionnaire, venait justement de s'absenter. Et il n'y avait, aux deux bords de la table, que la folle, rigide dans son fauteuil, et que P enfant, sur une chaise, absorbe, en train de decouper des images. - Entrez, entrez ! repetait Macquart. Oh ! il n'y a pas de danger, elle est bien gentille ! L'ancetre, Adelaide Fouque, que ses petits-enfants, toute la race qui avait pullule, nommaient du surnom caressant de Tante Dide, ne tourna pas meme la tete au bruit. Des la 126 jeunesse, des troubles hysteriques l'avaient desequilibree. Ardente, passionnee d'amour, secouee de crises, eile etait ainsi arrivee au grand äge de quatre-vingt-trois ans, lorsqu'une affreuse douleur, un choc moral terrible l'avait jetee ä la demence. Depuis lors, depuis vingt et un ans, c'etait chez eile un arret de 1'intelligence, un affaiblissement brusque, rendant toute reparation impossible. Aujourd'hui, ä cent quatre ans, eile vivait toujours, ainsi qu'une oubliee, une demente calme, au cerveau ossifie, chez qui la folie pouvait rester indefmiment stationnaire, sans amener la mort. Cependant, la senilite etait venue, lui avait peu ä peu atrophie les muscles. Sa chair etait comme mangee par Tage, la peau seule demeurait sur les os, ä ce point qu'il fallait la porter de son lit ä son fauteuil. Et, squelette jauni, dessechee lä, teile qu'un arbre seculaire dont il ne reste que Pecorce, eile se tenait pourtant droite contre le dossier du fauteuil, n'ayant plus que les yeux de vivants, dans son mince et long visage. Elle regardait Charles fixement. Clotilde, un peu tremblante, s'etait approchee. 127 - Tante Dide, c'est nous qui avons voulu vous voir... Vous ne me reconnaissez done pas ? Votre petite-fille qui vient parfois vous embrasser. Mais la folle ne parut pas entendre. Ses regards ne quittaient point 1'enfant, dont les ciseaux achevaient de decouper une image, un roi de pourpre au manteau d'or. - Voyons, maman, dit a son tour Macquart, ne fais pas la bete. Tu peux bien nous regarder. Voila un monsieur, un petit-fils a toi, qui arrive de Paris expres. A cette voix, Tante Dide finit par tourner la tete. Elle promena lentement ses yeux vides et clairs sur eux tous, puis elle les ramena sur Charles et retomba dans sa contemplation. Personne ne parlait plus. -Depuis le terrible choc qu'elle a re^u, expliqua enfm Pascal a voix basse, elle est ainsi : toute intelligence, tout souvenir parait aboli en elle. Le plus souvent, elle se tait; parfois, elle a un flot begaye de paroles indistinctes. Elle rit, elle pleure sans motif, elle est une chose que rien n'affecte... Et, pourtant, je n'oserais dire que la 128 nuit soit absolue, que des souvenirs ne restent pas emmagasines au fond... Ah ! la pauvre vieille mere, comme je la plains, si elle n'en est pas encore a Paneantissement final ! A quoi peut-elle penser, depuis vingt et un ans, si elle se souvient ? D'un geste, il ecarta ce passe affreux, qu'il connaissait. II la revoyait jeune, grande creature mince et pale, aux yeux effares, veuve tout de suite de Rougon, du lourd jardinier qu'elle avait voulu pour mari, se jetant avant la fin de son deuil aux bras du contrebandier Macquart, qu'elle aimait d'un amour de louve et qu'elle n'epousait meme pas. Elle avait ainsi vecu quinze ans, avec un enfant legitime et deux batards, au milieu du vacarme et du caprice, disparaissant pendant des semaines, revenant meurtrie, les bras noirs. Puis, Macquart etait mort d'un coup de feu, abattu comme un chien par un gendarme ; et, sous ce premier choc, elle s'etait figee, ne gardant deja de vivants que ses yeux d'eau de source, dans sa face bleme, se retirant du monde au fond de la masure que son amant lui avait laissee, y menant pendant quarante annees l'existence d'une nonne, 129 que traversaient d'epouvantables crises nerveuses. Mais 1'autre choc devait l'achever, la jeter a la demence, et Pascal se la rappelait, la scene atroce, car il y avait assiste : un pauvre enfant que la grand-mere avait pris chez elle, son petit-fils Silvere, victime des haines et des luttes sanglantes de la famille, et dont un gendarme encore avait casse la tete d'un coup de pistolet, pendant la repression du mouvement insurrectionnel de 1851. Du sang, toujours, Peclaboussait. Felicite, pourtant, s'etait approchee de Charles, si absorbe dans ses images, que tout ce monde ne le derangeait pas. -Mon petit cheri, c'est ton pere, ce monsieur... Embrasse-le. Et tous, des lors, s'occuperent de Charles. II etait tres joliment mis, en veste et en culotte de velours noir, soutachees de ganse d'or. D'une paleur de lis, il ressemblait vraiment a un fils de ces rois qu'il decoupait, avec ses larges yeux pales et le ruissellement de ses cheveux blonds. Mais ce qui frappait surtout, en ce moment, 130 c'etait sa ressemblance avec Tante Dide, cette ressemblance qui avait franchi trois generations, qui sautait de ce visage desseche de centenaire, de ces traits uses, a cette delicate figure d'enfant, comme effacee deja elle aussi, tres vieille et fmie par l'usure de la race. En face fun de l'autre, Penfant imbecile, d'une beaute de mort, etait comme la fin de Pancetre, Poubliee. Maxime se pencha pour mettre un baiser sur le front du petit; et il avait le coeur froid, cette beaute elle-meme Peffrayait, son malaise grandissait dans cette chambre de demence, ou soufflait toute une misere humaine, venue de loin. -Comme tu es beau, mon mignon !... Est-ce que tu m'aimes un peu ? Charles le regarda, ne comprit pas, se remit a ses images. Mais tous resterent saisis. Sans que P expression fermee de son visage eut change, Tante Dide pleurait, un flot de larmes roulait de ses yeux vivants sur ses joues mortes. Elle ne quittait toujours pas P enfant du regard, et elle 131 pleurait lentement, ä l'infini. Alors, ce fut, pour Pascal, une emotion extraordinaire. II avait pris le bras de Clotilde, il le serrait violemment, sans qu'elle put comprendre. C'etait que, devant ses yeux, s'evoquait toute la lignee, la branche legitime et la branche bätarde, qui avaient pousse de ce tronc, lese dejä par la nevrose. Les cinq generations etaient la en presence, les Rougon et les Macquart, Adelaide Fouque ä la racine, puis le vieux bandit d'oncle, puis lui-meme, puis Clotilde et Maxime, et enfm Charles. Felicite comblait la place de son mari mort. II n'y avait pas de lacune, la chaine se deroulait, dans son heredite logique et implacable. Et quel siecle evoque, au fond du cabanon tragique, ou soufflait cette misere venue de loin, dans un tel effroi, que tous, malgre Paccablante chaleur, frissonnerent ! - Quoi done, maitre ? demanda tout bas Clotilde tremblante. - Non, non, rien ! murmura le docteur. Je te dirai plus tard. Macquart, qui continuait seul ä ricaner, gronda 132 la vieille mere. En voilá une idée, de recevoir les gens avec des larmes, quand ils se dérangeaient pour vous faire une visíte ! Ce n'etait guěre poli. Puis, il revint á Maxime et á Charles. -Enfm, mon neveu, vous le voyez, votre gamin. N'est-ce pas qu'il est joli et qu'il vous fait honneur tout de méme ? Félicité se háta d'intervenir, trěs mécontente de la fa^on dont tournaient les choses, n'ayant plus que la háte de s'en aller. -Cest sůrement un bel enfant, et qui est moins en retard qu'on ne croit. Regarde done comme il est adroit de ses mains... Et tu verras, lorsque tu Pauras dégourdi, á Paris, n'est-ce pas ? autrement que nous n'avons pu le faire á Plassans. - Sans doute, sans doute, murmura Maxime. Je ne dis pas non, je vais y réfléchir. II restait embarrassé, il ajouta : - Vous comprenez, je ne suis venu que pour le voir... Je ne peux le prendre maintenant, puisque je dois passer un mois á Saint-Gervais. Mais, děs 133 mon retour á Paris, je réfléchirai, je vous écrirai. Et, tirant sa montre : -Diable ! cinq heures et demie... Vous savez que, pour rien au monde, je ne veux manquer le train de neuf heures. -Oui, oui, partons, dit Félicité. Nous n'avons plus rien á faire ici. Macquart, vainement, s'effor^a de les attarder, avec toutes sortes d'histoires. II contait les jours oú Taňte Dide bavardait, il affirmait qu'un matin il 1'avait trouvée en train de chanter une romance de sa jeunesse. D'ailleurs, lui n'avait pas besoin de la voiture, il raměnerait 1'enfant á pied, puisqu'on le lui laissait. -Embrasse ton papa, mon petit, parce qu'on sait bien quand on se voit, mais on ne sait jamais si Pon se reverra ! Du méme mouvement surpris et indifferent, Charles avait levé la téte, et Maxime trouble lui posa un second baiser sur le front. - Sois bien sage et bien beau, mon mignon... Et aime-moi un peu. 134 - Allons, allons, nous n'avons pas de temps á perdre, répéta Félicité. Mais la gardienne rentrait. C'etait une grosse fille vigoureuse, attachée spécialement au service de la folie. Elle la levait, la couchait, la faisait manger, la nettoyait, comme une enfant. Et tout de suite eile se mit á causer avec le docteur Pascal, qui la questionnait. Un des réves les plus caresses du docteur était de traiter et de guérir les fous par sa méthode, en les piquant. Puisque, chez eux, c'etait le cerveau qui périclitait, pourquoi des injections de substance nerveuse ne leur donneraient-elles pas de la resistance, de la volonte, en réparant les brěches faites á P orgáne ? Aussi, un instant, avait-il songé á experimenter la medication sur la vieille měre ; puis, des scrupules lui étaient venus, une sortě de terreur sacrée, sans compter que la démence, á cet äge, était la mine totale, irreparable. II avait choisi un autre sujet, un ouvrier chapelier, Sarteur, qui se trouvait depuis un an á PAsile, oü il était venu lui-méme supplier qu'on Penfermät, pour lui éviter un crime. Dans ses crises, un tel besoin de tuer le poussait, qu'il se serait jeté sur 135 les passants. Petit, tres brim, le front fuyant, la face en bee d'oiseau, avec un grand nez et im menton tres court, il avait la joue gauche sensiblement plus grosse que la droite. Et le docteur obtenait des resultats miraculeux sur cet impulsif, qui, depuis un mois, n'avait pas eu d'acces. Justement, la gardienne, questionnee, repondit que Sarteur, calme, allait de mieux en mieux. -Tu entends, Clotilde ! s'ecria Pascal ravi. Je n'ai pas le temps de le voir ce soir, nous reviendrons demain. C'est mon jour de visite... Ah ! si j'osais, si eile etait jeune encore... Ses regards se reportaient sur Tante Dide. Mais Clotilde, qui souriait de son enthousiasme, dit doucement: -Non, non, maitre, tu ne peux refaire de la vie... Allons, viens. Nous sommes les derniers. C etait vrai, les autres etaient sortis dejä. Macquart, sur le seuil, regardait s' eloigner Felicite et Maxime, de son air de se ficher du monde. Et Tante Dide, Poubliee, d'une maigreur effrayante, restait immobile, les yeux de nouveau 136 fixes sur Charles, au blanc visage epuise, sous sa royale chevelure. Le retour fut plein de gene. Dans la chaleur qui s'exhalait de la terre, le landau roulait pesamment. Au ciel orageux, le crepuscule s'epandait en une cendre cuivree. Quelques mots vagues furent echanges d'abord ; puis, des qu'on fut entre dans les gorges de la Seille, toute conversation tomba, sous 1'inquietude et la menace des roches geantes, dont les murs semblaient se resserrer. N'etait-ce point le bout du monde ? n'allait-on pas rouler a l'inconnu de quelque gouffre ? Un aigle passa, jeta un grand cri. Des saules reparurent, et Ton filait au bord de la Viorne, lorsque Felicite reprit, sans transition, comme si elle eut continue un entretien commence : -Tu n'as aucun refus a craindre de la mere. Elle aime bien Charles, mais c'est une femme tres raisonnable, et elle comprend parfaitement que l'interet de l'enfant est que tu le reprennes. II faut t'avouer, en outre, que le pauvre petit n'est pas tres heureux chez elle, parce que, 137 naturellement, le mari pre fere son fils et sa fille... Enfm, tu dois tout savoir. Et elle continua, voulant sans doute engager Maxime et tirer de lui une promesse formelle. Jusqu'a Plassans, elle parla. Puis, tout d'un coup, comme le landau etait secoue sur le pave du faubourg : -Mais, tiens ! la voila, la mere... Cette grosse blonde, sur cette porte. C'etait au seuil d'une boutique de bourrelier, ou pendaient des harnais et des licous. Justine prenait le frais, sur une chaise, en tricotant un bas, tandis que la petite fille et le petit gar^on jouaient par terre, a ses pieds ; et, derriere eux, on apercevait, dans P ombre de la boutique, Thomas, un gros homme brun, en train de recoudre une selle. Maxime avait allonge la tete, sans emotion, simplement curieux. II resta tres surpris devant cette forte femme de trente-deux ans, a Pair si sage et si bourgeois, chez qui rien ne restait de la folle gamine avec laquelle il s' etait deniaise, lorsque tous deux, du meme age, entraient a peine 138 dans leur dix-septieme annee. Peut-etre eut-il seulement un serrement de coeur, lui malade et deja tres vieux, a la retrouver embellie et calme, tres grasse. - Jamais je ne l'aurais reconnue, dit-il. Et le landau, qui roulait toujours, tourna dans la rue de Rome. Justine disparut, cette vision du passe, si differente, sombra dans le vague du crepuscule, avec Thomas, les enfants, la boutique. A la Souleiade, la table etait mise. Martine avait une anguille de la Viorne, un lapin saute et un roti de boeuf. Sept heures sonnaient, on avait tout le temps de diner tranquillement. -Ne te tourmente pas, repetait le docteur Pascal a son neveu. Nous t'accompagnerons au chemin de fer, ce n'est pas a dix minutes... Du moment que tu as laisse ta malle, tu n'auras qu'a prendre ton billet et a sauter dans le train. Puis, comme il retrouvait Clotilde dans le vestibule, ou elle accrochait son chapeau et son ombrelle, il lui dit a demi-voix : 139 - Tu sais que ton frěre m'inquiete. - Comment 9a ? -Je l'ai bien regardé, je n'aime pas la fa^on dont il marche. Qa ne m'a jamais trompe... Enfm, c'est un gar^on que l'ataxie menace. Elle devint toute pále, elle répéta : -L'ataxie. Une cruelle image s'etait levée, celle d'un voisin, un homme jeune encore, que, pendant dix ans, elle avait vu trainé par un domestique, dans une petite voiture. N'etait-ce pas le pire des maux, Pinfirmité, le coup de hache qui séparé un vivant de la vie ? - Mais, murmura-t-elle, il ne se plaint que de rhumatismes. Pascal haussa les épaules ; et, mettant un doigt sur ses lěvres, il passa dans la salle á manger, ou déjá Félicité et Maxime étaient assis. Le diner fut trěs amical. La brusque inquietude, née au coeur de Clotilde, la rendit tendre pour son frěre, qui se trouvait place pres d'elle. Gaiement, elle le soignait, le forfait á 140 prendre les meilleurs morceaux. Deux fois, elle rappela Martine, qui passait les plats trop vite. Et Maxime, de plus en plus, etait seduit par cette soeur si bonne, si bien portante, si raisonnable, dont le charme Penveloppait comme d'une caresse. Elle le conquerait a un tel point, que, peu a peu, un projet, vague d'abord, se precisait en lui. Puisque son fils, le petit Charles, l'avait tant effraye avec sa beaute de mort, son air royal d'imbecillite maladive, pourquoi n'emmenerait-il pas sa soeur Clotilde ? L'idee d'une femme dans sa maison le terrifiait bien, car il les redoutait toutes, ayant joui d'elles trop jeune ; mais celle-ci lui paraissait vraiment maternelle. D'autre part, une femme honnete, chez lui, cela le changerait et serait tres bon. Son pere, au moins, n'oserait plus lui envoyer des filles, comme il le soup^onnait de le faire, pour l'achever et avoir tout de suite son argent. La terreur et la haine de son pere le deciderent. - Tu ne te maries done pas ? demanda-t-il, voulant sonder le terrain. La jeune fille se mit a rire. 141 - Oh ! rien ne presse. Puis, d'un air de boutade, regardant Pascal qui avait leve la tete : -Est-ce qu'on sait ?... Je ne me marierai jamais. Mais Felicite se recria. Quand eile la voyait si attachee au docteur, eile souhaitait souvent un mariage qui Ten detacherait, qui laisserait son fils isole, dans un interieur detruit, ou elle-meme deviendrait toute-puissante, maitresse des choses. Aussi Pappela-t-elle en temoignage : n'etait-ce pas vrai qu'une femme devait se marier, que cela etait contre nature, de rester vieille fille ? Et, gravement, il l'approuvait, sans quitter Clotilde des yeux. -Oui, oui, il faut se marier... Elle est trop raisonnable, eile se mariera... - Bah! interrompit Maxime, aura-t-elle vraiment raison ?... Pour etre malheureuse peut-etre, il y a tant de mauvais menages ! Et, se decidant: - Tu ne sais pas ce que tu devrais faire ?... Eh 142 bien ! tu devrais venir ä Paris vivre avec moi... J'ai reflechi, cela m'effraye un peu de prendre la charge d'un enfant, dans mon etat de sante. Ne suis-je pas un enfant moi-meme, un malade qui a besoin de soins ?... Tu me soignerais, tu serais la, si je venais ä perdre decidement les jambes. Sa voix s'etait brisee, dans un attendrissement sur lui-meme. II se voyait infirme, il la voyait ä son chevet, en soeur de charite ; et, si eile consentait ä rester fille, il lui laisserait volontiers sa fortune, pour que son pere ne l'eüt pas. La terreur qu'il avait de la solitude, le besoin ou il serait peut-etre bientöt de prendre une garde-malade, le rendaient tres touchant. - Ce serait bien gentil de ta part, et tu n'aurais pas at'enrepentir. Mais Martine, qui servait le roti, s'etait arretee de saisissement; et la proposition, autour de la table, causait la meme surprise. Felicite, la premiere, approuva, en sentant que ce depart aiderait ses projets. Elle regardait Clotilde, muette encore et comme etourdie ; tandis que le docteur Pascal, tres pale, attendait. 143 - Oh ! mon frere, mon frere, balbutia la jeune fille, sans trouver d'abord autre chose. Alors la grand-mere intervint. -C'est tout ce que tu dis ? Mais c'est tres bien, ce que ton frere te propose. S'il craint de prendre Charles maintenant, tu peux toujours y aller, toi; et, plus tard, tu feras venir le petit... Voyons, voyons 9a s' arrange parfaitement. Ton frere s'adresse a ton coeur... Pascal, n'est-ce pas qu'elle lui doit une bonne reponse ? Le docteur, d'un effort, etait redevenu maitre de lui. On sentait pourtant le grand froid qui Pavait glace. II parla avec lenteur. -Je vous repete que Clotilde est tres raisonnable et que, si elle doit accepter, elle acceptera. Dans son bouleversement, la jeune fille eut une revolte. -Maitre, veux-tu done me renvoyer ?... Certainement, je remercie Maxime. Mais tout quitter, mon Dieu ! quitter tout ce qui m'aime, tout ce que j'ai aime jusqu'ici ! 144 Elle avait eu un geste eperdu, designant les etres et les choses, embrassant la Souleiade entiere. - Et, reprit Pascal en la regardant, si cependant Maxime avait besoin de toi ? Ses yeux se mouillerent, elle demeura un instant fremissante, car elle seule avait compris. La vision cruelle, de nouveau, s'etait evoquee : Maxime, infirme, traine dans une petite voiture par un domestique, comme le voisin qu'elle rencontrait. Mais sa passion protestait contre son attendrissement. Est-ce qu'elle avait un devoir, a l'egard d'un frere qui, pendant quinze ans, lui etait reste etranger ? est-ce que son devoir n'etait pas ou etait son coeur ? F -Ecoute, Maxime, fmit-elle par dire, laisse-moi reflechir, moi aussi. Je verrai... Sois certain que je te suis tres reconnaissante. Et, si un jour tu avais reellement besoin de moi, eh bien ! je me deciderais sans doute. On ne put la faire s'engager davantage. Felicite, avec sa continuelle fievre, s'y epuisa ; tandis que le docteur affectait maintenant de dire 145 qu'elle avait donne sa parole. Martine apporta une creme, sans songer a cacher sa joie : prendre Mademoiselle ! en voila une idee, pour que Monsieur mourut de tristesse, en restant tout seul ! Et la fin du diner fut ralentie ainsi par cet incident. On etait encore au dessert, lorsque huit heures et demie sonnerent. Des lors, Maxime s'inquieta, pietina, voulut partir. A la gare, ou tous l'accompagnerent, il embrassa une derniere fois sa soeur. - Souviens-toi. -N'aie pas peur, declara Felicite, nous sommes la pour lui rappeler sa promesse. Le docteur souriait, et tous trois, des que le train se fut mis en branle, agiterent leurs mouchoirs. Ce jour-la, quand ils eurent accompagne la grand-mere jusqu'a sa porte, le docteur Pascal et Clotilde rentrerent doucement a la Souleiade et y passerent une soiree delicieuse. Le malaise des semaines precedentes, 1'antagonisme sourd qui les divisait, semblait s'en etre alle. Jamais ils 146 n'avaient eprouve une pareille douceur, a se sentir si unis, inseparables. En eux, il y avait comme un reveil de sante apres une maladie, un espoir et une joie de vivre. lis resterent longtemps dans la nuit chaude, sous les platanes, a ecouter le fin cristal de la fontaine. Et ils ne parlaient meme pas, ils goutaient profondement le bonheur d'etre ensemble. 147 IV Huit jours plus tard, la maison etait retombee au malaise. Pascal et Clotilde, de nouveau, restaient des apres-midi entieres a se bouder ; et il y avait des sautes continuelles d'humeurs. Martine elle-meme vivait irritee. Le menage a trois devenait un enfer. Puis, brusquement, tout s'aggrava encore. Un capucin de grande saintete, comme il en passe souvent dans les villes du Midi, etait venu a Plassans faire une retraite. La chaire de Saint-Saturnin retentissait des eclats de sa voix. C etait une sorte d'apotre, une eloquence populaire et enflammee, une parole fleurie, abondante en images. Et il prechait sur le neant de la science moderne, dans une envolee mystique extraordinaire, niant la realite de ce monde, ouvrant l'inconnu, le mystere de Pau-dela. Toutes les devotes de la ville en etaient bouleversees. 148 Des le premier soir, comme Clotilde, accompagnee de Martine, avait assiste au sermon, Pascal s'aper^ut de la fievre qu'elle rapportait. Les jours suivants, elle se passionna, revint plus tard, apres etre restee une heure en priere, dans le coin noir d'une chapelle. Elle ne sortait plus de Peglise, rentrait brisee, avec des yeux luisants de voyante ; et les paroles ardentes du capucin la hantaient. De la colere et du mepris semblaient lui etre venus pour les gens et les choses. Pascal, inquiet, voulut avoir une explication avec Martine. II descendit, un matin, de bonne heure, comme elle balayait la salle a manger. - Vous savez que je vous laisse libres, Clotilde et vous, d'aller a l'eglise, si cela vous plait. Je n'entends peser sur la conscience de personne... Mais je ne veux pas que vous me la rendiez malade. La servante, sans arreter son balai, repondit sourdement: -Les gens malades sont peut-etre bien ceux qui ne croient pas l'etre. Elle avait dit cela d'un tel air de conviction, 149 qu'il se mit a sourire. - Oui, c'est moi qui suis l'esprit infirme, dont vous implorez la conversion, tandis que vous autres possedez la bonne sante et Pentiere sagesse... Martine, si vous continuez a me torturer et a vous torturer vous-meme, je me facherai. II avait parle d'une voix si desesperee et si rude, que la servante s'arreta du coup, le regarda en face. Une tendresse infmie, une desolation intense passerent sur son visage use de vieille fille, cloitree dans son service. Et des larmes emplirent ses yeux, elle se sauva en begayant: - Ah ! Monsieur, vous ne nous aimez pas ! Alors, Pascal resta desarme, envahi d'une tristesse croissante. Son remords augmentait de s'etre montre tolerant, de n'avoir pas dirige en maitre absolu Peducation et Pinstruction de Clotilde. Dans sa croyance que les arbres poussaient droit, quand on ne les genait point, il lui avait permis de grandir a sa guise, apres lui avoir appris simplement a lire et a ecrire. C'etait sans plan con^u a Pavance, uniquement par le 150 train coutumier de leur vie, qu'elle avait a peu pres tout lu et qu'elle s'etait passionnee pour les sciences naturelles, en l'aidant a faire des recherches, a corriger ses epreuves, a recopier et a classer ses manuscrits. Comme il regrettait aujourd'hui son desinteressement ! Quelle forte direction il aurait donnee a ce clair esprit, si avide de savoir, au lieu de le laisser s'ecarter et se perdre, dans ce besoin de l'au-dela, que favorisaient la grand-mere Felicite et la bonne Martine ! Tandis que lui s'en tenait au fait, s'efforcait de ne jamais aller plus loin que le phenomene, et qu'il y reussissait par sa discipline de savant, sans cesse il 1'avait vue se preoccuper de l'inconnu, du mystere. C'etait, chez elle, une obsession, une curiosite d'instinct qui arrivait a la torture, lorsqu'elle n'etait pas satisfaite. II y avait la un besoin que rien ne rassasiait, un appel irresistible vers 1'inaccessible, l'inconnaissable. Deja, quand elle etait petite, et plus tard surtout, jeune fille, elle allait tout de suite au pourquoi et au comment, elle exigeait les raisons dernieres. S'il lui montrait une fleur, elle lui demandait pourquoi cette fleur ferait une graine, pourquoi 151 cette graine germerait. Puis, c'etait le mystere de la conception, des sexes, de la naissance et de la mort, et les forces ignorees, et Dieu, et tout. En quatre questions, elle l'acculait chaque fois a son ignorance fatale ; et, quand il ne savait plus que repondre, qu'il se debarrassait d'elle, avec un geste de fureur comique, elle avait un beau rire de triomphe, elle retournait eperdue dans ses reves, dans la vision illimitee de tout ce qu'on ne connait pas et de tout ce qu'on peut croire. Souvent, elle le stupefiait par ses explications. Son esprit, nourri de science, partait des verites prouvees, mais d'un tel bond, qu'elle sautait du coup en plein ciel des legendes. Des mediateurs passaient, des anges, des saints, des souffles surnaturels, modifiant la matiere, lui donnant la vie ; ou bien encore ce n'etait qu'une meme force, Tame du monde, travaillant a fondre les choses et les etres en un final baiser d'amour, dans cinquante siecles. Elle en avait fait le compte, disait-elle. Jamais, du reste, Pascal ne 1'avait vue si troublee. Depuis une semaine qu'elle suivait la retraite du capucin, a la cathedrale, elle vivait 152 impatiemment les jours dans l'attente du sermon du soir; et elle s'y rendait avec le recueillement exalte d'une fille qui va a son premier rendezvous d'amour. Puis, le lendemain, tout en elle disait son detachement de la vie exterieure, de son existence accoutumee, comme si le monde visible, les actes necessaires de chaque minute ne fussent que leurre et que sottise. Aussi avait-elle a peu pres abandonne ses occupations, cedant a une sorte de paresse invincible, restant des heures les mains tombees sur les genoux, les yeux vides et perdus, au lointain de quelque reve. Maintenant, elle si active, si matiniere, se levait tard, ne paraissait guere que pour le second dejeuner ; et ce ne devait pas etre a sa toilette qu'elle passait ces longues heures, car elle perdait de sa coquetterie de femme, a peine peignee, vetue a la diable d'une robe boutonnee de travers, mais adorable quand meme, grace a sa triomphante jeunesse. Ces promenades du matin qu'elle aimait tant, au travers de la Souleiade, ces courses du haut en bas des terrasses, plantees d'oliviers et d'amandiers, ces visites a la pinede, embaumee d'une odeur de resine, ces longues 153 stations sur l'aire ardente, ou elle prenait des bains de soleil, elle ne les faisait plus, elle preferait rester, les volets clos, enfermee dans sa chambre, au fond de laquelle on ne l'entendait pas remuer. Puis, Papres-midi, dans la salle, c'etait une oisivete languissante, un desoeuvrement traine de chaise en chaise, une fatigue, une irritation contre tout ce qui Pavait interessee jusque-la. Pascal dut renoncer a se faire aider par elle. Une note, qu'il lui avait donnee a mettre au net, resta trois jours sur son pupitre. Elle ne classait plus rien, ne se serait pas baissee pour ramasser un manuscrit par terre. Surtout, elle avait abandonne les pastels, les dessins de fleurs tres exacts qui devaient servir de planches a un ouvrage sur les fecondations artificielles. De grandes mauves rouges, d'une coloration nouvelle et singuliere, s'etaient fanees dans leur vase, sans qu'elle eut fini de les copier. Et, pendant une apres-midi entiere, elle se passionna encore sur un dessin fou, des fleurs de reve, une extraordinaire floraison epanouie au soleil du miracle, tout un jaillissement de rayons d'or en 154 forme d'epis, au milieu de larges corolles de pourpre, pareilles a des coeurs ouverts, d'ou montaient, en guise de pistils, des fusees d'astres, des milliards de mondes coulant au ciel ainsi qu'une voie lactee. -Ah ! ma pauvre fille, lui dit ce jour-la le docteur, peut-on perdre son temps a de telles imaginations ! Moi qui attends la copie de ces mauves que tu as laissees mourir !... Et tu te rendras malade. II n'y a ni sante, ni meme beaute possible, en dehors de la realite. Souvent, elle ne repondait plus, enfermee dans une conviction farouche, ne voulant point discuter. Mais il venait de la toucher au vif de ses croyances. -II n'y a pas de realite, declara-t-elle nettement. Lui, amuse par cette carrure philosophique chez cette grande enfant, se mit a rire. -Oui, je sais... Nos sens sont faillibles, nous ne connaissons le monde que par nos sens, done il se peut que le monde n'existe pas... Alors, 155 ouvrons la porte a la folie, acceptons comme possibles les chimeres les plus saugrenues, partons pour le cauchemar, en dehors des lois et des faits... Mais ne vois-tu done pas qu'il n'est plus de regie, si tu supprimes la nature, et que le seul interet a vivre est de croire a la vie, de P aimer et de mettre toutes les forces de son intelligence a la mieux connaitre. Elle eut un geste d'insouciance et de bravade a la fois ; et la conversation tomba. Maintenant, elle sabrait le pastel a larges coups de crayon bleu, elle en detachait le flamboiement sur une limpide nuit d'ete. Mais, deux jours plus tard, a la suite d'une nouvelle discussion, les choses se gaterent encore. Le soir, au sortir de table, Pascal etait remonte travailler dans la salle, pendant qu'elle restait dehors, assise sur la terrasse. Des heures s'ecoulerent, il fut tout surpris et inquiet, lorsque sonna minuit, de ne pas P avoir entendue rentrer dans sa chambre. Elle devait passer par la salle, il etait bien certain qu'elle ne Pavait point traversee, derriere son dos. En bas, quand il fut 156 descendu, il constata que Martine dormait. La porte du vestibule n'etait pas fermee a clef, Clotilde s'etait surement oubliee dehors. Cela lui arrivait parfois, pendant les nuits chaudes ; mais jamais elle ne s'attardait a ce point. L' inquietude du docteur augmenta, lorsque, sur la terrasse, il aper^ut, vide, la chaise ou la jeune fille avait du rester assise longtemps. II esperait l'y trouver endormie. Puisqu'elle n'y etait plus, pourquoi n'etait-elle pas rentree ? ou pouvait-elle s'en etre allee, a une pareille heure ? La nuit etait admirable, une nuit de septembre, brulante encore, avec un ciel immense, crible d'etoiles, dans son infmi de velours sombre ; et, au fond de ce ciel sans lune, les etoiles luisaient si vives et si larges, qu'elles eclairaient la terre. D'abord, il se pencha sur la balustrade de la terrasse, examina les pentes, les gradins de pierres seches, qui descendaient jusqu'a la voie du chemin de fer ; mais rien ne remuait, il ne voyait que les tetes rondes et immobiles des petits oliviers. L'idee alors lui vint qu'elle etait sans doute sous les platanes, pres de la fontaine, dans le perpetuel frisson de cette eau murmurante. II y 157 courut, il s'enfon^a en pleine obscurite, une nappe si epaisse, qui lui-meme, qui connaissait chaque tronc d'arbre, devait marcher les mains en avant, pour ne point se heurter. Puis, ce fut au travers de la pinede qu'il battit ainsi 1'ombre, tatonnant, sans rencontrer personne. Et il finit par appeler, d'une voix qu'il assourdissait. - Clotilde ! Clotilde ! La nuit restait profonde et muette. II haussa peu a peu la voix. - Clotilde ! Clotilde ! Pas une ame, pas un souffle. Les echos semblaient ensommeilles, son cri s'etouffait dans le lac infmiment doux des tenebres bleues. Et il cria de toute sa force, il revint sous les platanes, il retourna dans la pinede, s'affolant, visitant la propriete entiere. Brusquement, il se trouva sur l'aire. A cette heure, l'aire immense, la vaste rotonde pavee, dormait elle aussi. Depuis les longues annees qu'on n'y vannait plus de grain, une herbe y poussait, tout de suite brulee par le soleil, doree 158 et comme rasee, pareille a la haute laine d'un tapis. Et, entre les touffes de cette molle vegetation, les cailloux ronds ne refroidissaient jamais, fumant des le crepuscule, exhalant dans la nuit la chaleur amassee de tant de midis accablants. L'aire s'arrondissait, nue, deserte, au milieu de ce frisson, sous le calme du ciel, et Pascal la traversait pour courir au verger, lorsqu'il manqua culbuter contre un corps, longuement etendu, qu'il n'avait pu voir. II eut une exclamation effaree. - Comment, tu es la ? Clotilde ne daigna meme pas repondre. Elle etait couchee sur le dos, les mains ramenees et serrees sous la nuque, la face vers le ciel ; et, dans son pale visage, on ne voyait que ses grands yeux luire. -Moi qui m'inquiete et qui t'appelle depuis un quart d'heure !... Tu m'entendais bien crier ? Elle finit par desserrer les levres. - Oui. 159 - Alors, c'est stupide ! Pourquoi ne répondais-tu pas ? Mais elle était retombée dans son silence, elle refusait de s'expliquer, le front tetu, les regards envolés lá-haut. - Allons, viens te coucher, méchante enfant ! Tu me diras cela demain. Elle ne bougeait toujours point, il la supplia de rentrer á dix reprises, sans qu'elle fit un mouvement. Lui-méme avait fini par s'asseoir pres d'elle, dans l'herbe rase, et il sentait sous lui la tiédeur du pavé. - Enfin, tu ne peux coucher dehors... Réponds-moi au moins. Qu'est-ce que tu fais la ? - Je regarde. Et, de ses grands yeux immobiles, élargis et fixes, ses regards semblaient monter plus haut, parmi les étoiles. Elle était toute dans rinfini pur de ce ciel ďété, au milieu des astres. -Ah ! maitre, reprit-elle, d'une voix lente et égale, ininterrompue, comme cela est étroit et borne, tout ce que tu sais, á cóté de ce qu'il y a 160 surement la-haut... Oui, si je ne t'ai pas repondu, c'etait que je pensais a toi et que j'avais une grosse peine... II ne faut pas me croire mechante. Un tel frisson de tendresse avait passe dans sa voix, qu'il en fut profondement emu. II s'allongea a son cote, egalement sur le dos. Leurs coudes se touchaient. lis causerent. -Je crains bien, cherie, que tes chagrins ne soient pas raisonnables... Tu penses a moi et tu as de la peine. Pourquoi done ? - Oh ! pour des choses que j'aurais de la peine a t'expliquer. Je ne suis pas une savante. Cependant, tu m'as appris beaucoup, et j'ai moi-meme appris davantage, en vivant avec toi. D'ailleurs, ce sont des choses que je sens... Peut-etre que j' essayerai de te le dire, puisque nous sommes la, si seuls, et qu'il fait si beau ! Son coeur plein debordait, apres des heures de reflexion, dans la paix confidentielle de P admirable nuit. Lui, ne parla pas, ay ant peur de Pinquieter. -Quand j'etais petite et que je t'entendais 161 parler de la science, il me semblait que tu parlais du bon Dieu, tellement tu brulais d'esperance et de foi. Rien ne te paraissait plus impossible. Avec la science, on allait penetrer le secret du monde et realiser le parfait bonheur de Phumanite... Selon toi, c'etait a pas de geant qu'on marchait. Chaque jour amenait sa decouverte, sa certitude. Encore dix ans, encore cinquante ans, encore cent ans peut-etre, et le ciel serait ouvert, nous verrions face a face la verite... Eh bien ! les annees marchent, et rien ne s'ouvre, et la verite recule. -Tu es une impatiente, repondit-il simplement. Si dix siecles sont necessaires, il faudra bien les attendre. - C'est vrai, je ne puis attendre. J'ai besoin de savoir, j'ai besoin d'etre heureuse tout de suite. Et tout savoir d'un coup, et etre heureuse absolument, defmitivement !... Oh ! vois-tu, c'est de cela que je souffre, ne pas monter d'un bond a la connaissance complete, ne pouvoir me reposer dans la felicite entiere, degagee de scrupules et de doutes. Est-ce que c'est vivre que d'avancer dans les tenebres a pas si ralentis, que de ne pouvoir 162 gouter une heure de calme, sans trembler a l'idee de l'angoisse prochaine ? Non, non ! toute la connaissance et tout le bonheur en un jour !... La science nous les a promis, et, si elle ne nous les donne pas, elle fait faillite. Alors, il commenca lui-meme a se passionner. -Mais c'est fou, petite fille, ce que tu dis la ! La science n'est pas la revelation. Elle marche de son train humain, sa gloire est dans son effort meme... Et puis, ce n'est pas vrai, la science n'a pas promis le bonheur. Vivement, elle l'interrompit. - Comment, pas vrai ! Ouvre done tes livres, la-haut. Tu sais bien que je les ai lus. lis en debordent, de promesses ! A les lire, il semble qu'on marche a la conquete de la terre et du ciel. lis demolissent tout et ils font le serment de tout remplacer; et cela par la raison pure, avec solidite et sagesse... Sans doute, je suis comme les enfants. Quand on m'a promis quelque chose, je veux qu'on me le donne. Mon imagination travaille, il faut que l'objet soit tres beau, pour me contenter... Mais e'etait si simple, de ne rien 163 me promettre ! Et surtout, a cette heure, devant mon desir exaspere et douloureux, il serait mal de me dire qu'on ne m'a rien promis. II eut un nouveau geste de protestation, dans la grande nuit sereine. - En tout cas, continua-t-elle, la science a fait table rase, la terre est nue, le ciel est vide, et qu'est-ce que tu veux que je devienne, meme si tu innocentes la science des espoirs que j'ai con^us ?... Je ne puis pourtant pas vivre sans certitude et sans bonheur. Sur quel terrain solide vais-je batir ma maison, du moment qu'on a demoli le vieux monde et qu'on se presse si peu de construire le nouveau ? Toute la cite antique a craque, dans cette catastrophe de l'examen et de Panalyse ; et il n'en reste rien qu'une population affolee battant les mines, ne sachant sur quelle pierre poser sa tete, campant sous l'orage, exigeant le refuge solide et defmitif, ou elle pourra recommencer la vie... II ne faut done pas s'etonner de notre decouragement ni de notre impatience. Nous ne pouvons plus attendre. Puisque la science, trop lente, fait faillite, nous 164 preferons nous rejeter en arriere, oui ! dans les croyances d'autrefois, qui, pendant des siecles, ont suffi au bonheur du monde. -Ah! c'est bien cela, cria-t-il, nous en sommes bien a ce tournant de la fin du siecle, dans la fatigue, dans Penervement de l'effroyable masse de connaissances qu'il a remuees... Et c'est l'eternel besoin de mensonge, l'eternel besoin d'illusion qui travaille l'humanite et la ramene en arriere, au charme berceur de l'inconnu... Puisqu'on ne saura jamais tout, a quoi bon savoir davantage ? Du moment que la verite conquise ne donne pas le bonheur immediat et certain, pourquoi ne pas se contenter de 1'ignorance, cette couche obscure ou l'humanite a dormi pesamment son premier age ?... Oui ! c'est le retour offensif du mystere, c'est la reaction a cent ans d'enquete experimentale. Et cela devait etre, il faut s'attendre a des desertions, quand on ne peut contenter tous les besoins a la fois. Mais il n'y a la qu'une halte, la marche en avant continuera, hors de notre vue, dans l'infini de l'espace. 165 Un instant, ils se turent, sans un mouvement, les regards perdus parmi les milliards de mondes, qui luisaient au ciel sombre. Une etoile filante traversa d'un trait de flamme la constellation de Cassiopee. Et l'univers illumine, la-haut, tournait lentement sur son axe, dans une splendeur sacree, tandis que, de la terre tenebreuse, autour d'eux, ne s'elevait qu'un petit souffle, une haleine douce et chaude de femme endormie. -Dis-moi, demanda-t-il de son ton bonhomme, c'est ton capucin qui t'a mis ce soir la tete al'envers ? Elle repondit franchement: -Oui, il dit en chaire des choses qui me bouleversent, il parle contre tout ce que tu m'as appris, et c'est comme si cette science que je te dois, changee en poison, me detruisait... Mon Dieu ! Que vais-je devenir ? -Ma pauvre enfant !... Mais c'est terrible de te devorer ainsi ! Et, pourtant, je suis encore assez tranquille sur ton compte, car tu es une equilibree, toi, tu as une bonne petite caboche ronde, nette et solide, comme je te l'ai repete 166 souvent. Tu te calmeras... Mais quel ravage dans les cervelles, si toi, bien portante, tu es troublée ! N'as-tu done pas la foi ? Elle se taisait, eile soupira, tandis qu'il ajoutait: - Certes, au simple point de vue du bonheur, la foi est un solide baton de voyage, et la marche devient aisée et paisible, quand on a la chance de la posséder. - Eh ! je ne sais plus ! dit-elle. II est des jours ou je crois, il en est d'autres oü je suis avec toi et avec tes livres. C'est toi qui m'as bouleversée, e'est par toi que je souffre. Et toute ma souffrance est lá peut-étre, dans ma revolte contre toi que j'aime... Non, non ! ne me dis rien, ne me dis pas que je me calmerai. Cela m'irriterait davantage en ce moment... Tu nies le surnaturel. Le mystěre, n'est-ce pas ? ce n'est que ľinexpliqué. Méme, tu concedes qu'on ne saura jamais tout; et, děs lors, ľ unique intérét á vivre est la conquéte sans fin sur ľinconnu, ľéternel effort pour savoir davantage... Ah ! j'en sais trop déjá pour croire, tu m'as déjá trop conquise, et il 167 y a des heures ou il me semble que je vais en mourir. II lui avait pris la main, parmi l'herbe tiede, il la serrait violemment. -Mais c'est la vie qui te fait peur, petite fille !... Et comme tu as raison de dire que l'unique bonheur est 1'effort continu ! car, desormais, le repos dans l'ignorance est impossible. Aucune halte n'est a esperer, aucune tranquillite dans l'aveuglement volontaire. II faut marcher, marcher quand meme, avec la vie qui marche toujours. Tout ce qu'on propose, les retours en arriere, les religions mortes, les religions replatrees, amenagees, selon les besoins nouveaux, sont un leurre... Connais done la vie, aime-la, vis-la telle qu'elle doit etre vecue : il n'y a pas d'autre sagesse. D'une secousse irritee, elle avait degage sa main. Et sa voix exprima un degout fremissant. - La vie est abominable, comment veux-tu que je la vive paisible et heureuse ?... C'est une clarte terrible que ta science jette sur le monde, ton analyse descend dans toutes nos plaies humaines, 168 pour en etaler l'horreur. Tu dis tout, tu paries crument, tu ne nous laisses que la nausee des etres et des choses, sans aucune consolation possible. II l'interrompit d'un cri de conviction ardente. - Tout dire, ah ! oui, pour tout connaitre et tout guerir ! La colere la soulevait, elle se mit sur son seant. - Si encore l'egalite et la justice existaient dans ta nature. Mais tu le reconnais toi-meme, la vie est au plus fort, le faible perit fatalement, parce qu'il est faible. II n'y a pas deux etre egaux, ni en sante, ni en beaute, ni en intelligence : c'est au petit bonheur de la rencontre, au hasard du choix... Et tout croule, des que la grande et sainte justice n'est plus ! -C'est vrai, dit-il a demi-voix, comme a lui-meme, l'egalite n'existe pas. Une societe qu'on baserait sur elle, ne pourrait vivre. Pendant des siecles, on a cm remedier au mal par la charite. Mais le monde a craque ; et, aujourd'hui, on 169 propose la justice... La nature est-elle juste ? Je la crois plutôt logique. La logique est peut-étre une justice naturelle et supérieure, allant droit á la somme du travail commun, au grand labeur final. - Alors, n'est-ce pas ? cria-t-elle, la justice qui écrase ľindividu pour le bonheur de la race, qui détruit ľespece affaiblie pour ľengraissement de ľespece triomphante... Non, non ! c'est le crime ! II n'y a qu'ordure et que meurtre. Ce soir, á ľéglise, il avait raison : la terre est gätée, la science n'en étale que la pourriture, c'est en haut qu'il faut nous réfugier tous... Oh ! maitre, je ť en supplie, laisse-moi me sauver, laisse-moi te sauver toi-méme ! Elle venait d'éclater en larmes, et le bruit de ses sanglots montait éperdu, dans la pureté de la nuit. Vainement, il essaya de l'apaiser, eile dominait sa voix. F - Ecoute, maitre, tu sais si je t'aime, car tu es tout pour moi... Et c'est de toi que vient mon tourment, j'ai de la peine á en étouffer, lorsque je songe que nous ne sommes pas d'accord, que nous serions séparés á jamais, si nous mourions 170 tous les deux demain... Pourquoi ne veux-tu pas croire ? II tacha encore de la raisonner. - Voyons, tu es folle, ma cherie... Mais elle s'etait mise a genoux, elle lui avait saisi les mains, elle s'attachait a lui, d'une etreinte enfievree. Et elle le suppliait plus haut, dans une clameur de desespoir telle, que la campagne noire, au loin, en sanglotait. -Ecoute, il l'a dit a l'eglise... II faut changer sa vie et faire penitence, il faut tout bruler de ses erreurs passees, oui ! tes livres, tes dossiers, tes manuscrits... Fais ce sacrifice, maitre, je t'en conjure a genoux. Et tu verras la delicieuse existence que nous menerons ensemble. A la fin, il se revoltait. -Non ! c'esttrop, tais-toi ! - Si, tu m'entendras, maitre, tu feras ce que je veux... Je t'assure que je suis horriblement malheureuse, meme en t'aimant comme je t'aime. II manque quelque chose, dans notre tendresse. Jusqu'ici, elle a ete vide et inutile, et j'ai 171 P irresistible besoin de Pemplir, oh ! de tout ce qu'il y a de divin et d'eternel... Que peut-il nous manquer, si ce n'est Dieu ? Agenouille-toi, prie avec moi ! II se degagea, irrite a son tour. -Tais-toi, tu deraisonnes. Je t'ai laissee libre, laisse-moi libre. -Maitre, maitre ! c'est notre bonheur que je veux !... Je t'emporterai loin, tres loin. Nous irons dans une solitude vivre en Dieu ! - Tais-toi !... Non, jamais ! Alors, ils resterent un instant face a face, muets et mena^ants. La Souleiade, autour d'eux, elargissait son silence nocturne, les ombres legeres de ses oliviers, les tenebres de ses pins et de ses platanes, ou chantait la voix attristee de la source ; et, sur leur tete, il semblait que le vaste ciel crible d'etoiles eut pali d'un frisson, malgre Paube encore lointaine. Clotilde leva le bras, comme pour montrer Pinfini de ce ciel frissonnant. Mais, d'un geste prompt, Pascal lui avait repris la main, la 172 maintenait dans la sienne, vers la terre. Et il n'y eut d'ailleurs plus un mot prononce, ils etaient hors d'eux, violents et ennemis. C'etait la brouille farouche. Brusquement, elle retira sa main, eile sauta de cote, comme un animal indomptable et fier qui se cabre ; puis, eile galopa, au travers de la nuit, vers la maison. On entendit, sur les cailloux de l'aire, le claquement de ses petites bottines, qui s'assourdit ensuite dans le sable d'une allee. Lui, dejä desole, la rappela d'une voix pressante. Mais elle n'ecoutait pas, ne repondait pas, courait toujours. Saisi de crainte, le coeur serre, il s'elan^a derriere elle, tourna le coin du bouquet des platanes, juste assez tot pour la voir rentrer en tempete dans le vestibule. II s'y engouffra derriere elle, franchit l'escalier, se heurta contre la porte de sa chambre, dont elle poussait violemment les verrous. Et lä, il se calma, s'arreta d'un rude effort, resistant ä l'envie de crier, de l'appeler encore, d'enfoncer cette porte pour la ravoir, la convaincre, la garder toute ä lui. Un moment, il resta immobile, devant le silence de la chambre, d'oü pas un souffle ne sortait. 173 Sans doute, jetee en travers du lit, eile etouffait dans Poreiller ses cris et ses sanglots. II se decida enfm ä redescendre fermer la porte du vestibule, remonta doucement ecouter s'il ne l'entendait pas se plaindre; et le jour naissait, lorsqu'il se coucha, desespere, etrangle de larmes. Des lors, ce fut la guerre sans merci. Pascal se sentit epie, traque, menace. II n'etait plus chez lui, il n'avait plus de maison : L'ennemie etait lä sans cesse, qui le forfait ä tout craindre, ä tout enfermer. Coup sur coup, deux fioles de la substance nerveuse qu'il fabriquait, furent ramassees en morceaux ; et il dut se barricader dans sa chambre, on l'y entendait assourdir le bruit de son pilon, sans qu'il se monträt meme aux heures des repas. II n'emmenait plus Clotilde, les jours de visite, parce qu'elle decourageait les malades, par son attitude d'incredulite agressive. Seulement, des qu'il sortait, il n'avait qu'une häte, celle de rentrer vite, car il tremblait de trouver ses serrures forcees, ses tiroirs saccages, au retour. II n'utilisait plus la jeune fille ä classer, ä recopier ses notes, depuis que plusieurs s'en etaient allees, 174 comme emportees par le vent. II n'osait meme plus l'employer a corriger ses epreuves, ayant constate qu'elle avait coupe tout un passage dans un article, dont l'idee blessait sa foi catholique. Et elle restait ainsi oisive, rodant par les pieces ayant le loisir de vivre a l'affut d'une occasion qui lui livrerait la clef de la grande armoire. Ce devait etre son reve, le plan qu'elle roulait, pendant ses longs silences, les yeux luisants, les mains fievreuses : avoir la clef, ouvrir, tout prendre, tout detruire, dans un autodafe qui serait agreable a Dieu. Les quelques pages d'un manuscrit, oubliees par lui sur un coin de table, le temps d'aller se laver les mains et passer sa redingote, avaient disparu, ne laissant, au fond de la cheminee, qu'une pincee de cendre. Un soir qu'il s'etait attarde pres d'un malade, comme il revenait au crepuscule, une terreur folle 1'avait pris, des le faubourg, a la vue d'une grosse fumee noire qui montait en tourbillons, salissant le ciel pale. N'etait-ce pas la Souleiade entiere qui flambait, allumee par le feu de joie de ses papiers ? II rentra au pas de course, il ne se rassura qu'en apercevant, dans un champ voisin, 175 un feu de racines qui fumait avec lenteur. Et quelle affreuse souffrance, ce tourment du savant qui se sent menace de la sorte dans son intelligence, dans ses travaux ! Les decouvertes qu'il a faites, les manuscrits qu'il compte laisser, c'est son orgueil, ce sont des etres, du sang a lui, des enfants, et en les detruisant, en les brulant, on brulerait de sa chair. Surtout, dans ce perpetuel guet-apens contre sa pensee, il etait torture par l'idee que, cette ennemie qui etait chez lui, installee jusqu'au coeur, il ne pouvait Ten chasser, et qu'il l'aimait quand meme. II demeurait desarme, sans defense possible, ne voulant point agir, n'ay ant d'autre ressource que de veiller avec vigilance. De toute part, Penveloppement se resserrait, il croyait sentir les petites mains voleuses qui se glissaient au fond de ses poches, il n'avait plus de tranquillite, meme les portes closes, craignant qu'on ne le devalisat par les fentes. -Mais, malheureuse enfant, cria-t-il un jour, je n'aime que toi au monde, et c'est toi qui me tues !... Tu m'aimes aussi pourtant, tu fais tout 176 cela parce que tu m'aimes, et c'est abominable, et il vaudrait mieux en fmir tout de suite, en nous jetant a l'eau avec une pierre au cou ! Elle ne repondait pas, ses yeux braves disaient seuls, ardemment, qu'elle voulait bien mourir sur Pheure, si c'etait avec lui. - Alors, je mourrais cette nuit, subitement, que se passerait-il done demain ?... Tu viderais Parmoire, tu viderais les tiroirs, tu ferais un gros tas de toutes mes oeuvres, et tu les brulerais ? Oui, n'est-ce pas ?... Sais-tu que ce serait un veritable meurtre, comme si tu assassinais quelqu'un ? Et quelle lachete abominable, tuer la pensee ! -Non ! dit-elle d'une voix sourde, tuer le mal, Pempecher de se repandre et de renaitre ! Toutes leurs explications les rejetaient a la colere. II y en eut de terribles. Et, un soir que la vieille Mme Rougon etait tombee dans une de ces querelles, elle resta seule avec Pascal, apres que Clotilde se fut enfuie au fond de sa chambre. Un silence regna. Malgre Pair de navrement qu'elle avait pris, une joie luisait au fond de ses yeux etincelants. 177 - Mais votre pauvre maison est un enfer ! cria-t-elle enfin. Le docteur, d'un geste, evita de repondre. Toujours, il avait senti sa mere derriere la jeune fille, exasperant en elle les croyances religieuses, utilisant ce ferment de revoke pour jeter le trouble chez lui. II etait sans illusion, il savait parfaitement que, dans la journee, les deux femmes s'etaient vues, et qu'il devait a cette rencontre, a tout un empoisonnement savant, l'affreuse scene dont il tremblait encore. Sans doute sa mere etait venue constater les degats et voir si Ton ne touchait pas bientot au denouement. -£a ne peut continuer ainsi, reprit-elle. Pourquoi ne vous separez-vous pas, puisque vous ne vous entendez plus ?... Tu devrais 1'envoyer a son frere Maxime, qui m'a ecrit, ces jours derniers, pour la demander encore. II s'etait redresse, pale et energique. - Nous quitter faches, ah ! non, non, ce serait Peternel remords, la plaie inguerissable. Si elle doit partir un jour, je veux que nous puissions 178 nous aimer de loin... Mais pourquoi partir ? Nous ne nous plaignons ni Tun ni 1'autre. Felicite sentit qu'elle s'etait trop hatee. - Sans doute, si cela vous plait de vous battre, personne n'a rien a y voir... Seulement, mon pauvre ami, permets-moi, dans ce cas, de te dire que je donne un peu raison a Clotilde. Tu me forces a t'avouer que je l'ai vue tout a l'heure : oui ! 9a vaut mieux que tu le saches, malgre ma promesse de silence. Eh bien ! elle n'est pas heureuse, elle se plaint beaucoup, et tu t' imagines que je l'ai grondee, que je lui ai preche une entiere soumission... Qa ne m'empeche pas de ne guere te comprendre et de juger que tu fais tout pour ne pas etre heureux. Elle s'etait assise, l'avait oblige a s'asseoir dans un coin de la salle, ou elle semblait ravie de le tenir seul, a sa merci. Deja plusieurs fois, elle avait de la sorte voulu le forcer a une explication, qu'il evitait. Bien qu'elle le torturat depuis des annees, et qu'il n'ignorat rien d'elle, il restait un fils deferent, il s'etait jure de ne jamais sortir de cette attitude obstinee de respect. Aussi, des 179 qu'elle abordait certains sujets, se refugiait-il dans un absolu silence. - Voyons, continua-t-elle, je comprends que tu ne veuilles pas ceder ä Clotilde ; mais ä moi ?... Si je te suppliais de me faire le sacrifice de ces abominables dossiers, qui sont la, dans l'armoire ! Admets un instant que tu meures subitement et que ces papiers tombent entre des mains etrangeres : nous sommes tous deshonores... Ce n'est pas cela que tu desires, n'est-ce pas ? Alors, quel est ton but, pourquoi t'obstines-tu ä un jeu si dangereux ?... Promets-moi de les brüler. II se taisait, il dut fmir par repondre : -Ma mere, je vous en ai dejä priee, ne causons jamais de cela... Je ne puis vous satisfaire. -Mais enfin, cria-t-elle, donne-moi une raison. On dirait que notre famille fest aussi indifferente que le troupeau de boeufs qui passe lä-bas. Tu en es pourtant... Oh ! je sais, tu fais tout pour ne pas en etre. Moi-meme, parfois, je m'etonne, je me demande d'oü tu peux bien 180 sortir. Et je trouve quand meme tres vilain de ta part, de t'exposer ainsi a nous salir, sans etre arrete par la pensee du chagrin que tu me causes, a moi ta mere... C'est simplement une mauvaise action. II se revolta, il ceda un moment au besoin de se defendre, malgre sa volonte de silence. - Vous etes dure, vous avez tort... J'ai toujours cm a la necessite, a l'efficacite absolue de la verite. C'est vrai, je dis tout sur les autres et sur moi; et c'est parce que je crois fermement qu'en disant tout, je fais l'unique bien possible... D'abord, ces dossiers ne sont pas destines au public, ils ne constituent que des notes personnelles, dont il me serait douloureux de me separer. Ensuite, j'entends bien que ce ne sont pas eux seulement que vous bruleriez : tous mes autres travaux seraient aussi jetes au feu, n'est-ce pas ? et c'est ce que je ne veux pas, entendez-vous !... Jamais, moi vivant, on ne detruira ici une ligne d'ecriture. Mais, deja, il regrettait d'avoir tant parle, car il la voyait se rapprocher de lui, le presser, l'amener 181 a la cruelle explication. - Alors, va jusqu'au bout, dis-moi ce que tu nous reproches... Oui, a moi, par exemple, que me reproches-tu ? Ce n'est pas de vous avoir eleves avec tant de peine. Ah ! la fortune a ete longue a conquerir ! Si nous jouissons d'un peu de bonheur aujourd'hui, nous l'avons rudement gagne. Puisque tu as tout vu et que tu mets tout dans tes paperasses, tu pourras temoigner que la famille a rendu aux autres plus de services qu'elle n'en a re^u. A deux reprises, sans nous, Plassans etait dans de beaux draps. Et c'est bien naturel, si nous n'avons recolte que des ingrats et des envieux, a ce point qu'aujourd'hui encore la ville entiere serait ravie d'un scandale qui nous eclabousserait... Tu ne peux pas vouloir cela, et je suis sure que tu rends justice a la dignite de mon attitude, depuis la chute de PEmpire et les malheurs dont la France ne se relevera sans doute jamais. - Laissez done la France tranquille, ma mere ! dit-il de nouveau, tellement elle le touchait aux endroits qu'elle savait sensibles. La France a la 182 vie dure, et je trouve qu'elle est en train d'etonner le monde par la rapidite de sa convalescence... Certes, il y a bien des elements pourris. Je ne les ai pas caches, je les ai trop etales peut-etre. Mais vous ne m'entendez guere, si vous vous imaginez que je crois a 1'effondrement final, parce que je montre les plaies et les lezardes. Je crois a la vie qui elimine sans cesse les corps nuisibles, qui refait de la chair pour boucher les blessures, qui marche quand meme a la sante, au renouvellement continu, parmi les impuretes et la mort. II s'exaltait, il en eut conscience, fit un geste de colere, et ne parla plus. Sa mere avait pris le parti de pleurer, des petites larmes courtes, difficiles, qui sechaient tout de suite. Et elle revenait sur les craintes dont s'attristait sa vieillesse, elle le suppliait, elle aussi, de faire sa paix avec Dieu, au moins par egard pour la famille. Ne donnait-elle pas l'exemple du courage ? Plassans entier, le quartier Saint-Marc, le vieux quartier et la ville neuve ne rendaient-ils pas hommage a sa fiere resignation ? Elle reclamait seulement d'etre aidee, elle exigeait de 183 tous ses enfants un effort pareil au sien. Ainsi, eile citait l'exemple d'Eugene, le grand homme, tombe de si haut, et qui voulait bien n'etre plus qu'un simple depute, defendant, jusqu'ä son dernier souffle, le regime disparu, dont il avait tenu sa gloire. Elle etait egalement pleine d'eloges pour Aristide, qui ne desesperait jamais, qui reconquerait, sous le regime nouveau, toute une belle position, malgre l'injuste catastrophe qui P avait un moment enseveli, parmi les decombres de PUnion universelle. Et lui, Pascal, resterait seul ä Pecart, ne ferait rien pour qu'elle mourüt en paix, dans la joie du triomphe final des Rougon ? lui qui etait si intelligent, si tendre, si bon ! Voyons, c'etait impossible ! il irait ä la messe le prochain dimanche et il brülerait ces vilains papiers, dont la seule pensee la rendait malade. Elle suppliait, commandait, mena^ait. Mais lui ne repondait plus, calme, invincible dans son attitude de grande deference. II ne voulait pas de discussion, il la connaissait trop pour esperer la convaincre et pour oser discuter le passe avec eile. - Tiens ! cria-t-elle, quand eile le sentit 184 inebranlable, tu n'es pas a nous, je l'ai toujours dit. Tu nous deshonores. II s'inclina. -Ma mere, vous reflechirez, vous me pardonnerez. Ce jour-la, Felicite s'en alia hors d'elle ; et, comme elle rencontra Martine a la porte de la maison, devant les platanes, elle se soulagea, sans savoir que Pascal, qui venait de passer dans sa chambre, dont les fenetres etaient ouvertes, entendait tout. Elle exhalait son ressentiment, jurait d'arriver quand meme a s'emparer des papiers et a les detruire, puisqu'il ne voulait pas en faire volontairement le sacrifice. Mais ce qui gla^a le docteur, ce fut la fa^on dont Martine l'apaisait, d'une voix contenue. Elle etait evidemment complice, elle repetait qu'il fallait attendre, ne rien brusquer, que Mademoiselle et elle avaient fait le serment de venir a bout de Monsieur, en ne lui laissant pas une heure de paix. C'etait jure, on le reconcilierait avec le bon Dieu, parce qu'il n'etait pas possible qu'un saint homme comme Monsieur restat sans religion. Et 185 les voix des deux femmes baissěrent, ne furent bientót plus qu'un chuchotement, un murmure étouffé de commérage et de complot, oú il ne saisissait que des mots épars, des ordres donnés, des mesures prises, un envahissement de sa libře personnalité. Lorsque sa měre partit enfm, il la vit, avec son pas léger et sa taille mince de jeune fille, qui s'eloignait trěs satisfaite. Pascal eut une heure de défaillance, de désespérance absolue. II se demandait á quoi bon lutter, puisque toutes ses affections s'alliaient contre lui. Cette Martine qui se serait jetée dans le feu, sur un simple mot de sa part, et qui le trahissait ainsi, pour son bien ! Et Clotilde, liguée avec cette servantě, complotant dans les coins, se faisant aider par elle á lui tendre des piěges ! Maintenant, il était bien seul, il n'avait autour de lui que des traitresses, on empoisonnait jusqu'a Pair qu'il respirait. Ces deux-lá encore, elles 1'aimaient, il serait peut-étre venu á bout de les attendrir; mais, depuis qu'il savait sa měre derriěre elles, il s'expliquait leur acharnement, il n'esperait plus les reprendre. Dans sa timidité d'homme qui avait vécu pour 1'étude, á 1'écart 186 des femmes, malgre sa passion, l'idee qu'elles etaient trois a le vouloir, a le plier sous leur volonte, l'accablait. II en sentait toujours une derriere lui; quand il s'enfermait dans sa chambre, il les devinait de 1'autre cote du mur ; et elles le hantaient, lui donnaient la continuelle crainte d'etre vole de sa pensee, s'il la laissait voir au fond de son crane, avant meme qu'il la formulat. Ce fut certainement l'epoque de sa vie ou Pascal se trouva le plus malheureux. Le perpetuel etat de defense ou il devait vivre, le brisait; et lui semblait, parfois, que le sol de sa maison se derobait sous ses pieds. II eut alors, tres net, le regret de ne s'etre pas marie et de n'avoir pas d'enfant. Est-ce que lui-meme avait eu peur de la vie ? Est-ce qu'il n'etait point puni de son egoi'sme ? Ce regret de 1'enfant l'angoissait parfois, il avait maintenant les yeux mouilles de larmes, quand il rencontrait sur les routes des fillettes, aux regards clairs, qui lui souriaient. Sans doute, Clotilde etait la, mais c'etait une autre tendresse, traversee a present d'orages, et non une tendresse calme, infmiment douce, la 187 tendresse de l'enfant, ou il aurait voulu endormir son coeur endolori. Puis, ce qu'il voulait, sentant venir la fin de son etre, c'etait surtout la continuation, l'enfant qui 1'aurait perpetue. Plus il souffrait, plus il aurait trouve une consolation a leguer cette souffrance, dans sa foi en la vie. II se croyait indemne des tares physiologiques de la famille ; mais la pensee meme que Pheredite sautait parfois une generation, et que, chez un fils ne de lui, les desordres des ai'eux pouvaient reparaitre, ne Parretait pas ; et ce fils inconnu, malgre Pantique souche pourrie, malgre la longue suite de parents execrables, il le souhaitait encore, certains jours, comme on souhaite le gain inespere, le bonheur rare, le coup de fortune qui console et enrichit a jamais. Dans Pebranlement de ses autres affections, son coeur saignait, parce qu'il etait trop tard. Par une nuit lourde de la fin de septembre, Pascal ne put dormir. II ouvrit Pune des fenetres de sa chambre, le ciel etait noir, quelque orage devait passer au loin, car Pon entendait un continuel roulement de foudre. II distinguait mal la sombre masse des platanes, que des reflets 188 d'eclair, par moments, detachaient, d'un vert morne, dans les tenebres. Et il avait Tame pleine d'une detresse affreuse, il revivait les dernieres mauvaises journees, des querelles encore, des tortures de trahisons et de soup^ons qui allaient grandissantes, lorsque, tout d'un coup, un ressouvenir aigu le fit tressaillir. Dans sa peur d'etre pille, il avait fini par porter toujours sur lui la clef de la grande armoire. Mais, cette apres-midi-la, souffrant de la chaleur, il s'etait debarrasse de son veston, et il se rappelait avoir vu Clotilde le pendre a un clou de la salle. Ce fut une brusque terreur qui le traversa : si elle avait senti la clef au fond de la poche, elle 1'avait volee. II se precipita, fouilla le veston qu'il venait de jeter sur une chaise. La clef n'y etait plus. En ce moment meme, on le devalisait, il en eut la nette sensation. Deux heures du matin sonnerent; et il ne se rhabilla pas, resta en simple pantalon, les pieds nus dans des pantoufles, la poitrine nue sous sa chemise de nuit defaite ; et, violemment, il poussa la porte, sauta dans la salle, son bougeoir a la main. -Ah! je le savais, cria-t-il. Voleuse ! 189 assassine ! Et c'etait vrai, Clotilde etait la, devetue comme lui, les pieds nus dans ses mules de toile, les jambes nues, les bras nus, les epaules nues, a peine couverte d'un court jupon et de sa chemise. Par prudence, elle n'avait pas apporte de bougie, elle s'etait contentee de rabattre les volets d'une fenetre ; et l'orage qui passait en face, au midi, dans le ciel tenebreux, les continuels eclairs lui suffisaient, baignant les objets d'une phosphorescence livide. La vieille armoire, aux larges flancs, etait grande ouverte. Deja, elle en avait vide la planche du haut, descendant les dossiers a pleins bras, les jetant sur la longue table du milieu, ou ils s'entassaient pele-mele. Et, fievreusement, par crainte de n'avoir pas le temps de les bruler, elle etait en train d'en faire des paquets, avec l'idee de les cacher, de les envoyer ensuite a sa grand-mere, lorsque la soudaine clarte de la bougie, en l'eclairant toute, venait de Pimmobiliser, dans une attitude de surprise et de lutte. -Tu me voles et tu m'assassines ! repeta 190 furieusement Pascal. Entre ses bras nus, elle tenait encore un des dossiers. II voulut le reprendre. Mais elle le serrait de toutes ses forces, obstinee dans son oeuvre de destruction, sans confusion ni repentir, en combattante qui a le bon droit pour elle. Alors, lui, aveugle, affole, se rua ; et ils se battirent. II l'avait empoignee, dans sa nudite, il la maltraitait. - Tue-moi done ! begaya-t-elle. Tue-moi, ou je dechire tout ! Mais il la gardait, liee ä lui, d'une etreinte si rude, qu'elle ne respirait plus. - Quand une enfant vole, on la chätie ! Quelques gouttes de sang avaient paru, pres de Paisselle, le long de son epaule ronde, dont une meurtrissure entamait la delicate peau de soie. Et, un instant, il la sentit si haletante, si divine dans l'allongement fin de son corps de vierge, avec ses jambes fuselees, ses bras souples, son torse mince ä la gorge menue et dure, qu'il la lächa. D'un dernier effort, il lui avait arrache le dossier. -Et tu vas m'aider ä les remettre la-haut, 191 tonnerre de Dieu ! Viens ici, commence par les ranger sur la table... Obéis-moi, tu entends ! - Oui, maitre ! Elle s'approcha, elle l'aida, domptée, brisée par cette étreinte d'homme qui était comme entrée en sa chair. La bougie, qui brůlait avec une flamme haute dans la nuit lourde, les éclairait ; et le lointain roulement de la foudre ne cessait pas, la fenétre ouverte sur l'orage semblait en feu. 192 v Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont Parnas semblait énorme, ainsi jeté au hasard sur la longue table, qui occupait le milieu de la salle de travail. Dans le péle-méle, plusieurs des chemises de fort papier bleu s'etaient ouvertes, et les documents en débordaient, des lettres, des coupures de journaux, des pieces sur papier timbre, des notes manuscrites. Déjá, pour reclasser les paquets, il cherchait les noms, écrits sur les chemises en gros caractěres, lorsqu'il sortit, avec un geste résolu, de la sombre reflexion oú il était tombé. Et, se tournant vers Clotilde, qui attendait toute droite, muette et blanche : -Écoute, je ťai toujours défendu de lire ces papiers, et je sais que tu m'as obéi... Oui, j'avais des scrupules. Ce n'est pas que tu sois, comme ďautres, une fille ignorante, car je ťai laissé tout 193 apprendre de l'homme et de la femme, et cela n'est certainement mauvais que pour les natures mauvaises... Seulement, á quoi bon te plonger trop tót dans cette terrible vérité humaine ? Je t'ai done épargné l'histoire de notre famille, qui est Phistoire de toutes, de Phumanité entiěre : beaucoup de mal et beaucoup de bien... II s'arreta, parut s'affermir dans sa decision, calmé maintenant et ďune energie souveraine. -Tu as vingt-cinq ans, tu dois savoir... Et puis, notre existence n'est plus possible, tu vis et tu me fais vivre dans un cauchemar, avec Penvolée de ton réve. J'aime mieux que la réalité, si execrable qu'elle soit, s'etale devant nous. Peut-étre le coup qu'elle va te porter, fera-t-il de toi la femme que tu dois étre... Nous allons reclasser ensemble ces dossiers, et les feuilleter, et les lire, une terrible le^on de vie ! Puis, comme elle ne bougeait toujours pas : -II faut voir clair, allume les deux autres bougies qui sont la. Un besoin de grande clarté Pavait pris, il 194 aurait voulu l'aveuglante lumiere du soleil ; et il jugea encore que les trois bougies n'eclairaient point, il passa dans sa chambre prendre les candelabres a deux branches qui s'y trouvaient. Les sept bougies flamberent. Tous deux, en leur desordre, lui la poitrine decouverte, elle l'epaule gauche tachee de sang, la gorge et les bras nus, ne se voyaient meme pas. Deux heures venaient de sonner, et ni Tun ni l'autre n'avait conscience de l'heure : ils allaient passer la nuit dans cette passion de savoir, sans besoin de sommeil, en dehors du temps et des lieux. L'orage, qui continuait a l'horizon de la fenetre ouverte, grondait plus haut. Jamais Clotilde n'avait vu a Pascal ces yeux d'ardente fievre. II se surmenait depuis quelques semaines, ses angoisses morales le rendaient brusque parfois, malgre sa bonte si conciliante. Mais il semblait qu'une infmie tendresse, toute fremissante de pitie fraternelle, se faisait en lui, au moment de descendre dans les douloureuses verites de l'existence ; et c'etait quelque chose de tres indulgent et de tres grand, emane de sa personne, qui allait innocenter, devant la jeune 195 fille, l'effrayante debacle des faits. II en avait la volonte, il dirait tout, puisqu'il faut tout dire pour tout guerir. N'etait-ce pas Pevolution fatale, l'argument supreme, que Phistoire des etres qui les touchaient de si pres ? La vie etait telle, et il fallait la vivre. Sans doute, eile en sortirait trempee, pleine de tolerance et de courage. - On te pousse contre moi, reprit-il, on te fait faire des abominations, et c'est ta conscience que je veux te rendre. Quand tu sauras, tu jugeras et tu agiras... Approche-toi, Iis avec moi. Elle obeit. Ces dossiers pourtant, dont sa grand-mere parlait avec tant de colere, Peffrayaient un peu; tandis qu'une curiosite s'eveillait, grandissait en eile. D'ailleurs, si domptee qu'elle füt par Pautorite virile qui venait de Petreindre et de la briser, eile se reservait. Ne pouvait-elle done Pecouter, lire avec lui ? Ne gardait-elle pas le droit de se refuser ou de se donner ensuite ? Elle attendait. - Voyons, veux-tu ? - Oui, maitre, je veux ! 196 D'abord, ce fut PArbre genealogique des Rougon-Macquart qu'il lui montra. II ne le serrait pas d'ordinaire dans Parmoire, il le gardait dans le secretaire de sa chambre, ou il Pavait pris, en allant chercher les candelabres. Depuis plus de vingt annees, il le tenait au courant, inscrivant les naissances et les morts, les manages, les faits de famille importants, distribuant en notes breves les cas, d'apres sa theorie de Pheredite. C'etait une grande feuille de papier jaunie, aux plis coupes par Pusure, sur laquelle s'elevait, dessine d'un trait fort, un arbre symbolique, dont les branches etalees, subdivisees, alignaient cinq rangees de larges feuilles ; et chaque feuille portait un nom, contenait, d'une ecriture fine, une biographie, un cas hereditaire. Une joie de savant s'etait emparee du docteur, devant cette oeuvre de vingt annees, ou se trouvaient appliquees, si nettement et si completement, les lois de Pheredite, fixees par lui. - Regarde done, fillette ! Tu en sais assez long, tu as recopie assez de mes manuscrits, pour 197 comprendre... N'est-ce pas beau, un pareil ensemble, un document si défmitif et si total, ou il n'y a pas un trou ? On dirait une experience de cabinet, un probléme posé et résolu au tableau noir... Tu vois, en bas, voici le tronc, la souche commune, Tante Dide. Puis, les trois branches en sortent, la legitime, Pierre Rougon, et les deux bátardes, Ursule Macquart et Antoine Macquart. Puis, de nouvelles branches montent, se ramifient: ďun cóté, Maxime, Clotilde et Victor, les trois enfants de Saccard, et Angélique, la fille de Sidonie Rougon ; de 1'autre, Pauline, la fille F de Lisa Macquart, et Claude, Jacques, Etienne, Anna, les quatre enfants de Gervaise, sa soeur. La, Jean, leur frére, est au bout. Et tu remarques, ici, au milieu, ce que j'appelle le noeud, la poussée legitime et la poussée bátarde s'unissant dans Marthe Rougon et son cousin Francois Mouret, pour donner naissance á trois nouveaux rameaux, Octave, Serge et Désirée Mouret ; tandis qu'il y a encore, issus ď Ursule et du chapelier Mouret, Silvére dont tu connais la mort tragique, Heléne et sa fille Jeanne. Enfm, tout la-haut, ce sont les brindilles derniéres, le fils de ton frére Maxime, 198 notre pauvre Charles, et deux autres petits morts, Jacques-Louis, le fils de Claude Lantier, et Louiset, le fils d'Anna Coupeau... En tout cinq generations, un arbre humain qui, a cinq printemps deja, a cinq renouveaux de l'humanite, a pousse des tiges, sous le flot de seve de l'eternelle vie ! II s'animait, son doigt se mit a indiquer les cas, sur la vieille feuille de papier jaunie, comme sur une planche anatomique. -Et je te repete que tout y est... Vois done, dans Pheredite directe, les elections : celle de la mere, Silvere, Lisa, Desiree, Jacques, Louiset, toi-meme; celle du pere, Sidonie, Francois, Gervaise, Octave, Jacques-Louis. Puis, ce sont les trois cas de melange : par soudure, Ursule, Aristide, Anna, Victor; par dissemination, F Maxime, Serge, Etienne ; par fusion, Antoine, Eugene, Claude. J'ai du meme specifier un quatrieme cas tres remarquable, le melange equilibre, Pierre et Pauline. Et les varietes s'etablissent, 1'election de la mere par exemple va souvent avec la ressemblance physique du pere, 199 ou c'est le contraire qui a lieu ; de méme que, dans le melange, la predominance physique et morale appartient á un facteur ou á 1'autre, selon les circonstances... Ensuite, voici Phérédité indirecte, celle des collatéraux : je n'en ai qu'un exemple bien établi, la ressemblance physique frappante ď Octave Mouret avec son oncle Eugene Rougon. Je n'ai aussi qu'un exemple de Phérédité par influence : Anna, la fille de Gervaise et de Coupeau, ressemblait étonnamment, surtout dans son enfance, á Lantier, le premier amant de sa mere, comme s'il avait imprégné celle-ci á jamais... Mais oü je suis trěs riche, c'est pour Phérédité en retour : les trois cas les plus beaux, Marthe, Jeanne et Charles, ressemblant á Tante Dide, la ressemblance sautant ainsi une, deux et trois generations. L'aventure est sůrement exceptionnelle, car je ne crois guěre á Patavisme ; il me semble que les elements nouveaux apportés par les conjoints, les accidents et la varieté infmie des melanges doivent trěs rapidement effacer les caractěres particuliers, de fa^on á ramener Pindividu au type general... Et il reste Pinnéité, Heléne, Jean, 200 Angelique. C'est la combinaison, le melange chimique ou se confondent les caracteres physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble se retrouver dans le nouvel etre. II y eut un silence. Clotilde l'avait ecoute avec une attention profonde, voulant comprendre. Et lui, maintenant, restait absorbe, les yeux toujours sur l'Arbre, dans le besoin de juger equitablement son oeuvre. II continua lentement, comme s'il se füt parle ä lui-meme : -Oui, cela est aussi scientifique que possible... Je n'ai mis la que les membres de la famille, et j'aurais dü donner une part egale aux conjoints, aux peres et aux meres, venus du dehors, dont le sang s'est mele au nötre et l'a des lors modifie. J'avais bien dresse un arbre mathematique, le pere et la mere se leguant par moitie ä 1'enfant, de generation en generation ; de fa^on que, chez Charles par exemple, la part de Tante Dide n'etait que d'un douzieme : ce qui etait absurde, puisque la ressemblance physique y est totale. J'ai done cm süffisant d'indiquer les elements venus d'ailleurs, en tenant compte des 201 mariages et du facteur nouveau qu'ils introduisaient chaque fois... Ah ! ces sciences commen^antes, ces sciences oú l'hypothese balbutie et oú l'imagination reste maitresse, elles sont le domaine des poětes autant que des savants ! Les poětes vont en pionniers, á 1'avant-garde, et souvent ils découvrent les pays vierges, indiquent les solutions prochaines. II y a la une marge qui leur appartient, entre la vérité conquise, definitive, et l'inconnu, d'ou Ton arrachera la vérité de demain... Quelle fresque immense á peindre, quelle comédie et quelle tragédie humaines colossales á écrire, avec Phérédité, qui est la Genese méme des families, des sociétés et du monde ! Les yeux devenus vagues, il suivait sa pensée, il s'egarait. Mais, d'un mouvement brusque, il revint aux dossiers, jetant l'Arbre de cóté, disant : - Nous le reprendrons tout á l'heure ; car, pour que tu comprennes maintenant, il faut que les faits se déroulent et que tu les voies á faction, tous ces acteurs, étiquetés la de simples notes qui les résument... Je vais appeler les dossiers, tu me 202 les passeras im ä im ; et je te montrerai, je te conterai ce que chacun contient, avant de le remettre lä-haut, sur la planche... Je ne suivrai pas Pordre alphabetique, mais Pordre meme des faits. II y a longtemps que je veux etablir ce classement... Allons, cherche les noms sur les chemises. Tante Dide, d'abord. A ce moment, un coin de Porage qui incendiait Phorizon prit en echarpe la Souleiade, creva sur la maison en une pluie diluvienne. Mais ils ne fermerent meme pas la fenetre. Iis n'entendaient ni les eclats de la foudre, ni le roulement continu de ce deluge battant la toiture. Elle lui avait passe le dossier qui portait le nom de Tante Dide, en grosses lettres ; et il en tirait des papiers de toutes sortes, d'anciennes notes, prises par lui, qu'il se mit ä lire. -Donne-moi Pierre Rougon... Donne-moi Ursule Macquart... Donne-moi Antoine Macquart... Muette, eile obeissait toujours, le coeur serre d'une angoisse, ä tout ce qu'elle entendait. Et les dossiers defilaient, etalaient leurs documents, 203 retournaient s'empiler dans l'armoire. C'etaient d'abord les origines, Adelaide Fouque, la grande fille détraquée, la lesion nerveuse premiere, donnant naissance á la branche legitime, Pierre Rougon, et aux deux branches bátardes, Ursule et Antoine Macquart, toute cette tragédie bourgeoise et sanglante, dans F le cadre du coup d'Etat de décembre 1851, les Rougon, Pierre et Félicité, sauvant l'ordre á Plassans, éclaboussant du sang de Silvěre leur fortune commen^ante, tandis qu'Adelaide vieillie, la miserable Taňte Dide, était enfermée aux Tulettes, comme une figure spectrale de Pexpiation et de Pattente. Ensuite, la meute des appétits se trouvait láchée, Pappétit souverain du pouvoir chez Eugene Rougon, le grand homme, Paigle de la famille, dédaigneux, dégagé des vulgaires intéréts, aimant la force pour la force, conquérant Paris en vieilles bottes, avec les aventuriers du prochain Empire, passant de la présidence du Conseil d'Etat á un portefeuille de ministře, fait par sa bande, toute une clientele affamée qui le portait et le rongeait, battu un instant par une femme, la belle Clorinde, dont il 204 avait eu 1'imbecile désir, mais si vraiment fort, brůlé ďun tel besoin d'etre le maitre, qu'il reconquérait le pouvoir grace á un dementi de sa vie entiěre, en marche pour sa royauté triomphante de vice-empereur. Chez Aristide Saccard, Pappétit se ruait aux basses jouissances, á 1'argent, á la femme, au luxe, une faim dévorante qui l'avait jeté sur le pavé, des le debut de la curée chaude, dans le coup de vent de la speculation á outrance soufflant par la ville, la trouant de tous cötes et la reconstruisant, des fortunes insolentes bäties en six mois, mangées et rebäties, une soůlerie de l'or dont l'ivresse croissante l'emportait, lui faisait, le corps de sa femme Angele á peine froid, vendre son nom pour avoir les premiers cent mille francs indispensables, en épousant Renée, puis l'amenait plus tard, au moment d'une crise pécuniaire, á tolérer l'inceste, á fermer les yeux sur les amours de son fils Maxime et de sa seconde femme, dans 1'éclat flamboyant de Paris en fete. Et c'etait Saccard encore, á quelques années de la, qui mettait en branle 1'énorme pressoir á millions de la Banque universelle, 205 Saccard jamais vaincu, Saccard grandi, hausse jusqu'ä rintelligence et ä la bravoure de grand financier, comprenant le role farouche et civilisateur de 1'argent, livrant, gagnant et perdant des batailles en Bourse, comme Napoleon ä Austerlitz et ä Waterloo, engloutissant sous le desastre un monde de gens pitoyables, lächant ä l'inconnu du crime son fils naturel Victor, disparu, en fuite par les nuits noires, et lui-meme, sous la protection impassible de Pinjuste nature, aime de 1'adorable Mme Caroline, sans doute en recompense de son execrable vie. La, un grand lis immacule poussait dans ce terreau, Sidonie Rougon, la complaisante de son frere Saccard, l'entremetteuse aux cent metiers louches, enfantait d'un inconnu la pure et divine Angelique, la petite brodeuse aux doigts de fee qui tissait ä Tor des chasubles le reve de son prince charmant, si envolee parmi ses compagnes les saintes, si peu faite pour la dure realite, qu'elle obtenait la grace de mourir d'amour, le jour de son mariage, sous le premier baiser de Felicien de Hautecoeur, dans le branle des cloches sonnant la gloire de ses noces royales. Le noeud 206 des deux branches se faisait alors, la legitime et la batarde, Marthe Rougon epousait son cousin Francois Mouret, un paisible menage lentement desuni, aboutissant aux pires catastrophes, une douce et triste femme prise, utilisee, broyee, dans la vaste machine de guerre dressee pour la conquete d'une ville, et ses trois enfants lui etaient comme arraches, et elle laissait jusqu'a son coeur sous la rude poigne de l'abbe Faujas, et les Rougon sauvaient une seconde fois Plassans, pendant qu'elle agonisait, a la lueur de l'incendie ou son mari, fou de rage amassee et de vengeance, flambait avec le pretre. Des trois enfants, Octave Mouret etait le conquerant audacieux, 1'esprit net, resolu a demander aux femmes la royaute de Paris, tombe en pleine bourgeoisie gatee, faisant la une terrible education sentimentale, passant du refus fantasque de Tune au mol abandon de l'autre, goutant jusqu'a la boue les desagrements de Padultere, reste heureusement actif, travailleur et batailleur, peu a peu degage, grandi quand meme, hors de la basse cuisine de ce monde pourri, dont on entendait le craquement. Et Octave Mouret 207 victorieux revolutionnait le haut commerce, tuait les petites boutiques prudentes de l'ancien negoce, plantait au milieu de Paris enfievre le colossal palais de la tentation, eclatant de lustres, debordant de velours, de soie et de dentelles, gagnait une fortune de roi a exploiter la femme, vivait dans le mepris souriant de la femme, jusqu'au jour ou une petite fille vengeresse, la tres simple et tres sage Denise, le domptait, le tenait a ses pieds eperdu de souffrance, tant qu'elle ne lui avait pas fait la grace, elle si pauvre, de Pepouser, au milieu de Papotheose de son Louvre, sous la pluie d'or battante des recettes. Restaient les deux autres enfants, Serge Mouret, Desiree Mouret, celle-ci innocente et saine comme une jeune bete heureuse, celui-la affine et mystique, glisse a la pretrise par un accident nerveux de sa race, et il recommen^ait Paventure adamique, dans le Paradou legendaire, il renaissait pour aimer Albine, la posseder et la perdre, au sein de la grande nature complice, repris ensuite par PEglise, Peternelle guerre a la vie, luttant pour la mort de son sexe, jetant sur le corps d'Albine morte la poignee de terre de 208 Pofficiant, ä Pheure meme ou Desiree, la fraternelle amie des animaux, exultait de joie, parmi la fecondite chaude de sa basse-cour. Plus loin, s'ouvrait une echappee de vie douce et tragique, Helene Mouret vivait paisible avec sa fillette Jeanne, sur les hauteurs de Passy, dominant Paris, P ocean humain sans bornes et sans fond, en face duquel se deroulait cette histoire douloureuse, le coup de passion d'Helene pour un passant, un medecin amene la nuit, par hasard, au chevet de sa fille, la jalousie maladive de Jeanne, une jalousie d'amoureuse instinctive disputant sa mere ä Pamour, si ravagee dejä de passion souffrante, qu'elle mourait de la faute, prix terrible d'une heure de desir dans toute une vie sage, pauvre chere petite morte restee seule la-haut, sous les cypres du muet cimetiere, devant Peternel Paris. Avec Lisa Macquart commen^ait la branche bätarde, fraiche et solide en eile, etalant la prosperity du ventre, lorsque, sur le seuil de sa charcuterie, en clair tablier, eile souriait aux Halles centrales, ou grondait la faim d'un peuple, la bataille seculaire des Gras et des Maigres, le maigre Florent, son beau-frere, 209 exécré, traqué par les grasses poissonniěres, les grasses boutiquiěres et que la grasse charcutiěre elle-méme, ďune absolue probité, mais sans pardon, faisait arréter comme républicain en rupture de ban, convaincue qu'elle travaillait ainsi á Pheureuse digestion de tous les honnétes gens. De cette mere naissait la plus saine, la plus humaine des filles, Pauline Quenu, la pondérée, la raisonnable, la vierge qui savait et qui acceptait la vie, d'une telle passion dans son amour des autres, que, malgré la revoltě de sa puberté féconde, elle donnait á une amie son fiance Lazare, puis sauvait 1'enfant du ménage désuni, devenait sa mere veritable, toujours sacrifiée, ruinée, triomphante et gaie, dans son coin de monotone solitude, en face de la grande mer, parmi tout un petit monde de souffrants qui hurlaient leur douleur et ne voulaient pas mourir. Et Gervaise Macquart arrivait avec ses quatre enfants, Gervaise bancale, jolie et travailleuse, que son amant Lantier jetait sur le pavé des faubourgs, ou elle faisait la rencontre du zingueur Coupeau, le bon ouvrier pas noceur qu'elle épousait, si heureuse d'abord, ay ant trois 210 ouvriěres dans sa boutique de blanchisseuse, coulant ensuite avec son mari á 1'inevitable déchéance du milieu, lui peu á peu conquis par Palcool, possédé jusqu'a la folie furieuse et á la mort, elle-méme pervertie, devenue fainéante, achevée par le retour de Lantier, au milieu de la tranquille ignominie ďun ménage á trois, děs lors victime pitoyable de la misěre complice, qui fmissait de la tuer un soir, le ventre vide. Son ainé, Claude, avait le douloureux génie ďun grand peintre déséquilibré, la folie impuissante du chef-d'oeuvre qu'il sentait en lui, sans que ses doigts désobéissants pussent Pen faire sortir, lutteur géant foudroyé toujours, martyr crucifié de Poeuvre, adorant la femme, sacrifiant sa femme Christine, si aimante, si aimée un instant, á la femme incréée, qu'il voyait divine et que son pinceau ne pouvait dresser dans sa nudité souveraine, passion dévorante de Penfantement, besoin insatiable de la creation, d'une détresse si affreuse, quand on ne peut le satisfaire, qu'il avait fini par se pendre. Jacques, lui, apportait le crime, la tare héréditaire qui se tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune et frais coulant 211 de la poitrine ouverte d'une femme, la premiere venue, la passante du trottoir, abominable mal contre lequel il luttait, qui le reprenait au cours de ses amours avec Severine, la soumise, la sensuelle, jetee elle-meme dans le frisson continu d'une tragique histoire d'assassinat, et il la poignardait un soir de crise, furieux ä la vue de sa gorge blanche, et toute cette sauvagerie de la bete galopait parmi les trains filant ä grande vitesse, dans le grondement de la machine qu'il montait, la machine aimee qui le broyait un jour, debridee ensuite, sans conducteur, lancee aux desastres inconnus de l'horizon. Etienne, ä son tour, chasse, perdu, arrivait au pays noir par une nuit glacee de mars, descendait dans le puits vorace, aimait la triste Catherine qu'un brutal lui volait, vivait avec les mineurs leur vie morne de misere et de basse promiscuite, jusqu'au jour oü la faim, soufflant la revolte, promenait au travers de la plaine rase le peuple hurlant des miserables qui voulait du pain, dans les ecroulements et les incendies, sous la menace de la troupe dont les fusils partaient tout seuls, terrible convulsion annoncant la fin d'un monde, sang vengeur des 212 Maheu qui se leverait plus tard, Alzire morte de faim, Maheu tue d'une balle, Zacharie tue d'un coup de grisou, Catherine restee sous la terre, la Maheude survivant seule, pleurant ses morts, redescendant au fond de la mine pour gagner ses F trente sous, pendant qu'Etienne, le chef battu de la bände, hante des revendications futures s'en allait par un tiede matin d'avril, en ecoutant la sourde poussee du monde nouveau, dont la germination allait bientöt faire eclater la terre. Nana, des lors, devenait la revanche, la fille poussee sur 1'ordure sociale des faubourgs, la mouche d'or envolee des pourritures d'en bas, qu'on tolere et qu'on cache, emportant dans la vibration de ses ailes le ferment de destruction, remontant et pourrissant l'aristocratie, empoisonnant les hommes rien qu'ä se poser sur eux, au fond des palais oü eile entrait par les fenetres, toute une oeuvre inconsciente de mine et de mort, la flambee stoi'que de Vandeuvres, la melancolie de Foucarmont courant les mers de la Chine, le desastre de Steiner reduit ä vivre en honnete homme, Pimbecillite satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, 213 et le blanc cadavre de Georges, veille par Philippe, sorti la veille de prison, une telle contagion dans l'air empeste de Pepoque, qu'elle-meme se decomposait et crevait de la petite verole noire, prise au lit de mort de son fils Louiset, tandis que, sous ses fenetres, Paris passait, ivre, frappe de la folie de la guerre, se ruant a Pecroulement de tout. Enfm, c'etait Jean Macquart, l'ouvrier et le soldat redevenu paysan, aux prises avec la terre dure qui fait payer chaque grain de ble d'une goutte de sueur, en lutte surtout avec le peuple des campagnes, que Papre desir, la longue et rude conquete du sol brule du besoin sans cesse irrite de la possession, les Fouan vieillis cedant leurs champs comme ils cederaient de leur chair, les Buteau exasperes, allant jusqu'au parricide pour hater Pheritage d'une piece de luzerne, la Fran^oise tetue mourant d'un coup de faux, sans parler, sans vouloir qu'une motte sorte de la famille, tout ce drame des simples et des instinctifs a peine degages de la sauvagerie ancienne, toute cette salissure humaine sur la terre grande, qui seule demeure P immortelle, la mere d'ou Pon sort et 214 oü Ton retourne, eile qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignore, meme avec la misere et 1'abomination des etres. Et c'etait Jean encore qui, devenu veuf et s'etant reengage aux premiers bruits de guerre, apportait Pinepuisable reserve, le fonds d'eternel rajeunissement que la terre garde, Jean le plus humble, le plus ferme soldat de la supreme debacle, roule dans l'effroyable et fatale tempete qui, de la frontiere ä Sedan, en balayant PEmpire, mena^ait d'empörter la patrie, toujours sage, avise, solide en son espoir, aimant d'une tendresse fraternelle son camarade Maurice, le fils detraque de la bourgeoisie, l'holocauste destine ä l'expiation, pleurant des larmes de sang lorsque 1'inexorable destin le choisissait lui-meme pour abattre ce membre gate, puis apres la fin de tout, les continuelles defaites, l'affreuse guerre civile, les provinces perdues, les milliards ä payer, se remettant en marche, retournant ä la terre qui l'attendait, ä la grande et rude besogne de toute une France ä refaire. Pascal s'arreta, Clotilde lui avait passe tous les dossiers, un ä un, et il les avait tous feuilletes, 215 depouilles, reclasses et remis sur la planche du haut, dans l'armoire. II etait hors d'haleine, epuise d'un tel souffle demesure, ä travers cette humanite vivante ; tandis que, sans voix, sans geste, la jeune fille, dans Petourdissement de ce torrent de vie deborde, attendait toujours, incapable d'une reflexion et d'un jugement. L'orage continuait ä battre la campagne noire du roulement sans fin de sa pluie diluvienne. Un coup de tonnerre venait de foudroyer quelque arbre du voisinage, avec un horrible craquement. Les bougies s'effarerent, sous le vent de la fenetre grande ouverte. - Ah ! reprit-il, en montrant encore d'un geste les dossiers, c'est un monde, une societe et une civilisation, et la vie entiere est la, avec ses manifestations bonnes et mauvaises, dans le feu et le travail de forge qui empörte tout... Oui, notre famille pourrait, aujourd'hui, suffire d'exemple ä la science, dont Pespoir est de fixer un jour, mathematiquement, les lois des accidents nerveux et sanguins qui se declarent dans une race, ä la suite d'une premiere lesion organique, et qui determinent, selon les milieux, chez chacun des 216 individus de cette race, les sentiments, les desirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms de vertus et de vices. Et eile est aussi un document d'histoire, eile raconte le F second Empire, du coup d'Etat ä Sedan, car les notres sont partis du peuple, se sont repandus parmi toute la societe contemporaine, ont envahi toutes les situations, empörtes par le debordement des appetits, par cette impulsion essentiellement moderne, ce coup de fouet qui jette aux jouissances les basses classes, en marche ä travers le corps social... Les origines, je te les ai dites : elles sont parties de Plassans ; et nous voici ä Plassans encore, au point d'arrivee. II s'interrompit de nouveau, une reverie ralentissait sa parole. -Quelle masse effroyable remuee, que d'aventures douces ou terribles, que de joies, que de souffrances jetees ä la pelle, dans cet amas colossal de faits !... II y a de l'histoire pure, PEmpire fonde dans le sang, d'abord jouisseur et durement autoritaire, conquerant les villes 217 rebelles, puis glissant a une disorganisation lente, s'ecroulant dans le sang, dans une telle mer de sang, que la nation entiere a failli en etre noyee... II y a des etudes sociales, le petit et le grand commerce, la prostitution, le crime, la terre, P argent, la bourgeoisie, le peuple, celui qui se pourrit dans le cloaque des faubourgs, celui qui se revolte dans les grands centres industriels, toute cette poussee croissante du socialisme souverain, gros de Penfantement du nouveau siecle... II y a de simples etudes humaines, des pages intimes, des histoires d'amour, la lutte des intelligences et des coeurs contre la nature injuste, Pecrasement de ceux qui crient sous leur tache trop haute, le cri de la bonte qui s'immole, victorieuse de la douleur... II y a de la fantaisie, Penvolee de P imagination hors du reel, des jardins immenses, fleuris en toutes saisons, des cathedrales aux fines aiguilles precieusement ouvragees, des contes merveilleux tombes du paradis, des tendresses ideales remontees au ciel dans un baiser... II y a de tout, de Pexcellent et du pire, du vulgaire et du sublime, les fleurs, la boue, les sanglots, les rires, le torrent meme de la 218 vie charriant sans fin ľ humanite ! Et il reprit ľArbre généalogique reste sur la table, il ľétala, recommenca á le parcourir du doigt, énumérant maintenant les membres de la famille qui vivaient encore. Eugene Rougon, majesté déchue, était á la Chambre le témoin, le défenseur impassible de ľancien monde emporté dans la debacle. Aristide Saccard, aprés avoir fait peau neuve, retombait sur ses pieds républicain, directeur ďun grand journal, en train de gagner de nouveaux millions ; tandis que son fils Maxime mangeait ses rentes, dans son petit hotel de ľ avenue du Bois-de-Boulogne, correct et prudent, menace ďun mal terrible, et que son autre fils, Victor, n'avait point reparu, rôdant dans ľombre du crime, puisqu'il n'était pas au bagne, läché par le monde, á ľavenir, á ľinconnu de ľéchafaud. Sidonie Rougon, disparue longtemps, lasse de metiers louches, venait de se retirer, désormais ďune austérité monacale, á ľombre d'une sorte de maison religieuse, trésoriére de ľCEuvre du Sacrement, pour aider au mariage des filles méres. Octave Mouret, propriétaire des grands magasins Au Bonheur des 219 Dames, dont la fortune colossale grandissait toujours, avait eu, vers la fin de ľhiver, un deuxiéme enfant de sa femme Denise Baudu, qu'il adorait, bien qu'il recommen^ät á se déranger un peu. Ľ abbé Mouret, cure á Saint-Eutrope, au fond d'une gorge marécageuse, s'était cloitré lá avec sa soeur Désirée, dans une grande humilité, refusant tout avancement de son évéque, attendant la mort en saint homme qui repoussait les remédes, bien qu'il souffrit d'une phtisie commen^ante. Helene Mouret vivait trés heureuse, trés á ľécart, idolätrée de son nouveau mari, M. Rambaud, dans la petite propriété qu'ils possédaient prés de Marseille, au bord de la mer ; et eile n'avait pas eu ď enfant de son second mariage. Pauline Quenu était toujours á Bonneville, á ľautre bout de la France, en face du vaste océan, seule désormais avec le petit Paul, depuis la mort de ľoncle Chanteau, résolue á ne pas se marier, á se donner toute au fils de son cousin Lazare, devenu veuf, parti en Amérique F pour faire fortune. Etienne Lantier, de retour á Paris aprés la gréve de Montsou, s'était compromis plus tard dans ľ insurrection de la 220 Commune, dont il avait defendu les idees avec emportement; on 1'avait condamne ä mort, puis gracie et deporte, de sorte qu'il se trouvait maintenant ä Noumea ; on disait meme qu'il s'y etait tout de suite marie et qu'il avait un enfant, sans qu'on süt au juste le sexe. Enfm, Jean Macquart, licencie apres la semaine sanglante, etait revenu se fixer pres de Plassans, ä Valqueyras, oü il avait eu la chance d'epouser une forte fille, Melanie Vial, la fille unique d'un paysan aise, dont il faisait valoir la terre ; et sa femme, grosse des la nuit des noces, accouchee d'un gar^on en mai, etait grosse encore de deux mois, dans un de ces cas de fecondite pullulante qui ne laissent pas aux meres le temps d'allaiter leurs petits. -Certes, oui, reprit-il ä demi-voix, les races degenerent. II y a lä un veritable epuisement, une rapide decheance, comme si les nötres, dans leur fureur de jouissance, dans la satisfaction gloutonne de leurs appetits, avaient brüle trop vite. Louiset mort au berceau ; Jacques-Louis, ä demi imbecile, empörte par une maladie nerveuse; Victor retourne ä l'etat sauvage, 221 galopant on ne sait au fond de quelles tenebres ; notre pauvre Charles, si beau et si freie : ce sont lä les rameaux derniers de PArbre, les dernieres tiges pales ou la seve puissante des grosses branches ne semble pas pouvoir monter. Le ver etait dans le tronc, il est ä present dans le fruit et le devore... Mais il ne faut jamais desesperer, les families sont Peternel devenir. Elles plongent, au-delä de Pancetre commun, ä travers les couches insondables des races qui ont vecu, jusqu'au premier etre ; et elles pousseront sans fin, elles s'etaleront, se ramifieront ä Pinfmi, au fond des ages futurs... Regarde notre Arbre : il ne compte que cinq generations, il n'a pas meme Pimportance d'un brin d'herbe, au milieu de la foret humaine, colossale et noire, dont les peuples sont les grands chenes seculaires. Seulement, songe ä ses racines immenses qui tiennent tout le sol, songe ä Pepanouissement continu de ses feuilles hautes qui se melent aux autres feuilles, ä la mer sans cesse roulante des cimes, sous Peternel souffle fecondant de la vie... Eh bien ! Pespoir est la, dans la reconstitution journaliere de la race par le sang nouveau qui lui vient du 222 dehors. Chaque mariage apporte d'autres elements, bons ou mauvais, dont l'effet est quand meme d'empecher la degenerescence mathematique et progressive. Les breches sont reparees, les tares s'effacent, un equilibre fatal se retablit au bout de quelques generations, et c'est l'homme moyen qui finit toujours par en sortir, Phumanite vague, obstinee ä son labeur mysterieux, en marche vers son but ignore. II s'arreta, il eut un long soupir. - Ah ! notre famille, que va-t-elle devenir, ä quel etre aboutira-t-elle enfm ? Et il continua, ne comptant plus sur les survivants qu'il avait nommes, les ay ant classes, ceux-la, sachant ce dont ils etaient capables, mais plein d'une curiosite vive, au sujet des enfants en bas age encore. II avait ecrit ä un confrere de Noumea pour obtenir des renseignements precis sur la femme d'Etienne et sur Penfant dont eile devait etre accouchee ; et il ne recevait rien, il craignait bien que, de ce cote, PArbre ne restät incomplet. II etait plus documente, ä Pegard des deux enfants d'Octave Mouret, avec lequel il 223 restait en correspondance : la petite fille demeurait chétive, inquiétante, tandis que le petit gar^on, qui tenait de sa mere, poussait magnifique. Son plus solide espoir, d'ailleurs, était dans les enfants de Jean, dont le premier-né, un gros gar^on, semblait apporter le renouveau, la sěve jeune des races qui vont se retremper dans la terre. II se rendait parfois á Valqueyras, il revenait heureux de ce coin de fécondité, du pere calme et raisonnable, toujours á sa charrue, de la mere gaie et simple, aux larges flancs, capables de porter un monde. Qui savait d'ou naitrait la branche saine ? Peut-étre le sage, le puissant attendu germerait-il la. Le pis était, pour la beauté de son Arbre, que ces gamins et ces gamines étaient si petits encore, qu'il ne pouvait les classer. Et sa voix s'attendrissait sur cet espoir de l'avenir, ces tétes blondes, dans le regret inavoué de son celibát. Pascal regardait toujours l'Arbre étalé devant lui. II s'ecria : -Et pourtant est-ce complet, est-ce décisif, regarde done !... Je te répěte que tous les cas 224 hereditates s'y rencontrent. Je n'ai eu, pour fixer ma théorie, qu'a la baser sur l'ensemble de ces faits... Enfm, ce qui est merveilleux, c'est qu'on touche la du doigt comment des creatures, nées de la méme souche, peuvent paraitre radicalement différentes, tout en n'etant que les modifications logiques des ancétres communs. Le tronc explique les branches qui expliquent les feuilles. Chez ton pere, Saccard, comme chez ton oncle, Eugene Rougon, si opposes de temperament et de vie, c'est la méme poussée qui a fait les appétits désordonnés de Tun, l'ambition souveraine de 1'autre. Angélique, ce lis pur, nait de la louche Sidonie, dans 1'envolée qui fait les mystiques ou les amoureuses, selon le milieu. Les trois enfants des Mouret sont empörtes par un souffle identique, qui fait d'Octave intelligent un vendeur de chiffons millionnaire, de Serge croyant un pauvre cure de Campagne, de Désirée imbecile une belle file heureuse. Mais 1'exemple est plus frappant encore avec les enfants de Gervaise : la névrose passe, et Nana se vend, F Etienne se revoltě, Jacques tue, Claude a du génie ; tandis que Pauline, leur cousině germaine, 225 á cóté est 1'honnéteté victorieuse, celle qui lutte et qui s'immole... Cest 1'hérédité, la vie méme qui pond des imbeciles, des fous, des criminels et des grands hommes. Des cellules avortent, d'autres prennent leur place, et Ton a un coquin ou un fou furieux, á la place ďun homme de génie ou d'un simple honnéte homme. Et Phumanité roule, charriant tout ! Puis, dans un nouveau branle de sa pensée : -Et Panimalité, la béte qui souffre et qui aime, qui est comme Pébauche de Phomme, toute cette animalité fraternelle qui vit de notre vie !... Oui, j'aurais voulu la mettre dans Parche, lui faire sa place parmi notre famille, la montrer sans cesse confondue avec nous, complétant notre existence. J'ai connu des chats dont la presence était le charme mystérieux de la maison, des chiens qu'on adorait, dont la mort était pleurée et qui laissait au coeur un deuil inconsolable. J'ai connu des chěvres, des vaches, des ánes, d'une importance extréme, dont la personnalité a joué un role tel, qu'on en devrait écrire Phistoire... Et, tiens ! notre Bonhomme á nous, notre pauvre 226 vieux cheval, qui nous a servis pendant un quart de siecle, est-ce que tu ne crois pas qu'il a mele de son sang au notre, et que desormais il est de la famille ? Nous l'avons modifie comme lui-meme a un peu agi sur nous, nous fmissons par etre faits sur la meme image ; et cela est si vrai, que, lorsque, maintenant, je le vois a demi aveugle, Poeil vague, les jambes percluses de rhumatismes, je l'embrasse sur les deux joues, ainsi qu'un vieux parent pauvre, tombe a ma charge... Ah ! l'animalite, tout ce qui se traine et tout ce qui se lamente au-dessous de l'homme, quelle place d'une sympathie immense il faudrait lui faire, dans une histoire de la vie ! Ce fut un dernier cri, ou Pascal jeta 1'exaltation de sa tendresse pour l'etre. II etait peu a peu excite, il en arrivait a la confession de sa foi, au labeur continu et victorieux de la nature vivante. Et Clotilde, qui jusque-la n'avait point parle, toute blanche dans la catastrophe de tant de faits qui tombaient sur elle, desserra enfm les levres, pour demander : - Eh bien ! maitre, et moi la-dedans ? 227 Elle avait posé im de ses doigts minces sur la feuille de l'Arbre, oü eile voyait son nom inscrit. Lui, toujours, avait passe cette feuille. Et eile insista. -Oui, moi, que suis-je done ?... Pourquoi ne m'as-tu pas lu mon dossier ? Un instant, il resta muet, comme surpris de la question. -Pourquoi? mais pour rien... C'est vrai, je n'ai rien á te cacher... Tu vois ce qui est éerit la : F « Clotilde, née en 1847. Election de la mere. Heredité en retour, avec predominance morale et physique de son grand-pére maternel... » Rien n'est plus net. Ta mere l'a empörte en toi, tu as son bel appétit, et tu as également beaucoup de sa coquetterie, de son indolence parfois, de sa soumission. Oui, tu es trés femme comme eile, sans trop ťen douter, je veux dire que tu aimes á étre aimée. En outre, ta mére était une grande liseuse de romans, une chimérique qui adorait rester couchée des journées entiéres, á révasser sur un livre; eile raffolait des histoires de nourrice, se faisait faire les cartes, consultait les 228 somnambules ; et j'ai toujours pense que ta preoccupation du mystere, ton inquietude de l'inconnu venaient de la... Mais ce qui acheve de te faconner, en mettant chez toi une dualite, c'est 1'influence de ton grand-pere, le commandant Sicardot. Je l'ai connu, il n'etait pas un aigle, il avait au moins beaucoup de droiture et d'energie. Sans lui, tres franchement, je crois que tu ne vaudrais pas grand-chose, car les autres influences ne sont guere bonnes. II t'a donne le meilleur de ton etre, le courage de la lutte, la fierte et la franchise. Elle P avait ecoute avec attention, elle fit un leger signe de tete, pour dire que c'etait bien 9a, qu'elle n'etait pas blessee, malgre le petit fremissement de souffrance, dont ces nouveaux details sur les siens, sur sa mere, avaient agite ses levres. - Eh bien ! reprit-elle, et toi, maitre ? Cette fois, il n'eut pas une hesitation, il cria : - Oh ! moi, a quoi bon parler de moi ? je n'en suis pas, de la famille !... Tu vois bien ce qui est ecrit la: «Pascal, ne en 1813. Inneite. 229 Combinaison, ou se confondent les caracteres physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble se retrouver dans le nouvel etre... » Ma mere me l'a repete assez souvent, que je n'en etais pas, qu'elle ne savait pas d'ou je pouvais bien venir ! Et c'etait chez lui un cri de soulagement, une sorte de joie involontaire. -Va, le peuple ne s'y trompe pas. M'as-tu jamais entendu appeler Pascal Rougon, dans la ville ? Non ! le monde a toujours dit le docteur Pascal, tout court. C'est que je suis a part... Et ce n'est guere tendre peut-etre, mais j'en suis ravi, car il y a vraiment des heredites trop lourdes a porter. J'ai beau les aimer tous, mon coeur n'en bat pas moins d'allegresse, lorsque je me sens autre, different, sans communaute aucune. N'en etre pas, n'en etre pas, mon Dieu ! C'est une bouffee d'air pur, c'est ce qui me donne le courage de les avoir tous la, de les mettre a nu dans ces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre ! II se tut enfm, il y eut un silence. La pluie 230 avait cesse, l'orage s'en allait, on n'entendait que des coups de foudre, de plus en plus lointains ; tandis que, de la campagne, noire encore, rafraichie, montait par la fenetre ouverte une delicieuse odeur de terre mouillee. Dans l'air qui se calmait, les bougies achevaient de bruler, d'une haute flamme tranquille. - Ah ! dit simplement Clotilde, avec un grand geste accable, que devenir ? Elle P avait crie avec angoisse, une nuit, sur Paire : la vie etait abominable, comment pouvait-on la vivre paisible et heureuse ? C etait une clarte terrible que la science j etait sur le monde, P analyse descendait dans toutes les plaies humaines pour en etaler Phorreur. Et voila qu'il venait encore de parler plus crument, d'elargir la nausee qu'elle avait des etres et des choses, en jetant sa famille elle-meme, toute nue, sur la dalle de Pamphitheatre. Le torrent fangeux avait roule devant elle, pendant pres de trois heures, et c'etait la pire des revelations, la brusque et terrible verite sur les siens, les etres chers, ceux qu'elle devait aimer : son pere grandi dans les crimes de 231 P argent, son frere incestueux, sa grand-mere sans scrupules, couverte du sang des justes, les autres presque tous tares, des ivrognes, des vicieux, des meurtriers, la monstrueuse floraison de Parbre humain. Le choc etait si brutal, qu'elle ne se retrouvait pas, au milieu de la stupeur douloureuse de toute la vie apprise de la sorte, en un coup. Et, cependant, cette le^on etait comme innocentee, dans sa violence meme, par quelque chose de grand et de bon, un souffle d'humanite profonde, qui Pavait emportee d'un bout a Pautre. Rien de mauvais ne lui en etait venu, elle s' etait sentie fouettee par un apre vent marin, le vent des tempetes, dont on sort la poitrine elargie et saine. II avait tout dit, parlant librement de sa mere elle-meme, continuant a garder vis-a-vis d'elle son attitude deferente de savant qui ne juge point les faits. Tout dire pour tout connaitre, pour tout guerir, n'etait-ce pas le cri qu'il avait pousse, dans la belle nuit d'ete ? Et, sous l'exces meme de ce qu'il lui apprenait, elle restait ebranlee, aveuglee de cette trop vive lumiere, mais le comprenant enfm, s'avouant qu'il tentait la une oeuvre immense. Malgre tout, c'etait un cri de 232 sante, d'espoir en l'avenir. II parlait en bienfaiteur, qui, du moment ou Pheredite faisait le monde, voulait en fixer les lois pour disposer d'elle, et refaire un monde heureux. Puis, n'y avait-il done que de la boue, dans ce fleuve deborde, dont il lächait les ecluses ? Que d'or passait, mele aux herbes et aux fleurs des berges ! Des centaines de creatures galopaient encore devant eile, et eile demeurait hantee par des figures de charme et de bonte, de fms profus de jeunes filles, de sereines beautes de femmes. Toute la passion saignait lä, tout le coeur s'ouvrait en envolees tendres. Elles etaient nombreuses, les Jeanne, les Angelique, les Pauline, les Marthe, les Gervaise, les Helene. D'elles et des autres, meme des moins bonnes, meme des hommes terribles, les pires de la bände, montait une humanite fraternelle. Et c'etait justement ce souffle qu'elle avait senti passer, ce courant de large Sympathie qu'il venait de mettre, sous sa le^on precise de savant. II ne semblait point s'attendrir, il gardait P attitude impersonnelle du demonstrateur ; mais, au fond de lui, quelle bonte navree, quelle fievre de devouement, quel don de tout son etre au 233 bonheur des autres ! Son oeuvre entiere, si mathematiquement construite, etait baignee de cette fraternite douloureuse, jusque dans ses plus saignantes ironies. Ne lui avait-il pas parle des betes, en frere aine de tous les vivants miserables qui souffrent ? La souffrance Pexasperait, il n'avait que la colere de son reve trop haut, il n'etait devenu brutal que dans sa haine du factice et du passager, revant de travailler, non pour la societe polie d'un moment, mais pour Phumanite entiere, a toutes les heures graves de son histoire. Peut-etre meme etait-ce cette revoke contre la banalite courante, qui Pavait fait se jeter au defi de Paudace, dans les theories et dans Papplication. Et Poeuvre demeurait humaine, debordante du sanglot immense des etres et des choses. D'ailleurs, n'etait-ce pas la vie ? II n'y a pas de mal absolu. Jamais un homme n'est mauvais pour tout le monde, il fait toujours le bonheur de quelqu'un ; de sorte que, lorsqu'on ne se met pas a un point de vue unique, on finit par se rendre compte de Putilite de chaque etre. Ceux qui croient a un Dieu doivent se dire que, si leur Dieu 234 ne foudroie pas les mechants, c'est qu'il voit la marche totale de son oeuvre, et qu'il ne peut descendre au particulier. Le labeur qui finit recommence, la somme des vivants reste quand meme admirable de courage et de besogne ; et P amour de la vie empörte tout. Ce travail geant des hommes, cette obstination ä vivre, est leur excuse, la redemption. Alors, de tres haut, le regard ne voyait plus que cette continuelle lutte, et beaucoup de bien malgre tout, s'il y avait beaucoup de mal. On entrait dans Pindulgence universelle, on pardonnait, on n'avait plus qu'une infmie pitie et une charite ardente. Le port etait sürement lä, attendant ceux qui ont perdu la foi aux dogmes, qui voudraient comprendre pourquoi ils vivent, au milieu de Piniquite apparente du monde. II faut vivre pour Peffort de vivre, pour la pierre apportee ä P oeuvre lointaine et mysterieuse, et la seule paix possible, sur cette terre, est dans la joie de cet effort accompli. Une heure encore venait de passer, la nuit entiere s'etait ecoulee ä cette terrible le^on de vie, sans que ni Pascal ni Clotilde eussent conscience du lieu ou ils etaient, ni du temps qui fuyait. Et lui, 235 surmene depuis quelques semaines, ravage deja par son existence de soup^on et de chagrin, eut un frisson nerveux, comme dans un brusque reveil. - Voyons, tu sais tout, te sens-tu le coeur fort, trempe par le vrai, plein de pardon et d'espoir ?... Es-tu avec moi ? Mais, sous Peffrayant choc moral qu'elle avait re^u, elle-meme fremissait, sans pouvoir se reprendre. C'etait en elle une telle debacle des croyances anciennes, une evolution telle vers un monde nouveau, qu'elle n'osait s'interroger et conclure. Elle se sentait desormais saisie, emportee dans la toute-puissance de la verite. Elle la subissait et n'etait pas convaincue. - Maitre, balbutia-t-elle, maitre... Et ils resterent un instant face a face, a se regarder. Le jour naissait, une aube d'une purete delicieuse, au fond du grand ciel clair, lave par Porage. Aucun nuage n'en tachait plus le pale azur, teinte de rose. Tout le gai reveil de la campagne mouillee entrait par la fenetre, tandis que les bougies, qui achevaient de se consumer, 236 pälissaient dans la clarte croissante. -Reponds, veux-tu encore tout detruire, tout brüler, ici ?... Es-tu avec moi, entierement avec moi ? Ä ce moment, il crut qu'elle allait se jeter ä son cou, en pleurant. Un elan soudain semblait la pousser. Mais ils se virent, dans leur demi-nudite. Elle, qui, jusque-la, ne s'etait pas aper^ue, eut conscience qu'elle etait en simple jupon, les bras nus, les epaules nues, ä peine couvertes par les meches folles de ses cheveux denoues ; et lä, pres de l'aisselle gauche, quand eile abaissa les regards, eile retrouva les quelques gouttes de sang, la meurtrissure qu'il lui avait faite en luttant, pour la dompter, dans une etreinte brutale. Ce fut alors, en eile, une confusion extraordinaire, une certitude qu'elle allait etre vaincue, comme si, par cette etreinte, il etait devenu son maitre, en tout et ä jamais. La sensation s'en prolongeait, eile etait envahie, entrainee au-delä de son vouloir, prise de P irresistible besoin de se donner. Brusquement, Clotilde se redressa, voulant 237 reflechir. Elle avait serre ses bras nus sur sa gorge nue. Tout le sang de ses veines etait monte ä sa peau, en un flot de pudeur empourpre. Et eile se mit ä fuir, dans le divin elancement de sa taille mince. - Maitre, maitre, laisse-moi... Je verrai... D'une legerete de vierge inquiete, eile s' etait, comme autrefois dejä, refugiee au fond de sa chambre. II l'entendit fermer vivement la porte, ä double tour. II restait seul, il se demanda, pris tout ä coup d'un decouragement et d'une tristesse immenses, s'il avait eu raison de tout dire, si la verite germerait dans cette chere creature adoree, et y grandirait un jour, en une moisson de bonheur. 238 VI Des jours s'ecoulerent. Octobre fut d'abord splendide, un automne ardent, une chaude passion d'ete dans une maturite large, sans un nuage au ciel; puis, le temps se gata, des vents terribles soufflerent, un dernier orage ravina les pentes. Et, dans la maison morne, a la Souleiade, Papproche de Phiver semblait avoir mis une infmie tristesse. C'etait un enfer nouveau. Entre Pascal et Clotilde, il n'y avait plus de querelles vives. Les portes ne battaient plus, des eclats de voix ne forcaient plus Martine a monter toutes les heures. A peine se parlaient-ils, maintenant; et pas un mot n'avait ete prononce sur la scene de la nuit. Lui, par un scrupule inexplique, une pudeur singuliere, dont il ne se rendait pas compte, ne voulait pas reprendre Pentretien, exiger la reponse attendue, une parole de foi en lui et de 239 soumission. Elle, apres le grand choc moral qui la transformait toute, reflechissait encore, hesitait, luttait, ecartant la solution pour ne pas se donner, dans son instinctive revoke. Et le malentendu s'aggravait, au milieu du grand silence desole de la miserable maison, ou il n'y avait plus de bonheur. Ce fut, pour Pascal, une des epoques ou il souffrit affreusement, sans se plaindre. Cette paix apparente ne le rassurait pas, au contraire. II etait tombe a une lourde mefiance, s'imaginant que les guets-apens continuaient et que, si Pon avait Pair de le laisser tranquille, c'etait afm de tramer dans Pombre les plus noirs complots. Ses inquietudes avaient meme grandi, il s'attendait chaque jour a une catastrophe, ses papiers engloutis au fond d'un brusque abime qui se creuserait, toute la Souleiade rasee, emportee, volant en miettes. La persecution contre sa pensee, contre sa vie morale et intellectuelle, en se dissimulant ainsi, devenait enervante, intolerable, a ce point qu'il se couchait, le soir, avec la fievre. Souvent, il tressaillait, se retournait vivement, croyant qu'il allait surprendre Pennemi derriere son dos, a 240 Poeuvre pour quelque traitrise ; et il n'y avait personne, rien que son propre frisson, dans Pombre. D'autres fois, pris d'un soup^on, il restait aux aguets pendant des heures, cache derriere ses persiennes, ou encore embusque au fond d'un couloir ; mais pas une arne ne bougeait, il n'entendait que les violents battements de ses tempes. II en demeurait eperdu, ne se mettait plus au lit sans avoir visite chaque piece, ne dormait plus, reveille au moindre bruit, haletant, pret ä se defendre. Et ce qui augmentait la souffrance de Pascal, c'etait cette idee constante, grandissante, que la blessure lui etait faite par la seule creature qu'il airnat au monde, cette Clotilde adoree, qu'il regardait croitre en beaute et en charme depuis vingt ans, dont la vie jusque-la s'etait epanouie comme une floraison, parfumant la sienne. Elle, mon Dieu ! qui emplissait son coeur d'une tendresse totale, qu'il n'avait jamais analysee ! eile qui etait devenue sa joie, son courage, son esperance, toute une jeunesse nouvelle ou il se sentait revivre ! Quand eile passait, avec son cou delicat, si rond, si frais, il etait rafraichi, baigne 241 de santé et ďallégresse, ainsi qiťá un retour du printemps. Son existence entiěre, ďailleurs, expliquait cette possession, Penvahissement de son étre par cette enfant qui était entrée dans son affection petite encore, puis qui, en grandissant, avait peu á peu pris toute la place. Depuis son installation definitive á Plassans, il menait une existence de bénédictin, cloitré dans ses livres, loin des femmes. On ne lui avait connu que sa passion pour cette dame qui était morte, et dont il n'avait jamais baisé le bout des doigts. Sans doute, il faisait parfois des voyages á Marseille, découchait; mais c'etaient de brusques échappées, avec les premieres venues, sans lendemain. II n'avait point vécu, il gardait en lui toute une reserve de virilité, dont le flot grondait á cette heure, sous la menace de la vieillesse prochaine. Et il se serait passionné pour une bete, pour le chien ramassé dehors, qui lui aurait léché les mains ; et c'etait cette Clotilde qu'il avait aimée, cette petite fille, tout d'un coup femme desirable, qui le possédait maintenant et qui le torturait, á étre ainsi son ennemie. Pascal, si gai, si bon, devint alors d'une humeur noire et d'une 242 durete insupportables. II se fachait au moindre mot, bousculait Martine etonnee, qui levait sur lui des yeux soumis d'animal battu. Du matin au soir, il promenait sa detresse, par la maison navree, la face si mauvaise, qu'on n'osait lui adresser la parole. II n'emmenait jamais plus Clotilde, sortait seul pour ses visites. Et ce fut de la sorte qu'il revint, une apres-midi, bouleverse par un accident, ayant sur sa conscience de medecin aventureux la mort d'un homme. II etait alle piquer Lafouasse, le cabaretier, dont l'ataxie avait fait brusquement de tels progres, qu'il le jugeait perdu. Mais il s'entetait a lutter quand meme, il continuait la medication ; et le malheur avait voulu, ce jour-la, que la petite seringue ramassat, au fond de la fiole, une parcelle impure echappee au filtre. Justement, un peu de sang avait paru, il venait, pour comble de malchance, de piquer dans une veine. II s'etait inquiete tout de suite, en voyant le cabaretier palir, suffoquer, suer a grosses gouttes froides. Puis, il avait compris, lorsque la mort s'etait produite en coup de foudre, les levres bleues, le visage noir. C etait une embolie, il ne pouvait accuser que 243 Pinsuffisance de ses preparations, toute sa méthode encore barbare. Sans doute Lafouasse était perdu, il n'aurait peut-étre pas vécu six mois, au milieu d'atroces souffrances ; mais la brutalitě du fait n'en était pas moins la, cette mort affreuse; et quel regret désespéré, quel ébranlement dans sa foi, quelle colěre contre la science impuissante et assassine ! II était rentré livide, il n'avait reparu que le lendemain, aprěs étre reste seize heures enfermé dans sa chambre, jeté tout vetu en travers de son lit, sans un souffle. Ce jour-lá, l'apres-midi, Clotilde, qui cousait pres de lui, dans la salle, se hasarda á rompre le lourd silence. Elle avait levé les yeux, eile le regardait s'enerver á feuilleter un livre, cherchant un renseignement qu'il ne trouvait point. -Maitre, es-tu malade ?... Pourquoi ne le dis-tu pas ? Je te soignerais. II demeura la face contre le livre, murmurant d'une voix sourde : -Malade, qu'est-ce que 9a te fait? Je n'ai besoin de personne. 244 Conciliante, elle reprit: - Si tu as des chagrins, et que tu puisses me les dire, cela te soulagerait peut-etre... Hier, tu es rentre si triste ! II ne faut pas te laisser abattre ainsi. J'ai passe une nuit bien inquiete, je suis venue trois fois ecouter a ta porte, tourmentee par Pidee que tu souffrais. Si doucement qu'elle eut parle, ce fut comme un coup de fouet qui le cingla. Dans son affaiblissement maladif, une secousse de brusque colere lui fit repousser le livre et se dresser, fremissant. - Alors, tu m'espionnes, je ne peux pas meme me retirer dans ma chambre, sans qu'on vienne coller Poreille aux murs... Oui, on ecoute jusqu'au battement de mon coeur, on guette ma mort, pour tout saccager, tout bruler ici... Et sa voix montait, et toute sa souffrance injuste s'exhalait en plaintes et en menaces. -Je te defends de foccuper de moi... As-tu autre chose a me dire ? As-tu reflechi, peux-tu mettre ta main dans la mienne, loyalement, en me 245 disant que nous sommes d'accord ? Mais eile ne repondait plus, eile continuait seulement ä le regarder de ses grands yeux clairs, dans sa franchise ä vouloir se garder encore ; tandis que lui, exaspere davantage par cette attitude, perdait toute mesure. II begaya, il la chassa du geste. - Va-t'en ! va-t'en !... Je ne veux pas que tu restes pres de moi ! je ne veux pas que des ennemis restent pres de moi ! je ne veux pas qu'on reste pres de moi, ä me rendre fou ! Elle s'etait levee, tres pale. Elle s'en alia toute droite, sans se retourner, en emportant son ouvrage. Pendant le mois qui suivit, Pascal essaya de se refugier dans un travail acharne de toutes les heures. II s'entetait maintenant les journees entieres, seul dans la salle, et il passait meme les nuits, ä reprendre d'anciens documents, ä refondre tous ses travaux sur Pheredite. On aurait dit qu'une rage Pavait saisi de se convaincre de la legitimite de ses espoirs, de forcer la science ä lui 246 donner la certitude que Phumanite pouvait etre refaite, saine enfm et superieure. II ne sortait plus, abandonnait ses malades, vivait dans ses papiers, sans air, sans exercice. Et, au bout d'un mois de ce surmenage, qui le brisait sans apaiser ses tourments domestiques, il tomba ä un tel epuisement nerveux, que la maladie, depuis quelque temps en germe, se declara avec une violence inquietante. Pascal, ä present, lorsqu'il se levait, le matin, se sentait aneanti de fatigue, plus appesanti et plus las qu'il n'etait la veille, en se couchant. C'etait ainsi une continuelle detresse de tout son etre, les jambes molles apres cinq minutes de marche, le corps broye au moindre effort, ne pouvant faire un mouvement, sans qu'il y eüt au bout Pangoisse d'une souffrance. Parfois, le sol lui semblait avoir une brusque oscillation sous ses pieds. Des bourdonnements Continus Petourdissaient, des eblouissements lui faisaient fermer les paupieres, comme sous la menace d'une grele d'etincelles. II etait pris d'une horreur du vin, ne mangeait guere, digerait mal. Puis, dans Papathie de cette paresse croissante, 247 eclataient des emportements soudains, des folies d'inutile activite. L'equilibre se trouvait rompu, sa faiblesse irritable se jetait aux extremes, sans raison aucune. Pour la plus legere emotion, des larmes lui emplissaient les yeux. II avait fini par s'enfermer, dans des crises de desesperance telles, qu'il pleurait a gros sanglots, pendant des heures, en dehors de tout chagrin immediat, ecrase sous la seule et immense tristesse des choses. Mais son mal redoubla, surtout, apres un de ses voyages a Marseille, une de ces fugues de vieux gar^on qu'il faisait parfois. Peut-etre avait-il espere une distraction violente, un soulagement, dans une debauche. II ne resta que deux jours, il revint comme foudroye, frappe de decheance, avec la face hantee d'un homme qui a perdu sa virilite d'homme. C'etait une honte inavouable, une peur que Pencagement des tentatives avait changee en certitude, et qui allait augmenter sa sauvagerie d'amant timide. Jamais il n'avait donne a cette chose une importance. II en fut desormais possede, bouleverse, eperdu de misere, jusqu'a songer au suicide. II avait beau se 248 dire que cela etait passager sans doute, qu'une cause morbide devait etre au fond : le sentiment de son impuissance ne Ten deprimait pas moins ; et il etait, devant les femmes, comme les gar^ons trop jeunes que le desir fait begayer. Vers la premiere semaine de decembre, Pascal fut pris de nevralgies intolerables. Des craquements dans les os du crane lui faisaient croire, a chaque instant, que sa tete allait se fendre. Avertie, la vieille Mme Rougon se decida, un jour, a venir prendre des nouvelles de son fils. Mais elle fila dans la cuisine, voulant causer avec Martine d'abord. Celle-ci, l'air effare et desole, lui conta que Monsieur devenait fou, surement; et elle dit ses allures singulieres, les pietinements continus dans sa chambre, tous les tiroirs fermes a clef, les rondes qu'il faisait du haut en bas de la maison, jusqu'a des deux heures du matin. Elle en avait les larmes aux yeux, elle finit par hasarder 1'opinion qu'un diable etait entre peut-etre dans le corps de Monsieur, et qu'on ferait bien d'avertir le cure de Saint-Saturnin. -Un homme si bon, repetait-elle, et pour 249 lequel on se laisserait couper en quatre ! Est-ce malheureux qu'on ne puisse le mener a l'eglise, ce qui le guerirait tout de suite, certainement ! Mais Clotilde, qui avait entendu la voix de sa grand-mere Felicite, entra. Elle aussi errait par les pieces vides, vivait le plus souvent dans le salon abandonne du rez-de-chaussee. Du reste, elle ne parla pas, ecouta simplement, de son air de reflexion et d'attente. -Ah! c'est toi, mignonne. Bonjour !... Martine me raconte que Pascal a un diable qui lui est entre dans le corps. C'est bien mon opinion aussi; seulement, ce diable-la s'appelle l'orgueil. II croit qu'il sait tout, il est a la fois le pape et l'empereur, et naturellement, lorsqu'on ne dit pas comme lui, 9a Pexaspere. Elle haussait les epaules, elle etait pleine d'un infmi dedain. - Moi, 9a me ferait rire, si ce n'etait si triste... Un gar^on qui ne sait justement rien de rien, qui n'a pas vecu, qui est reste sottement enferme au fond de ses livres. Mettez-le dans un salon, il est innocent comme 1'enfant qui vient de naitre. Et 250 les femmes, il ne les connait settlement pas... Oubliant devant qui elle parlait, cette jeune fille et cette servante, elle baissait la voix, d'un air de confidence. - Dame ! 9a se paye aussi, d'etre trop sage. Ni femme, ni maitresse, ni rien. C'est 9a qui a fini par lui tourner sur le cerveau. Clotilde ne bougea pas. Seules, ses paupieres s'abaisserent lentement sur ses grands yeux reflechis ; puis, elle les releva, elle garda son attitude de creature muree, ne pouvant rien dire de ce qui se passait en elle. -II est en haut, n'est-ce pas ? reprit Felicite. Je suis venue pour le voir, car il faut que 9a fmisse, c'est trop bete ! Et elle monta, pendant que Martine se remettait a ses casseroles et que Clotilde errait de nouveau par la maison vide. En haut, dans la salle, Pascal s'etait comme stupefie, la face sur un livre grand ouvert. II ne pouvait plus lire, les mots fuyaient, s'effa^aient, n'avaient aucun sens. Mais il s'obstinait, il 251 agonisait de perdre jusqu'ä sa faculte de travail, si puissante jusque-lä. Et sa mere, tout de suite, le gourmanda, lui arracha le livre, qu'elle jeta au loin, sur une table, en criant que, lorsqu'on etait malade, on se soignait. II s' etait leve, avec un geste de colere, pret ä la chasser, ainsi qu'il avait chasse Clotilde. Puis, par un dernier effort de volonte, il redevint deferent. - Ma mere, vous savez bien que je n'ai jamais voulu discuter avec vous... Laissez-moi, je vous en prie. Elle ne ceda pas, l'entreprit sur sa continuelle mefiance. C'etait lui qui se donnait la fievre, ä toujours croire que des ennemis l'entouraient de pieges, le guettaient pour le devaliser. Est-ce qu'un homme de bon sens allait s'imaginer qu'on le persecutait ainsi ? Et, d'autre part, eile l'accusa de s'etre trop monte la tete, avec sa decouverte, sa fameuse liqueur qui guerissait toutes les maladies. Qa ne valait rien non plus de se croire le bon Dieu. D'autant plus que les deceptions etaient alors cruelles ; et eile fit une allusion ä Lafouasse, ä cet homme qu'il avait tue : 252 naturellement, eile comprenait que 9a ne devait pas lui avoir ete agreable, car il y avait de quoi en prendre le lit. Pascal, qui se contenait toujours, les yeux ä terre, se contenta de repeter : - Ma mere, je vous en prie, laissez-moi. - Eh ! non, je ne veux pas te laisser, cria-t-elle avec son impetuosite ordinaire, malgre son grand äge. Je suis justement venue pour te bousculer un peu, pour te sortir de cette fievre oü tu te ronges... Non, 9a ne peut pas durer ainsi, je n'entends pas que nous redevenions la fable de la ville entiere, avec tes histoires... Je veux que tu te soignes. II haussa les epaules, il dit ä voix basse, comme ä lui-meme, d'un air de constatation inquiete : - Je ne suis pas malade. Mais, du coup, Felicite sursauta, hors d'elle. - Comment, pas malade ! comment, pas malade !... II n'y a vraiment qu'un medecin pour ne pas se voir... Eh ! mon pauvre gar^on, tous ceux qui t'approchent en sont frappes : tu deviens 253 fou d'orgueil et de peur ! Cette fois, Pascal releva vivement la tete, et il la regarda droit dans les yeux, tandis qu'elle continuait: -Voilä ce que j'avais ä te dire, puisque personne n'a voulu s'en charger. N'est-ce pas ? tu es d'un äge ä savoir ce que tu dois faire... On reagit, on pense ä autre chose, on ne se laisse pas envahir par l'idee fixe, surtout quand on est d'une famille pareille ä la nötre... Tu la connais. Mefie-toi, soigne-toi. II avait päli, il la regardait toujours fixement, comme s'il l'eüt sondee, pour savoir ce qu'il y avait d'elle en lui. Et il se contenta de repondre : -Vous avez raison, ma mere... Je vous remercie. Puis, lorsqu'il fut seul, il retomba assis devant sa table, il voulut reprendre la lecture de son livre. Mais, pas plus qu'auparavant, il n'arriva ä fixer assez son attention, pour comprendre les mots dont les lettres se brouillaient devant ses yeux. Et les paroles prononcees par sa mere 254 bourdonnaient á ses oreilles, une angoisse qui montait en lui depuis quelque temps, grandissait, se fixait, le hantait maintenant d'un danger immédiat, nettement défmi. Lui qui, deux mois plus tót, se vantait si triomphalement de n'en étre pas, de la famille, allait-il done recevoir le plus affreux des dementis ? Aurait-il la douleur de voir la tare renaitre en ses moelles, roulerait-il á Pépouvante de se sentir aux griffes du monstre héréditaire ? Sa měre 1'avait dit : il devenait fou d'orgueil et de peur. L'idee souveraine, la certitude exaltée qu'il avait ďabolir la souffrance, de donner de la volonté aux hommes, de refaire une humanitě bien portante et plus haute, ce n'etait sůrement la que le debut de la folie des grandeurs. Et, dans sa erainte d'un guet-apens, dans son besoin de guetter les ennemis qu'il sentait acharnés á sa perte, il reconnaissait aisément les symptómes du délire de la persecution. Tous les accidents de la race aboutissaient á ce cas terrible : la folie á brěve échéance, puis la paralysie generále, et la mort. Děs ce jour, Pascal fut possédé. L'etat ďépuisement nerveux, oú le surmenage et le 255 chagrin l'avaient reduit, le livrait, sans resistance possible, a cette hantise de la folie et de la mort. Toutes les sensations morbides qu'il eprouvait, la fatigue immense a son lever, les bourdonnements, les eblouissements, jusqu'a ses mauvaises digestions et a ses crises de larmes, s'ajoutaient, une a une, comme des preuves certaines du detraquement prochain dont il se croyait menace. II avait completement perdu, pour lui-meme, son diagnostic si delicat de medecin observateur ; et, s'il continuait a raisonner, c'etait pour tout confondre et tout pervertir, sous la depression morale et physique ou il se trainait. II ne s'appartenait plus, il etait comme fou, a se convaincre, heure par heure, qu'il devait le devenir. Les journees entieres de ce pale decembre furent employees par lui a s'enfoncer davantage dans son mal. Chaque matin, il voulait echapper a la hantise ; mais il revenait quand meme s'enfermer au fond de la salle, il y reprenait Pecheveau embrouille de la veille. La longue etude qu'il avait faite de Pheredite, ses recherches considerables, ses travaux, achevaient 256 de l'empoisonner, lui fournissaient des causes sans cesse renaissantes, d'inquietude. A la continuelle question qu'il se posait sur son cas hereditaire, les dossiers etaient la qui repondaient par toutes les combinaisons possibles. Elles se presentaient si nombreuses, qu'il s'y perdait maintenant. S'il s'etait trompe, s'il ne pouvait se mettre a part, comme un cas remarquable d'inneite, devait-il se ranger dans Pheredite, en retour, sautant une, deux ou meme trois generations ? Son cas etait-il plus simplement une manifestation de Pheredite larvee, ce qui apportait une preuve nouvelle a Pappui de sa theorie du plasma germinatif ? ou bien ne fallait-il voir la que la singularity des ressemblances successives, la brusque apparition d'un ancetre inconnu, au declin de sa vie ? Des ce moment, il n'eut plus de repos, lance a la trouvaille de son cas, fouillant ses notes, relisant ses livres. Et il s'analysait, epiait la moindre de ses sensations, pour en tirer des faits, sur lesquels il put se juger. Les jours ou son intelligence etait plus paresseuse, ou il croyait eprouver des phenomenes de vision particuliers, il inclinait a 257 une predominance de la lesion nerveuse originelle ; tandis que, s'il pensait étre pris par les jambes, les pieds lourds et douloureux, il s'imaginait subir 1'influence indirecte, de quelque ascendant venu du dehors. Tout s'emmelait, il arrivait á ne plus se reconnaitre, au milieu des troubles imaginaires qui secouaient son organisme éperdu. Et, chaque soir, la conclusion était la méme, le méme glas sonnait dans son cráne : Phérédité, l'effrayante heredité, la peur de devenir fou. Dans les premiers jours de Janvier, Clotilde assista, sans le vouloir, á une scene qui lui serra le coeur. Elle était devant une des fenétres de la salle, á lire, cachée par le haut dossier de son fauteuil, lorsqu'elle vit entrer Pascal, disparu, cloitré au fond de sa chambre, depuis la veille. II tenait, des deux mains, grande ouverte sous ses yeux, une feuille de papier jauni, dans laquelle elle reconnut l'Arbre généalogique. II était si absorbé, les regards si fixes, qu'elle aurait pu se montrer, sans qu'il la remarquát. Et il étala l'Arbre sur la table, il continua á le considérer longuement, de son air terrifié d'interrogation, 258 peu a peu vaincu et suppliant, les joues mouillees de larmes. Pourquoi, mon Dieu ! PArbre ne voulait-il pas lui repondre, lui dire de quel ancetre il tenait, pour qu'il inscrivit son cas, sur sa feuille a lui, a cote des autres ? S'il devait devenir fou, pourquoi PArbre ne le lui disait-il pas nettement, ce qui Paurait calme, car il croyait ne souffrir que de Pincertitude ? Mais ses larmes lui brouillaient la vue, et il regardait toujours, il s'aneantissait dans ce besoin de savoir, ou sa raison fmissait par chanceler. Brusquement, Clotilde dut se cacher, en le voyant se diriger vers Parmoire, qu'il ouvrit a double battant. II empoigna les dossiers, les lan^a sur la table, les feuilleta avec fievre. C'etait la scene de la terrible nuit d'orage qui recommen^ait, le galop de cauchemar, le defile de tous ces fantomes, evoques, surgissant de Pamas des paperasses. Au passage, il jetait a chacun d'eux une question, une priere ardente, exigeant Porigine de son mal, esperant un mot, un murmure qui lui donnerait une certitude. D'abord, il n'avait eu qu'un balbutiement indistinct; puis, des paroles s'etaient formulees, des lambeaux de phrase. 259 -Est-ce toi ?... Est-ce toi ?... Est-ce toi ?... O vieille mere, notre mere a tous, est-ce toi qui dois me donner ta folie ?... Est-ce toi, l'oncle alcoolique, le vieux bandit d'oncle, dont je vais payer l'ivrognerie inveteree ?... Est-ce toi, le neveu ataxique, ou toi, le neveu mystique, ou toi encore, la niece idiote, qui m'apportez la verite, en me montrant une des formes de la lesion dont je souffre ?... Est-ce toi plutot le petit-cousin qui s'est pendu, ou toi, le petit-cousin qui a tue, ou toi, la petite cousine qui est morte de pourriture, dont les fins tragiques m'annoncent la mienne, la decheance au fond d'un cabanon, l'abominable decomposition de Petre. Et le galop continuait, ils se dressaient tous, ils passaient tous d'un train de tempete. Les dossiers s'animaient, s'incarnaient, se bousculaient, en un pietinement d'humanite souffrante. - Ah ! qui me dira, qui me dira, qui me dira ?... Est-ce celui qui est mort fou ? celle-ci qui a ete emportee par la phtisie ? Celui-ci que la paralysie a etouffe ? celle-ci que sa misere physiologique a tuee toute jeune ?... 260 Chez lequel est le poison dont je vais mourir ? Quel est-il, hysterie, alcoolisme, tuberculose, scrofule ? Et que va-t-il faire de moi, un epileptique, un ataxique ou un fou ?... Un fou ! qui est-ce qui a dit un fou ? lis le disent tous, un fou, un fou, un fou ! Des sanglots etranglerent Pascal. II laissa tomber sa tete defaillante au milieu des dossiers, il pleura sans fin, secoue de frissons. Et Clotilde, prise d'une sorte de terreur religieuse, en sentant passer la fatalite qui regit les races, s'en alia doucement, retenant son souffle ; car elle comprenait bien qu'il aurait eu une grande honte, s'il avait pu la soup^onner la. De longs accablements suivirent. Janvier fut tres froid. Mais le ciel restait d'une purete admirable, un eternel soleil luisait dans le bleu limpide ; et, a la Souleiade, les fenetres de la salle, tournees au midi, formaient serre, entretenaient la une douceur de temperature delicieuse. On ne faisait pas meme de feu, le soleil ne quittait pas la piece, une nappe d'or pale, ou des mouches, epargnees par l'hiver, 261 volaient lentement. II n'y avait aucun autre bruit que le fremissement de leurs ailes. C'etait une tiedeur dormante et close, comme un coin de printemps conserve dans la vieille maison. Ce fut la qu'un matin Pascal entendit, a son tour, la fin d'une conversation, qui aggrava sa souffrance. II ne sortait plus guere de sa chambre avant le dejeuner, et Clotilde venait de recevoir le docteur Ramond dans la salle, ou ils s'etaient mis a causer doucement, Tun pres de 1'autre, au milieu du clair soleil. Pour la troisieme fois, Ramond se presentait depuis huit jours. Des circonstances personnelles, la necessite surtout d'asseoir defmitivement sa situation de medecin a Plassans, Pobligeaient a ne pas differer plus longtemps son mariage ; et il voulait obtenir de Clotilde une reponse decisive. Deux fois deja, des tiers, s'etant trouves la, l'avaient empeche de parler. Comme il desirait ne la tenir que d'elle-meme, il avait resolu de s'en expliquer directement, dans une conversation de franchise. Leur camaraderie, leurs tetes raisonnables et droites a tous deux, l'autorisaient 262 a cette demarche. Et il termina, souriant, les yeux dans les siens. -Je vous assure, Clotilde, que c'est le denouement le plus sage... Vous le savez, voici longtemps que je vous aime. J'ai pour vous une tendresse et une estime profondes... Mais cela ne suffirait peut-etre pas, il y a encore que nous nous entendrons parfaitement et que nous serons tres heureux ensemble, j' en suis certain. Elle n'avait pas baisse les regards, elle le regardait franchement, elle aussi, avec un amical sourire. II etait vraiment tres beau, dans toute la force de la jeunesse. - Pourquoi, demanda-t-elle, n'epousez-vous pas Mlle Leveque, la fille de l'avoue ? Elle est plus jolie, plus riche que moi, et je sais qu'elle serait si heureuse... Mon bon ami, j'ai peur que vous ne fassiez une sottise en me choisissant. II ne s'impatienta pas, l'air toujours convaincu de la sagesse de sa determination. -Mais je n'aime pas Mlle Leveque et je vous aime... D'ailleurs, j'ai reflechi a tout, je vous 263 repete que je sais tres bien ce que je fais. Dites oui, vous n'avez vous-meme pas de meilleur parti ä prendre. Alors, eile devint grave, et une ombre passa sur son visage, 1'ombre de ces reflexions, de ces luttes interieures, presque inconscientes, qui la tenaient muette depuis de longs jours. -Eh bien ! mon ami, puisque c'est tout ä fait serieux, permettez-moi de ne pas vous repondre aujourd'hui, accordez-moi quelques semaines encore... Maitre est vraiment tres malade, je suis moi-meme troublee et vous ne voudriez pas me devoir ä un coup de tete... Je vous assure, ä mon tour, que j'ai pour vous beaucoup d'affection. Mais ce serait mal de se decider en ce moment, la maison est trop malheureuse... C'est entendu, n'est-ce pas ? Je ne vous ferai pas attendre longtemps. Et, pour changer la conversation, eile ajouta : - Oui, maitre m'inquiete. Je voulais vous voir, vous dire cela, ä vous... L'autre jour, je l'ai surpris pleurant ä chaudes larmes, et il est certain pour moi que la peur de devenir fou le hante... 264 Avant-hier, quand vous avez cause avec lui, j'ai vu que vous Pexaminiez. Tres franchement, que pensez-vous de son etat ? Est-il en danger ? Le docteur Ramond se recria. -Mais non ! II est surmene, il s'est detraque, voila tout !... Comment un homme de sa valeur, qui s'est tant occupe des maladies nerveuses, peut-il se tromper a ce point ? En verite, c'est desolant, si les cerveaux les plus clairs et les plus vigoureux ont de pareilles fuites !... Dans son cas, sa trouvaille des injections hypodermiques serait souveraine. Pourquoi ne se pique-t-il pas ? Et, comme la jeune fille disait d'un signe desespere qu'il ne l'ecoutait plus, qu'elle ne pouvait meme plus lui adresser la parole, il ajouta : - Eh bien ! moi, je vais lui parler. Ce fut a ce moment que Pascal sortit de sa chambre attire par le bruit des voix. Mais, en les apercevant tous deux, si pres l'un de l'autre, si animes, si jeunes et si beaux, dans le soleil, comme vetus de soleil, il s'arreta sur le seuil. Et 265 ses yeux s'elargirent, sa face pale se decomposa. Ramond avait pris la main de Clotilde, voulant la retenir un instant encore. - C'est promis, n'est-ce pas ? Je desire que le mariage ait lieu cet ete... Vous savez combien je vous aime, et j'attends votre reponse. - Parfaitement, repondit-elle. Avant un mois, tout sera regie. Un eblouissement fit chanceler Pascal. Voila maintenant que ce gar^on, un ami, un eleve, s'introduisait dans sa maison pour lui voler son bien ! II aurait du s'attendre a ce denouement, et la brusque nouvelle d'un mariage possible le surprenait, l'accablait comme une catastrophe imprevue, ou sa vie achevait de crouler. Cette creature qu'il avait faite, qu'il croyait a lui, elle s'en irait done sans regret, elle le laisserait agoniser seul, dans son coin ! La veille encore, elle Pavait tant fait souffrir, qu'il s'etait demande s'il n'allait pas se separer d'elle, Penvoyer a son frere, qui la reclamait toujours. Un instant meme, il venait de se resoudre a cette separation, pour leur paix a tous deux. Et, brutalement, de la 266 trouver la avec cet homme, de 1'entendre promettre une reponse, de penser qu'elle se marierait, qu'elle le quitterait bientot, cela lui donnait un coup de couteau dans le coeur. II marcha pesamment, les deux jeunes gens se tournerent et furent un peu genes. - Tiens ! Maitre, nous parlions de vous, finit par dire gaiement Ramond. Oui, nous complotions, puisqu'il faut l'avouer... Voyons, pourquoi ne vous soignez-vous pas ? Vous n'avez rien de serieux, vous vous remettriez sur pied en quinze jours. Pascal, qui s'etait laisse tomber sur une chaise, continuait a les regarder. II eut la force de se vaincre, rien ne parut sur son visage de la blessure qu'il avait recue. II en mourrait surement, et personne au monde ne se douterait du mal qui l'emportait. Mais ce fut pour lui un soulagement que de pouvoir se facher, en refusant avec violence d'avaler seulement un verre de tisane. -Me soigner ! a quoi bon ?... Est-ce que ce n'en est pas fmi, de ma vieille carcasse ? 267 Ramond insista, avec son sourire d'homme calme. -Vous etes plus solide que nous tous. C'est un accident, et vous savez bien que vous avez le remede... Piquez-vous... II ne put continuer, et ce fut le comble. Pascal s'exasperait, demandait si Ton voulait qu'il se tuat, comme il avait tue Lafouasse. Ses piqures ! une jolie invention dont il avait lieu d'etre fier ! II niait la medecine, il jurait de ne plus toucher a un malade. Quand on n'etait plus bon a rien, on crevait et 9a valait mieux pour tout le monde. C'etait, d'ailleurs, ce qu'il allait s'empresser de faire, le plus vite possible. - Bah ! bah ! conclut Ramond, en se decidant a prendre conge, par crainte de l'exciter davantage, je vous laisse Clotilde, et je suis bien tranquille... Clotilde arrangera 9a. Mais Pascal, ce matin-la, avait re^u le coup supreme. II s'alita des le soir, resta jusqu'au lendemain soir sans vouloir ouvrir la porte de sa chambre. Vainement, Clotilde finit par s'inquieter, tapa violemment du poing : pas un 268 souffle, rien ne repondit. Martine vint elle-meme, supplia Monsieur, a travers la serrure, de lui repondre au moins qu'il n'avait besoin de rien. Un silence de mort regnait, fi semblait que la chambre fut vide. Puis, le matin du second jour, comme la jeune fille, par hasard, tournait le bouton, la porte ceda; peut-etre, depuis des heures, n'etait-elle plus fermee. Et elle put entrer librement dans cette piece ou elle n'avait jamais mis les pieds, une grande piece que son exposition au nord rendait froide, ou elle n'aper^ut qu'un petit lit de fer sans rideaux, un appareil a douches dans un coin, une longue table de bois noir, des chaises, et sur la table, sur des planches, le long des murs, toute une alchimie, des mortiers, des fourneaux, des machines, des trousses. Pascal, leve, habille, etait assis au bord de son lit, qu'il s'etait epuise a refaire lui-meme. - Tu ne veux done pas que je te soigne ? demanda-t-elle, emue et craintive, en n'osant trop s'avancer. II eut un geste d'abattement. -Oh ! tu peux entrer, je ne te battrai pas, je 269 n'en ai plus la force. Et, des ce jour, il la tolera autour de lui, il lui permit de le servir. Mais il avait pourtant des caprices, il ne voulait pas qu'elle entrat, lorsqu'il etait couche, pris d'une sorte de pudeur maladive ; et il la forfait a lui envoyer Martine. D'ailleurs, il restait au lit rarement, se trainait de chaise en chaise, dans son impuissance a faire un travail quelconque. Le mal s'etait encore aggrave, il en arrivait au desespoir de tout, ravage de migraines et de vertiges d'estomac, sans force, comme il le disait, pour mettre un pied devant P autre, convaincu chaque matin qu'il coucherait le soir aux Tulettes, fou a lier. II maigrissait, il avait une face douloureuse, d'une beaute tragique, sous le flot de ses cheveux blancs, qu'il continuait a peigner par une derniere coquetterie. Et, s'il acceptait qu'on le soignat, il refusait rudement tout remede, dans le doute ou il etait tombe de la medecine. Clotilde, alors, n'eut plus d'autre preoccupation que lui. Elle se detachait du reste, elle etait allee d'abord aux messes basses, puis 270 elle avait cesse completement de se rendre a l'eglise. Dans son impatience d'une certitude et du bonheur, il semblait qu'elle commen^at a se contenter par cet emploi de toutes ses minutes, autour d'un etre cher, qu'elle aurait voulu revoir bon et joyeux. C etait un don de sa personne, un oubli d'elle-meme, un besoin de faire son bonheur du bonheur d'un autre ; et cela inconsciemment, sous la seule impulsion de son coeur de femme, au milieu de cette crise qu'elle traversait, qui la modifiait profondement, sans qu'elle en raisonnat. Elle se taisait toujours sur le disaccord qui les avait separes, elle n'avait pas l'idee encore de se jeter a son cou, en lui criant qu'elle etait a lui, qu'il pouvait revivre, puisqu'elle se donnait. Dans sa pensee, elle n'etait qu'une fille tendre, le veillant, comme une autre parente l'aurait veille. Et cela etait tres pur, tres chaste, des soins delicats, de continuelles prevenances, un tel envahissement de sa vie, que les journees, maintenant, passaient rapides, exemptes du tourment de l'au-dela, pleines de l'unique souhait de le guerir. Mais ou elle eut a soutenir une veritable lutte, 271 ce fut pour le decider á se piquer. II s'emportait, niait sa découverte, se traitait d'imbecile. Et elle aussi criait. Cétait elle, á present, qui avait foi en la science, qui s'indignait de le voir douter de son génie. Longtemps, il résista ; puis, affaibli, cédant á P empire qu'elle prenait, il voulut simplement s'eviter la tendre querelle qu'elle lui cherchait chaque matin. Děs les premieres piqůres, il éprouva un grand soulagement, bien qu'il refusát d'en convenir. La téte se dégageait, les forces revenaient peu á peu. Aussi, triompha-t-elle, prise pour lui d'un élan d'orgueil, exaltant sa méthode, se révoltant de ce qu'il ne s'admirat pas lui-méme, comme un exemple des miracles qu'il pouvait faire. II souriait, il commen^ait á voir clair dans son cas. Ramond avait dit vrai, il ne devait y avoir eu la que de Pépuisement nerveux. Peut-étre, tout de méme, fmirait-il par s'en tirer. -Eh! c'est toi qui me guéris, petite fille, disait-il, sans vouloir avouer son espoir. Les remědes, vois-tu, 9a depend de la main qui les donne. La convalescence traina, durant tout le mois 272 de fevrier. Le temps restait clair et froid, pas un jour le soleil ne cessa de chauffer la salle, de son bain de pales rayons. Et il y eut pourtant des rechutes de noires tristesses, des heures ou le malade retombait a ses epouvantes ; tandis que sa gardienne, desolee, devait aller s'asseoir a 1'autre bout de la piece, pour ne pas Pirriter davantage. De nouveau, il desesperait de la guerison. II devenait amer, d'une ironie agressive. Ce fut par un de ces mauvais jours que Pascal, s'etant approche d'une fenetre, aper^ut son voisin, M. Bellombre, le professeur retraite, en train de faire le tour de ses arbres, pour voir s'ils avaient beaucoup de boutons a fruit. La vue du vieillard si correct et si droit, d'un beau calme d'egoi'sme, sur lequel la maladie ne semblait avoir jamais eu de prise, le jeta brusquement hors de lui. - Ah ! gronda-t-il, en voila un qui ne se surmenera jamais, qui ne risquera jamais sa peau a se faire du chagrin ! Et il partit de la, entama une eloge ironique de Pegoi'sme. Etre tout seul au monde, n'avoir pas 273 un ami, pas une femme, pas un enfant ä soi, quelle felicite ! Ce dur avare qui, pendant quarante ans, n'avait eu qu'ä gifler les enfants des autres, qui s'etait retire ä l'ecart, sans un chien, avec un jardinier muet et sourd, plus age que lui, ne representait-il pas la plus grande somme de bonheur possible sur la terre ? Pas une charge, pas un devoir, pas une preoccupation autre que celle de sa chere sante ! C'etait un sage, il vivrait cent ans. - Ah ! la peur de la vie ! decidement, il n'y a point de lächete meilleure... Dire que j'ai parfois le regret de n'avoir pas ici un enfant ä moi ! Est-ce qu'on a le droit de mettre au monde des miserables ? II faut tuer l'heredite mauvaise, tuer la vie... Le seul honnete homme, tiens ! c'est ce vieux lache ! M. Bellombre, paisiblement, au soleil de mars, continuait ä faire le tour de ses poiriers. II ne risquait pas un mouvement trop vif, il economisait sa verte vieillesse. Comme il venait de rencontrer un caillou dans l'allee, il Pecarta du bout de sa canne, puis passa sans hate. 274 - Regarde-le done !... Est-il bien conserve, est-il beau, a-t-il toutes les benedictions du ciel dans sa personne ! Je ne connais personne de plus heureux. Clotilde, qui se taisait, souffrait de cette ironie de Pascal, qu'elle devinait si douloureuse. Elle qui, d'habitude, defendait M. Bellombre, sentait en elle monter une protestation. Des larmes lui vinrent aux paupieres, et elle repondit simplement, a voix basse : - Oui, mais il n'est pas aime. Cela, du coup, fit cesser la penible scene. Pascal, comme s'il avait re^u un choc, se retourna, la regarda. Un subit attendrissement lui mouillait aussi les yeux ; et il s'eloigna pour ne pas pleurer. Des jours encore se passerent, au milieu de ces alternatives de bonnes et de mauvaises heures. Les forces ne revenaient que tres lentement, et ce qui le desesperait, e'etait de ne pouvoir se remettre au travail, sans etre pris de sueurs abondantes. S'il s'etait obstine, il se serait surement evanoui. Tant qu'il ne travaillerait pas, 275 il sentait bien que la convalescence trainerait. Cependant, il s'interessait de nouveau ä ses recherches accoutumees, il relisait les dernieres pages qu'il avait ecrites ; et, avec ce re veil du savant en lui, reparaissaient ses inquietudes d'autrefois. Un moment, il etait tombe ä une telle depression, que la maison entiere avait comme disparu : on aurait pu le piller, tout prendre, tout detruire, qu'il n'aurait pas meme eu la conscience du desastre. Maintenant, il se remettait aux aguets, il tätait sa poche, pour bien s'assurer que la clef de l'armoire s'y trouvait. Mais, un matin, comme il s'etait oublie au lit et qu'il sortait seulement de sa chambre vers onze heures, il aper^ut Clotilde dans la salle, tranquillement occupee ä faire un pastel tres exact d'une branche d'amandier fleurie. Elle leva la tete, souriante ; et, prenant une clef, posee pres d'elle, sur son pupitre, eile voulut la lui donner. - Tiens ! maitre. Etonne, sans comprendre encore, il examinait l'objet qu'elle lui tendait. - Quoi done ? 276 - C'est la clef de l'armoire que tu as du laisser tomber de ta poche hier, et que j'ai ramassee ici, ce matin. Alors, Pascal la prit, avec une emotion extraordinaire. II la regardait, il regardait Clotilde. C'etait done fini ? Elle ne le persecuterait plus, elle ne s'enragerait plus a tout voler, a tout bruler ? Et, la voyant tres emue, elle aussi, il en eut une joie immense au coeur. II la saisit, il Pembrassa. - Ah ! fillette, si nous pouvions n'etre pas trop malheureux ! Puis, il alia ouvrir un tiroir de sa table, et il y jeta la clef, comme autrefois. Des lors, il retrouva des forces, la convalescence marcha plus rapide. Des rechutes etaient possibles encore, car il restait bien ebranle. Mais il put ecrire, les journees furent moins lourdes. Le soleil s'etait egalement ragaillardi, la chaleur devenait deja telle, dans la salle, qu'il fallait parfois clore a demi les volets. II refusait de recevoir, tolerait a peine Martine, 277 faisait repondre a sa mere qu'il dormait, quand elle venait prendre de ses nouvelles, de loin en loin. Et il n'etait content que dans cette delicieuse solitude, soigne par la revoltee, l'ennemie d'hier, l'eleve soumise d'aujourd'hui. De longs silences regnaient entre eux, sans qu'ils en fussent genes, lis reflechissaient, ils revaient avec une infmie douceur. Pourtant, un jour, Pascal parut tres grave. II avait la conviction a present que son mal etait purement accidentel et que la question d'heredite n'y avait joue aucun role. Mais cela ne Pemplissait pas moins d'humilite. - Mon Dieu ! murmura-t-il, que nous sommes peu de chose ! Moi qui me croyais si solide, qui etais si fier de ma saine raison ! Voila qu'un peu de chagrin et un peu de fatigue ont failli me rendre fou ! II se tut, reflechit encore. Ses yeux s'eclairaient, il achevait de se vaincre. Puis, dans un moment de sagesse et de courage, il se decida. - Si je vais mieux, c'est pour toi surtout que 9a me fait plaisir. 278 Clotilde, ne comprenant pas, leva la tete. - Comment 9a ? -Mais sans doute, ä cause de ton mariage... Maintenant, on va pouvoir fixer une date. Elle restait surprise. - Ah ! c'est vrai, mon mariage ! -Veux-tu que nous choisissions, des aujourd'hui, la seconde semaine de juin ? - Oui, la seconde semaine de juin, ce sera tres bien. lis ne parlerent plus, eile avait ramene les yeux sur le travail de couture qu'elle faisait, tandis que lui, les regards au loin, restait immobile, le visage grave. 279 VII Ce jour-la, en arrivant a la Souleiade, la vieille Mme Rougon aper^ut Martine dans le potager, en train de planter des poireaux ; et, profitant de la circonstance, elle se dirigea vers la servante, pour causer et tirer d'elle des renseignements, avant d'entrer dans la maison. Le temps passait, elle etait desolee de ce qu'elle appelait la desertion de Clotilde. Elle sentait bien que jamais plus elle n'aurait les dossiers par elle. Cette petite se perdait, se rapprochait de Pascal, depuis qu'elle l'avait soigne ; et elle se pervertissait, a ce point, qu'elle ne l'avait pas revue a l'eglise. Aussi en revenait-elle a son idee premiere, 1'eloigner, puis conquerir son fils, quand il serait seul, affaibli par la solitude. Puisqu'elle n'avait pu la decider a suivre son frere, elle se passionnait pour le mariage, elle aurait voulu la jeter des le 280 lendemain au cou du docteur Ramond, mecontente des continuelles lenteurs. Et elle accourait, cette apres-midi la, avec le besoin fievreux de hater les choses. - Bonjour, Martine... Comment va-t-on ici ? La servante, agenouillee, les mains pleines de terre, leva sa face pale, qu'elle protegeait contre le soleil, a l'aide d'un mouchoir noue sur sa coiffe. - Mais comme toujours, Madame, doucement. Et elles causerent. Felicite la traitait en confidente, en fille devouee, aujourd'hui de la famille, a laquelle on pouvait tout dire. Elle commen^a par la questionner, voulut savoir si le docteur Ramond n'etait pas venu le matin. II etait venu, mais on n'avait pour sur parle que de choses indifferentes. Alors, elle se desespera, car elle-meme avait vu le docteur, la veille, et il s' etait confie a elle, chagrin de n'avoir pas de reponse definitive, presse maintenant d'obtenir au moins la parole de Clotilde. Qa ne pouvait durer ainsi, il fallait forcer la jeune fille a s'engager. 281 -II est trop delicat, s'ecria-t-elle. Je lui avais dit, je savais bien que, ce matin encore, il n'oserait pas la mettre au pied du mur... Mais je vais m'en meler. Nous verrons si je n'oblige pas cette petite ä prendre un parti. Puis, se calmant: -Voilä mon fils debout, il n'a pas besoin d'elle. Martine qui s'etait remise ä planter ses poireaux, la taille cassee en deux, se redressa vivement. - Ah ! 9a, pour sür ! Et, sur son visage use par trente ans de domesticite, une flamme se rallumait. C'etait qu'une plaie saignait en eile, depuis que son maitre ne la tolerait presque plus ä son cote. Pendant toute sa maladie, il l'avait ecartee, acceptant de moins en moins ses services, fmissant par lui fermer la porte de sa chambre. Elle avait la sourde conscience de ce qui se passait, une instinctive jalousie la torturait, dans son adoration pour ce maitre dont eile etait restee 282 la chose durant de si longues annees. -Pour sür que nous n'avons pas besoin de Mademoiselle !... Je suffis bien ä Monsieur. Alors, eile, si discrete, parla de ses travaux de jardinage, dit qu'elle trouvait le temps de faire les legumes, afm d'eviter quelques journees d'homme. Sans doute, la maison etait grande ; mais, quand la besogne ne vous faisait pas peur, on arrivait ä en voir le bout. Puis, des que Mademoiselle les aurait quittes, ce serait tout de meme une personne de moins ä servir. Et ses yeux luisaient inconsciemment, ä l'idee de la grande solitude, de la paix heureuse ou Ton vivrait, apres ce depart. Elle baissa la voix. - Qa me fera de la peine, parce que Monsieur en aura certainement beaucoup. Jamais je n'aurais cm que je souhaiterais une pareille separation... Seulement, Madame, je pense comme vous qu'il le faut, car j'ai grand peur que Mademoiselle ne fmisse par se gäter ici et que ce ne soit encore une arne perdue pour le bon Dieu... Ah ! c'est triste, j'en ai le coeur si gros souvent, 283 qu'il eclate ! -lis sont la-haut tous les deux, n'est-ce pas ? dit Felicite. Je monte les voir, et je me charge de les obliger a en finir. Une heure plus tard, lorsqu'elle descendit, elle retrouva Martine qui se trainait encore a genoux, dans la terre molle, achevant ses plantations. En haut, des les premiers mots, comme elle racontait qu'elle avait cause avec le docteur Ramond et qu'il se montrait impatient de connaitre son sort, elle venait de voir Pascal l'approuver : il etait grave, il hochait la tete, comme pour dire que cette impatience lui semblait naturelle. Clotilde elle-meme, cessant de sourire, avait paru Pecouter avec deference. Mais elle temoignait quelque surprise. Pourquoi la pressait-on ? Maitre avait fixe le mariage a la seconde semaine de juin, elle avait done deux grands mois devant elle. Tres prochainement, elle en parlerait avec Ramond. C etait si serieux, le mariage, qu'on pouvait bien la laisser reflechir et ne s'engager qu'a la derniere minute. D'ailleurs, elle disait ces choses de son air sage, en personne resolue a 284 prendre un parti. Et Felicite avait du se contenter de P evident desir ou ils etaient tous les deux que les choses eussent le denouement le plus raisonnable. - En verite, je crois que c'est fait, conclut-elle. Lui, ne parait y mettre aucun obstacle, et elle, n'a Pair que de vouloir agir sans hate, en fille qui entend s'interroger a fond, avant de s' engager pour la vie... Je vais encore lui laisser huit jours de reflexion. Martine, assise sur ses talons, regardait la terre fixement, la face envahie d'ombre. -Oui, oui, murmura-t-elle a voix basse, Mademoiselle reflechit beaucoup depuis quelque temps... Je la trouve dans tous les coins. On lui parle, elle ne vous repond pas. C'est comme les gens qui couvent une maladie et qui ont les yeux a Penvers... II se passe des choses, elle n'est plus la meme, plus la meme... Et elle reprit le plantoir, elle enfon^a un poireau, dans son entetement au travail ; tandis que la vieille Mme Rougon, un peu tranquillisee, s'en allait, certaine du mariage, disait-elle. 285 Pascal, en effet, semblait accepter le mariage de Clotilde ainsi qu'une chose resolue, inevitable. II n'en avait plus reparle avec elle ; les rares allusions qu'ils y faisaient entre eux, dans leurs conversations de toutes les heures, les laissaient calmes ; et c'etait simplement comme si les deux mois qu'ils avaient encore a vivre ensemble, devaient etre sans fin, une eternite dont ils n'auraient pas vu le bout. Elle, surtout, le regardait en souriant, renvoyait a plus tard les ennuis, les partis a prendre, d'un joli geste vague, qui s'en remettait a la vie bienfaisante. Lui, gueri, retrouvant ses forces chaque jour, ne s'attristait qu'au moment de rentrer dans la solitude de sa chambre, le soir, quand elle etait couchee. II avait froid, un frisson le prenait, a songer qu'une epoque allait venir ou il serait toujours seul. Etait-ce done la vieillesse commen^ante qui le faisait grelotter ainsi ? Cela, au loin, lui apparaissait comme une contree de tenebres, dans laquelle il sentait deja toutes ses energies se dissoudre. Et, alors, le regret de la femme, le regret de l'enfant Pemplissait de revoke, lui tordait le coeur d'une intolerable angoisse. 286 Ah ! que n'avait-il vecu ! Certaines nuits, il arrivait a maudire la science, qu'il accusait de lui avoir pris le meilleur de sa virilite. II s'etait laisse devorer par le travail, qui lui avait mange le cerveau, mange le coeur, mange les muscles. De toute cette passion solitaire, il n'etait ne que des livres, du papier noirci que le vent emporterait sans doute, dont les feuilles froides lui gla^aient les mains, lorsqu'il les ouvrait. Et pas de vivante poitrine de femme a serrer contre la sienne, pas de tiedes cheveux d'enfant a baiser ! II avait vecu seul dans sa couche glacee de savant egoi'ste, il y mourrait seul. Vraiment, allait-il done mourir ainsi ? ne gouterait-il pas au bonheur des simples portefaix, des charretiers dont les fouets claquaient sous ses fenetres ? II s'enfievrait a Pidee qu'il devait se hater, car bientot il ne serait plus temps. Toute sa jeunesse inemployee, tous ses desirs refoules et amasses lui remontaient alors dans les veines, en un flot tumultueux. C'etaient des serments d'aimer encore, de revivre pour epuiser les passions qu'il n'avait point bues, de gouter a toutes, avant d'etre un vieillard. II frapperait aux portes, il arreterait les passants, il 287 battrait les champs et la ville. Puis, le lendemain, quand il s'etait lave ä grande eau et qu'il quittait sa chambre, toute cette fievre se calmait, les tableaux brülants s'effa^aient, il retombait ä sa timidite naturelle. Puis, la nuit suivante, la peur de la solitude le rejetait ä la meme insomnie, son sang se rallumait, et c'etaient les memes desespoirs, les memes rebellions, les memes besoins de ne pas mourir sans avoir connu la femme. Pendant ces nuits ardentes, les yeux grands ouverts dans Pobscurite, il recommen^ait toujours le meme reve. Une fille des routes passait, une fille de vingt ans, admirablement belle ; et eile entrait s'agenouiller devant lui, d'un air d'adoration soumise, et il l'epousait. C'etait une de ces pelerines d'amour, comme on en trouve dans les anciennes histoires, qui avait suivi une etoile pour venir rendre la sante et la force ä un vieux roi tres puissant, couvert de gloire. Lui etait le vieux roi, et eile l'adorait, eile faisait ce miracle, avec ses vingt ans, de lui donner de sa jeunesse. II sortait triomphant de ses bras, il avait retrouve la foi, le courage en la vie. Dans une 288 Bible du XV^me siecle qu'il possedait, ornee de nai'ves gravures sur bois, une image surtout Pinteressait, le vieux roi David rentrant dans sa chambre, la main posee sur Pepaule nue d'Abisai'g, la jeune Sunamite. Et il lisait le texte, sur la page voisine : « Le roi David, etant vieux, ne pouvait se rechauffer, quoiqu'on le couvrit beaucoup. Ses serviteurs lui dirent done : "Nous chercherons une jeune fille vierge pour le roi notre seigneur, afin qu'elle se tienne en presence du roi, qu'elle puisse Pamuser, et que, dormant pres de lui, elle rechauffe le roi notre seigneur." lis chercherent done dans toutes les terres d'lsrael une fille qui fut jeune et belle ; ils trouverent Abisai'g, Sunamite, et Pamenerent au roi ; e'etait une jeune fille d'une grande beaute ; elle dormait aupres du roi, et elle le servait... » Ce frisson du vieux roi, n'etait-ce pas celui qui le glacait maintenant, des qu'il se couchait seul, sous le plafond morne de sa chambre ? Et la fille des routes, la pelerine d'amour que son reve lui amenait, n'etait-elle pas l'Abisai'g devotieuse et docile, la sujette passionnee se donnant toute a son maitre, pour son unique bien ? II la voyait 289 toujours la, en esclave heureuse de s'aneantir en lui, attentive a son moindre desir, d'une beaute si eclatante, qu'elle suffisait a sa continuelle joie, d'une douceur telle, qu'il se sentait pres d'elle comme baigne d'une huile parfumee. Puis, a feuilleter parfois Pantique Bible, d'autres gravures defilaient, son imagination s'egarait au milieu de ce monde evanoui des patriarches et des rois. Quelle foi en la longevite de Phomme, en sa force creatrice, en sa toute-puissance sur la femme, ces extraordinaires histoires d'hommes de cent ans fecondant encore leurs epouses, recevant leurs servantes dans leur lit, accueillant les jeunes veuves et les vierges qui passent ! C'etait Abraham centenaire, pere d'Ismael et d'lsaac, epoux de sa soeur Sara, maitre obei de sa servante Agar. C'etait la delicieuse idylle de Ruth et de Booz, la jeune veuve arrivant au pays de Bethleem, pendant la moisson des orges, venant se coucher, par une nuit tiede, aux pieds du maitre, qui comprend le droit qu'elle reclame, et Pepouse, comme son parent par alliance, selon la loi. C'etait toute cette poussee libre d'un peuple fort et vivace, dont Poeuvre devait conquerir le 290 monde, ces hommes ä la virilite jamais eteinte, ces femmes toujours fecondes, cette continuity entetee et pullulante de la race, au travers des crimes, des adulteres, des incestes, des amours hors d'äge et hors de raison. Et son reve, ä lui, devant les vieilles gravures naiVes, fmissait par prendre une realite. Abisai'g entrait dans sa triste chambre qu'elle eclairait et qu'elle embaumait, ouvrait ses bras nus, ses flancs nus, toute sa nudite divine, pour lui faire le don de sa royale jeunesse. Ah! la jeunesse, il en avait une faim devorante ! Au declin de sa vie, ce desir passionne de jeunesse etait la re volte contre Tage mena^ant, une envie desesperee de revenir en arriere, de recommencer. Et, dans ce besoin de recommencer, il n'y avait pas seulement, pour lui, le regret des premiers bonheurs, 1'inestimable prix des heures mortes, auxquelles le souvenir prete son charme ; il y avait aussi la volonte bien arretee de jouir, cette fois, de sa sante et de sa force, de ne rien perdre de la joie d'aimer. Ah ! la jeunesse, comme il y aurait mordu ä pleines dents, comme il l'aurait revecue avec Pappetit 291 vorace de toute la manger et de toute la boire, avant de vieillir. Une emotion l'angoissait, lorsqu'il se revoyait a vingt ans, la taille mince, d'une vigueur bien portante de jeune chene, les dents eclatantes, les cheveux drus et noirs. Avec quelle fougue il les aurait fetes, ces dons dedaignes autrefois, si un prodige les lui avait rendus ! Et la jeunesse chez la femme, une jeune fille qui passait, le troublait, le jetait a un attendrissement profond. C'etait meme souvent en dehors de la personne, 1'image seule de la jeunesse, l'odeur pure et Peclat qui sortait d'elle, des yeux clairs, des levres saines, des joues fraiches, un cou delicat surtout, satine et rond, ombre de cheveux follets sur la nuque ; et la jeunesse lui apparaissait toujours fine et grande, divinement elancee en sa nudite tranquille. Ses regards suivaient 1'apparition, son coeur se noyait d'un desir infini. II n'y avait que la jeunesse de bonne et de desirable, elle etait la fleur du monde, la seule beaute, la seule joie, le seul vrai bien, avec la sante, que la nature pouvait donner a l'etre. Ah ! recommencer, etre jeune encore, avoir a soi, dans une etreinte, toute la femme jeune ! 292 Pascal et Clotilde, maintenant, depuis que les belles journées d'avril fleurissaient les arbres fruitiers, avaient repris leurs promenades du matin, dans la Souleiade. II faisait ses premieres sorties de convalescent, elle le conduisait sur l'aire déjá brůlante, l'emmenait par les allées de la piněde, le ramenait au bord de la terrasse, que coupaient seules les barres ď ombre des deux cypres centenaires. Le soleil y blanchissait les vieilles dalles, 1'immense horizon se déroulait sous le ciel éclatant. Et, un matin que Clotilde avait couru, elle rentra trěs animée, toute vibrantě de rires, si gaiement étourdie, qu'elle monta dans la salle, sans avoir óté son chapeau de jardin, ni la dentelle légěre qu'elle avait nouée á son cou. -Ah ! dit-elle, j'ai chaud !... Et suis-je sotte de ne m'etre pas débarrassée en bas ! Je vais redescendre 9a tout á l'heure. Elle avait, en entrant, jeté la dentelle sur un fauteuil. Mais ses mains s'impatientaient, á vouloir défaire les brides du grand chapeau de paille. 293 - Allons, bon ! voilá que j'ai serré le noeud. Je ne m'en sortirai pas, il faut que tu viennes á mon secours. Pascal, excite lui aussi par la bonne promenade, s'égayait, en la voyant si belle et si heureuse. II s'approcha, dut se mettre tout contre eile. -Attends, lěve le menton... Oh! tu remues toujours, comment veux-tu que je m'y reconnaisse ? Elle riait plus haut, il voyait le rire qui lui gonflait la gorge d'une onde sonore. Ses doigts s'emmélaient sous le menton, á cette partie délicieuse du cou, dont il touchait involontairement le tiěde satin. Elle avait une robe trěs échancrée, il la respirait toute par cette ouvertuře, d'oü montait le bouquet vivant de la femme, l'odeur pure de sa jeunesse, chauffée au grand soleil. Tout d'un coup, il eut un éblouissement, il crut défaillir. -Non, non ! je ne puis pas, si tu ne restes pas tranquille ! 294 Un flot de sang lui battait les tempes, ses doigts s'egaraient, tandis qu'elle se renversait davantage, offrant la tentation de sa virginite, sans le savoir. C'etait Papparition de royale jeunesse, les yeux clairs, les levres saines, les joues fraiches, le cou delicat surtout, satine et rond, ombre de cheveux follets vers la nuque. Et il la sentait si fine, si elancee, la gorge menue, dans son divin epanouissement ! - La, c'est fait ! cria-t-elle. Sans savoir comment, il avait denoue les brides. Les murs tournaient, il la vit encore, nutete maintenant, avec son visage d'astre, qui secouait en riant les boucles de ses cheveux dores. Alors, il eut peur de la reprendre dans ses bras, de la baiser follement, ä toutes les places ou eile montrait un peu de sa nudite. Et il se sauva, en emportant le chapeau qu'il avait garde ä la main, begayant: -Je vais Paccrocher dans le vestibule... Attends-moi, il faut que je parle ä Martine. En bas, il se refugia au fond du salon abandonne, il s'y enferma ä double tour, 295 tremblant qu'elle ne s'inquietat et qu'elle ne descendit l'y chercher. II etait eperdu et hagard, comme s'il venait de commettre un crime. II parla tout haut, il fremit a ce premier cri, jailli de ses levres : «Je l'ai toujours aimee, desiree eperdument ! » Oui, depuis qu'elle etait femme, il l'adorait. Et il voyait clair, brusquement, il voyait la femme qu'elle etait devenue, lorsque, du galopin sans sexe, s'etait degagee cette creature de charme et d'amour, avec ses jambes longues et fuselees, son torse elance et fort, a la poitrine ronde, au cou rond, aux bras ronds et souples. Sa nuque, ses epaules etaient un lait pur, une soie blanche, polie, d'une infmie douceur. Et c'etait monstrueux, mais c'etait bien vrai, il avait faim de tout cela, une faim devorante de cette jeunesse, de cette fleur de chair si pure, et qui sentait bon. Alors, Pascal, tombe sur une chaise boiteuse, la face entre ses deux mains jointes, comme pour ne plus voir la lumiere du jour, eclata en gros sanglots. Mon Dieu ! qu'allait-il devenir ? Une fillette que son frere lui avait confiee, qu'il avait elevee en bon pere, et qui etait, aujourd'hui, cette 296 tentatrice de vingt-cinq ans, la femme dans sa toute-puissance souveraine ! II se sentait plus desarme, plus debile qu'un enfant. Et, au-dessus du desir physique, il l'aimait encore d'une immense tendresse, epris de sa personne morale et intellectuelle, de sa droiture de sentiment, de son joli esprit, si brave, si net. II n'y avait pas jusqu'a leur desaccord, cette inquietude du mystere dont elle etait tourmentee, qui n'achevat de la lui rendre precieuse, comme un etre different de lui, ou il retrouvait un peu de Pinfini des choses. Elle lui plaisait dans ses rebellions, quand elle lui tenait tete. Elle etait la compagne et Peleve, il la voyait telle qu'il Pavait faite, avec son grand coeur, sa franchise passionnee, sa raison victorieuse. Et elle restait toujours necessaire et presente, il ne s'imaginait pas qu'il pourrait respirer un air ou elle ne serait plus, il avait le besoin de son haleine, du vol de ses jupes autour de lui, de sa pensee et de son affection dont il se sentait enveloppe, de ses regards, de son sourire, de toute sa vie quotidienne de femme qu'elle lui avait donnee, qu'elle n'aurait pas la cruaute de lui reprendre. A 297 Pidee qu'elle allait partir, c'etait, sur sa tete, comme un ecroulement du ciel, la fin de tout, les tenebres dernieres. Elle seule existait au monde, elle etait la seule haute et bonne, la seule intelligente et sage, la seule belle, d'une beaute de miracle. Pourquoi done, puisqu'il Padorait et qu'il etait son maitre, ne montait-il pas la reprendre dans ses bras et la baiser comme une idole ? lis etaient bien libres tous les deux, elle n'ignorait rien, elle avait Page d'etre femme. Ce serait le bonheur. Pascal, qui ne pleurait plus, se leva, voulut marcher vers la porte. Mais, tout d'un coup, il retomba sur la chaise, ecrase par de nouveaux sanglots. Non, non ! c'etait abominable, c'etait impossible ! II venait de sentir, sur son crane, ses cheveux blancs comme une glace ; et il avait une horreur de son äge, de ses cinquante-neuf ans, ä la pensee de ses vingt-cinq ans, ä elle. Son frisson de terreur Pavait repris, la certitude qu'elle le possedait, qu'il allait etre sans force contre la tentation journaliere. Et il la voyait lui donnant ä denouer les brides de son chapeau, P appelant, le for^ant ä se pencher derriere elle, pour quelque 298 correction, dans son travail; et il se voyait aveugle, affole, lui devorant le cou, lui devorant la nuque, a pleine bouche. Ou bien, c'etait pis encore, le soir, quand ils tardaient tous deux a faire apporter la lampe, un alanguissement sous la tombee lente de la nuit complice, une chute involontaire, Pirreparable, aux bras Tun de Pautre. Toute une colere le soulevait contre ce denouement possible, certain meme, s'il ne trouvait pas le courage de la separation. Ce serait de sa part le pire des crimes, un abus de confiance, une seduction basse. Sa revoke fut-elle, qu'il se leva courageusement, cette fois et qu'il eut la force de remonter dans la salle, bien resolu a lutter. En haut, Clotilde s'etait tranquillement remise a un dessin. Elle ne tourna pas meme la tete, elle se contenta de dire : - Comme tu as ete longtemps ! Je fmissais par croire que Martine avait une erreur de dix sous dans ses comptes. Cette plaisanterie habituelle sur P avarice de la servante le fit rire. Et il alia s'asseoir 299 tranquillement, lui aussi, devant sa table. lis ne parlerent plus jusqu'au dejeuner. Une grande douceur le baignait, le calmait, depuis qu'il etait pres d'elle. II osa la regarder, il fut attendri par son fin profil, son air serieux de grande fille qui s'applique. Avait-il done fait un cauchemar, en bas ? Allait-il se vaincre si aisement ? -Ah! s'ecria-t-il, quand Martine les appela, j'ai une faim ! tu vas voir si je me refais des muscles ! Gaiement, elle etait venue lui prendre le bras. - C'est 9a, maitre ! il faut etre joyeux et fort ! Mais, la nuit, dans sa chambre, l'agonie recommen^a. A l'idee de la perdre, il avait du enfoncer sa face au fond de Poreiller, pour etouffer ses cris. Des images s'etaient precisees, il l'avait vue aux bras d'un autre, faisant a un autre le don de son corps vierge, et une jalousie atroce le torturait. Jamais il ne trouverait l'heroi'sme de consentir a un pareil sacrifice. Toutes sortes de plans se heurtaient dans sa pauvre tete en feu : l'ecarter du mariage, la garder pres de lui, sans qu'elle soup^onnat jamais sa 300 passion ; s'en aller avec elle, voyager de ville en ville, occuper leurs deux cerveaux d'etudes sans fin, pour conserver leur camaraderie de maitre a eleve ; ou meme, s'il le fallait, 1' envoyer a son frere dont elle serait la garde-malade, la perdre plutot que de la livrer a un mari. Et, a chacune de ces solutions, il sentait son coeur se dechirer et crier d'angoisse, dans son imperieux besoin de la posseder tout entiere. II ne se contentait plus de sa presence, il la voulait a lui, pour lui, en lui, telle qu'elle se dressait rayonnante, sur Pobscurite de la chambre, avec sa nudite pure, vetue du seul flot deroule de ses cheveux. Ses bras etreignaient le vide, il sauta du lit, chancelant ainsi qu'un homme pris de boisson ; et ce fut seulement dans le grand calme noir de la salle, les pieds nus sur le parquet, qu'il se reveilla de cette folie brusque. Ou allait-il done, grand Dieu ? Frapper a la porte de cette enfant endormie ? l'enfoncer peut-etre d'un coup d'epaule ? Le petit souffle pur qu'il crut entendre, au milieu du profond silence, le frappa au visage, le renversa, comme un vent sacre. Et il revint s'abattre sur son lit, dans une crise de honte et 301 d'affreux desespoir. Le lendemain, lorsqu'il se leva, Pascal, brise par Pinsomnie, etait resolu. II prit sa douche de chaque jour, il se sentit raffermi et plus sain. Le parti auquel il venait de s'arreter, etait de forcer Clotilde ä engager sa parole. Quand eile aurait accepte formellement d'epouser Ramond, il lui semblait que cette solution irrevocable le soulagerait, lui interdirait toute folie d'esperance. Ce serait une barriere de plus, infranchissable, mise entre eile et lui. II se trouverait, des lors, arme contre son desir, et s'il souffrait toujours, ce ne serait que de la souffrance, sans cette crainte horrible de devenir un malhonnete homme, de se relever une nuit, pour Pavoir avant Pautre. Ce matin-lä, lorsqu'il expliqua ä la jeune fille qu'elle ne pouvait tarder davantage, qu'elle devait une reponse decisive au brave gar^on qui Pattendait depuis si longtemps, eile parut d'abord etonnee. Elle le regardait bien en face, dans les yeux ; et il avait la force de ne pas se troubler, il insistait simplement d'un air un peu chagrin, comme s'il etait attriste d'avoir ä lui dire ces 302 choses. Enfm, eile eut un faible sourire, elle detourna la tete. - Alors, maitre, tu veux que je te quitte ? II ne repondit pas directement. -Ma cherie, je t'assure que 9a devient ridicule. Ramond aurait le droit de se fächer. Elle etait allee ranger des papiers sur son pupitre. Puis, apres un silence : -C'est drole, te voilä avec grand-mere et Martine ä present. Elles me persecutent pour que j'en fmisse... Je croyais avoir encore quelques jours. Mais, vraiment si vous me poussez tous les trois... Et eile n'acheva point, lui-meme ne la for^a pas ä s'expliquer plus nettement. -Alors, demanda-t-il, quand veux-tu que je dise ä Ramond de venir ? -Mais il peut venir quand il voudra, jamais ses visites ne m'ont contrariee... Ne t'en inquiete pas, je le ferai avertir que nous l'attendons, une de ces apres-midi. 303 Le surlendemain, la scene recommen^a. Clotilde n'avait rien fait, et Pascal, cette fois, se montra violent. II souffrait trop, il avait des crises de detresse, des qu'elle n'etait plus la, pour le calmer par sa fraicheur souriante. Et il exigea, avec des mots rudes, qu'elle se conduisit en fille serieuse, qu'elle ne s'amusat pas davantage d'un homme honorable et qui l'aimait. - Que diable ! puisque la chose doit se faire, fmissons-en ! Je te previens que je vais envoyer un mot a Ramond et qu'il sera ici demain, a trois heures. Elle Pavait ecoute, les yeux a terre, muette. Ni Pun ni Pautre ne semblaient vouloir aborder la question de savoir si le mariage etait bien resolu ; et ils partaient de cette idee qu'il y avait la une decision anterieure, absolument prise. Quand il lui vit relever la tete, il trembla, car il avait senti passer un souffle, il la crut sur le point de dire qu'elle s'etait interrogee et qu'elle se refusait a ce mariage. Que serait-il devenu, qu'aurait-il fait, mon Dieu ! Deja, il etait envahi d'une immense joie et d'une epouvante folle. Mais elle le 304 regardait, avec ce sourire discret et attendri qui ne quittait plus ses levres, et elle repondit d'un air d'obeissance : -Comme il te plaira, maitre. Fais-lui dire d'etre ici demain, a trois heures. La nuit fut si abominable pour Pascal, qu'il se leva tard, en pretextant que ses migraines l'avaient repris. II n'eprouvait de soulagement que sous l'eau glacee de la douche. Puis, vers dix heures, il sortit, il parla d'aller lui-meme chez Ramond. Mais cette sortie avait un autre but : il connaissait, chez une revendeuse de Plassans, tout un corsage en vieux point d'Alen^on, une merveille qui dormait la, dans l'attente d'une folie genereuse d'amant; et l'idee lui etait venue, au milieu de ses tortures de la nuit, d'en faire cadeau a Clotilde, qui en garnirait sa robe de noces. Cette idee amere de la parer lui-meme, de la faire tres belle et toute blanche pour le don de son corps, attendrissait son coeur, epuise de sacrifice. Elle connaissait le corsage, elle 1'avait admire un jour avec lui, emerveillee, ne le souhaitant que pour le mettre, a Saint-Saturnin, 305 sur les epaules de la Vierge, une antique Vierge de bois, adoree des fideles. La revendeuse le lui livra dans un petit carton, qu'il put dissimuler et qu'il cacha, en rentrant, au fond de son secretaire. A trois heures, le docteur Ramond, s'etant presente, trouva dans la salle Pascal et Clotilde, qui l'avaient attendu, fievreux et trop gais, en evitant d'ailleurs de reparier entre eux de sa visite. II y eut des rires, tout un accueil d'une cordialite exageree. -Mais vous voilä completement remis, maitre ! dit le jeune homme. Jamais vous n'avez eu l'air si solide. Pascal hocha la tete. - Oh ! oh ! solide, peut-etre ! seulement, le coeur n'y est plus. Cet aveu involontaire arracha un mouvement ä Clotilde, qui les regarda, comme si, par la force meme des circonstances, eile les eüt compares l'un ä l'autre. Ramond avait sa tete souriante et süperbe de beau medecin adore des femmes, sa barbe et ses cheveux noirs, puissamment plantes, tout l'eclat de sa virile jeunesse. Et Pascal, lui, 306 sous ses cheveux blancs, avec sa barbe blanche, cette toison de neige, si touffue encore, gardait la beaute tragique des six mois de tortures qu'il venait de traverser. Sa face douloureuse avait un peu vieilli, il ne conservait que ses grands yeux restes enfants, des yeux bruns, vifs et limpides. Mais, a ce moment, chacun de ses traits exprimait une telle douceur, une bonte si exaltee, que Clotilde finit par arreter son regard sur lui, avec une profonde tendresse. II y eut un silence, un petit frisson qui passa dans les coeurs. - Eh bien ! mes enfants, reprit heroi'quement Pascal, je crois que vous avez a causer ensemble... Moi, j'ai quelque chose a faire en bas, je remonterai tout a l'heure. Et il s'en alia, en leur souriant. Des qu'ils furent seuls, Clotilde, tres franche, s'approcha de Ramond, les deux mains tendues. Elle lui prit les siennes, les garda, tout en parlant. - Ecoutez, mon ami, je vais vous faire un gros chagrin... II ne faudra pas trop m'en vouloir, car je vous jure que j'ai pour vous une tres profonde amitie. 307 Tout de suite, il avait compris, il etait devenu pale. - Clotilde, je vous en prie, ne me donnez pas de reponse, prenez du temps, si vous voulez reflechir encore. - C'est inutile, mon ami, je suis decidee. Elle le regardait de son beau regard loyal, elle n'avait pas lache ses mains, pour qu'il sentit bien qu'elle etait sans fievre et affectueuse. Et ce fut lui qui reprit, d'une voix basse : - Alors, vous dites non ? - Je dis non, et je vous assure que j'en suis tres peinee. Ne me demandez rien, vous saurez plus tard. II s'etait assis, brise par l'emotion qu'il contenait, en homme solide et pondere, dont les plus grosses souffrances ne devaient pas rompre Pequilibre. Jamais un chagrin ne 1'avait bouleverse ainsi. II restait sans voix, tandis que, debout, elle continuait: - Et surtout, mon ami, ne croyez pas que j'aie fait la coquette avec vous... Si je vous ai laisse de 308 Pesperance, si je vous ai fait attendre ma reponse, c'est que, reellement, je ne voyais pas clair en moi-meme... Vous ne pouvez vous imaginer par quelle crise je viens de passer, une veritable tempete, en pleines tenebres, ou j'acheve de me retrouver a peine. Enfm, il parla. - Puisque vous le desirez, je ne vous demande rien... II suffit, d'ailleurs, que vous repondiez a une seule question. Vous ne m'aimez pas, Clotilde ? Elle n'hesita point, elle dit gravement, avec une sympathie emue qui adoucissait la franchise de sa reponse : - C'est vrai, je ne vous aime pas, je n'ai pour vous qu'une tres sincere affection. II s'etait releve, il arreta d'un geste les bonnes paroles qu'elle cherchait encore. -C'est fmi, nous n'en parlerons plus jamais. Je vous desirais heureuse. Ne vous inquietez pas de moi. En ce moment, je suis comme un homme qui vient de recevoir sa maison sur la tete. Mais il 309 faudra bien que je m'en tire. Un flot de sang envahissait sa face pale, il etouffait, il alia vers la fenetre, puis revint, les pieds lourds, en cherchant ä reprendre son aplomb. Largement, il respira. Dans le silence penible, on entendit alors Pascal, qui montait avec bruit l'escalier, pour annoncer son retour. -Je vous en prie, murmura rapidement Clotilde, ne disons rien ä maitre. II ne connait pas ma decision, je veux la lui apprendre moi-meme, avec management, car il tenait ä ce mariage. Pascal s'arreta sur le seuil. II etait chancelant, essouffle, comme s'il avait monte trop vite. II eut encore la force de leur sourire. - Eh bien ! les enfants, vous vous etes mis d'accord ? -Mais, sans doute, repondit Ramond, tout aussi frissonnant que lui. - Alors, voilä qui est entendu ? - Completement, dit ä son tour Clotilde, qu'une defaillance avait prise. Et Pascal vint, en s'appuyant aux meubles, se 310 laisser tomber sur son fauteuil, devant sa table de travail. -Ah ! ah ! vous voyez, les jambes ne sont toujours pas fameuses. C'est cette vieille carcasse de corps... N'importe ! je suis tres heureux, tres heureux, mes enfants, votre bonheur va me remettre. Puis, apres quelques minutes de conversation, lorsque Ramond s'en fut alle, il parut repris de trouble, en se retrouvant seul avec la jeune fille. - C'est fmi, bien fmi, tu me le jures ? - Absolument fini. Des lors, il ne parla plus, il hocha la tete, ayant l'air de repeter qu'il etait ravi, que c'etait parfait, qu'on allait enfm vivre tous tranquillement. Ses yeux s'etaient fermes, il feignit de s'endormir. Mais sa poitrine battait ä se rompre, ses paupieres obstinement closes retenaient des larmes. Ce soir-la, vers dix heures, Clotilde etant descendue donner un ordre ä Martine, Pascal profita de l'occasion, pour aller poser, sur le lit de la jeune fille, le petit carton qui contenait le 311 corsage de dentelle. Elle remonta, lui souhaita la bonne nuit accoutumee; et il y avait vingt minutes que lui-meme etait rentre dans sa chambre, deja en bras de chemise, lorsque toute une gaiete sonore eclata a sa porte. Un petit poing tapait, une voix fraiche criait, avec des rires : - Viens done, viens done voir ! II ouvrit irresistiblement a cet appel de jeunesse, gagne par cette joie. - Oh ! viens done, viens done voir ce qu'un bel oiseau bleu a pose sur mon lit ! Et elle l'emmena dans sa chambre, sans qu'il put refuser. Elle y avait allume les deux flambeaux : toute la vieille chambre souriante, avec ses tentures d'un rose fane si tendre, semblait transformee en chapelle ; et, sur le lit, tel qu'un linge sacre, offert a 1'adoration des croyants, elle avait etale le corsage en ancien point d'Alen^on. -Non, tu ne te doutes pas !... Imagine-toi que je n'ai pas vu le carton d'abord. J'ai fait mon petit menage de tous les soirs, je me suis 312 deshabillee, et c'est lorsque je suis venue pour me mettre au lit, que j'ai aper^u ton cadeau... Ah ! quel coup, mon coeur en a chavire ! J'ai bien senti que jamais je ne pourrais attendre le lendemain, et j'ai remis un jupon, et j'ai couru te chercher... Alors, seulement, il remarqua qu'elle etait a demi nue, comme le soir d'orage ou il l'avait surprise en train de voler les dossiers. Et elle apparaissait divine, dans Pallongement fin de son corps de vierge, avec ses jambes fuselees, ses bras souples, son torse mince, a la gorge menue et dure. Elle lui avait pris les mains, elle les serrait dans ses mains, a elle, de petites mains de caresse, enveloppantes. -Que tu es bon et que je te remercie ! Une telle merveille, un si beau cadeau, a moi qui ne suis personne !... Et tu t'es souvenu : je l'avais admiree, cette vieille relique d'art, je t'avais dit que la Vierge de Saint-Saturnin seule etait digne de 1'avoir aux epaules... Je suis contente, oh ! contente ! Car, c'est vrai, je suis coquette, d'une 313 coquetterie, vois-tu, qui voudrait parfois des choses folles, des robes tissees avec des rayons, des voiles impalpables, faits avec le bleu du ciel... Comme je vais etre belle ! comme je vais etre belle ! Radieuse, dans sa reconnaissance exaltee, elle se serrait contre lui, en regardant toujours le corsage, en le forcant a s'emerveiller avec elle. Puis, une soudaine curiosite lui vint. -Mais, dis ? a propos de quoi m'as-tu fait ce royal cadeau ? Depuis qu'elle etait accourue le chercher, d'un tel elan de gaiete sonore, Pascal marchait dans un reve. II se sentait touche aux larmes par cette gratitude si tendre, il restait la, sans la terreur qu'il y redoutait, apaise au contraire, ravi, comme a l'approche d'un grand bonheur miraculeux. Cette chambre, ou il n'entrait jamais, avait la douceur des lieux sacres, qui contentent les soifs inassouvies de 1'impossible. Son visage, pourtant, exprima une surprise. Et il repondit: 314 -Ce cadeau, ma cherie, mais c'est pour ta robe de noces. A son tour, eile demeura un instant etonnee, n'ay ant pas l'air de comprendre. Puis, avec le sourire doux et singulier qu'elle avait depuis quelques jours, eile s'egaya de nouveau. - Ah ! c'est vrai, mon mariage ! Elle redevint serieuse, eile demanda : - Alors, tu te debarrasses de moi, c'etait pour ne plus m'avoir ici que tu tenais tant ä me marier... Me crois-tu done toujours ton ennemie ? II sentit la torture revenir, il ne la regarda plus, voulant etre heroi'que. -Mon ennemie, sans doute, ne l'es-tu pas ? Nous avons tant souffert l'un par l'autre, ces mois derniers ! II vaut mieux que nous nous separions... Et puis, j'ignore ce que tu penses, tu ne m'as jamais donne la reponse que j'attendais. Vainement, eile cherchait son regard. Elle se mit ä parier de cette nuit terrible, oü ils avaient parcouru les dossiers ensemble. C'etait vrai, dans Pebranlement de tout son etre, eile ne lui avait 315 pas dit encore si elle etait avec lui ou contre lui. II avait raison d'exiger une reponse. Elle lui reprit les mains, elle le for^a a la regarder. - Et c'est parce que je suis ton ennemie que tu F me renvoies ?... Ecoute done ! Je ne suis pas ton ennemie, je suis ta servante, ton oeuvre et ton bien... Entends-tu ? je suis avec toi et pour toi, pour toi seul ! II rayonnait, une joie immense s'allumait au fond de ses yeux. - Je les mettrai, ces dentelles, oui ! Elles serviront a ma nuit de noces, car je desire etre belle, tres belle, pour toi... Mais tu n'as done pas compris ! Tu es mon maitre, c'est toi que j'aime... D'un geste eperdu, il essaya inutilement de lui fermer la bouche. Dans un cri, elle acheva. - Et c'est toi que je veux ! -Non, non ! tais-toi, tu me rends fou !... Tu es fiancee a un autre, tu as engage ta parole, toute cette folie est heureusement impossible. 316 -L'autre, je Tai compare ä toi, et je t'ai choisi... Je Tai congedie, il est parti, il ne reviendra jamais plus... II n'y a que nous deux, et c'est toi que j'aime, et tu m'aimes, je le sais bien, et je me donne... Un frisson le secouait, il ne luttait dejä plus, empörte dans Peternel desir, ä etreindre, ä respirer en eile toute la delicatesse et tout le parfum de la femme en fleur. - Prends-moi done, puisque je me donne ! Ce ne fut pas une chute, la vie glorieuse les soulevait, ils s'appartinrent au milieu d'une allegresse. La grande chambre complice, avec son antique mobilier, s'en trouva comme emplie de lumiere. Et il n'y avait plus ni peur, ni souffrances, ni scrupules : ils etaient libres, eile se donnait, en le sachant, en le voulant, et il acceptait le don souverain de son corps, ainsi qu'un bien inestimable que la force de son amour avait gagne. Le lieu, le temps, les ages avaient disparu. II ne restait que l'immortelle nature, la passion qui possede et qui cree, le bonheur qui veut etre. Elle, eblouie et delicieuse, n'eut que le 317 doux cri de sa virginite perdue ; et lui, dans un sanglot de ravissement, l'etreignait toute, la remerciait, sans qu'elle put comprendre, d'avoir refait de lui un homme. Pascal et Clotilde resterent au bras Tun de l'autre, noyes d'une extase, divinement joyeux et triomphants. L'air de la nuit etait suave, le silence avait un calme attendri. Des heures, des heures coulerent, dans cette felicite a gouter leur joie. Tout de suite, elle avait murmure a son oreille, d'une voix de caresse, des paroles lentes, infinies : - Maitre, oh ! maitre, maitre... Et ce mot, qu'elle disait d'habitude, autrefois, prenait a cette heure une signification profonde, s'elargissait et se prolongeait, comme s'il eut exprime tout le don de son etre. Elle le repetait avec une ferveur reconnaissante, en femme qui comprenait et qui se soumettait. N'etait-ce pas la mystique vaincue, la realite consentie, la vie glorifiee, avec 1'amour enfm connu et satisfait ? - Maitre, maitre, cela vient de loin, il faut que je te dise et me confesse... C'est vrai que j'allais a 318 Peglise pour etre heureuse. Le malheur etait que je ne pouvais pas croire : je voulais trop comprendre, leurs dogmes revoltaient ma raison, leur paradis me semblait une puerilite invraisemblable... Cependant, je croyais que le monde ne s'arrete pas a la sensation, qu'il y a tout un monde inconnu dont il faut tenir compte ; et cela, maitre, je le crois encore, c'est l'idee de l'au-dela, que le bonheur meme, enfm trouve a ton cou, n'effacera pas... Mais ce besoin du bonheur, ce besoin d'etre heureuse tout de suite, d'avoir une certitude, comme j'en ai souffert ! Si j'allais a l'eglise, c'etait qu'il me manquait quelque chose et que je le cherchais. Mon angoisse etait faite de cette irresistible envie de combler mon desir... Tu te souviens de ce que tu appelais mon eternelle soif d'illusion et de mensonge. Une nuit, sur l'aire, par un grand ciel etoile, tu te souviens ? J'avais l'horreur de ta science, je m'irritais contre les mines dont elle seme le sol, je detournais les yeux des plaies effroyables qu'elle decouvre. Et je voulais, maitre, t'emmener dans une solitude, tous les deux ignores, loin du monde, pour vivre en 319 Dieu... Ah ! quel tourment, d'avoir soif, et de se debattre, et de n'etre point contentee ! Doucement, sans une parole, il la baisa sur les deux yeux. - Puis, maitre, tu te souviens encore, continua-t-elle de sa voix legere comme un souffle, ce fut le grand choc moral, par la nuit d'orage, lorsque tu me donnas cette terrible le^on de vie, en vidant tes dossiers devant moi. Tu me l'avais dit deja : « Connais la vie, aime-la, vis-la telle qu'elle doit etre vecue. » Mais quel effroyable et vaste fleuve, roulant tout a une mer humaine, qu'il grossit sans cesse pour l'avenir inconnu !... Et, vois-tu, maitre, le sourd travail, en moi, est parti de la. C'est de la qu'est nee, en mon coeur et en ma chair, la force amere de la realite. D'abord, je suis restee comme aneantie, tant le coup etait rude. Je ne me retrouvais pas, je gardais le silence, parce que je n'avais rien de net a dire. Ensuite, peu a peu, revolution s'est produite, j'ai eu des revokes dernieres, pour ne pas avouer ma defaite... Cependant, chaque jour davantage, la verite se faisait en moi, je sentais bien que tu 320 etais mon maitre, qu'il n'y avait pas de bonheur en dehors de toi, de ta science et de ta bonte. Tu etais la vie elle-meme, tolerante et large, disant tout, acceptant tout, dans 1'unique amour de la sante et de 1'effort, croyant a l'oeuvre du monde, mettant le sens de la destinee dans ce labeur que nous accomplissons tous avec passion, en nous acharnant a vivre, a aimer, a refaire de la vie, et de la vie encore, malgre nos abominations et nos miseres... Oh ! vivre, vivre, c'est la grande besogne, c'est l'oeuvre continuee, achevee sans doute un soir ! Silencieux, il souriait, il la baisa sur la bouche. -Et, maitre, si je t'ai toujours aime, du plus loin de ma jeunesse, c'est, je crois bien, la nuit terrible, que tu m'as marquee et faite tienne... Tu te rappelles de quelle etreinte violente tu m'avais etouffee. II m'en restait une meurtrissure, des gouttes de sang a l'epaule. J'etais a demi nue, ton corps etait comme entre dans le mien. Nous nous sommes battus, tu as ete le plus fort, j'en ai conserve le besoin d'un soutien. D'abord, je me suis crue humiliee ; puis, j'ai vu que ce n'etait 321 qu'une soumission infmiment douce... Toujours je te sentais en moi. Ton geste, a distance, me faisait tressaillir, car il me semblait qu'il m'avait effleuree. J'aurais voulu que ton etreinte me reprit, m'ecrasat jusqu'a me fondre en toi, a jamais. Et j'etais avertie, je devinais, que ton desir etait le meme, que la violence qui m'avait faite tienne t'avait fait mien, que tu luttais pour ne pas me saisir, au passage, et me garder... Deja, en te soignant, quand tu as ete malade, je me suis contentee un peu. C'est a partir de ce moment que j'ai compris. Je ne suis plus allee a Peglise, je commen^ais a etre heureuse pres de toi, tu devenais la certitude... Rappelle-toi, je t'avais crie, sur l'aire, qu'il manquait quelque chose, dans notre tendresse. Elle etait vide, et j'avais le besoin de l'emplir. Que pouvait-il nous manquer, si ce n'etait Dieu, la raison d'etre du monde ? Et c'etait la divinite en effet, l'entiere possession, l'acte d'amour et de vie. Elle n'avait plus que des balbutiements, il riait de leur victoire ; et ils se reprirent. La nuit entiere fut une beatitude, dans la chambre heureuse, embaumee de jeunesse et de passion. Quand le 322 petit jour parut, ils ouvrirent toutes grandes les fenetres pour que le printemps entrat. Le soleil fecondant d'avril se levait dans un ciel immense, d'une purete sans tache, et la terre, soulevee par le frisson des germes, chantait gaiement les noces. 323 VIII Alors, ce fut la possession heureuse, Pidylle heureuse. Clotilde etait le renouveau qui arrivait a Pascal sur le tard, au declin de Page. Elle lui apportait du soleil et des fleurs, plein sa robe d'amante ; et, cette jeunesse, elle la lui donnait apres les trente annees de son dur travail, lorsqu'il etait las deja, et palissant, d'etre descendu dans Pepouvante des plaies humaines. II renaissait sous ses grands yeux clairs, au souffle pur de son haleine. C'etait encore la foi en la vie, en la sante, en la force, a Peternel recommencement. Ce premier matin, apres la nuit des noces, Clotilde sortit la premiere de la chambre, seulement vers dix heures. Au milieu de la salle de travail, tout de suite elle apercut Martine, plantee sur les jambes, d'un air effare. La veille, le docteur, en suivant la jeune fille, avait laisse sa 324 porte ouverte ; et la servantě, entrée librement, venait de constater que le lit n'etait pas méme défait. Puis, elle avait eu la surprise d'entendre un bruit de voix sortir de 1'autre chambre. Sa stupeur était telle, qu'elle en devenait plaisante. Et Clotilde, égayée, dans un rayonnement de bonheur, dans un élan ďallégresse extraordinaire, qui emportait tout, se jeta vers elle, lui cria : -Martine, je ne pars pas !... Maitre et moi, nous nous sommes mariés. Sous le coup, la vieille servantě chancela. Un déchirement, une douleur affreuse blémit sa pauvre face usee, d'un renoncement de nonne, dans la blancheur de sa coiffe. Elle ne pronon^a pas un mot, elle tourna sur les talons, descendit, alia s'abattre au fond de sa cuisine, les coudes sur sa table á hacher, oú elle sanglota entre ses mains jointes. Clotilde, inquiěte, désolée, 1'avait suivie. Et elle táchait de comprendre et de la consoler. -Voyons, es-tu béte ! qu'est-ce qu'il te prend ?... Maitre et moi, nous ťaimerons tout de 325 méme, nous te garderons toujours... Ce n'est pas parce que nous sommes mariés que tu seras malheureuse. Au contraire, la maison va étre gaie maintenant, du matin au soir. Mais Martine sanglotait plus fort, éperdument. - Réponds-moi, au moins. Dis-moi pourquoi tu es fächée et pourquoi tu pleures... Qa ne te fait done pas plaisir de savoir que maitre est si heureux, si heureux !... Je vais ľ appeler, maitre, et c'est lui qui te forcera bien á répondre. A cette menace, la vieille servantě, tout d'un coup, se leva, se jeta dans sa chambre, dont la porte s'ouvrait sur la cuisine ; et eile repoussa cette porte, avec un geste furieux, eile s'enferma, violemment. En vain, la jeune fille appela, tapa, s'épuisa. Pascal finit par descendre, au bruit. - Eh bien ! quoi done ? -Mais e'est cette obstinée de Martine ! Imagine-toi qu'elle s'est mise á sangloter, quand eile a su notre bonheur. Et eile s'est barricadée, eile ne bouge plus. Elle ne bougeait plus, en effet. Pascal appela, 326 frappa á son tour. II s'emporta, il s'attendrit. L'un aprěs 1'autre, ils recommencěrent. Rien ne répondait, il ne venait de la petite chambre qu'un silence de mort. Et ils se la figuraient, cette petite chambre, ďune propreté maniaque, avec sa commode de noyer et son lit monacal, garni de rideaux blancs. Sans doute, sur ce lit, ou la servantě avait dormi seule toute sa vie de femme, eile s'etait jetée pour mordre son traversin et étouffer ses sanglots. - Ah ! tant pis ! dit enfm Clotilde, dans Pegoi'sme de sa joie, qu'elle boude ! Puis, saisissant Pascal entre ses mains fraiches, levant vers lui sa téte charmante, oü brůlait encore tout une ardeur á se donner, á étre sa chose : - Tu ne sais pas, maitre, c'est moi qui serai ta servantě aujourd'hui. II la baisa sur les yeux, ému de gratitude ; et, tout de suite, eile commen^a par s'occuper du dejeuner, eile bouleversa la cuisine. Elle s'etait drapée dans un immense tablier blanc, eile était délicieuse, les manches retroussées, montrant ses 327 bras delicats, comme pour une besogne enorme. Justement, il y avait deja la des cotelettes, qu'elle fit tres bien cuire. Elle ajouta des oeufs brouilles, elle reussit meme des pommes de terre frites. Et ce fut un dejeuner exquis, vingt fois coupe par son zele, par sa hate a courir chercher du pain, de l'eau, une fourchette oubliee. S'il l'avait tolere, elle se serait mise a genoux, pour le servir. Ah ! etre seuls, n'etre plus qu'eux deux, dans cette grande maison tendre, et se sentir loin du monde, et avoir la liberte de rire et de s' aimer en paix ! Toute Papres-midi, ils s'attarderent au menage, balayerent, firent le lit. Lui-meme avait voulu P aider. C'etait un jeu, ils s'amusaient comme des enfants rieurs. Et, de loin en loin, cependant, ils revenaient frapper a la porte de Martine. Voyons, c'etait fou, elle n'allait pas se laisser mourir de faim ! Avait-on jamais vu une mule pareille, quand personne ne lui avait rien fait ni rien dit ! Mais les coups resonnaient toujours dans le vide morne de la chambre. La nuit tomba, ils durent s'occuper encore du diner, qu'ils mangerent, serres Pun contre Pautre, dans la meme assiette. Avant de se coucher, ils 328 tenterent un dernier effort, ils menacerent d'enfoncer la porte, sans que leur oreille, collee contre le bois, per^üt meme un frisson. Et, le lendemain, au reveil, quand ils redescendirent, ils furent pris d'une serieuse inquietude, en constatant que rien n'avait bouge, que la porte restait hermetiquement close. II y avait vingt-quatre heures que la servante n'avait donne signe de vie. Puis, comme ils rentraient dans la cuisine, d'oü ils s'etaient absentes un instant, Clotilde et Pascal furent stupefaits, en apercevant Martine assise devant sa table, en train d'eplucher de Poseille, pour le dejeuner. Elle avait repris sans bruit sa place de servante. -Mais qu'est-ce que tu as eu ? s'ecria Clotilde. Vas-tu parier, ä present ? Elle leva sa triste face, ravagee de larmes. Un grand calme s'y etait fait pourtant, et l'on n'y voyait plus que la morne vieillesse, dans sa resignation. D'un air d'infini reproche, eile regarda la jeune fille; puis, eile baissa de nouveau la tete, sans parier. 329 - Est-ce done que tu nous en veux ? Et, devant son silence morne, Pascal intervint. - Vous nous en voulez, ma bonne Martine ? Alors, la vieille servante le regarda, lui, avec son adoration d'autrefois, comme si elle l'aimait assez, pour supporter tout et rester quand meme. Elle parla enfln. - Non, je n'en veux a personne... Le maitre est libre. Tout va bien, s'il est content. La vie nouvelle, des lors, s'etablit. Les vingt-cinq ans de Clotilde, restee enfantine longtemps, s'epanouissaient en une fleur d'amour, exquise et pleine. Depuis que son coeur avait battu, le garcon intelligent qu'elle etait, avec sa tete ronde, aux courts cheveux boucles, avait fait place a une femme adorable, a toute la femme, qui aime a etre aimee. Son grand charme, malgre sa science, prise au hasard de ses lectures, etait sa naivete de vierge, comme si son attente ignoree de 1'amour lui avait fait reserver le don de son etre, son aneantissement dans 1'homme qu'elle aimerait. Certainement, elle s'etait donnee autant par 330 reconnaissance, par admiration, que par tendresse, heureuse de le rendre heureux, goutant une joie a n'etre qu'une petite enfant entre ses bras, une chose a lui qu'il adorait, un bien precieux, qu'il baisait a genoux, dans un culte exalte. De la devote de jadis, elle avait encore l'abandon docile aux mains d'un maitre age et tout-puissant, tirant de lui sa consolation et sa force, gardant, par-dela la sensation, le frisson sacre de la croyante qu'elle etait restee. Mais, surtout, cette amoureuse, si femme, si pamee, offrait le cas delicieux d'etre une bien portante, une gaie, mangeant a belles dents, apportant un peu de la vaillance de son grand-pere le soldat, emplissant la maison du vol souple de ses membres, de la fraicheur de sa peau, de la grace elancee de sa taille, de son col, de tout son corps jeune, divinement frais. Et Pascal, lui, etait redevenu beau, dans Pamour, de sa beaute sereine d'homme reste vigoureux, sous ses cheveux blancs. II n'avait plus sa face douloureuse des mois de chagrin et de souffrance qu'il venait de passer ; il reprenait sa bonne figure, ses grands yeux vifs, encore 331 pleins d'enfance, ses traits fins, ou riait la bonte ; tandis que ses cheveux blancs, sa barbe blanche, poussaient plus drus, d'une abondance leonine, dont le flot de neige le rajeunissait. II s'etait garde si longtemps, dans sa vie solitaire de travailleur acharne, sans vices, sans debauches, qu'il retrouvait sa virilite, mise a l'ecart, renaissante, ayant la hate de se contenter enfm. Un reveil l'emportait, une fougue de jeune homme eclatait en gestes, en cris, en un besoin continuel de se depenser et de vivre. Tout lui redevenait nouveau et ravissant, le moindre coin du vaste horizon l'emerveillait, une simple fleur le jetait dans une extase de parfum, un mot de tendresse quotidienne, affaibli par l'usage, le touchait aux larmes comme une invention toute fraiche du coeur, que des millions de bouches n'avaient point fanee. Le «Je t'aime» de Clotilde etait une infmie caresse dont personne au monde ne connaissait le gout surhumain. Et, avec la sante, avec la beaute, la gaiete aussi lui etait revenue, cette gaiete tranquille qu'il devait autrefois a son amour de la vie, et qu'aujourd'hui ensoleillait sa passion, toutes les raisons qu'il 332 avait de trouver la vie meilleure encore. A eux deux, la jeunesse en fleur, la force müre, si saines, si gaies, si heureuses, ils firent un couple rayonnant. Pendant un grand mois, ils s'enfermerent, ils ne sortirent pas une seule fois de la Souleiade. La chambre meme leur suffit d'abord, cette chambre tendue d'une vieille et attendrissante indienne, au ton d'aurore, avec ses meubles Empire, sa vaste et raide chaise longue, sa haute psyche monumentale. Iis ne pouvaient regarder sans joie la pendule, une borne de bronze dore, contre laquelle l'Amour souriant contemplait le Temps endormi. N'etait-ce point une allusion ? ils en plaisantaient parfois. Toute une complicity affectueuse leur venait ainsi des moindres objets, de ces vieilleries si douces, ou d'autres avaient aime avant eux, oü elle-meme, ä cette heure, remettait son printemps. Un soir, eile jura qu'elle avait vu, dans la psyche, une dame tres jolie, qui se deshabillait, et qui n'etait sürement pas eile ; puis, reprise par son besoin de chimere, eile fit tout haut le reve qu'elle apparaitrait de la sorte, cent ans plus tard, ä une amoureuse de 1'autre siecle, un soir de nuit 333 heureuse. Lui, ravi, adorait cette chambre, ou il la retrouvait toute, jusque dans l'air qu'il y respirait; et il y vivait, il n'habitait plus sa propre chambre, noire, glacee, dont il se hatait de sortir comme d'une cave, avec un frisson, les rares fois qu'il devait y entrer. Ensuite, la piece ou tous deux se plaisaient aussi, etait la vaste salle de travail, pleine de leurs habitudes et de leur passe d'affection. lis y demeuraient les journees entieres, n'y travaillant guere pourtant. La grande armoire de chene sculpte dormait, portes closes, ainsi que les bibliotheques. Sur les tables, les papiers et les livres s'entassaient, sans qu'on les derangeat de place. Comme les jeunes epoux, ils etaient a leur passion unique hors de leurs occupations anciennes, hors de la vie. Les heures leur semblaient trop courtes, a gouter le charme d'etre l'un contre l'autre, souvent assis dans le meme ancien et large fauteuil, heureux de la douceur du haut plafond, de ce domaine bien a eux, sans luxe et sans ordre, encombre d'objets familiers, egaye, du matin au soir, par la bonne chaleur renaissante des soleils d'avril. Lorsque, lui, pris de remords, parlait de travailler, elle lui 334 liait les bras de ses bras souples, elle le gardait pour elle, en riant, ne voulant pas que trop de travail le lui rendit malade encore. Et, en bas, ils aimaient egalement la salle a manger, si gaie, avec ses panneaux clairs, releves de filets bleus, ses meubles de vieil acajou, ses grands pastels fleuris, sa suspension de cuivre, toujours reluisante. Ils y devoraient a belles dents, ils ne s'en sauvaient, apres chaque repas, que pour remonter dans leur chere solitude. Puis, quand la maison leur sembla trop petite, ils eurent le jardin, la Souleiade entiere. Le printemps montait avec le soleil, avril a son declin commen^ait a fleurir les roses. Et quelle joie, cette propriete, si bien close de murs, ou rien du dehors ne les pouvait inquieter ! Ce furent de longs oublis sur la terrasse, en face de P immense horizon, deroulant le cours ombrage de la Viorne et les coteaux de Sainte-Marthe, depuis les barres rocheuses de la Seille jusqu'aux lointains poudreux de la vallee de Plassans. Ils n'avaient la d'autre ombre que celle des deux cypres centenaires, plantes aux deux bouts, pareils a deux enormes cierges verdatres, qu'on voyait de 335 trois lieues. Parfois, ils descendirent la pente, pour le plaisir de remonter les gradins geants, escaladant les petits murs de pierres seches qui soutenaient les terres, regardant si les olives chetives, si les amandes maigres poussaient. Plus souvent, ils firent des promenades delicieuses sous les fines aiguilles de la pinede, toutes trempees de soleil, exhalant un puissant parfum de resine, des tours sans cesse repris, le long du mur de cloture, derriere lequel on entendait seulement, de loin en loin, le gros bruit d'une charrette dans l'etroit chemin des Fenouilleres, des stations enchantees sur l'aire antique, d'oü l'on voyait tout le ciel, et oü ils aimaient ä s'etendre, avec le souvenir attendri de leurs larmes d'autrefois, lorsque leur amour, ignore d'eux-memes, se querellait sous les etoiles. Mais la retraite preferee, celle oü ils fmissaient toujours par aller se perdre, ce fut le quinconce de platanes, l'epais ombrage, alors d'un vert tendre, pareil ä une dentelle. Dessous, les buis enormes, les anciennes bordures du jardin fran^ais disparu, faisaient une sorte de labyrinthe, dont ils ne trouvaient jamais le bout. Et le filet d'eau de la 336 fontaine, l'eternelle et pure vibration de cristal, leur paraissait chanter dans leur coeur. lis restaient assis pres du bassin moussu, ils laissaient tomber la le crepuscule, peu a peu noyes sous les tenebres des arbres, les mains unies, les levres rejointes, tandis que l'eau, qu'on ne voyait plus, filait sans fin sa note de flute. Jusqu'au milieu de mai, Pascal et Clotilde s'enfermerent ainsi, sans meme franchir le seuil de leur retraite. Un matin, comme elle s'attardait au lit, il disparut, rentra une heure plus tard ; et, l'ayant retrouvee couchee, dans son joli desordre, les bras nus, les epaules nues, il lui mit aux oreilles deux brillants, qu'il venait de courir acheter, en se rappelant que l'anniversaire de sa naissance tombait ce jour-la. Elle adorait les bijoux, elle fut surprise et ravie, elle ne voulut plus se lever, tellement elle se trouvait belle, ainsi devetue, avec ces etoiles au bord des joues. A partir de ce moment, il ne se passa pas de semaine, sans qu'il s'evadat de la sorte une ou deux fois, le matin, pour rapporter quelque cadeau. Les moindres pretextes lui etaient bons, une fete, un desir, une simple joie. II profitait de 337 ses jours de paresse, s'arrangeait de fa^on ä etre de retour, avant qu'elle se levät et il la parait lui-meme, au lit. Ce furent, successivement, des bagues, des bracelets, un collier, un diademe mince. II sortait les autres bijoux, il se faisait un jeu de les lui mettre tous, au milieu de leurs rires. Elle etait comme une idole, le dos contre Poreiller, assise sur son seant, chargee d'or, avec un bandeau d'or dans ses cheveux, de l'or ä ses bras nus, de l'or ä sa gorge nue, toute nue et divine, ruisselante d'or et de pierreries. Sa coquetterie de femme en etait delicieusement satisfaite, eile se laissait aimer ä genoux, en sentant bien qu'il y avait seulement la une forme exaltee de 1'amour. Pourtant, eile commen^ait ä gronder un peu, ä lui faire de sages remontrances, car 9a devenait absurde, en somme, ces cadeaux, qu'elle devait serrer ensuite au fond d'un tiroir, sans jamais s'en servir, n'allant nulle part. lis tombaient ä l'oubli, apres l'heure de contentement et de gratitude qu'ils leur procuraient, dans leur nouveaute. Mais lui ne Pecoutait pas, empörte par cette veritable folie du don, incapable de resister au besoin d'acheter 338 Pobjet, des que Pidee Pavait pris de le lui donner. C'etait une largesse de coeur, un imperieux desir de lui prouver qu'il pensait toujours ä eile, un orgueil ä la voir la plus magnifique, la plus heureuse, la plus enviee, un sentiment du don plus profond encore, qui le poussait ä se depouiller, ä ne rien garder de son argent, de sa chair, de sa vie. Et puis, quelles delices, quand il croyait lui avoir fait un vrai plaisir, qu'il la voyait se jeter ä son cou, toute rouge, avec de gros baisers pour remerciements ! Apres les bijoux, ce furent des robes, des chiffons, des objets de toilette. La chambre s'encombrait, les tiroirs allaient deborder. Un matin, eile se fächa. II avait apporte une nouvelle bague. -Mais puisque je n'en mets jamais ! Et, regarde ! si je les mettais, j'en aurais jusqu'au bout des doigts... Je t'en prie, sois raisonnable. II restait confus. - Alors, je ne t'ai pas fait plaisir ? Elle dut le prendre entre ses bras, lui jurer 339 qu'elle etait bienheureuse, avec des larmes dans les yeux. II se montrait si bon, il se depensait si absolument pour eile ! Et, comme, ce matin-lä, il osait parier d'arranger la chambre, de tendre les murs d'etoffe, de faire poser un tapis, eile le supplia de nouveau. -Oh ! non, oh ! non, de grace !... Ne touche pas ä ma vieille chambre, toute pleine de souvenirs, oü j'ai grandi, ou nous nous sommes aimes. II me semblerait que nous ne serions plus chez nous. Dans la maison, le silence obstine de Martine condamnait ces depenses exagerees et inutiles. Elle avait pris une attitude moins familiere, comme si, depuis la situation nouvelle, eile etait retombee, de son role de gouvernante amie, ä son ancien rang de servante. Vis-ä-vis de Clotilde surtout, eile changeait, la traitait en jeune dame, en maitresse moins aimee et plus obeie. Quand eile entrait dans la chambre ä coucher, quand eile les servait au lit tous les deux, son visage gardait son air de soumission resignee, toujours en adoration devant son maitre, indifferente au reste. 340 A deux ou trois reprises pourtant, le matin, elle parut le visage ravage, les yeux perdus de larmes, sans vouloir repondre directement aux questions, disant que ce n'etait rien, qu'elle avait pris un coup d'air. Et jamais elle ne faisait une reflexion sur les cadeaux dont les tiroirs s'emplissaient, elle ne semblait meme pas les voir, les essuyait, les rangeait, sans un mot d'admiration ni de blame. Seulement, toute sa personne se revoltait contre cette folie du don, qui ne pouvait surement lui entrer dans la cervelle. Elle protestait a sa maniere en outrant son economie, reduisant les depenses du menage, le conduisant d'une si stricte facon, qu'elle trouvait le moyen de rogner sur les petits frais infimes. Ainsi, elle supprima un tiers du lait, elle ne mit plus d'entremets sucre que le dimanche. Pascal et Clotilde, sans oser se plaindre, riaient entre eux de cette grosse avarice, recommencaient les plaisanteries qui les amusaient depuis dix ans, en se racontant que, lorsqu'elle beurrait des legumes, elle les faisait sauter dans la passoire, pour ravoir le beurre par-dessous. Mais, ce trimestre-la, elle voulut rendre des 341 comptes. D'habitude, eile allait toucher elle-meme, tous les trois mois, chez le notaire, maitre Grandguillot, les quinze cents francs de rente, dont eile disposait ensuite ä sa guise, marquant les depenses sur un livre, que le docteur avait cesse de verifier, depuis des annees. Elle l'apporta, eile exigea qu'il y jetät un coup d'oeil. II s'en defendait, trouvait tout tres bien. - C'est que, Monsieur, dit-elle, j'ai pu mettre, cette fois, de 1'argent de cote. Oui, trois cents francs... Les voici. II la regardait stupefie. Elle joignait tout juste les deux bouts d'ordinaire. Par quel miracle de lesinerie avait-elle pu reserver une pareille somme ? II finit par rire. -Ah ! ma pauvre Martine, c'est done 9a que nous avons mange tant de pommes de terre ! Vous etes une perle d'economie, mais vraiment gätez-nous un peu plus. Ce discret reproche la blessa si profondement, qu'elle se laissa aller enfm ä une allusion. -Dame! Monsieur, quand on jette tant 342 d'argent par les fenetres, d'un cote, on fait bien d'etre prudent de 1'autre. II comprit, il ne se facha pas, amuse au contraire de la le^on. - Ah ! ah ! ce sont mes comptes que vous epluchez ! Mais vous savez, Martine, que, moi aussi, j'ai des economies qui dorment ! II parlait de l'argent que ses malades lui donnaient encore parfois, et qu'il jetait dans un tiroir de son secretaire. Depuis plus de seize ans, il y mettait ainsi, chaque annee, pres de quatre mille francs, ce qui aurait fini par faire un veritable petit tresor, de l'or et des billets pele-mele, s'il n'avait tire de la, au jour le jour, sans compter, des sommes assez grosses, pour ses experiences et ses caprices. Tout l'argent des cadeaux sortait de ce tiroir, il le rouvrait sans cesse, maintenant. D'ailleurs, il le croyait inepuisable, il etait si habitue a y prendre ce dont il avait besoin, que la crainte ne lui venait pas d'en voir jamais le fond. - On peut bien jouir un peu de ses economies, continua-t-il gaiement. Puisque c'est vous qui 343 allez chez le notaire Martine, vous n'ignorez pas que j'ai mes rentes, a part. Elle dit alors, avec la voix blanche des avares, que hante le cauchemar d'un desastre toujours mena^ant: - Et si vous ne les aviez plus ? F Ebahi, Pascal la contempla, se contenta de repondre par un grand geste vague, car la possibility d'un malheur n'entrait meme pas dans son esprit. II pensa que P avarice lui tournait la tete ; et il s'en amusa, le soir, avec Clotilde. Dans Plassans, les cadeaux furent aussi la cause de commerages sans fin. Ce qui se passait a la Souleiade, cette flambee d'amour si particuliere et si ardente, s'etait ebruitee, avait franchi les murs, on ne savait trop comment, par cette force d'expansion qui alimente la curiosite des petites villes, toujours en eveil. La servante, certainement, ne parlait pas ; mais son air suffisait peut-etre, des paroles volaient quand meme, on avait sans doute guette les deux amoureux, par-dessus les murs. Et Pachat des cadeaux etait survenu alors, prouvant tout, 344 aggravant tout. Quand le docteur, de bon matin, battait les rues, entrait chez les bijoutiers, les lingěres, les modistes, des yeux se braquaient aux fenétres, ses moindres emplettes étaient épiées, la ville entiěre savait, le soir, qu'il avait donné encore une capeline de foulard, des chemises garnies de dentelle, un bracelet orné de saphirs. Et cela tournait au scandale, cet oncle qui avait débauché sa niece, qui faisait pour eile des folies de jeune homme, qui la parait comme une Sainte Vierge. Les histoires les plus extraordinaires commen^aient á circuler, on se montrait la Souleiade du doigt, en passant. Mais ce fut surtout la vieille Mme Rougon qui entra dans une indignation exaspérée. Elle avait cessé ď aller chez son fils, en apprenant que le mariage de Clotilde avec le docteur Ramond était rompu. On se moquait ďelle, on ne se rendait á aucun de ses désirs. Puis, aprés un grand mois de rupture, pendant lequel eile n'avait rien compris aux airs apitoyés, aux condoléances discretes, aux sourires vagues qui Paccueillaient partout, eile venait brusquement de tout savoir, un coup de massue en plein cräne. Et eile qui, lors de la 345 maladie de Pascal, cette histoire de loup-garou, vivant dans l'orgueil et la peur, avait tempete pour ne pas redevenir la fable de la ville ! C etait pis cette fois, le comble du scandale, une aventure gaillarde dont on faisait des gorges chaudes ! De nouveau, la legende des Rougon etait en peril, son malheureux fils ne savait decidement qu'inventer pour detruire la gloire de la famille, si peniblement conquise. Aussi, dans P emotion de sa colere, elle qui s'etait faite la gardienne de cette gloire, resolue a epurer la legende par tous les moyens, mit-elle son chapeau et courut-elle a la Souleiade, avec la vivacite juvenile de ses quatre-vingts ans. II etait dix heures du matin. Pascal, que la rupture avec sa mere enchantait, n'etait heureusement pas la, en course depuis une heure a la recherche d'une vieille boucle d'argent, dont il avait eu Pidee pour une ceinture. Et Felicite tomba sur Clotilde, comme celle-ci achevait sa toilette, encore en camisole, les bras nus, les cheveux denoues, d'une gaiete et d'une fraicheur de rose. 346 Le premier choc fut rude. La vieille dame vida son coeur, s'indigna, parla avec emportement de la religion et de la morale. Enfm, elle conclut. -Reponds, pourquoi avez-vous fait cette horrible chose qui est un defi a Dieu et aux hommes ? Souriante, tres respectueuse d'ailleurs, la jeune fille l'avait ecoutee. - Mais parce que 9a nous a plu, grand-mere. Ne sommes-nous pas libres ? Nous n'avons de devoir envers personne. - Pas de devoir ! et envers moi, done ! et envers la famille ! Voila encore qu'on va nous trainer dans la boue, si tu crois que 9a me fait plaisir ! Tout d'un coup, son emportement s'apaisa. Elle la regardait, la trouvait adorable. Au fond, ce qui s'etait passe ne la surprenait pas autrement, elle s'en moquait, elle avait le simple desir que cela se terminat d'une fa^on correcte, afm de faire taire les mauvaises langues. Et, conciliante, elle s'ecria : 347 -Alors, mariez-vous ! Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Clotilde demeura un instant surprise. Ni elle ni le docteur n'avaient eu cette idee du mariage. Elle se remit a sourire. -Est-ce que nous en serons plus heureux, grand-mere ? - II ne s'agit pas de vous, il s'agit encore une fois de moi, de tous les votres... Comment peux-tu, ma chere enfant, plaisanter avec ces choses sacrees ? Tu as done perdu toute vergogne ? Mais la jeune fille, sans se revolter, toujours tres douce, eut un geste large, comme pour dire qu'elle ne pouvait avoir la honte de sa faute. Ah ! mon Dieu ! quand la vie charriait tant de corruption et tant de faiblesse, quel mal avaient-ils fait, sous le ciel eclatant, de se donner le grand bonheur d'etre l'un a 1'autre ? Du reste, elle n'y mettait aucune obstination raisonnee. - Sans doute, nous nous marierons, puisque tu le desires, grand-mere. II fera ce que je voudrai... Mais plus tard, rien ne presse. 348 Et elle gardait sa serenite rieuse. Puisqu'ils vivaient hors du monde, pourquoi s'inquieter du monde ? La vieille Mme Rougon dut s'en aller, en se contentant de cette promesse vague. Des ce moment, dans la ville, elle affecta d'avoir cesse tous rapports avec la Souleiade, ce lieu de perdition et de honte. Elle n'y remettait plus les pieds, elle portait noblement le deuil de cette affliction nouvelle. Mais elle ne desarmait pourtant pas, restee aux aguets, prete a profiter de la moindre circonstance pour rentrer dans la place, avec cette tenacite qui lui avait toujours valu la victoire. Ce fut alors que Pascal et Clotilde cesserent de se cloitrer. II n'y eut pas, chez eux, de provocation, ils ne voulurent pas repondre aux vilains bruits en affichant leur bonheur. Cela se produisit comme une expansion naturelle de leur joie. Lentement, leur amour avait eu un besoin d'elargissement et d'espace, d'abord hors de la chambre, puis hors de la maison, maintenant hors du jardin, dans la ville, dans l'horizon vaste. II 349 emplissait tout, il leur donnait le monde. Le docteur reprit done tranquillement ses visites, et il emmenait la jeune fille, et ils s'en allaient ensemble par les promenades, par les rues, eile ä son bras, en robe claire, coiffee d'une gerbe de fleurs, lui boutonne dans sa redingote, avec son chapeau ä larges bords. Lui, etait tout blanc ; eile, etait toute blonde. Iis s'avan^aient, la tete haute, droits et souriants, au milieu d'un tel rayonnement de felicite, qu'ils semblaient marcher dans une gloire. D'abord, l'emotion fut enorme, les boutiquiers se mettaient sur leurs portes, des femmes se penchaient aux fenetres, des passants s'arretaient pour les suivre des yeux. On chuchotait, on riait, on se les montrait du doigt. II semblait ä craindre que cette poussee de curiosite hostile ne finit par gagner les gamins et ne leur fit jeter des pierres. Mais, ils etaient si beaux, lui süperbe et triomphal, eile si jeune, si soumise et si fiere, qu'une invincible indulgence vint peu ä peu ä tout le monde. On ne pouvait se defendre de les envier et de les aimer, dans une contagion enchantee de tendresse. Ils degageaient un charme qui retournait les coeurs. La ville 350 neuve, avec sa population bourgeoise de fonctionnaires et d'enrichis, fut la derniere conquise. Le quartier Saint-Marc, malgre son rigorisme, se montra tout de suite accueillant, d'une tolerance discrete, lorsqu'ils suivaient les trottoirs deserts, semes d'herbe, le long des vieux hotels silencieux et clos, d'ou s'exhalait le parfum evapore des amours d'autrefois. Et ce fut surtout le vieux quartier qui, bientot, leur fit fete, ce quartier dont le petit peuple, touche dans son instinct, sentit la grace de legende, le mythe profond du couple, la belle jeune fille soutenant le maitre royal et reverdissant. On y adorait le docteur pour sa bonte, sa compagne fut vite populaire, saluee par des gestes d'admiration et de louange, des qu'elle paraissait. Eux, cependant, s'ils avaient semble ignorer Phostilite premiere, devinaient bien maintenant le pardon et Pamitie attendrie dont ils etaient entoures ; et cela les rendait plus beaux, leur bonheur riait a la ville entiere. Une apres-midi, comme Pascal et Clotilde tournaient Pangle de la rue de la Banne, ils aper^urent, sur P autre trottoir, le docteur 351 Ramond. La veille, justement, ils avaient appris qu'il se decidait a epouser Mlle Leveque, la fille de Pavoue. C'etait a coup sur le parti le plus raisonnable, car Pinteret de sa situation ne lui permettait pas d'attendre davantage, et la jeune fille, fort jolie et fort riche, Paimait. Lui-meme Paimerait certainement. Aussi Clotilde fut-elle tres heureuse de lui sourire, pour le feliciter, en cordiale amie. D'un geste affectueux, Pascal Pavait salue. Un instant, Ramond, un peu remue par la rencontre, demeura perplexe. II avait eu un premier mouvement, sur le point de traverser la rue. Puis, une delicatesse dut lui venir, la pensee qu'il serait brutal d'interrompre leur reve, d'entrer dans cette solitude a deux qu'ils gardaient meme parmi les coudoiements des trottoirs. Et il se contenta d'un amical salut, d'un sourire ou il pardonnait leur bonheur. Cela fut, pour tous les trois, tres doux. Vers ce temps, Clotilde s'amusa plusieurs jours a un grand pastel, ou elle evoquait la scene tendre du vieux roi David et d'Abisai'g, la jeune Sunamite. Et c'etait une evocation de reve, une de ces compositions envolees ou Pautre elle- 352 meme, la chimerique, mettait son gout du mystere. Sur un fond de fleurs jetees, des fleurs en pluie d'etoiles, d'un luxe barbare, le vieux roi se presentait de face, la main posee sur Pepaule nue d'Abisai'g ; et 1'enfant, tres blanche, etait nue jusqu'a la ceinture. Lui, vetu somptueusement d'une robe toute droite, lourde de pierreries, portait le bandeau royal sur ses cheveux de neige. Mais elle, etait plus somptueuse encore, rien qu'avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince et allongee, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d'une grace divine. II regnait, il s'appuyait en maitre puissant et aime, sur cette sujette elue entre toutes, si orgueilleuse d'avoir ete choisie, si ravie de donner a son roi le sang reparateur de sa jeunesse. Toute sa nudite limpide et triomphante exprimait la serenite de sa soumission, le don tranquille, absolu, qu'elle faisait de sa personne, devant le peuple assemble, a la pleine lumiere du jour. Et il etait tres grand, et elle etait tres pure, et il sortait d'eux comme un rayonnement d'astre. Jusqu'au dernier moment, Clotilde avait laisse les faces des deux personnages imprecises, dans une sorte de nuee. 353 Pascal la plaisantait, emu derriere eile, devinant bien ce qu'elle entendait faire. Et il en fut ainsi, eile termina les visages en quelques coups de crayon : le vieux roi David, c'etait lui, et c'etait eile, Abisai'g, la Sunamite. Mais ils restaient enveloppes d'une clarte de songe, c'etaient eux divinises, avec des chevelures, une toute blanche, une toute blonde, qui les couvraient d'un imperial manteau, avec des traits allonges par l'extase, hausses ä la beatitude des anges, avec un regard et un sourire d'immortel amour. - Ah ! cherie, cria-t-il, tu nous fais trop beaux, te voilä encore partie pour le reve, oui ! tu te souviens, comme aux jours oü je te reprochais de mettre lä toutes les fleurs chimeriques du mystere. Et, de la main, il montrait les murs, le long desquels s'epanouissait le parterre fantasque des anciens pastels, cette flore increee, poussee en plein paradis. Mais eile protestait gaiement. - Trop beaux ? nous ne pouvons pas etre trop beaux ! Je t'assure, c'est ainsi que je nous sens, 354 que je nous vois, et c'est ainsi que nous sommes... Tiens ! regarde, si ce n'est pas la realite pure. Elle avait pris la vieille Bible du quinzieme siecle, qui etait pres d'elle, et elle montrait la nai've gravure sur bois. - Tu vois bien, c'est tout pareil. Lui, doucement, se mit a rire, devant cette tranquille et extraordinaire affirmation. -Oh! tu ris, tu t'arretes a des details de dessin. C'est l'esprit qu'il faut penetrer... Et regarde les autres gravures, comme c'est bien 9a encore ! Je ferai Abraham et Agar, je ferai Ruth et Booz, je les ferai tous, les prophetes, les pasteurs et les rois, a qui les humbles filles, les parentes et les servantes ont donne leur jeunesse. Tous sont beaux et heureux, tu le vois bien. Alors, ils cesserent de rire, penches au-dessus de la Bible antique, dont elle tournait les pages, de ses doigts minces. Et lui, derriere, avait sa barbe blanche melee aux cheveux blonds de Penfant. II la sentait toute, il la respirait toute. II 355 avait pose ses levres sur sa nuque delicate, il baisait sa jeunesse en fleur, tandis que les nai'ves gravures sur bois continuaient a defiler, ce monde biblique qui s'evoquait des pages jaunies, cette poussee libre d'une race forte et vivace, dont Poeuvre devait conquerir le monde, ces hommes a la virilite jamais eteinte, ces femmes toujours fecondes, cette continuity entetee et pullulante de la race, au travers des crimes, des incestes, des amours hors d'age et hors de raison. Et il etait envahi d'une emotion, d'une gratitude sans bornes, car son reve a lui se realisait, sa pelerine d'amour, son Abisai'g venait d'entrer dans sa vie fmissante, qu'elle reverdissait et qu'elle embaumait. Puis, tres bas, a l'oreille, il lui demanda, sans cesser de 1'avoir toute a lui, dans une haleine : - Oh ! ta jeunesse, ta jeunesse, dont j'ai faim et qui me nourris !... Mais, toi si jeune, n'en as-tu done pas faim, de jeunesse, pour m'avoir pris, moi, si vieux, vieux comme le monde ? Elle eut un sursaut d'etonnement, et elle tourna la tete, le regarda. 356 -Toi, vieux ?... Eh! non, tu es jeune, plus jeune que moi ! Et eile riait, avec des dents si claires, qu'il ne put s'empecher de rire, lui aussi. Mais il insistait, un peu tremblant: -Tu ne me reponds pas... Cette faim de jeunesse, ne l'as-tu done pas, toi si jeune ? Ce fut eile qui allongea les levres, qui le baisa, en disant ä son tour, tres bas : -Je n'ai qu'une faim et qu'une soif, etre aimee, etre aimee en dehors de tout, par-dessus tout, comme tu m'aimes. Le jour oü Martine aper^ut le pastel, cloue au mur, eile le contempla un instant en silence, puis eile fit un signe de croix, sans qu'on püt savoir si eile avait vu Dieu ou le Diable passer. Quelques jours avant Päques, eile avait demande ä Clotilde de l'accompagner ä l'eglise, et celle-ci, ayant dit non, eile sortit un instant de la deference muette oü eile se tenait maintenant. De toutes les choses nouvelles qui l'etonnaient dans la maison, celle dont eile restait bouleversee etait la brusque 357 irreligion de sa jeune maitresse. Aussi se permit-elle de reprendre son ancien ton de remontrance, de la gronder comme lorsqu'elle etait petite et qu'elle ne voulait pas faire sa priere. N'avait-elle done plus la crainte du Seigneur ? Ne tremblait-elle plus, a l'idee d'aller en enfer bouillir eternellement ? Clotilde ne put reprimer un sourire. -Oh! l'enfer, tu sais qu'il ne m'a jamais beaucoup inquietee... Mais tu te trompes en croyant que je n'ai plus de religion. Si j'ai cesse de frequenter Peglise, e'est que je fais mes devotions autre part, voila tout. Martine, beante, la regarda, sans comprendre. C'etait fmi, Mademoiselle etait bien perdue. Et jamais elle ne lui redemanda de l'accompagner a Saint-Saturnin. Seulement, sa devotion, a elle, augmenta encore, finit par tourner a la manie. On ne la rencontrait plus, en dehors de ses heures de service, promenant l'eternel bas qu'elle tricotait, meme en marchant. Des qu'elle avait une minute libre, elle courait a l'eglise, elle y restait abimee, dans des oraisons sans fin. Un jour que la vieille 358 Mme Rougon, toujours aux aguets, l'avait trouvee derriere un pilier, une heure apres l'y avoir dejä vue, eile s'etait mise ä rougir, en s'excusant, ainsi qu'une servante surprise ä ne rien faire. - Je priais pour Monsieur. Cependant, Pascal et Clotilde elargissaient encore leur domaine, allongeaient chaque jour leurs promenades, les poussaient ä present en dehors de la ville, dans la Campagne vaste. Et, une apres-midi qu'ils se rendaient ä la Seguiranne, ils eprouverent une emotion, en longeant les terres defrichees et mornes, ou s'etendaient autrefois les jardins enchantes du Paradou. La vision d'Albine s'etait dressee, Pascal l'avait revue fleurir comme un printemps. Jamais, autrefois, lui qui se croyait dejä tres vieux et qui entrait la pour sourire ä cette petite fille, il n'aurait cm qu'elle serait morte depuis des annees, lorsque la vie lui ferait le cadeau d'un printemps pareil, embaumant son declin. Clotilde, ayant senti la vision passer entre eux, haussait vers lui son visage, en un besoin renaissant de tendresse. Elle etait Albine, l'eternelle 359 amoureuse. II la baisa sur les lěvres ; et, sans qu'ils eussent échangé une parole, un grand frisson traversa les terres plates, ensemencées de blé et d'avoine, oü le Parádou avait roulé sa houle de prodigieuses verdures. Maintenant, par la plaine desséchée et nue, Pascal et Clotilde marchaient dans la poussiere craquante des routes. Iis aimaient cette nature ardente, ces champs plantés ďamandiers gréles et ďoliviers nains, ces horizons de coteaux pelés, oü blanchissaient les taches päles des bastides, qu'accentuaient les barres no ires des cypres centenaires. Cétaient comme des pay sages anciens, de ces pay sages classiques, tels qu'on en voit dans les tableaux des vieilles écoles, aux colorations dures, aux lignes balancées et majestueuses. Tous les grands soleils amasses, qui semblaient avoir cuit cette Campagne, leur coulaient dans les veines ; et ils en étaient plus vivants et plus beaux, sous le ciel toujours bleu, d'oü tombait la claire flamme ďune perpétuelle passion. Elle, abritée un peu par son ombrelle, s'epanouissait, heureuse de ce bain de lumiěre, ainsi qu'une plante de plein midi ; tandis que lui, 360 refleurissant, sentait la seve brulante du sol lui remonter dans les membres, en un flot de virile joie. Cette promenade a la Seguiranne etait une idee du docteur, qui avait appris, par la tante Dieudonne, le prochain mariage de Sophie avec un gar^on meunier des environs ; et il voulait voir si Ton se portait bien, si Ton etait heureux, dans ce coin-la. Tout de suite, une delicieuse fraicheur les reposa, lorsqu'ils entrerent sous la haute avenue de chenes verts. Aux deux bords, les sources, les meres de ces grands ombrages, coulaient sans fin. Puis, lorsqu'ils arriverent a la maison des megers, ils tomberent justement sur les amoureux, Sophie et son meunier, qui s'embrassaient a pleine bouche, pres du puits ; car la tante venait de partir pour le lavoir, la-bas, derriere les saules de la Viorne. Tres confus, le couple restait rougissant. Mais le docteur et sa compagne riaient d'un bon rire, et les amoureux rassures conterent que le mariage etait pour la Saint-Jean, que c'etait bien loin, que 9a fmirait par arriver tout de meme. Certainement, Sophie avait encore grandi en sante et en beaute, sauvee 361 du mal hereditaire, poussee solidement comme un de ces arbres, les pieds dans 1'herbe humide des sources, la tete nue au grand soleil. Ah ! ce ciel ardent et immense, quelle vie il soufflait aux etres et aux choses ! Elle ne gardait qu'une douleur, des larmes parurent au bord de ses paupieres, lorsqu'elle parla de son frere Valentin, qui ne passerait peut-etre pas la semaine. Elle avait eu des nouvelles la veille, il etait perdu. Et le docteur dut mentir un peu, pour la consoler, car lui-meme attendait 1'inevitable denouement, d'une heure ä 1'autre. Quand ils quitterent la Seguiranne, Clotilde et lui, ils revinrent ä Plassans d'un pas qui se ralentissait, attendris par ce bonheur des amours bien portantes, et que traversait le petit frisson de la mort. Dans le vieux quartier, une femme que Pascal soignait lui annon^a que Valentin venait de mourir. Deux voisines avaient dü emmener Guiraude, qui se cramponnait au corps de son fils, hurlante, ä demi folle. II entra en laissant Clotilde ä la porte. Enfin, ils reprirent le chemin de la Souleiade, silencieux. Depuis qu'il avait recommence ses visites, il ne paraissait les faire 362 que par devoir professionnel, n'exaltant plus les miracles de sa medication. Cette mort de Valentin, d'ailleurs, il s'etonnait qu'elle eüt tant tarde, il avait la conviction d'avoir prolonge d'un an la vie du malade. Malgre les resultats extraordinaires qu'il obtenait, il savait bien que la mort resterait l'inevitable, la souveraine. Pourtant, l'echec ou il l'avait tenue pendant des mois aurait dü le flatter, panser le regret, toujours saignant en lui, d'avoir tue involontairement Lafouasse, quelques mois plus tot. Et il semblait n'en rien etre, un pli grave creusait son front, lorsqu'ils rentrerent dans leur solitude. Mais, la, une nouvelle emotion l'attendait, il reconnut dehors, sous les platanes, oü Martine l'avait fait asseoir, Sarteur, l'ouvrier chapelier, le pensionnaire des Tulettes, qu'il etait alle piquer si longtemps; et 1'experience passionnante paraissait avoir reussi, les piqüres de substance nerveuse donnaient de la volonte, puisque le fou etait la, sorti le matin meme de l'Asile, jurant qu'il n'avait plus de crise, qu'il etait tout ä fait gueri de cette brusque rage homicide, qui 1'aurait fait se jeter sur un passant, pour Petrangler. Le 363 docteur le regardait, petit, tres brim, le front fuyant, la face en bee d'oiseau, avec une joue sensiblement plus grosse que 1'autre, d'une raison et d'une douceur parfaites, debordant d'une gratitude qui lui faisait baiser les mains de son sauveur. II fmissait par etre emu, il le renvoya affectueusement, en lui conseillant de reprendre sa vie de travail, ce qui etait la meilleure hygiene physique et morale. Ensuite, il se calma, il se mit a table, en parlant gaiement d'autre chose. Clotilde le regardait, etonnee, un peu revoltee me me. -Quoi done, maitre, tu n'es pas plus content de toi ? II plaisanta. - Oh ! de moi, je ne le suis jamais !... Et de la medecine, tu sais, e'est selon les jours ! Ce fut cette nuit-la, au lit, qu'ils eurent leur premiere querelle. lis avaient souffle la bougie, ils etaient dans la profonde obscurite de la chambre, aux bras l'un de l'autre, elle si mince, si fine, serree contre lui, qui la tenait toute d'une 364 etreinte, la tete sur son coeur. Et elle se fachait de ce qu'il n'avait plus d'orgueil, elle reprenait ses griefs de la journee, en lui reprochant de ne pas triompher avec la guerison de Sarteur, et meme avec l'agonie si prolongee de Valentin. C'etait elle, maintenant, qui avait la passion de sa gloire. Elle rappelait ses cures : ne s'etait-il pas gueri lui-meme ? pouvait-il nier Pefficacite de sa methode ? Tout un frisson la prenait, a evoquer le vaste reve qu'il faisait autrefois : combattre la debilite, la cause unique du mal, guerir l'humanite souffrante, la rendre saine et superieure, hater le bonheur, la cite future de perfection et de felicite, en intervenant, en donnant de la sante a tous ! Et il tenait la liqueur de vie, la panacee universelle qui ouvrait cet espoir immense ! Pascal se taisait, les levres posees sur l'epaule nue de Clotilde. Puis, il murmura : -C'est vrai, je me suis gueri, j'en ai gueri d'autres, et je crois toujours que mes piqures sont efficaces, dans beaucoup de cas... Je ne nie pas la medecine, le remords d'un accident douloureux, 365 comme celui de Lafouasse, ne me rend pas injuste... D'ailleurs, le travail a été ma passion, c'est le travail qui m'a dévoré jusqu'ici, c'est en voulant me prouver la possibilité de refaire Phumanité vieillie, vigoureuse enfm et intelligente, que j'ai failli mourir, derniěrement... Oui, un réve, un beau réve ! De ses deux bras souples, eile 1'étreignit á son tour, mélée á lui, entrée dans son corps. - Non, non ! une réalité, la réalité de ton génie, maitre ! Alors, comme ils étaient ainsi confondus, il baissa encore la voix, ses paroles ne furent plus qu'un aveu, á peine un léger souffle. -Écoute, je vais te dire ce que je ne dirais á personne au monde, ce que je ne me dis pas tout haut á moi-méme... Corriger la nature, intervenir, la modifier et la contrarier dans son but, est-ce une besogne louable ? Guérir, retarder la mort de Petre pour son agrément personnel, le prolonger pour le dommage de Pespěce sans doute, n'est-ce pas défaire ce que veut faire la nature ? Et réver une humanité plus saine, plus forte, modelée sur 366 notre idée de la santé et de la force, en avons-nous le droit ? Qu'allons-nous faire la, de quoi allons-nous nous méler dans ce labeur de la vie, dont les moyens et le but nous sont inconnus ? Peut-étre tout est-il bien. Peut-étre risquons-nous de tuer 1'amour, le génie, la vie elle-méme... Tu entends, je le confesse á toi seule, le doute m'a pris, je tremble á la pensée de mon alchimie du vingtiěme siěcle, je finis par croire qu'il est plus grand et plus sain de laisser 1'evolution s'accomplir. II s'interrompit, il ajouta si doucement, qu'elle Pentendait á peine. - Tu sais que, maintenant, je les pique avec de Peau. Toi-méme en as fait la remarque, tu ne m'entends plus piler ; et je te disais que j'avais de la liqueur en reserve... L'eau les soulage, il y a la sans doute un simple effet mécanique. Ah ! soulager, empécher la souffrance, cela, certes, je le veux encore ! Cest peut-étre ma derniěre faiblesse, mais je ne puis voir souffrir, la souffrance me jette hors de moi, comme une cruauté monstrueuse et inutile de la nature... Je ne 367 soigne plus que pour empecher la souffrance. - Maitre, alors, demanda-t-elle, si tu ne veux plus guerir, il ne faudra plus tout dire, car la necessite affreuse de montrer les plaies n'avait d'autre excuse que l'espoir de les fermer. - Si, si ! il faut savoir, savoir quand meme, et ne rien cacher, et tout confesser des choses et des etres !... Aucun bonheur n'est possible dans Pignorance, la certitude seule fait la vie calme. Quand on saura davantage, on acceptera certainement tout... Ne comprends-tu pas que vouloir tout guerir, tout regenerer, c'est une ambition fausse de notre egoi'sme, une revoke contre la vie, que nous declarons mauvaise, parce que nous la jugeons au point de vue de notre interet ? Je sens bien que ma serenite est plus grande, que j'ai elargi, hausse mon cerveau, depuis que je suis respectueux de Pevolution. C'est ma passion de la vie qui triomphe, jusqu'a ne pas la chicaner sur son but, jusqu'a me confier totalement, a me perdre en elle, sans vouloir la refaire, selon ma conception du bien et du mal. Elle seule est souveraine, elle seule sait ce qu'elle 368 fait et ou elle va, je ne puis que m'efforcer de la connaitre, pour la vivre comme elle demande a etre vecue... Et, vois-tu, je la comprends seulement depuis que tu es a moi. Tant que je ne t'avais pas, je cherchais la verite ailleurs, je me debattais, dans l'idee fixe de sauver le monde. Tu es venue, et la vie est pleine, le monde se sauve a chaque heure par 1'amour, par le travail immense et incessant de tout ce qui vit et se reproduit, a travers l'espace... La vie impeccable, la vie toute-puissante, la vie immortelle ! Ce n'etait plus, sur sa bouche, qu'un fremissement d'acte de foi, un soupir d'abandon aux forces superieures. Elle-meme ne raisonnait plus, se donnait aussi. -Maitre, je ne veux rien en dehors de ta volonte, prends-moi et fais-moi tienne, que je disparaisse et que je renaisse, melee a toi ! lis s'appartinrent. Puis, il y eut des chuchotements encore, une vie d'idylle projetee, une existence de calme et de vigueur, a la campagne. C'etait a cette simple prescription d'un milieu 369 reconfortant qu'aboutissait l'experience du medecin. II maudissait les villes. On ne pouvait se bien porter et etre heureux que par les plaines vastes, sous le grand soleil, ä la condition de renoncer ä 1'argent, ä 1'ambition, meme aux exces orgueilleux des travaux intellectuels. Ne rien faire que de vivre et d'aimer, de piocher sa terre et d'avoir de beaux enfants. -Ah! reprit-il doucement, l'enfant, l'enfant de nous qui viendrait un jour... Et il n'acheva pas, dans Pemotion dont Pidee de cette paternite tardive le bouleversait. II evitait d'en parier, il detournait la tete, les yeux humides, lorsque, pendant leurs promenades, quelque fillette ou quelque gamin leur souriait. Elle, simplement, avec une certitude tranquille, dit alors : - Mais il viendra ! C'etait, pour eile, la consequence naturelle et indispensable de Pacte. Au bout de chacun de ses baisers, se trouvait la pensee de l'enfant; car tout amour qui n'avait pas l'enfant pour but, lui 370 semblait inutile et vilain. Meme, il y avait la une des causes qui la desinteressaient des romans. Elle n'etait pas, comme sa mere, une grande liseuse ; Penvolee de son imagination lui suffisait; et, tout de suite, elle s'ennuyait aux histoires inventees. Mais, surtout, son continuel etonnement, sa continuelle indignation etaient de voir que, dans les romans d'amour, on ne se preoccupait jamais de l'enfant. II n'y etait pas meme prevu, et quand, par hasard, il tombait au milieu des aventures du coeur, c'etait une catastrophe, une stupeur et un embarras considerable. Jamais les amants, lorsqu'ils s'abandonnaient aux bras l'un de 1'autre, ne semblaient se douter qu'ils faisaient oeuvre de vie et qu'un enfant allait naitre. Cependant, ses etudes d'histoire naturelle lui avaient montre que le fruit etait le souci unique de la nature. Lui seul importait, lui seul devenait le but, toutes les precautions se trouvaient prises pour que la semence ne fut point perdue et que la mere enfantat. Et l'homme, au contraire, en civilisant, en epurant 1'amour, en avait ecarte jusqu'a la pensee du fruit. Le sexe des heros, 371 dans les romans distingues, n'etait plus qu'une machine ä passion. lis s'adoraient, se prenaient, se lächaient, enduraient mille morts, s'embrassaient, s'assassinaient, dechainaient une tempete de maux sociaux, le tout pour le plaisir, en dehors des lois naturelles, sans meme paraitre se souvenir qu'en faisant l'amour on faisait des enfants. C'etait malpropre et imbecile. Elle s'egaya, eile repeta dans son cou, avec une jolie audace d'amoureuse, un peu confuse. -II viendra... Puisque nous faisons tout ce qu'il faut pour 9a, pourquoi ne veux-tu pas qu'il vienne ? II ne repondit pas tout de suite. Elle le sentait, entre ses bras, pris de froid, envahi par le regret et le doute. Puis, il murmura tristement : -Non, non ! il est trop tard... Songe done, cherie, ä mon age ! -Mais tu es jeune ! s'ecria-t-elle de nouveau, avec un emportement de passion, en le rechauffant, en le couvrant de baisers. Ensuite, cela les fit rire. Et ils s'endormirent 372 dans cet embrassement, lui sur le dos, la serrant de son bras gauche, elle le tenant á pleine étreinte, de tous ses membres allonges et souples, la téte posée sur sa poitrine, ses cheveux blonds répandus, mélés á sa barbe blanche. La Sunamite sommeillait, la joue sur le coeur de son roi. Et, au milieu du silence, dans la grande chambre toute noire, si tendre á leurs amours, il n'y eut plus que la douceur de leur respiration. 373 IX Par la ville et par les campagnes environnantes, le docteur Pascal continuait done ses visites de medecin. Et, presque toujours, il avait au bras Clotilde, qui entrait avec lui chez les pauvres gens. Mais, comme il le lui avait avoue tres bas, une nuit, ce n'etaient guere, desormais, que des tournees de soulagement et de consolation. Deja, autrefois, s'il avait fmi par ne plus exercer qu'avec repugnance, cela venait de ce qu'il sentait tout le vide de la therapeutique. L'empirisme le desolait. Du moment que la medecine n'etait pas une science experimentale, mais un art, il demeurait inquiet devant Pinfmie complication de la maladie et du remede, selon le malade. Les medications changeaient avec les hypotheses : que de gens avaient du tuer jadis les methodes aujourd'hui abandonnees ! Le flair du 374 médecin devenait tout, le guérisseur rťétait plus qu'un devin heureusement doué, marchant lui-méme á tätons, enlevant les cures au petit bonheur de son génie. Et cela expliquait pourquoi, aprěs une douzaine d'annees d'exercice, il avait á peu pres abandonné sa clientele pour se jeter dans Pétude pure. Puis, lorsque ses grands travaux sur 1'hérédité l'avaient ramene un instant á l'espoir d'intervenir, de guérir par ses piqůres hypodermiques, il s'etait de nouveau passionné, jusqu'au jour ou sa foi en la vie, qui le poussait á en aider Taction, en réparant les forces vitales, s'etait élargie encore, lui avait donné la certitude supérieure que la vie se suffisait, était 1'unique faiseuse de santé et de force. Et il ne continuait ses visites, avec son tranquille sourire, qu'aupres des malades qui le réclamaient á grands cris et qui se trouvaient miraculeusement soulagés, méme lorsqu'il les piquait avec de l'eau claire. Clotilde, parfois, maintenant, se permettait d'en plaisanter. Elle restait, au fond, la fervente du mystěre ; et eile disait gaiement que, s'il faisait ainsi des miracles, c'était qu'il en avait en 375 lui le pouvoir, un vrai bon Dieu ! Mais, alors, il s'egayait ä lui retourner la vertu efficace de leurs visites communes, racontant qu'il ne guerissait plus personne quand eile etait absente, que c'etait eile qui apportait le souffle de l'au-delä, la force inconnue et necessaire. Ainsi, les gens riches, les bourgeois, oü eile ne se permettait pas d'entrer, continuaient ä geindre, sans aucun soulagement possible. Et cette dispute tendre les amusait, ils partaient chaque fois comme pour des decouvertes nouvelles, ils avaient de bons regards d'intelligence chez les malades. Ah ! cette gueuse de souffrance qui les revoltait, qu'ils allaient seule combattre encore, comme ils etaient heureux, lorsqu'ils la croyaient vaincue ! Ils se sentaient recompenses divinement, quand ils voyaient les sueurs froides se secher, les bouches hurlantes s'apaiser, les faces mortes reprendre vie. C'etait leur amour, decidement, qu'ils promenaient et qui calmait ce petit coin d'humanite souffrante. -Mourir n'est rien, c'est dans l'ordre, disait souvent Pascal. Mais souffrir, pourquoi ? c'est abominable et stupide ! 376 Une aprěs-midi, le docteur alia, avec la jeune fille, voir un malade au petit village de Sainte-Marthe ; et, comme ils prenaient le chemin de fer, pour manager Bonhomme, ils firent á la gare une rencontre. Le train qu'ils attendaient venait des Tulettes. Sainte-Marthe était la premiere station, dans le sens oppose, vers Marseille. Et, le train arrive, ils se précipitaient, ils ouvraient une portiere, lorsqu'ils virent descendre la vieille Mme Rougon du compartiment, qu'ils croyaient vide. Elle ne leur parlait plus, elle descendit d'un saut léger, malgré son age, puis s'en alia, l'air raide et trěs digne. - C'est le premier juillet, dit Clotilde quand le train fut en marche. Grand-mere revient des Tulettes faire sa visitě de chaque mois á Tante Dide... As-tu vu le regard qu'elle m'a jeté ? Pascal, au fond, était heureux de cette fácherie avec sa mere, qui le délivrait de la continuelle inquietude de sa presence. - Bah! dit-il simplement, quand on ne s'entend pas, il vaut mieux ne pas se frequenter. Mais la jeune fille restait chagrine et songeuse. 377 Puis, ä demi-voix : -Je Tai trouvee changee, le visage päli... Et, as-tu remarque ? eile, si correcte d'habitude, n'avait qu'une main gantee, la main droite, d'un gant vert... Je ne sais pourquoi, eile m'a retourne le coeur. Lui, alors, trouble aussi, eut un geste vague. Sa mere finirait certainement par vieillir, comme tout le monde. Elle s'agitait trop, eile se passionnait trop encore. II raconta qu'elle projetait de leguer sa fortune ä la ville de Plassans, pour qu'on bätit une maison de retraite qui porterait le nom des Rougon. Tous deux s'etaient remis ä sourire, lorsqu'il s'ecria : -Tiens ! mais c'est demain que nous allons, nous aussi, aux Tulettes, pour nos malades. Et tu sais que j'ai promis de conduire Charles ä l'oncle Macquart. Felicite, en effet, revenait, ce jour-lä, des Tulettes, oü eile se rendait regulierement, le premier de chaque mois, pour prendre des nouvelles de Tante Dide. Depuis des annees, eile s'interessait passionnement ä la sante de la folle, 378 stupefaite de la voir durer toujours, furieuse de ce qu'elle s'entetait a vivre, hors de la mesure commune, dans un veritable prodige de longevite. Quel soulagement, le beau matin ou elle enterrerait ce temoin genant du passe, ce spectre de l'attente et de l'expiation, qui evoquait, vivantes les abominations de la famille ! Et, lorsque tant d'autres etaient partis, elle, demente, ne gardant qu'une etincelle de vie au fond des yeux, semblait oubliee. Ce jour-la, elle l'avait encore trouvee sur son fauteuil, dessechee et droite, immuable. Comme le disait la gardienne, il n'y avait plus de raison pour qu'elle mourut jamais. Elle avait cent cinq ans. Quand elle sortit de l'Asile, Felicite etait outree. Elle pensa a l'oncle Macquart. Encore un qui la genait, qui s'eternisait avec une obstination exasperante ! Bien qu'il n'eut que quatre-vingt-quatre ans, trois ans de plus qu'elle, il lui semblait d'une vieillesse ridicule, depassant les bornes permises. Et un homme qui vivait dans les exces, qui etait ivre mort chaque soir, depuis soixante ans ! Les sages, les sobres, s'en allaient; lui, fleurissait, s'epanouissait, eclatant de sante et 379 de joie. Jadis, lorsqu'il etait venu s'etablir aux Tulettes, elle lui avait fait des cadeaux de vin, de liqueurs, d'eau-de-vie, dans l'espoir inavoue de debarrasser la famille d'un gaillard vraiment malpropre, dont on n'avait a attendre que du desagrement et de la honte. Mais elle s'etait vite aper^ue que tout cet alcool paraissait au contraire l'entretenir en belle allegresse, la mine ensoleillee, l'oeil goguenard; et elle avait supprime les cadeaux, puisque le poison espere l'engraissait. Elle en gardait une terrible rancune, elle l'aurait tue, si elle 1'avait ose, chaque fois qu'elle le revoyait, plus d'aplomb sur ses jambes d'ivrogne, lui ricanant a la face, sachant bien qu'elle guettait sa mort, et triomphant de ce qu'il ne lui donnait pas le plaisir d'enterrer avec lui le linge sale ancien, le sang et la boue des deux conquetes de Plassans. -Voyez-vous, Felicite, disait-il souvent, de son air d'atroce moquerie, je suis ici pour garder la vieille mere, et le jour ou nous nous deciderons a mourir tous les deux, ce sera par gentillesse pour vous, oui ! simplement pour vous eviter la peine d'accourir nous voir, comme 9a, d'un si 380 bon coeur, chaque mois. D'ordinaire, elle ne se donnait meme plus la deception de descendre chez l'oncle, elle etait renseignee sur lui, a l'Asile. Mais, cette fois, comme elle venait d'y apprendre qu'il traversait une crise d'ivrognerie extraordinaire, ne dessoulant pas depuis quinze jours, sans doute ivre a un tel point qu'il ne sortait plus, elle fut prise de la curiosite de voir par elle-meme Petat ou il pouvait bien s'etre mis. Et, en retournant a la gare, elle fit un detour, pour passer par la bastide de l'oncle. La journee etait superbe, une chaude et rayonnante journee d'ete. A droite et a gauche de Petroit chemin qu'elle avait du prendre, elle regardait les champs qu'il s'etait fait donner autrefois, toute cette grasse terre, prix de sa discretion et de sa bonne tenue. Au grand soleil, la maison, avec ses tuiles roses, ses murs violemment badigeonnes de jaune, lui apparut toute riante de gaiete. Sous les antiques muriers de la terrasse, elle gouta la fraicheur delicieuse, elle jouit de P adorable vue. Quelle digne et sage 381 retraite, quel coin de bonheur pour un vieil homme, qui acheverait, dans cette paix, une longue vie de bonte et de devoir ! Mais elle ne le voyait pas, elle ne l'entendait pas. Le silence etait profond. Seules, des abeilles bourdonnaient, autour de grandes mauves. Et il n'y avait, sur la terrasse, qu'un petit chien jaune, un loubet, comme on les nomme en Provence, etendu de tout son long sur la terre nue, a Pombre. II connaissait la visiteuse, il avait leve la tete en grognant, sur le point d'aboyer ; puis, il s'etait recouche, et il ne bougeait plus. Alors, dans cette solitude, dans cette joie du soleil, elle fut saisie d'un singulier petit frisson, elle appela : -Macquart !... Macquart !... La porte de la bastide, sous les muriers, etait grande ouverte. Mais elle n'osait entrer, cette maison vide, beante ainsi, Pinquietait. Et elle appela de nouveau : -Macquart !... Macquart !... Pas un bruit, pas un souffle. Le silence lourd 382 retombait, les abeilles seules bourdonnaient plus haut, autour des grandes mauves. Une honte de sa peur finit par prendre Felicite, qui entra bravement. A gauche, dans le vestibule, la porte de la cuisine, ou l'oncle se tenait d'habitude, etait fermee. Elle la poussa, elle ne distingua rien d'abord, car il avait du clore les volets, pour se proteger contre la chaleur. Sa premiere impression fut seulement de se sentir serree a la gorge par la violente odeur d'alcool qui emplissait la piece : il semblait que chaque meuble suat cette odeur, la maison entiere en etait impregnee. Puis, comme ses yeux s'accoutumaient a la demi-obscurite, elle finit par apercevoir Poncle. II se trouvait assis pres de la table, sur laquelle etaient un verre et une bouteille de trois-six completement vide. Tasse au fond de sa chaise, il dormait profondement, ivre mort. Cette vue la rendit a sa colere et a son mepris. -Voyons, Macquart, est-ce deraisonnable et ignoble de se mettre dans un etat pareil !... Reveillez-vous done, e'est honteux ! Son sommeil etait si profond, qu'on 383 n'entendait meme pas son souffle. Vainement, elle haussa la voix, tapa violemment des mains. -Macquart! Macquart ! Macquart !... Ah! ouiche !... Vous etes degoutant, mon cher ! Et elle l'abandonna, elle ne se gena plus, marcha librement, bouscula les objets. Au sortir de PAsile, par la route poussiereuse, une soif ardente Pavait prise. Ses gants la genaient, elle les retira, les mit sur un coin de la table. Puis, elle eut la chance de trouver la cruche, elle lava un verre qu'elle emplit ensuite jusqu'au bord, et qu'elle s'appretait a vider, lorsqu'un extraordinaire spectacle la remua a un tel point, qu'elle le posa pres de ses gants, sans boire. Elle voyait de plus en plus clair dans la piece, que de minces filets de soleil eclairaient, a travers les fentes des vieux volets disjoints. Nettement, elle apercevait Poncle, toujours proprement vetu de drap bleu, coiffe de Peternelle casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de Pannee a Pautre. II avait engraisse depuis cinq ou six ans, il faisait un veritable tas, debordant de plis de graisse. Et elle venait de remarquer qu'il avait du 384 s'endormir en fumant, car sa pipe, une courte pipe noire, etait tombee sur ses genoux. Puis, eile resta immobile de stupeur : le tabac enflamme s' etait repandu, le drap du pantalon avait pris feu ; et, par le trou de Petoffe, large dejä comme une piece de cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, d'oü sortait une petite flamme bleue. D'abord, Felicite crut que c'etait du linge, le cale^on, la chemise, qui brülait. Mais le doute n'etait pas permis, eile voyait bien la chair ä nu, et la petite flamme bleue s'en echappait, legere, dansante, telle qu'une flamme errante, ä la surface d'un vase d'alcool enflamme. Elle n'etait encore guere plus haute qu'une flamme de veilleuse, d'une douceur muette, si instable, que le moindre frisson de Pair la depla^ait. Mais eile grandissait, s'elargissait rapidement, et la peau se fendait, et la graisse commen^ait ä se fondre. Un cri involontaire jaillit de la gorge de Felicite. -Macquart !... Macquart ! II ne bougeait toujours pas. Son insensibilite 385 devait étre complete, l'ivresse l'avait jeté dans une sorte de coma, dans une paralysie absolue de la sensation ; car il vivait, on voyait un souffle lent et égal soulever sa poitrine. -Macquart !... Macquart ! Maintenant, la graisse suintait par les ger^ures de la peau, activant la flamme qui gagnait le ventre. Et Félicité comprit que Poncle s'allumait la, comme une éponge, imbibée d'eau-de-vie. Lui-méme en était saturé depuis des ans, de la plus forte, de la plus inflammable. II flamberait sans doute tout á l'heure, des pieds á la téte. Alors, eile cessa de vouloir le réveiller, puisqu'il dormait si bien. Pendant une grande minute, eile osa encore le contempler, effarée, peu á peu résolue. Ses mains, pourtant, s'etaient mises á trembler, d'un petit grelottement qu'elle ne pouvait contenir. Elle étouffait, eile reprit á deux mains le verre d'eau, que, d'un trait, eile vida. Et eile partait sur la pointe des pieds, lorsqu'elle se rappela ses gants. Elle revint, crut les ramasser, tous les deux sur la table, d'un geste inquiet, á tätons. Enfm, eile sortit, eile referma la 386 porte soigneusement, avec douceur, comme si elle avait craint de deranger quelqu'un. Quand elle se retrouva sur la terrasse, au gai soleil, dans Pair pur, en face de 1'immense horizon baigne de ciel, elle eut un soupir de soulagement. La campagne etait deserte, personne ne 1'avait certainement vue ni entrer ni sortir. II n'y avait toujours la que le loubet jaune, etale, qui ne daigna meme pas lever la tete. Et elle s'en alia, de son petit pas presse, avec le leger balancement de sa taille de jeune fille. Cent pas plus loin, bien qu'elle s'en defendit, une irresistible force la fit se retourner et regarder une derniere fois la maison, si calme et si gaie, a mi-cote, sous cette fin d'un beau jour. Dans le train seulement, lorsqu'elle voulut se ganter, elle s'aper^ut qu'un de ses gants manquait. Mais elle avait la certitude qu'il etait tombe sur le quai du chemin de fer, comme elle montait en wagon. Elle se croyait tres calme, et elle resta pourtant une main gantee et une main nue, ce qui ne pouvait etre, chez elle, que l'effet d'une forte perturbation. Le lendemain, Pascal et Clotilde prirent le train de trois heures, pour se rendre aux Tulettes. 387 La mere de Charles, la bourreliere, leur avait amene le petit, puisqu'ils voulaient bien se charger de le conduire a l'oncle, chez lequel il devait rester toute la semaine. De nouvelles disputes avaient trouble le menage : le mari refusait, decidement, de tolerer davantage chez lui cet enfant d'un autre, ce fils de prince, faineant et imbecile. Comme c'etait la grand-mere Rougon qui l'habillait, il etait en effet, ce jour-la, tout vetu encore de velours noir, soutache d'une ganse d'or, tel qu'un jeune seigneur, un page d'autrefois, allant a la cour. Et, pendant le quart d'heure que dura le voyage, dans le compartiment ou ils etaient seuls, Clotilde s'amusa a lui enlever sa toque, pour lustrer ses admirables cheveux blonds, sa royale chevelure dont les boucles lui tombaient sur les epaules. Mais elle portait une bague, et lui ayant passe la main sur la nuque, elle resta saisie de voir que sa caresse laissait une trace sanglante. On ne pouvait le toucher, sans que la rosee rouge perlat a sa peau: c'etait un relachement des tissus, si aggrave par la degenerescence, que le moindre froissement determinait une hemorragie. Tout de 388 suite, le docteur s'inquieta, lui demanda s'il saignait toujours aussi souvent du nez. Et Charles sut a peine repondre, dit non d'abord, puis se rappela, dit qu'il avait beaucoup saigne, l'autre jour. II semblait en effet plus faible, il retournait a l'enfance, a mesure qu'il avan^ait en age, d'une intelligence qui ne s'etait jamais eveillee et qui s'obscurcissait. Ce grand gar^on de quinze ans ne paraissait pas en avoir dix, si beau, si petite fille, avec son teint de fleur nee a l'ombre. Tres attendrie, le coeur chagrin, Clotilde, qui 1'avait garde sur ses genoux, le remit sur la banquette, lorsqu'elle s'aper^ut qu'il essayait de glisser la main par Pechancrure de son corsage, dans une poussee precoce et instinctive de petit animal vicieux. Aux Tulettes, Pascal decida qu'ils conduiraient d'abord Penfant chez Poncle. Et ils gravirent la pente assez rude du chemin. De loin, la petite maison riait comme la veille au grand soleil, avec ses tuiles roses, ses murs jaunes, ses muriers verts, allongeant leurs branches tordues, couvrant la terrasse d'un epais toit de feuilles. Une paix delicieuse baignait ce coin de solitude, 389 cette retraite de sage, ou Ton n'entendait que le bourdonnement des abeilles, autour des grandes mauves. -Ah ! ce gredin d'oncle, murmura Pascal en souriant, je l'envie ! Mais il etait surpris de ne pas l'apercevoir deja, debout au bord de la terrasse. Et, comme Charles s' etait mis a galoper, entrainant Clotilde, pour aller voir les lapins, le docteur continua de monter seul, s'etonna, en haut, de ne trouver personne. Les volets etaient clos, la porte du vestibule baillait, grande ouverte. II n'y avait la que le loubet jaune, sur le seuil, les quatre pattes raidies, le poil herisse, hurlant d'un gemissement doux et continu. Quand il vit arriver ce visiteur, qu'il reconnut sans doute, il se tut un instant, alia se poser plus loin, puis recommen^a doucement a gemir. Pascal, envahi d'une crainte, ne put retenir l'appel inquiet qui lui montait aux levres. -Macquart !... Macquart !... Personne ne repondit, la maison gardait un 390 silence de mort, avec sa seule porte grande ouverte, qui creusait un trou noir. Le chien hurlait toujours. Et il s'impatienta, il cria plus haut : -Macquart !... Macquart ! Rien ne bougea, les abeilles bourdonnaient, la serenite immense du ciel enveloppait ce coin de solitude. Et il se decida. Peut-etre l'oncle dormait-il. Mais, des qu'il eut pousse, a gauche, la porte de la cuisine, une odeur affreuse s'en echappa, une insupportable odeur d'os et de chair tombes sur un brasier. Dans la piece, il put a peine respirer, etouffe, aveugle par une sorte d'epaisse vapeur, une nuee stagnante et nauseabonde. Les minces filets de lumiere qui filtraient a travers les fentes ne lui permettaient pas de bien voir. Pourtant, il s'etait precipite vers la cheminee, il abandonnait sa premiere pensee d'un incendie, car il n'y avait pas eu de feu, tous les meubles autour de lui avaient fair intacts. Et, ne comprenant pas, se sentant defaillir dans cet air empoisonne, il courut ouvrir les volets, violemment. Un flot de lumiere entra. 391 Alors, ce que le docteur put enfm constater Pemplit d'etonnement. Chaque objet se trouvait a sa place ; le verre et la bouteille de trois-six vide etaient sur la table ; seule, la chaise ou Poncle avait du s'asseoir portait des traces d'incendie, les pieds de devant noircis, la paille a demi brulee. Qu'etait devenu Poncle ? Ou done pouvait-il etre passe ? Et, devant la chaise, il n'y avait, sur le carreau, tache d'une mare de graisse, qu'un petit tas de cendre, a cote duquel gisait la pipe, une pipe noire, qui ne s'etait pas meme cassee en tombant. Tout Poncle etait la, dans cette poignee de cendre fine, et il etait aussi dans la nuee rousse qui s'en allait par la fenetre ouverte, dans la couche de suie qui avait tapisse la cuisine entiere, un horrible suint de chair envolee, enveloppant tout, gras et infect sous le doigt. C etait le plus beau cas de combustion spontanee qu'un medecin eut jamais observe. Le docteur en avait bien lu de surprenants, dans certains memoires, entre autres celui de la femme d'un cordonnier, une ivrognesse qui s'etait endormie sur sa chaufferette et dont on n'avait 392 retrouve qu'un pied et une main. Lui-meme, jusque-la, s'etait mefie, n'avait pu admettre, comme les anciens, qu'un corps, impregne d'alcool, degageat un gaz inconnu, capable de s'enflammer spontanement et de devorer la chair et les os. Mais il ne niait plus, il expliquait tout d'ailleurs, en retablissant les faits : le coma de l'ivresse, l'insensibilite absolue, la pipe tombee sur les vetements qui prenaient feu, la chair saturee de boisson qui brulait et se crevassait, la graisse qui se fondait, dont une partie coulait par terre, dont 1'autre activait la combustion, et tout enfm, les muscles, les organes, les os qui se consumaient, dans la flambee du corps entier. Tout l'oncle tenait la, avec ses vetements de drap bleu, avec la casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de l'annee a l'autre. Sans doute, des qu'il s'etait mis a bruler ainsi qu'un feu de joie, il avait du culbuter en avant, ce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie a peine ; et rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, rien que ce petit tas de poussiere grise, que le courant d'air de la porte mena^ait de balayer. 393 Clotilde, cependant, entra ; tandis que Charles restait dehors, interesse par le hurlement continu du chien. - Ah ! mon Dieu, quelle odeur ! dit-elle. Qu'y a-t-il ? Et, lorsque Pascal lui eut explique P extraordinaire catastrophe, eile fremit. Dejä, eile avait pris la bouteille pour P examiner ; mais eile la reposa avec horreur, en la sentant humide et poissee de la chair de Poncle. On ne pouvait rien toucher, les moindres choses etaient comme enduites de ce suint jaunätre, qui collait aux mains. Un frisson de degoüt epouvante la souleva, eile pleura, en begayant: - La triste mort ! Paffreuse mort ! Pascal s'etait remis de son premier saisissement, et il souriait presque. - Affreuse, pourquoi ?... II avait quatre-vingt-quatre ans, et il n'a pas souffert... Moi, je la trouve superbe, cette mort, pour ce vieux bandit d'oncle, qui a mene, mon Dieu ! on peut bien le 394 dire ä cette heure, une existence peu catholique... Tu te rappelles son dossier, il avait sur la conscience des choses vraiment terribles et malpropres, ce qui ne l'a pas empeche de se ranger plus tard, de vieillir au milieu de toutes les joies, en brave homme goguenard, recompense des grandes vertus qu'il n'avait pas eues... Et le voilä qui meurt royalement, comme le prince des ivrognes, flambant de lui-meme, se consumant dans le bücher embrase de son propre corps ! Emerveille, le docteur elargissait la scene de son geste vague. - Vois-tu cela ?... Etre ivre au point de ne pas sentir qu'on brüle, s'allumer soi-meme comme un feu de la Saint-Jean, se perdre en fumee, jusqu'au dernier os !... Hein? vois-tu Poncle parti pour l'espace, d'abord repandu aux quatre coins de cette piece, dissous dans Pair et flottant, baignant tous les objets qui lui ont appartenu, puis s'echappant en une poussiere de nuee par cette fenetre, lorsque je Pai ouverte, s'envolant en plein ciel, emplissant Phorizon... Mais c'est une mort admirable ! disparaitre, ne rien laisser 395 de soi, un petit tas de cendre et une pipe, a cote ! Et il ramassa la pipe, pour garder, ajouta-t-il, une relique de l'oncle ; tandis que Clotilde, qui avait cm sentir une pointe d'amere moquerie sous son acces d'admiration lyrique, disait encore, d'un frisson, son effroi et sa nausee. Mais, sous la table, elle venait d'apercevoir quelque chose, un debris peut-etre ! - Vois done la, ce lambeau ! II se baissa, il eut la surprise de ramasser un gant de femme, un gant vert. -Eh ! cria-t-elle, e'est le gant de grand-mere, tu te souviens, le gant qui lui manquait hier soir. Tous les deux s'etaient regardes, la meme explication leur montait aux levres : Felicite, la veille, etait certainement venue ; et une brusque conviction se faisait dans 1'esprit du docteur, la certitude que sa mere avait vu l'oncle s'allumer, et qu'elle ne 1'avait pas eteint. Cela resultait pour lui de plusieurs indices, l'etat de refroidissement complet ou il trouvait la piece, le calcul qu'il faisait des heures necessaires a la combustion. II 396 vit bien que la méme pensée naissait au fond des yeux terrifies de sa compagne. Mais, comme il semblait impossible de jamais savoir la vérité, il imagina tout haut l'histoire la plus simple. - Sans doute, ta grand-měre sera entrée dire bonjour á 1'oncle, en revenant de 1'Asile, avant qu'il se mette á boire. - Allons-nous-en ! allons-nous-en ! cria Clotilde. J'etouffe, je ne puis plus rester ici ! D'ailleurs, Pascal voulait aller declarer le décěs. II sortit derriěre elle, ferma la maison, mit la clef dans sa poche. Et, dehors, ils entendirent de nouveau le loubet, le petit chien jaune, qui n'avait pas cessé de hurler. II s'etait réfugié dans les jambes de Charles, et 1'enfant, amusé, le poussait du pied, 1'écoutait gémir, sans comprendre. Le docteur se rendit directement chez M. Maurin, le notaire des Tulettes, qui se trouvait étre en méme temps maire de la commune. Veuf depuis une dizaine ďannées, vivant en compagnie de sa fille, également veuve et sans enfant, il entretenait de bons rapports de 397 voisinage avec le vieux Macquart, il avait parfois garde chez lui le petit Charles des journees entieres, sa fille s'etant interessee a cet enfant si beau et si a plaindre. M. Maurin s'effara, voulut remonter avec le docteur constater 1'accident, promit de dresser un acte de deces en regie. Quant a une ceremonie religieuse, a des obseques, elles paraissaient bien difficiles. Lorsqu'on etait rentre dans la cuisine, le vent de la porte avait fait envoler les cendres ; et, lorsqu'on s'etait efforce de les recueillir pieusement, on n'avait guere reussi qu'a ramasser les raclures du carreau, toute une salete ancienne, ou il ne devait rester que bien peu de l'oncle. Alors enterrer quoi ? II valait mieux y renoncer. On y renon^a. D'ailleurs, l'oncle ne pratiquait guere, et la famille se contenta de faire dire plus tard des messes, pour le repos de son ame. Le notaire, cependant, s'etait eerie tout de suite qu'il existait un testament, depose chez lui. II convoqua sans tarder le docteur, pour le surlendemain, dans le but de lui en faire la communication officielle ; car il crut pouvoir lui dire que l'oncle l'avait choisi comme executeur 398 testamentaire. Et il finit par lui offrir, en brave homme, de garder Charles jusque-lá, comprenant combien le petit, si bousculé chez sa mere, devenait génant, au milieu de toutes ces histoires. Charles parut enchanté, et il resta aux Tulettes. Ce ne fut que trěs tard, par le train de sept heures, que Clotilde et Pascal purent rentrer á Plassans, aprěs que ce dernier eut visité enfm les deux malades qu'il avait á voir. Mais, le surlendemain, comme ils revenaient ensemble au rendez-vous de M. Maurin, ils eurent la surprise désagréable de trouver la vieille Mme Rougon installée chez lui. Elle avait naturellement appris la mort de Macquart, eile était accourue, frétillante, débordante d'une douleur expansive. La lecture du testament fut, du reste, trěs simple, sans incident: Macquart avait dispose de tout ce qu'il pouvait distraire de sa petite fortune, pour se faire élever un tombeau superbe, en marbre, avec deux anges monumentaux, les ailes repliées, et qui pleurait. C'était une idée á lui, le souvenir ďun tombeau pareil, qu'il avait vu á ľétranger, en Allemagne peut-étre, quand il était soldát. Et il chargeait son neveu Pascal de veiller á 399 P execution du monument, parce que lui seul, ajoutait-il, avait du gout, dans la famille. Pendant cette lecture, Clotilde etait demeuree dans le jardin du notaire, assise sur un banc, a Pombre d'un antique marronnier. Lorsque Pascal et Felicite reparurent, il y eut un moment de grande gene, car ils ne s'etaient pas reparle depuis des mois. D'ailleurs, la vieille dame affectait une aisance parfaite, sans allusion aucune a la situation nouvelle, donnant a entendre qu'on pouvait bien se rencontrer et paraitre unis devant le monde, sans s'expliquer ni se reconcilier pour cela. Mais elle eut le tort de trop insister sur le gros chagrin que lui avait cause la mort de Macquart. Pascal, qui se doutait de son sursaut de joie, de son infmie jouissance, a la pensee que cette plaie de la famille, cette abomination de Poncle allait se cicatriser enfm, ceda a une impatience, a une revoke qui le soulevait. Ses yeux s'etaient involontairement fixes sur les gants de sa mere, qui etaient noirs. Justement, elle se desolait, d'une voix adoucie. -Aussi, etait-ce prudent, a son age, de 400 s'obstiner a vivre tout seul, comme un loup ! S'il avait eu seulement chez lui une servante ! Et le docteur alors parla, sans en avoir la nette conscience, dans un tel besoin irresistible, qu'il fut tout effare de s' entendre dire : - Mais vous, ma mere, puisque vous y etiez, pourquoi ne l'avez-vous pas eteint ? La vieille Mme Rougon blemit affreusement. Comment son fils pouvait-il savoir ? Elle le regarda un instant, beante ; tandis que Clotilde palissait comme elle, dans la certitude du crime, eclatante maintenant. C etait un aveu, ce silence terrifie qui etait tombe entre la mere, le fils, la petite-fille, ce frissonnant silence ou les families enterrent leurs tragedies domestiques. Les deux femmes ne trouvaient rien. Le docteur, desespere d'avoir parle, lui qui evitait avec tant de soin les explications facheuses et inutiles, cherchait eperdument a rattraper sa phrase, lorsqu'une nouvelle catastrophe les tira de cette gene terrible. Felicite s' etait decidee a reprendre Charles, ne voulant pas abuser de la bonne hospitalite de M. 401 Maurin ; et, comme celui-ci, apres le déjeuner, avait fait conduire le petit á PAsile, pour qu'il passät une heure pres de Tante Dide, il venait d'y envoyer sa servantě, avec Pordre de le ramener tout de suite. Ce fut done á ce moment que cette servantě, qu'ils attendaient dans le j ardin, reparut, en sueur, essoufflée, bouleversée, criant de loin : -Mon Dieu ! mon Dieu ! venez vite... M. Charles est dans le sang... Iis s'epouvanterent, ils partirent tous les trois pour PAsile. Ce jour-la, Tante Dide était dans un de ses bons jours, bien calme, bien douce, droite au fond du fauteuil oü eile passait les heures, les longues heures, depuis vingt-deux ans, á regarder fixement le vide. Elle semblait avoir encore maigri, tout muscle avait disparu, ses bras, ses jambes n'etaient plus que des os recouverts du parchemin de la peau; et il fallait que sa gardienne, la robuste fille blonde, la portät, la fit manger, disposät d'elle comme d'une chose, qu'on déplace et qu'on reprend. L'ancetre, Poubliée, grande, noueuse, effrayante, restait 402 immobile, avec ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux d'eau de source, dans son mince visage desseche. Mais, le matin, un brusque flot de larmes avait ruissele sur ses joues, puis elle s'etait mise a begayer des paroles sans suite ; ce qui semblait prouver qu'au milieu de son epuisement senile et de l'engourdissement irreparable de la demence, la lente induration du cerveau ne devait pas etre complete encore : des souvenirs restaient emmagasines, des lueurs d'intelligence etaient possibles. Et elle avait repris sa face muette, indifferente aux etres et aux choses, riant parfois d'un malheur, d'une chute, le plus souvent ne voyant, n'entendant rien, dans sa contemplation sans fin du vide. Lorsque Charles lui fut amene, la gardienne Pinstalla tout de suite, devant la petite table, en face de sa trisai'eule. Elle gardait pour lui un paquet d'images, des soldats, des capitaines, des rois, vetus de pourpre et d'or, et elle les lui donna, avec sa paire de ciseaux. - La, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vous voyez qu'aujourd'hui grand-mere est 403 trěs gentille. II faut étre gentil aussi. L' enfant avait levé le regard sur la folie, et tous deux se contemplérent. A ce moment, leur extraordinaire ressemblance éclata. Leurs yeux surtout, leurs yeux vides et limpides, semblaient se perdre les uns dans les autres, identiques. Puis, c'etait la physionomie, les traits usés de la centenaire qui, par-dessus trois generations, sautaient á cette delicate figure ď enfant, comme effacée déjá eile aussi, trés vieille et fmie par Pusure de la race. Iis ne s'etaient pas souri, ils se regardaient profondément, ďun air ďimbécillité grave. - Ah bien ! continua la gardienne, qui avait pris Phabitude de se parier tout haut, pour s'egayer avec sa folie, ils ne peuvent pas se renier. Qui a fait Pun a fait Pautre. C'est tout craché... Voyons, riez un peu, amusez-vous, puisque 9a vous plait d'etre ensemble. Mais la moindre attention prolongée fatiguait Charles, et il baissa le premier la téte, il parut s'interesser á ses images ; pendant que Tante Dide, qui avait une puissance étonnante de fixité, 404 continuait a le regarder indefmiment, sans un battement de paupieres. Un instant, la gardienne s'occupa, dans la petite chambre, pleine de soleil, tout egayee par son papier clair, a fleurs bleues. Elle refit le lit qui prenait fair, elle rangea du linge sur les planches de l'armoire. D'habitude, elle profitait de la presence du petit, pour se donner un peu de bon temps. Jamais elle ne devait quitter sa pensionnaire ; et, quand il etait la, elle avait fini par oser la lui confer. -Ecoutez bien, reprit-elle, il faut que je sorte, et si elle remuait, si elle avait besoin de moi, vous sonneriez, vous m'appelleriez tout de suite, n'est-ce pas ?... Vous comprenez, vous etes assez grand gar^on pour savoir appeler quelqu'un. II avait releve la tete, il fit signe qu'il avait compris et qu'il appellerait. Et, quand il se trouva seul avec Tante Dide, il se remit a ses images, sagement. Cela dura un quart d'heure, dans le profond silence de l'Asile, ou Ton n'entendait que des bruits perdus de prison, un pas furtif, un trousseau de clefs qui tintait, puis, parfois, de 405 grands cris, aussitot eteints. Mais, par cette brulante journee, 1'enfant devait etre las ; et le sommeil le prenait, bientot sa tete, d'une blancheur de lis, sembla se pencher sous le casque trop lourd de sa royale chevelure : il la laissa tomber doucement parmi les images, il s'endormit, une joue contre les rois d'or et de pourpre. Les cils de ses paupieres closes jetaient une ombre, la vie battait faiblement dans les petites veines bleues de sa peau delicate. II etait d'une beaute d'ange, avec Pindefmissable corruption de toute une race, epandue sur la douceur de son visage. Et Tante Dide le regardait de son regard vide, ou il n'y avait ni plaisir ni peine, le regard de Peternite ouvert sur les choses. Pourtant, au bout de quelques minutes, un interet parut s'eveiller dans ses yeux clairs. Un evenement venait de se produire, une goutte rouge s'allongeait, au bord de la narine gauche de P enfant. Cette goutte tomba, puis une autre se forma et la suivit. C etait le sang, la rosee de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule, s'en allait, dans 406 Pusure lache de la degenerescence. Les gouttes devinrent un filet mince qui coula sur Por des images. Une petite mare les noya, se fit un chemin vers un angle de la table ; puis, les gouttes recommencerent, s'ecraserent une a une, lourdes, epaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de cherubin, sans avoir meme conscience de sa vie qui s'echappait; et la folle continuait a le regarder, Pair de plus en plus interesse, mais sans effroi, amusee plutot, Poeil occupe par cela comme par le vol des grosses mouches, qu'elle suivait souvent pendant des heures. Des minutes encore se passerent, le petit filet rouge s'etait elargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le leger clapotement monotone et entete de leur chute. Et Charles, a un moment, s'agita, ouvrit les yeux, s'aper^ut qu'il etait plein de sang. Mais il ne s'epouvanta pas, il etait accoutume a cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. II eut une plainte d'ennui. L' instinct pourtant dut Pavertir, il s'effara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus. 407 - Maman ! maman ! Sa faiblesse, deja, devait etre trop grande, car un engourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tete. Ses yeux se refermerent, il parut se rendormir, comme s'il eut continue en reve sa plainte, le doux gemissement, de plus en plus grele et perdu. - Maman ! maman ! Les images etaient inondees, le velours noir de la veste et de la culotte, soutachees d'or, se souillait de longues rayures ; et le petit filet rouge, entete, s'etait remis a couler de la narine gauche, sans arret, traversant la mare vermeille de la table, s'ecrasant a terre, ou fmissait par se former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Mais elle ne criait pas, elle n'appelait pas, immobile, avec ses yeux fixes d'ancetre qui regardait s'accomplir le destin, comme dessechee la, nouee, les membres et la langue lies par ses cent ans, le cerveau ossifie par la demence, dans l'incapacite de vouloir et d'agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge commencait a la remuer d'une 408 emotion. Un tressaillement avait passe sur sa face morte, une chaleur montait ä ses joues. Enfm, une derniere plainte la ranima toute. - Maman ! maman ! Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat. Elle porta ses mains de squelette ä ses tempes, comme si eile avait senti son cräne eclater. Sa bouche s'etait ouverte toute grande, et il n'en sortit aucun son : Peffrayant tumulte qui montait en eile lui paralysait la langue. Elle s'effor^a de se lever, de courir ; mais eile n'avait plus de muscles, eile resta clouee. Tout son pauvre corps tremblait, dans P effort surhumain qu'elle faisait ainsi pour crier ä Paide, sans pouvoir rompre sa prison de senilite et de demence. La face bouleversee, la memoire eveillee, eile dut tout voir. Et ce fut une agonie lente et tres douce, dont le spectacle dura encore de longues minutes. Charles, comme rendormi, silencieux ä present, achevait de perdre le sang de ses veines, qui se vidaient sans fin, ä petit bruit. Sa blancheur de Iis augmentait, devenait une päleur de mort. Les 409 levres se decoloraient, passaient a un rose bleme ; puis, les levres furent blanches. Et, pres d'expirer, il ouvrit ses grands yeux, il les fixa sur la trisai'eule, qui put y suivre la lueur derniere. Toute la face de cire etait morte deja, lorsque les yeux vivaient encore. lis gardaient une limpidite, une clarte. Brusquement, ils se viderent, ils s'eteignirent. C etait la fin, la mort des yeux ; et Charles etait mort sans une secousse, epuise comme une source dont toute l'eau s'est ecoulee. La vie ne battait plus dans les veines de sa peau delicate, il n'y avait plus que 1'ombre des cils, sur sa face blanche. Mais il restait divinement beau, la tete couchee dans le sang, au milieu de sa royale chevelure blonde epandue, pareil a un de ces petits dauphins exsangues, qui n'ont pu porter P execrable heritage de leur race, et qui s'endorment de vieillesse et d'imbecillite, des leurs quinze ans. L'enfant venait d'exhaler son dernier petit souffle, lorsque le docteur Pascal entra, suivi de Felicite et de Clotilde. Et, des qu'il eut vu la quantite de sang, dont le carreau etait inonde : 410 -Ah ! mon Dieu ! s'ecria-t-il, c'est ce que je craignais. Le pauvre mignon ! personne n'etait la, c'est fini ! Mais tous les trois resterent terrifies, devant 1'extraordinaire spectacle qu'ils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presque reussi a se soulever ; et ses yeux, fixes sur le petit mort, tres blanc et tres doux, sur le sang rouge repandu, la mare de sang qui se caillait, s'allumaient d'une pensee, apres un long sommeil de vingt-deux ans. Cette lesion terminale de la demence, cette nuit dans le cerveau, sans reparation possible, n'etait pas assez complete, sans doute, pour qu'un lointain souvenir emmagasine ne put s'eveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait. Et, de nouveau, Poubliee vivait, sortait de son neant, droite et devastee, comme un spectre de Pepouvante et de la douleur. Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, elle ne put begayer qu'un mot : - Le gendarme ! le gendarme ! Pascal, et Felicite, et Clotilde, avaient compris. lis se regarderent involontairement, ils 411 frémirent. Cétait toute 1'histoire violente de la vieille měre, de leur měre á tous, qui s'evoquait, la passion exaspérée de sa jeunesse, la longue souffrance de son áge můr. Déjá deux chocs moraux 1'avaient terriblement ébranlée : le premier, en pleine vie ardente, lorsqu'un gendarme avait abattu ďun coup de feu, comme un chien, son amant, le contrebandier Macquart ; le second, á bien des années de distance, lorsqu'un gendarme encore, d'un coup de pistolet, avait cassé la téte de son petit-fils Silvěre, 1'insurgé, la victime des haines et des luttes sanglantes de la famille. Du sang, toujours, Pavait éclaboussée. Et un troisiěme choc moral Pachevait, du sang Péclaboussait, ce sang appauvri de sa race qu'elle venait de voir couler si longuement, et qui était par terre, tandis que le royal enfant blanc, les veines et le coeur vides, dormait. A trois reprises, revoyant toute sa vie, sa vie rouge de passion et de torture, que dominait P image de la loi expiatrice, elle bégaya : - Le gendarme ! le gendarme ! le gendarme ! 412 Et elle s'abattit dans son fauteuil. lis la crurent morte, foudroyee. Mais la gardienne, enfm, rentrait, cherchant des excuses, certaine de son renvoi. Quand le docteur Pascal l'eut aidee a remettre Tante Dide sur son lit, il constata qu'elle vivait encore. Elle ne devait mourir que le lendemain, a 1'age de cent cinq ans trois mois et sept jours, d'une congestion cerebrale, determinee par le dernier choc qu'elle avait re^u. Pascal, tout de suite, le dit a sa mere. -Elle n'ira pas vingt-quatre heures, demain elle sera morte... Ah ! l'oncle, puis elle, et ce pauvre enfant, coup sur coup, que de misere et de deuil ! II s'interrompit, pour aj outer, a voix plus basse : -La famille s'eclaircit, les vieux arbres tombent et les jeunes meurent sur pied. Felicite dut croire a une nouvelle allusion. Elle etait sincerement bouleversee par la mort tragique du petit Charles. Mais, quand meme, au-dessus 413 de son frisson, un soulagement immense se faisait en elle. La semaine prochaine, lorsqu'on aurait cesse de pleurer, quelle quietude a se dire que toute cette abomination des Tulettes n'etait plus, que la gloire de la famille pouvait enfm monter et rayonner dans la legende ! Alors, elle se souvint qu'elle n'avait point repondu, chez le notaire, a l'involontaire accusation de son fils ; et elle reparla de Macquart, par bravoure. - Tu vois bien que les servantes, 9a ne sert a rien. II y en avait une ici, qui n'a rien empeche ; et Poncle aurait eu beau se faire garder, il serait tout de meme en cendre, a cette heure. Pascal s'inclina, de son air de deference habituelle. - Vous avez raison, ma mere. Clotilde etait tombee a genoux. Ses croyances de catholique fervente venaient de se reveiller, dans cette chambre de sang, de folie et de mort. Ses yeux ruisselaient de larmes, ses mains s'etaient jointes, et elle priait ardemment, en faveur des etres chers qui n'etaient plus. Mon Dieu ! que leurs souffrances fussent bien fmies, 414 qu'on leur pardonnät leurs fautes, qu'on ne les ressuscität que pour une autre vie d'eternelle felicite ! Et eile intercedait de toute sa ferveur, dans Pepouvante d'un enfer, qui, apres la vie miserable, aurait eternise la souffrance. A partir de ce triste jour, Pascal et Clotilde s'en allerent plus attendris, serres Pun contre Pautre, visiter leurs malades. Peut-etre, chez lui, la pensee de son impuissance devant la maladie necessaire avait-elle grandi encore. L'unique sagesse etait de laisser la nature evoluer, eliminer les elements dangereux, ne travailler qu'ä son labeur final de sante et de force. Mais les parents qu'on perd, les parents qui souffrent et qui meurent, laissent au coeur une rancune contre le mal, un irresistible besoin de le combattre et de le vaincre. Et jamais le docteur n'avait goüte une joie si grande, lorsqu'il reussissait, d'une piqüre, ä calmer une crise, ä voir le malade hurlant s'apaiser et s'endormir. Elle, au retour, Padorait, tres fiere, comme si leur amour etait le soulagement qu'ils portaient en viatique au pauvre monde. 415 X Martine, un matin, comme tous les trimestres, se fit donner par le docteur Pascal un re^u de quinze cents francs, pour aller toucher ce qu'elle appelait «leurs rentes», chez le notaire Grandguillot. II parut surpris que l'echeance fut si tot revenue : jamais il ne s'etait desinteresse a ce point des questions d'argent, se dechargeant sur elle du souci de tout regler. Et il etait avec Clotilde, sous les platanes, dans leur unique joie de vivre, rafraichis delicieusement par l'eternelle chanson de la source, lorsque la servante revint, effaree, en proie a une emotion extraordinaire. Elle ne put parler tout de suite, tellement le souffle lui manquait. -Ah! mon Dieu ! ah! mon Dieu... M. Grandguillot est parti ! Pascal ne comprit pas d'abord. 416 - Eh bien ! ma fille, rien ne presse, vous y retournerez un autre jour. - Mais non ! mais non ! il est parti, entendez-vous, parti tout a fait... Et, comme dans la rupture d'une ecluse, les mots jaillirent, sa violente emotion se vida. - J'arrive dans la rue, je vois de loin du monde devant la porte... Le petit froid me prend, je sens qu'il est arrive un malheur. Et la porte fermee, pas une persienne ouverte, une maison de mort... Tout de suite, le monde m'a dit qu'il avait file, qu'il ne laissait pas un sou, que c'etait la mine pour les families. Elle posa le re^u sur la table de pierre. -Tenez! le voila, votre papier! C'est fini, nous n'avons plus un sou, nous allons mourir de faim ! Les larmes la gagnaient, elle pleura a gros sanglots, dans la detresse de son coeur d'avare, eperdue de cette perte d'une fortune et tremblante devant la misere mena^ante. Clotilde etait restee saisie, ne parlant pas, les 417 yeux sur Pascal, qui semblait surtout incrédule, au premier moment. II tächa de calmer Martine. Voyons ! voyons ! il ne fallait pas se frapper ainsi. Si eile ne savait l'affaire que par les gens de la rue, eile ne rapportait peut-étre bien que des commérages, exagérant tout. M. Grandguillot en fuite, M. Grandguillot voleur, cela éclatait comme une chose monstrueuse, impossible. Un homme d'une si grande honnéteté ! une maison aimée et respectée de tout Plassans, depuis plus d'un siěcle ! L'argent était la, disait-on, plus solide qu'a la Banque de France. - Réfléchissez, Martine, une catastrophe pareille ne se produirait pas en coup de foudre, il y aurait eu de mauvais bruits avant-coureurs... Que diable ! toute une vieille probité ne croule pas en une nuit. Alors, eile eut un geste désespéré. - Eh ! Monsieur, c'est ce qui fait mon chagrin, parce que, voyez-vous, 9a me rend un peu responsable... Moi, voilá des semaines que j'entends circuler des histoires... Vous autres, naturellement, vous n'entendez rien, vous ne 418 savez pas si vous vivez... Pascal et Clotilde eurent un sourire, car c'etait bien vrai qu'ils s'aimaient hors du monde, si loin, si haut, que pas un des bruits ordinaires de P existence ne leur parvenait. - Seulement, comme elles etaient tres vilaines, ces histoires, je n'ai pas voulu vous en tourmenter, j'ai cm qu'on mentait. Elle finit par raconter que, si les uns accusaient simplement M. Grandguillot d'avoir joue a la Bourse, d'autres affirmaient qu'il avait des femmes, a Marseille. Enfm, des orgies, des passions abominables. Et elle se remit a sangloter. -Mon Dieu ! mon Dieu ! qu'est-ce que nous allons devenir ? Nous allons done mourir de faim ! Ebranle alors, emu de voir des larmes emplir aussi les yeux de Clotilde, Pascal tacha de se rappeler, de faire un peu de lumiere dans son esprit. Jadis, au temps ou il exercait a Plassans, c'etait en plusieurs fois qu'il avait depose chez 419 M. Grandguillot les cent vingt mille francs dont la rente lui suffisait, depuis seize ans deja ; et, chaque fois, le notaire lui avait donne un re^u de la somme deposee. Cela, sans doute, lui permettrait d'etablir sa situation de creancier personnel. Puis, un souvenir vague se reveilla au fond de sa memoire : sans qu'il put preciser la date, sur la demande et a la suite de certaines explications du notaire, il lui avait remis une procuration a l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements hypothecates ; et il etait meme certain que, sur cette procuration, le nom du mandataire etait reste en blanc. Mais il ignorait si Ton avait fait usage de cette piece, il ne s'etait jamais preoccupe de savoir comment ses fonds pouvaient etre places. De nouveau, son angoisse d'avare fit jeter ce cri a Martine : - Ah ! Monsieur, vous etes bien puni par ou vous avez peche ! Est-ce qu'on abandonne son argent comme 9a ! Moi, entendez-vous ! je sais mon compte a un centime pres, tous les trois mois, et je vous dirais sur le bout du doigt les 420 chiffres et les titres. Dans sa desolation, un sourire inconscient etait monte ä sa face. C'etait sa lointaine et entetee passion satisfaite, ses quatre cents francs de gages ä peine ecornes, economises, places pendant trente ans, aboutissant enfm, par l'accumulation des interets, ä l'enorme somme d'une vingtaine de mille francs. Et ce tresor etait intact, solide, depose ä l'ecart, dans un endroit sür, que personne ne connaissait. Elle en rayonnait d'aise, eile evita d'ailleurs d'insister davantage. Pascal se recriait. - Eh ! qui vous dit que tout notre argent est perdu! M. Grandguillot avait une fortune personnelle, il n'a pas empörte, je pense, sa maison et ses proprietes. On verra, on tirera les affaires au clair, je ne puis m'habituer ä le croire un simple voleur... Le seul ennui est qu'il va falloir attendre. II disait ces choses pour rassurer Clotilde, dont il voyait croitre 1'inquietude. Elle le regardait, eile regardait la Souleiade, autour d'eux, seulement preoccupee de son bonheur, ä lui, dans 421 l'ardent désir de toujours vivre lá, comme par le passé, de 1'aimer toujours, au fond de cette solitude amie. Et lui-méme, á vouloir la calmer, était repris de sa belle insouciance, n'ay ant jamais vécu pour l'argent, ne s'imaginant pas qu'on pouvait en manquer et en souffrir. -Mais j'en ai de l'argent ! fmit-il par crier. Qu'est-ce qu'elle raconte done, Martine, que nous n'avons plus un sou et que nous allons mourir de faim ! Et, gaiement, il se leva, il les for^a toutes les deux á le suivre. - Venez, venez done ! Je vais vous en montrer, de l'argent ! Et j'en donnerai á Martine, pour qu'elle nous fasse un bon diner, ce soir. En haut, dans sa chambre, devant elles, il abattit triomphalement le tablier du secretaire. C était lá, au fond d'un tiroir, qu'il avait, pendant pres de seize ans, jeté les billets et l'or que ses derniers clients lui apportaient d'eux-memes, sans qu'il leur réclamát jamais rien. Et jamais non plus il n'avait su exactement le chiffre de son petit tresor, prenant á son gré, pour son argent de 422 poche, ses experiences, ses aumönes, ses cadeaux. Depuis quelques mois, il faisait au secretaire de frequentes et serieuses visites. Mais il etait tellement habitue ä y trouver les sommes dont il avait besoin, apres des annees de naturelle sagesse, presque nulles comme depenses, qu'il avait fini par croire ses economies inepuisables. Aussi riait-il d'aise. - Vous allez voir ! vous allez voir ! Et il resta confondu, lorsque, ä la suite de fouilles fievreuses parmi un amas de notes et de factures, il ne put reunir qu'une somme de six cent quinze francs, deux billets de cent francs, quatre cents francs en or, et quinze francs en petite monnaie. II secouait les autres papiers, il passait les doigts dans les coins du tiroir, en se recriant. -Mais ce n'est pas possible ! mais il y en a toujours eu, il y en avait encore des tas, ces jours-ci !... II faut que ce soient toutes ces vieilles factures qui m'aient trompe. Je vous jure que P autre semaine, j'en ai vu, j'en ai touche beaucoup. 423 II etait d'une bonne foi si amüsante, il s'etonnait avec une teile sincerite de grand enfant, que Clotilde ne put s'empecher de rire. Ah ! ce pauvre maitre, quel homme d'affaires pitoyable ! Puis, comme eile remarqua l'air fache de Martine, son absolu desespoir devant ce peu d'argent qui representait maintenant leur vie ä tous les trois, eile fut prise d'un attendrissement desole, ses yeux se mouillerent, tandis qu'elle murmurait: -Mon Dieu ! c'est pour moi que tu as tout depense, c'est moi la mine, la cause unique, si nous n'avons plus rien ! En effet, il avait oublie l'argent pris pour les cadeaux. La fuite etait la, evidemment. Cela le rasserena de comprendre. Et, comme, dans sa douleur, eile parlait de tout rendre aux marchands, il s'irrita. -Ce que je t'ai donne, le rendre ! Mais ce serait un peu de mon coeur que tu rendrais avec ! Non, non, je mourrais de faim ä cote, je te veux telle que je t'ai voulue ! Puis, confiant, voyant s'ouvrir un avenir 424 illimite : -D'ailleurs, ce n'est pas encore ce soir que nous mourrons de faim, n'est-ce pas, Martine ?... Avec 9a, nous irons loin. Martine hocha la tete. Elle s'engageait bien a aller deux mois avec 9a, peut-etre trois, si Ton etait tres raisonnable, mais pas davantage. Autrefois, le tiroir etait alimente, de 1'argent arrivait toujours un peu ; tandis que, maintenant, les rentrees etaient completement nulles, depuis que Monsieur abandonnait ses malades. II ne fallait done pas compter sur une aide, venue du dehors. Et elle conclut, en disant : - Donnez-moi les deux billets de cent francs. Je vais tacher de les faire durer tout un mois. Ensuite, nous verrons... Mais soyez bien prudent, ne touchez pas aux quatre cents francs d'or, fermez le tiroir et ne le rouvrez plus. - Oh ! 9a, cria le docteur, tu peux etre tranquille ! Je me couperais plutot la main. Tout fut ainsi regie. Martine gardait la libre disposition de ces ressources dernieres ; et Ton 425 pouvait se fier ä son economie, on etait sür qu'elle rognerait sur les centimes. Quant ä Clotilde, qui n'avait jamais eu de bourse personnelle, eile ne devait meme pas s'apercevoir du manque d'argent. Seul, Pascal souffrirait de n'avoir plus son tresor ouvert, inepuisable ; mais il s' etait formellement engage ä tout faire payer par la servante. - Ouf! voilä de la bonne besogne ! dit-il, soulage, heureux, comme s'il venait d'arranger une affaire considerable, qui assurait pour toujours leur existence. Une semaine s'ecoula, rien ne semblait change ä la Souleiade. Dans le ravissement de leur tendresse, ni Pascal ni Clotilde ne paraissaient plus se douter de la misere mena^ante. Et, un matin que celle-ci etait sortie avec Martine, pour l'accompagner au marche, le docteur, reste seul, re^ut une visite, qui le remplit d'abord d'une sorte de terreur. C etait la revendeuse qui lui avait vendu le corsage en vieux point d'Alen^on, cette merveille, son premier cadeau. II se sentait si faible contre une tentation possible, qu'il en 426 tremblait. Avant meme que la marchande eüt prononce une parole, il se defendit : non ! non ! il ne pouvait, il ne voulait rien acheter ; et, les mains en avant, il l'empechait de rien sortir de son petit sac de cuir. Elle pourtant, tres grasse et affable, souriait, certaine de la victoire. D'une voix continue, enveloppante, eile se mit ä parier, ä lui conter une histoire : oui ! une dame qu'elle ne pouvait pas nommer, une des dames les plus distinguees de Plassans, frappee d'un malheur, reduite ä se defaire d'un bijou ; puis, eile s'etendit sur la süperbe occasion, un bijou qui avait coüte plus de douze cents francs, qu'on se resignait ä laisser pour cinq cents. Sans häte, eile avait ouvert son sac, malgre l'effarement, l'anxiete croissante du docteur ; eile en tira une mince chaine de cou, garnie par-devant de sept perles, simplement; mais les perles avaient une rondeur, un eclat, une limpidite admirables. Cela etait tres fin, tres pur, d'une fraicheur exquise. Tout de suite, il 1'avait vu, ce collier, au cou delicat de Clotilde, comme la parure naturelle de cette chair de soie, dont il gardait, ä ses levres, le goüt de fleur. Un autre 427 bijou l'aurait inutilement charge, ces perles ne diraient que sa jeunesse. Et, dejä, il l'avait pris entre ses doigts fremissants, il eprouvait une mortelle peine ä l'idee de le rendre. Pourtant, il se defendait toujours, jurait qu'il n'avait pas cinq cents francs, tandis que la marchande continuait, de sa voix egale, ä faire valoir le bon marche, qui etait reel. Apres un quart d'heure encore, quand eile crut le tenir, eile voulut bien, tout d'un coup, laisser le collier ä trois cents francs ; et il ceda, sa folie du don fut la plus forte, son besoin de faire plaisir, de parer son idole. Lorsqu'il alia prendre les quinze pieces d'or, dans le tiroir, pour les compter ä la marchande, il etait convaincu que les affaires s'arrangeraient, chez le notaire, et qu'on aurait bientot beaucoup d'argent. Alors, des que Pascal se retrouva seul, avec le bijou dans sa poche, il fut pris d'une joie d'enfant, il prepara sa petite surprise, en attendant le retour de Clotilde, bouleverse d'impatience. Et, quand il l'aper^ut, son coeur battit ä se rompre. Elle avait tres chaud, 1'ardent soleil d'aoüt embrasait le ciel. Aussi voulut-elle changer de robe, heureuse cependant de sa promenade, 428 racontant avec des rires le bon marche que Martine venait de faire, deux pigeons pour dix-huit sous. Lui, suffoque par Pemotion, Pavait suivie dans sa chambre ; et, comme elle n'etait plus qu'en jupon, les bras nus, les epaules nues, il affecta de remarquer quelque chose a son cou. -Tiens ! qu'est-ce que tu as done la? Fais voir. II cachait le collier dans sa main, il parvint a le lui mettre, en feignant de promener ses doigts, pour s' assurer qu'elle n'avait rien. Mais elle se debattait, gaiement. -Finis done ! Je sais bien qu'il n'y a rien... Voyons, qu'est-ce que tu trafiques, qu'est-ce que tu as qui me chatouille ? D'une etreinte, il la saisit, il la mena devant la grande psyche, ou elle se vit toute. A son cou, la mince chaine n'etait qu'un fil d'or, et elle aper^ut les sept perles comme des etoiles laiteuses, nees la et doucement luisantes sur la soie de sa peau. C'etait enfantin et delicieux. Tout de suite, elle eut un rire charme, un roucoulement de colombe coquette qui se rengorge. 429 - Oh ! maitre, maitre ! que tu es bon !... Tu ne penses done qu'á moi ?... Comme tu me rends heureuse ! Et lajoie qu'elle avait dans les yeux, cette joie de femme et d'amante, ravie d'etre belle, d'etre adorée, le récompensait divinement de sa folie. Elle avait renversé la téte, rayonnante, et eile tendait les lěvres. II se pencha, ils se baisěrent. - Tu es contente ? -Oh ! oui, maitre, contente, contente !... C'est si doux, si pur, les perles ! Et celles-ci me vont si bien ! Un instant encore, eile s'admira dans la glace, innocemment vaniteuse de la fleur blonde de sa peau, sous les gouttes nacrées des perles. Puis, cédant á un besoin de se montrer, entendant remuer la servantě dans la salle voisine, eile s'échappa, courut á eile, en jupon, la gorge nue. - Martine ! Martine ! Vois done ce que maitre vient de me donner !... Hein, suis-je belle ! Mais, á la mine severe, subitement terreuse de la vieille Tille, sa joie fut gätée. Peut-étre eut-elle 430 conscience du dechirement jaloux que son eclatante jeunesse produisait chez cette pauvre creature, usee dans la resignation muette de sa domesticite, en adoration devant son maitre. Ce ne fut la, d'ailleurs, que le premier mouvement d'une seconde, inconscient pour Tune, a peine soup^onne par l'autre ; et ce qui restait, c'etait la disapprobation visible de la servante econome, le cadeau couteux regarde de travers et condamne. Clotilde fut saisie d'un petit froid. - Seulement, murmura-t-elle, maitre a encore fouille dans son secretaire... C'est tres cher, les perles, n'est-ce pas ? Pascal, gene a son tour, se recria, expliqua 1'occasion superbe, conta la visite de la revendeuse, en un flot de paroles. Une bonne affaire incroyable : on ne pouvait pas ne pas acheter. - Combien ? interrogea la jeune fille, avec une veritable anxiete. - Trois cents francs. Et Martine, qui n'avait pas encore ouvert la 431 bouche, terrible dans son silence, ne put retenir ce cri : - Bon Dieu ! de quoi vivre six semaines, et nous n'avons pas de pain ! De grosses larmes jaillirent des yeux de Clotilde. Elle aurait arrache le collier de son cou, si Pascal ne Ten avait empechee. Elle parlait de le rendre sur-le-champ, eile begayait, eperdue : - C'est vrai, Martine a raison... Maitre est fou, et je suis folle moi-meme, ä garder 9a une minute, dans la situation ou nous sommes... II me brülerait la peau. Je t'en supplie, laisse-le-moi reporter. Jamais il ne voulut y consentir. II se desolait avec elles deux, reconnaissait sa faute, criait qu'il etait incorrigible, qu'on aurait dü lui enlever tout P argent. Et il courut au secretaire, apporta les cent francs qui lui restaient, forca Martine ä les prendre. -Je vous dis que je ne veux plus avoir un sou ! Je le depenserais encore... Tenez ! Martine, vous etes la seule raisonnable. Vous ferez durer 432 Pargent, j'en suis bien convaincu, jusqu'a ce que nos affaires soient arrangees... Et toi, cherie, garde 9a, ne me fais point de peine. Embrasse-moi, va t'habiller. II ne fut plus question de cette catastrophe. Mais Clotilde avait garde le collier au cou, sous sa robe ; et cela etait d'une discretion charmante, ce petit bijou si fin, si joli, ignore de tous, qu'elle seule sentait sur elle. Parfois, dans leur intimite, elle souriait a Pascal, elle sortait vivement les perles de son corsage, pour les lui montrer, sans une parole ; et, du meme geste prompt, elle les remettait sur sa gorge tiede, delicieusement emue. Cetait leur folie qu'elle lui rappelait, avec une gratitude confuse, un rayonnement de joie toujours aussi vive. Jamais plus elle ne les quitta. Une vie de gene, douce malgre tout, commen^a des lors. Martine avait fait un inventaire exact des ressources de la maison, et c'etait desastreux. Seule, la provision de pommes de terre promettait d'etre serieuse. Par une malchance, la jarre d'huile tirait a sa fin, de meme que le dernier tonneau de vin s'epuisait. La 433 Souleiade, n'ay ant plus ni vignes ni oliviers, ne produisait guere que quelques legumes et un peu de fruits, des poires qui n'etaient pas mures, du raisin de treille qui allait etre l'unique regal. Enfin, il fallait quotidiennement acheter le pain et la viande. Aussi, des le premier jour, la servante rationna-t-elle Pascal et Clotilde, supprimant les anciennes douceurs, les cremes, les patisseries, reduisant les plats a la portion congrue. Elle avait repris toute son autorite d'autrefois, elle les traitait en enfants, qu'elle ne consultait meme plus sur leurs desirs ni sur leurs gouts. C'etait elle qui reglait les menus, qui savait mieux qu'eux ce dont ils avaient besoin, maternelle d'ailleurs, les entourant de soins infmis, faisant ce miracle de leur donner encore de l'aisance pour leur pauvre argent, ne les bousculant parfois que dans leur interet, comme on bouscule les gamins qui ne veulent pas manger leur soupe. Et il semblait que cette singuliere maternite, cette immolation derniere, cette paix de 1'illusion dont elle entourait leurs amours, la contentait un peu elle aussi, la tirait du sourd desespoir ou elle etait tombee. Depuis qu'elle veillait ainsi sur eux, elle 434 avait retrouvé sa petite figure blanche de nonne vouée au celibát, ses calmes yeux couleur de cendre. Lorsque, aprěs les éternelles pommes de terre, la petite cótelette de quatre sous, perdue au milieu des legumes, elle arrivait, certains jours, sans compromettre son budget, á leur servir des crépes, elle triomphait, elle riait de leurs rires. Pascal et Clotilde trouvaient tout trěs bien, ce qui ne les empéchait pas de la plaisanter, quand elle n'etait pas la. Les anciennes moqueries sur son avarice recommen^aient, ils prétendaient qu'elle comptait les grains de poivre, tant de grains par chaque plat, histoire de les économiser. Quand les pommes de terre manquaient par trop ďhuile, quand les cótelettes se réduisaient á une bouchée, ils échangeaient un vif coup ďoeil, ils attendaient qu'elle fůt sortie, pour étouffer leur gaieté dans leur serviette. Ils s'amusaient de tout, ils riaient de leur misěre. A la fin du premier mois, Pascal songea aux gages de Martine. D'habitude, elle prélevait elle-méme ses quarante francs sur la bourse commune qu'elle tenait. 435 - Ma pauvre fille, lui dit-il un soir, comment allez-vous faire pour vos gages, puisqu'il n'y a plus d'argent ? Elle resta un instant, les yeux a terre, l'air consterne. - Dame ! Monsieur, il faudra bien que j'attende. Mais il voyait qu'elle ne disait pas tout, qu'elle avait eu l'idee d'un arrangement, dont elle ne savait de quelle fa^on lui faire l'offre. Et il l'encouragea. -Alors, du moment que Monsieur y consentirait, j'aimerais mieux que Monsieur me signat un papier. - Comment, un papier ? -Oui, un papier ou Monsieur, chaque mois, dirait qu'il me doit quarante francs. Tout de suite, Pascal lui fit le papier, et elle en fut tres heureuse, elle le serra avec soin, comme du bel et bon argent. Cela, evidemment, la tranquillisait. Mais ce papier devint, pour le docteur et sa compagne, un nouveau sujet 436 ďétonnement et de plaisanterie. Quel était done P extraordinaire pouvoir de P argent sur certaines ámes ? Cette vieille fille qui les servait á genoux, qui Padorait surtout, lui, au point de lui avoir donné sa vie, et qui prenait cette garantie imbecile, ce chiffon de papier sans valeur, s'il ne pouvait la payer ! Du reste, ni Pascal ni Clotilde n'avaient eu, jusque-lá, un grand mérite á garder leur sérénité dans Pinfortune, car ils ne sentaient pas celle-ci. lis vivaient au-dessus, plus loin, plus haut, dans Pheureuse et riche contrée de leur passion. A table, ils ignoraient ce qu'ils mangeaient, ils pouvaient faire le réve de mets princiers, servis sur des plats d'argent. Autour d'eux, ils n'avaient pas conscience du dénuement qui croissait, de la servantě affamée, nourrie de leurs miettes ; et ils marchaient par la maison vide comme á travers un palais tendu de soie, regorgeant de richesses. Ce fut certainement Pépoque la plus heureuse de leurs amours. La chambre était un monde, la chambre tapissée de vieille indienne, couleur d'aurore, oú ils ne savaient comment épuiser Pinfini, le bonheur sans fin d'etre aux bras Pun 437 de l'autre. Ensuite, la salle de travail gardait les bons souvenirs du passe, a ce point qu'ils y vivaient les journees, comme drapes luxueusement dans la joie d'y avoir deja vecu si longtemps ensemble. Puis, dehors, au fond des moindres coins de la Souleiade, c'etait le royal ete qui dressait sa tente bleue, eblouissante d'or. Le matin, le long des allees embaumees de la pinede, a midi, sous Pombre noire des platanes, rafraichie par la chanson de la source, le soir, sur la terrasse qui se refroidissait ou sur Paire encore tiede, baignee du petit jour bleu des premieres etoiles, ils promenaient avec ravissement leur existence de pauvres, dont la seule ambition etait de vivre toujours ensemble, dans Pabsolu dedain de tout le reste. La terre etait a eux, et les tresors, et les fetes, et les souverainetes, du moment qu'ils se possedaient. Vers la fin d'aout, cependant, les choses se gaterent encore. Ils avaient parfois des reveils inquiets, au milieu de cette vie sans liens ni devoirs, sans travail, qu'ils sentaient si douce, mais impossible, mauvaise a toujours vivre. Un soir, Martine leur declara qu'elle n'avait plus que 438 cinquante francs, et qu'on aurait du mal a vivre deux semaines, en cessant de boire du vin. D'autre part, les nouvelles devenaient graves, le notaire Grandguillot etait decidement insolvable, les creanciers personnels eux-memes ne toucheraient pas un sou. D'abord, on avait pu compter sur la maison et deux fermes que le notaire en fuite laissait forcement derriere lui ; mais il etait certain, maintenant, que ces proprietes se trouvaient mises au nom de sa femme ; et, pendant que lui, en Suisse, disait-on jouissait de la beaute des montagnes, celle-ci occupait une des fermes, qu'elle faisait valoir, tres calme, loin des ennuis de leur deconfiture. Plassans bouleverse racontait que la femme tolerait les debordements du mari, jusqu'a lui permettre les deux maitresses qu'il avait emmenees au bord des grands lacs. Et Pascal, avec son insouciance habituelle, negligeait meme d'aller voir le procureur de la Republique, pour causer de son cas, suffisamment renseigne par tout ce qu'on lui racontait, demandant a quoi bon remuer cette vilaine histoire, puisqu'il n'y avait plus rien de propre ni d'utile a en tirer. 439 Alors, ä la Souleiade, l'avenir apparut mena^ant. C etait la misere noire, ä bref delai. Et Clotilde, tres raisonnable au fond, fut la premiere ä trembler. Elle gardait sa gaiete vive, tant que Pascal etait la; mais, plus prevoyante que lui, dans sa tendresse de femme, eile tombait ä une veritable terreur, des qu'il la quittait un instant, se demandant ce qu'il deviendrait, ä son age, charge d'une maison si lourde. Tout un plan l'occupa en secret pendant plusieurs jours, celui de travailler, de gagner de 1'argent, beaucoup d'argent, avec ses pastels. On s'etait recrie tant de fois devant son talent singulier et si personnel, qu'elle mit Martine dans sa confidence et la chargea, un beau matin, d'aller offirir plusieurs de ses bouquets chimeriques au marchand de couleurs du cours Sauvaire, qui etait, affirmait-on, en relation de parente avec un peintre de Paris. La condition formelle etait de ne rien exposer ä Plassans, de tout expedier au loin. Mais le resultat fut desastreux, le marchand resta effraye devant Petrangete de P invention, la fougue debridee de la facture, et il declara que jamais 9a ne se vendrait. Elle en fut desesperee, de grosses 440 larmes lui vinrent aux yeux. A quoi servait-elle ? c'etait un chagrin et une honte, de n'etre bonne ä rien ! Et il fallut que la servante la consolät, lui expliquät que toutes les femmes sans doute ne naissent pas pour travailler, que les unes poussent comme les fleurs dans les jardins, pour sentir bon, tandis que les autres sont le ble de la terre, qu'on ecrase et qui nourrit. Cependant, Martine ruminait un autre projet qui etait de decider le docteur ä reprendre sa clientele. Elle finit par en parier ä Clotilde, qui, tout de suite, lui montra les difficultes, 1'impossibility presque materielle d'une pareille tentative. Justement, eile en avait cause avec Pascal, la veille encore. Lui aussi se preoccupait, songeait au travail, comme ä l'unique chance de salut. L'idee de rouvrir un cabinet de consultation devait lui venir la premiere. Mais il etait depuis si longtemps le medecin des pauvres ! Comment oser se faire payer, lorsqu'il y avait tant d'annees dejä qu'il ne reclamait plus d'argent ? Puis, n'etait-ce pas trop tard, ä son age, pour recommencer une carriere ? sans compter les histoires absurdes qui couraient sur lui, toute 441 cette legende de génie á demi félé qiťon lui avait faite. II ne retrouverait pas un client, ce serait une cruauté inutile que de le forcer á un essai, dont il reviendrait sůrement le coeur meurtri et les mains vides. Clotilde, au contraire, s'employait toute, pour Ten détourner; et Martine comprit ces bonnes raisons, s'ecria, eile aussi, qu'il fallait Pempécher de courir le risque d'un si gros chagrin. D'ailleurs, en causant, une idée nouvelle lui était poussée, au souvenir d'un ancien registre découvert par eile dans une armoire, et sur lequel, autrefois, eile avait inscrit les visites du docteur. Beaucoup de gens n'avaient jamais payé, de sortě qu'une liste de ceux-ci occupait deux grandes pages du registre. Pourquoi done, maintenant qu'on était malheureux, n'aurait-on pas exigé de ces gens les sommes qu'ils devaient ? On pouvait bien agir sans en parier á Monsieur, qui avait toujours refuse de s'adresser á la justice. Et, cette fois, Clotilde lui donna raison. Ce fut tout un complot: elle-méme releva les créances, prépara les notes, que la servantě alla porter. Mais nulle part eile ne toucha un sou, on lui répondit de porte en porte qu'on examinerait, qu'on passerait 442 chez le docteur. Dix jours s'ecoulerent, personne ne vint, il n'y avait plus ä la maison que six francs, de quoi vivre deux ou trois jours encore. Martine, le lendemain, comme eile rentrait les mains vides, d'une nouvelle demarche chez un ancien client, prit Clotilde ä part, pour lui raconter qu'elle venait de causer avec Mme Felicite, au coin de la rue de la Banne. Celle-ci, sans doute, la guettait. Elle ne remettait toujours pas les pieds ä la Souleiade. Meme le malheur qui frappait son fils, cette perte brusque d'argent dont parlait toute la ville, ne 1'avait pas rapprochee de lui. Mais eile attendait dans un fremissement passionne, eile ne gardait son attitude de mere rigoriste, ne pactisant pas avec certaines fautes, que certaine de tenir enfm Pascal ä sa merci, comptant bien qu'il allait etre force de 1'appeler ä son aide, un jour ou 1'autre. Quand il n'aurait plus un sou, qu'il frapperait ä sa porte, eile dicterait ses conditions, le deciderait au mariage avec Clotilde, ou mieux encore exigerait le depart de celle-ci. Pourtant, les journees passaient, eile ne le voyait pas venir. Et c'etait pourquoi eile avait arrete Martine, prenant une mine apitoyee, 443 demandant des nouvelles, paraissant s'etonner qu'on n'eut point recours a sa bourse, tout en donnant a comprendre que sa dignite l'empechait de faire le premier pas. -Vous devriez en parler a Monsieur et le decider, conclut la servante. En effet, pourquoi ne s'adresserait-il pas a sa mere ? Ce serait tout naturel. Clotilde se revolta. -Oh ! jamais ! je ne me charge pas d'une commission pareille. Maitre se facherait, et il aurait raison. Je crois bien qu'il se laisserait mourir de faim plutot que de manger le pain de grand-mere. Alors, le surlendemain soir, au diner, comme Martine leur servait un reste de bouilli, elle les prevint. - Je n'ai plus d'argent, Monsieur, et demain il n'y aura que des pommes de terre, sans huile ni beurre... Voici trois semaines que vous buvez de l'eau. Maintenant, il faudra se passer de viande. lis s'egayerent, ils plaisanterent encore. 444 - Vous avez du sei, ma brave fille ? - Oh ! 9a oui, Monsieur, encore un peu. - Eh bien ! des pommes de terre avec du sei, c'est tres bon quand on a faim. Elle retourna dans sa cuisine, et tout bas ils reprirent leurs moqueries sur son extraordinaire avarice. Jamais eile n'aurait offert de leur avancer dix francs, eile qui avait son petit tresor cache quelque part, dans un endroit solide que personne ne connaissait. D'ailleurs, ils en riaient, sans lui en vouloir, car eile ne devait pas plus songer ä cela qu'ä decrocher les etoiles, pour les leur servir. La nuit, pourtant, des qu'ils se furent couches, Pascal sentit Clotilde fievreuse, tourmentee d'insomnie. C'etait d'habitude ainsi, aux bras l'un de Lautre, dans les tiedes tenebres, qu'il la confessait; et eile osa lui dire son inquietude pour lui, pour eile, pour la maison entiere. Qu'allaient-ils devenir, sans ressources aucunes ? Un instant, eile fut sur le point de lui parier de sa mere. Puis, eile n'osa pas, eile se contenta de lui avouer les demarches qu'elles avaient faites, 445 Martine et elle : l'ancien registre retrouve, les notes relevees et envoy ees, 1'argent reclame partout, inutilement. Dans d'autres circonstances, il aurait eu, a cet aveu, un grand chagrin et une grande colere, blesse de ce qu'on avait agi sans lui, en allant contre 1'attitude de toute sa vie professionnelle. II resta silencieux d'abord, tres emu, et cela suffisait a prouver qu'elle etait par moments son angoisse secrete, sous cette insouciance de la misere qu'il montrait. Puis, il pardonna a Clotilde en la serrant eperdument contre sa poitrine, il finit par dire qu'elle avait bien fait, qu'on ne pouvait pas vivre plus longtemps de la sorte. lis cesserent de parler, mais elle le sentait qui ne dormait pas, qui cherchait comme elle un moyen de trouver Pargent necessaire aux besoins quotidiens. Telle fut leur premiere nuit malheureuse, une nuit de souffrance commune, ou elle, se desesperait du tourment qu'il se faisait, ou lui, ne pouvait tolerer Pidee de la savoir sans pain. Au dejeuner, le lendemain, ils ne mangerent que des fruits. Le docteur etait reste muet toute la matinee, en proie a un visible combat. Et ce fut 446 settlement vers trois heures qu'il prit une resolution. -Allons, il faut se remuer, dit-il ä sa compagne. Je ne veux pas que tu jeünes, ce soir encore... Va mettre un chapeau, nous sortons ensemble. Elle le regardait, attendant, de comprendre. - Oui, puisqu'on nous doit de 1'argent et qu'on n'a pas voulu vous le donner, je vais aller voir si on me le refuse, ä moi aussi. Ses mains tremblaient, cette idee de se faire payer de la sorte, apres tant d'annees, devait lui coüter affreusement; mais il s'effor^ait de sourire, il affectait toute une bravoure. Et eile, qui sentait, au begaiement de sa voix, la profondeur de son sacrifice, en eprouva une violente emotion. -Non ! non ! maitre, n'y va pas, si cela te fait trop de peine... Martine pourrait y retourner. Mais la servante, qui etait la, approuvait beaucoup Monsieur, au contraire. -Tiens! pourquoi done Monsieur n'irait-il 447 pas ? II n'y a jamais de honte á réclamer ce qu'on vous doit... N'est-ce pas chacun le sien... Je trouve 9a trěs bien, moi, que Monsieur montre enfin qu'il est un homme. Alors, de merne que jadis, aux heures de félicité, le vieux roi David, ainsi que Pascal se nommait parfois en plaisantant, sortit au bras d'Abisaľg. Ni ľun ni ľautre n'étaient encore en haillons, lui avait toujours sa redingote correctement boutonnée, tandis qu'elle portait sa jolie robe de toile, á pois rouges ; mais le sentiment de leur misěre sans doute les diminuait, leur faisait croire qu'ils n'étaient plus que deux pauvres, tenant peu de place, filant modestement le long des maisons. Les rues ensoleillées étaient presque vides. Quelques regards les géněrent; et ils ne hätaient pas leur marche, tellement leur coeur se serrait. Pascal voulut commencer par un ancien magistrát, qu'il avait soigné pour une affection des reins. II entra, aprěs avoir laissé Clotilde sur un banc du cours Sauvaire. Mais il fut trěs soulagé, lorsque le magistrát, prévenant sa 448 demande, lui expliqua qu'il touchait ses rentes en octobre et qu'il le payerait alors. Chez une vieille dame, une septuagenaire, paralytique, ce fut autre chose : elle s'offensa qu'on lui eut envoye sa note par une domestique qui n'avait pas ete polie ; si bien qu'il s'empressa de lui presenter ses excuses, en lui donnant tout le temps qu'elle desirerait. Puis, il monta les trois etages d'un employe aux contributions, qu'il trouva souffrant encore, aussi pauvre que lui, a ce point qu'il n'osa meme pas formuler sa demande. De la, defilerent a la suite une merciere, la femme d'un avocat, un marchand d'huile, un boulanger, tous des gens a leur aise ; et tous Pevincerent, les uns sous des pretextes, les autres en ne le recevant pas ; il y en eut meme un qui affecta de ne pas comprendre. Restait la marquise de Valqueyras, Punique representante d'une tres ancienne famille, fort riche et d'une avarice celebre, veuve, avec une fillette de dix ans. II Pavait gardee pour la derniere, car elle l'effrayait beaucoup. II finit par sonner a son antique hotel, au bas du cours Sauvaire, une construction monumentale, du temps de Mazarin. Et il y demeura si longtemps, 449 que Clotilde, qui se promenait sous les arbres, fut prise d'inquietude. Enfm, quand il reparut, au bout d'une grande demi-heure, eile plaisanta, soulagee. - Quoi done ? eile n'avait pas de monnaie ? Mais, chez celle-la encore, il n'avait rien touche. Elle s'etait plainte de ses fermiers, qui ne la payaient plus. - Imagine-toi, continua-t-il pour expliquer sa longue absence, la fillette est malade. Je crains que ce ne soit un commencement de fievre muqueuse... Alors, eile a voulu me la montrer, et j'ai examine cette pauvre petite... Un invincible sourire montait aux levres de Clotilde. - Et tu as laisse une consultation ? - Sans doute, pouvais-je faire autrement ? Elle lui avait repris le bras, tres emue, et il la sentit qui le serrait fortement sur son coeur. Un instant, ils marcherent au hasard. C'etait fmi, il ne leur restait qu'ä rentrer chez eux, les mains vides. Mais lui refusait, s'obstinait ä vouloir pour 450 eile autre chose que les pommes de terre et l'eau qui les attendaient. Quand ils eurent remonte le cours Sauvaire, ils tournerent ä gauche, dans la ville neuve; et il semblait que le malheur s'acharnait, les emportant ä la derive. -Ecoute, dit-il enfm, j'ai une idee... Si je m'adressais ä Ramond, il nous preterait volontiers mille francs, qu'on lui rendrait, lorsque nos affaires seront arrangees. Elle ne repondit pas tout de suite. Ramond, qu'elle avait repousse, qui etait marie maintenant, installe dans une maison de la ville neuve, en passe d'etre le beau medecin ä la mode et de gagner une fortune ! Elle le savait heureusement d'esprit droit, de coeur solide. S'il n'etait pas revenu les voir, c'etait ä coup sür par discretion. Lorsqu'il les rencontrait, il les saluait d'un air si emerveille, si content de leur bonheur ! - Est-ce que 9a te gene ? demanda ingenument Pascal, qui aurait ouvert au jeune medecin sa maison, sa bourse, son coeur. Alors, eile se häta de repondre. 451 -Non, non !... II n'y a jamais eu entre nous que de 1'affection et de la franchise. Je crois que je lui ai fait beaucoup de peine, mais il m'a pardonne... Tu as raison, nous n'avons pas d'autre ami, c'est a Ramond qu'il faut nous adresser. La malchance les poursuivait, Ramond etait absent, en consultation a Marseille, d'ou il ne devait revenir que le lendemain soir ; et ce fut la jeune Mme Ramond qui les re^ut, une ancienne amie de Clotilde, dont elle etait la cadette, de trois ans. Elle parut un peu genee, se montra pourtant fort aimable. Mais le docteur, naturellement, ne fit pas sa demande, et se contenta d'expliquer sa visite, en disant que Ramond lui manquait. Dans la rue, de nouveau, Pascal et Clotilde se sentirent seuls et perdus. Ou se rendre, maintenant ? quelle tentative faire ? Et ils durent se remettre a marcher, au petit bonheur. -Maitre, je ne t'ai pas dit, osa murmurer Clotilde, il parait que Martine a rencontre grand-mere... Oui, grand-mere s'est inquietee de nous, 452 lui a demande pourquoi nous n'allions pas chez elle, si nous etions dans le besoin... Et, tiens ! voila sa porte la-bas... En effet, ils etaient rue de la Banne, on apercevait Tangle de la place de la Sous-Prefecture. Mais il venait de comprendre, il la faisait taire. - Jamais, entends-tu !... Et toi-meme, tu n'irais pas. Tu me dis cela, parce que tu as du chagrin, a me voir ainsi sur le pave. Moi aussi, j'ai le coeur gros, en songeant que tu es la et que tu souffres. Seulement, il vaut mieux souffrir que de faire une chose dont on garderait le continuel remords... Je ne veux pas, je ne peux pas. Ils quitterent la rue de la Banne, ils s'engagerent dans le vieux quartier. -J'aime mieux mille fois m'adresser aux etrangers... Peut-etre avons-nous des amis encore, mais ils ne sont que parmi les pauvres. Et, resigne a l'aumone, David continua sa marche au bras d'Abisai'g, le vieux roi mendiant s'en alia de porte en porte, appuye a l'epaule de 453 la sujette amoureuse, dont la jeunesse restait son unique soutien. II etait pres de six heures, la forte chaleur tombait, les rues etroites s'emplissaient de monde ; et, dans ce quartier populeux, ou ils etaient aimes, on les saluait, on leur souriait. Un peu de pitie se melait ä 1'admiration, car per sonne n'ignorait leur mine. Pourtant, ils semblaient d'une beaute plus haute, lui tout blanc, eile toute blonde, ainsi foudroyes. On les sentait unis et confondus davantage, la tete toujours droite et fiers de leur eclatant amour, mais frappes par le malheur, lui ebranle, tandis qu'elle, d'un coeur vaillant, le redressait. Des ouvriers en bourgeron passerent, qui avaient plus d'argent dans leur poche. Personne n'osa leur offirir le sou qu'on ne refuse pas ä ceux qui ont faim. Rue Canquoin, ils voulurent s'arreter chez Guiraude : eile etait morte ä son tour, la semaine auparavant. Deux autres tentatives qu'ils firent, echouerent. Desormais, ils en etaient ä rever quelque part un emprunt de dix francs. Ils battaient la ville depuis trois heures. Ah ! ce Plassans, avec le cours Sauvaire, la rue de Rome et la rue de la Banne qui le partageaient 454 en trois quartiers, ce Plassans aux fenetres closes, cette ville mangee de soleil, d'apparence morte, et qui cachait sous cette immobilite toute une vie nocturne de cercle et de jeu, trois fois encore ils la traverserent, d'un pas ralenti, par cette fin limpide d'une ardente journee d'aout ! Sur le cours, d'anciennes pataches, qui conduisaient aux villages de la montagne, attendaient, detelees ; et, a P ombre noire des platanes, aux portes des cafes, les consommateurs, qu'on voyait la des sept heures du matin, les regarderent avec des sourires. Dans la ville neuve egalement, ou des domestiques se planterent sur le seuil des maisons cossues, ils sentirent moins de sympathie que dans les rues desertes du quartier Saint-Marc, dont les vieux hotels gardaient un silence ami. Ils retournerent au fond du vieux quartier, ils allerent jusqu'a Saint-Saturnin, la cathedrale, dont le jardin du chapitre ombrageait Pabside, un coin de delicieuse paix, d'ou un pauvre les chassa en leur demandant lui-meme Paumone. On batissait beaucoup du cote de la gare, un nouveau faubourg poussait la, ils s'y rendirent. Puis, ils revinrent une derniere fois jusqu'a la place de la 455 Sous-Prefecture, avec un brusque reveil d'espoir, Pidee qu'ils fmiraient par rencontrer quelqu'un, que de P argent leur serait offert. Mais ils n'etaient toujours accompagnes que du pardon souriant de la ville, a les voir si unis et si beaux. Les cailloux de la Viorne, le petit pavage pointu leur blessait les pieds. Et ils durent enfm rentrer sans rien a la Souleiade, tous les deux, le vieux roi mendiant et sa sujette soumise, Abisai'g dans sa fleur de jeunesse, qui ramenait David vieillissant, depouille de ses biens, las d'avoir inutilement battu les routes. II etait huit heures. Martine, qui les attendait, comprit qu'elle n'aurait pas de cuisine a faire, ce soir-la. Elle pretendit avoir dine ; et, comme elle paraissait souffrante, Pascal Penvoya se coucher tout de suite. -Nous nous passerons bien de toi, repetait Clotilde. Puisque les pommes de terre sont sur le feu, nous les prendrons nous-memes. La servante, de mechante humeur, ceda. Elle machait de sourdes paroles : quand on a tout mange, a quoi bon se mettre a table ? Puis, avant 456 de s'enfermer dans sa chambre : -Monsieur, il n'y a plus d'avoine pour Bonhomme. Je lui ai trouve l'air drole, et Monsieur devrait aller le voir. Tout de suite, Pascal et Clotilde, pris d'inquietude, se rendirent a Pecurie. Le vieux cheval, en effet, etait couche sur sa litiere, somnolent. Depuis six mois, on ne Pavait plus sorti, a cause de ses jambes, envahies de rhumatismes ; et il etait devenu completement aveugle. Personne ne comprenait pourquoi le docteur conservait cette vieille bete, Martine elle-meme en arrivait a dire qu'on devait Pabattre, par simple pitie. Mais Pascal et Clotilde se recriaient, s'emotionnaient, comme si on leur eut parle d'achever un vieux parent, qui ne s'en irait pas assez vite. Non, non ! il les avait servis pendant plus d'un quart de siecle, il mourrait chez eux, de sa belle mort, en brave homme qu'il avait toujours ete ! Et, ce soir-la, le docteur ne dedaigna pas de P examiner soigneusement. II lui souleva les pieds, lui regarda les gencives, ecouta les battements du coeur. 457 -Non, il n'a rien, fmit-il par dire. C'est la vieillesse, simplement... Ah ! mon pauvre vieux, nous ne courrons plus les chemins ensemble ! L'idee qu'il manquait d'avoine tourmentait Clotilde. Mais Pascal la rassura : il fallait si peu de chose, ä une bete de cet age, qui ne travaillait plus ! Elle prit alors une poignee d'herbe, au tas que la servante avait laisse lä ; et ce fut une joie pour tous les deux, lorsque Bonhomme voulut bien, par simple et bonne amitie, manger cette herbe dans sa main. - Eh ! mais, dit-elle en riant, tu as encore de Pappetit, il ne faut pas chercher ä nous attendrir... Bonsoir ! et dors tranquille ! Et ils le laisserent sommeiller, apres lui avoir Pun et Pautre, comme d'habitude, mis un gros baiser ä gauche et ä droite des naseaux. La nuit tombait, ils eurent une idee, pour ne pas rester en bas, dans la maison vide : ce fut de tout barricader et d'empörter leur diner, en haut, dans la chambre. Vivement, eile monta le plat de pommes de terre, avec du sei et une belle carafe d'eau pure ; tandis que lui se chargeait d'un 458 panier de raisin, le premier qu'on eüt cueilli ä une treille precoce, en dessous de la terrasse. Iis s'enfermerent, ils mirent le couvert sur une petite table, les pommes de terre au milieu, entre la saliere et la carafe, et le panier de raisin sur une chaise, ä cöte. Et ce fut un gala merveilleux, qui leur rappela l'exquis dejeuner qu'ils avaient fait, au lendemain des noces, lorsque Martine s'etait obstinee ä ne pas leur repondre. Iis eprouvaient le meme ravissement d'etre seuls, de se servir eux-memes, de manger l'un contre l'autre, dans la meme assiette. Cette soiree de misere noire, qu'ils avaient tout fait au monde pour eviter, leur gardait les heures les plus delicieuses de leur existence. Depuis qu'ils etaient rentres, qu'ils se trouvaient au fond de la grande chambre amie, comme ä cent Heues de cette ville indifferente qu'ils venaient de battre, la tristesse et la crainte s'effa^aient, jusqu'au souvenir de la mauvaise apres-midi, perdue en courses inutiles. L'insouciance les avait repris de ce qui n'etait pas leur tendresse, ils ne savaient plus s'ils etaient pauvres ; s'ils auraient le lendemain ä chercher 459 un ami pour diner le soir. A quoi bon redouter la misere et se donner tant de peine, puisqu'il suffisait, pour gouter tout le bonheur possible, d'etre ensemble ? Lui, pourtant, s'effraya. - Mon Dieu ! nous avions si peur de cette soiree ! Est-ce raisonnable d'etre heureux ainsi ? Qui sait ce que demain nous garde ? Mais elle lui mit sa petite main sur la bouche. - Non, non ! demain, nous nous aimerons, comme nous nous aimons aujourd'hui... Aime-moi de toute ta force, comme je t'aime. Et jamais ils n'avaient mange de si bon coeur. Elle montrait son appetit de belle fille a l'estomac solide, elle mordait a pleine bouche dans les pommes de terre, avec des rires, les disant admirables, meilleures que les mets les plus vantes. Lui aussi avait retrouve son appetit de trente ans. De grands coups d'eau pure leur semblaient divins. Puis, le raisin, comme dessert, les ravissait, ces grappes si fraiches, ce sang de la terre que le soleil avait dore. Ils mangeaient trop, 460 ils etaient gris d'eau et de fruit, de gaiete surtout. lis ne se souvenaient pas d'avoir fait un gala pareil. Leur premier dejeuner lui-meme, avec tout un luxe de cotelettes, de pain et de vin, n'avait pas eu cette ivresse, ce bonheur de vivre, ou la joie d'etre ensemble suffisait, changeait la faience en vaisselle d'or, la nourriture miserable en une celeste cuisine, comme les dieux n'en goutent point. La nuit s'etait completement faite, et ils n'avaient pas allume de lampe, heureux de se mettre au lit tout de suite. Mais les fenetres restaient grandes ouvertes sur le vaste ciel d'ete, le vent du soir entrait, brulant encore, charge d'une lointaine odeur de lavande. A l'horizon, la lune venait de se lever, si pleine et si large, que toute la chambre etait baignee d'une lumiere d'argent, et qu'ils se voyaient, comme a une clarte de reve, infmiment eclatante et douce. Alors, les bras nus, le cou nu, la gorge nue, elle acheva magnifiquement le festin qu'elle lui donnait, elle lui fit le royal cadeau de son corps. La nuit precedente, ils avaient eu leur premier 461 frisson d'inquietude, une epouvante d'instinct, a Papproche du malheur mena^ant. Et, maintenant, le reste du monde semblait une fois encore oublie, c'etait comme une nuit supreme de beatitude, que leur accordait la bonne nature, dans l'aveuglement de ce qui n'etait pas leur passion. Elle avait ouvert les bras, elle se livrait, se donnait toute. -Maitre ! maitre ! j'ai voulu travailler pour toi, et j'ai appris que je suis une bonne a rien, incapable de gagner une bouchee du pain que tu manges. Je ne peux que t'aimer, me donner, etre ton plaisir d'un moment... Et il me suffit d'etre ton plaisir, maitre ! Si tu savais comme je suis contente que tu me trouves belle, puisque cette beaute, je puis t'en faire le cadeau. Je n'ai qu'elle, et je suis si heureuse de te rendre heureux. II la tenait d'une etreinte ravie, il murmura : - Oh ! oui, belle ! la plus belle et la plus desiree !... Tous ces pauvres bijoux dont je t'ai paree, l'or, les pierreries, ne valent pas le plus 462 petit coin du satin de ta peau. Un de tes ongles, un de tes cheveux, sont des richesses inestimables. Je baiserai devotement, un a un, les cils de tes paupieres. -Et, maitre, ecoute bien : ma joie est que tu sois age et que je sois jeune, parce que le cadeau de mon corps te ravit davantage. Tu serais jeune comme moi, le cadeau de mon corps te ferait moins de plaisir, et j'en aurais moins de bonheur... Ma jeunesse et ma beaute, je n'en suis fiere que pour toi, je n'en triomphe que pour te les offrir. II etait pris d'un grand tremblement, ses yeux se mouillaient, a la sentir sienne a ce point, et si adorable, et si precieuse. - Tu fais de moi le maitre le plus riche, le plus puissant, tu me combles de tous les biens, tu me verses la plus divine volupte qui puisse emplir le coeur d'un horn me. Et elle se donnait davantage, elle se donnait jusqu'au sang de ses veines. -Prends-moi done, maitre, pour que je 463 disparaisse et que je m'anéantisse en toi... Prends ma jeunesse, prends-la toute en un coup, dans un seul baiser, et bois-la toute d'un trait, épuise-la, qu'il en reste seulement un peu de miel á tes lěvres. Tu me rendras si heureuse, c'est moi encore qui te serai reconnaissante... Maitre, prends mes lěvres puisqu'elles sont fraiches, prends mon haleine puisqu'elle est pure, prends mon cou puisqu'il est doux á la bouche qui le baise, prends mes mains, prends mes pieds, prends tout mon corps, puisqu'il est un bouton á peine ouvert, un satin délicat, un parfum dont tu te grises... Tu entends ! maitre, que je sois un bouquet vivant, et que tu me respires ! que je sois un jeune fruit délicieux, et que tu me goůtes ! que je sois une caresse sans fin, et que tu te baignes en moi !... Je suis ta chose, la fleur qui a poussé á tes pieds pour te plaire, l'eau qui coule pour te rafraichir, la sěve qui bouillonne pour te rendre une jeunesse. Et je ne suis rien, maitre, si je ne suis pas tienne ! Elle se donna, et il la prit. A ce moment, un reflet de lune ľéclairait, dans sa nuditě souveraine. Elle apparut comme la beauté méme 464 de la femme, á son immortel printemps. Jamais il ne ľavait vue si jeune, si blanche, si divine. Et il la remerciait du cadeau de son corps, comme si eile lui eůt donné tous les trésors de la terre. Aucun don ne peut égaler celui de la femme jeune qui se donne, et qui donne le flot de vie, ľenfant peut-étre. Iis songěrent á ľenfant, leur bonheur en fut accru, dans ce royal festin de jeunesse qu'elle lui servait et que des rois auraient envié. 465 XI Mais, des la nuit suivante, l'insomnie inquiete revint. Ni Pascal ni Clotilde ne se disaient leur peine; et, dans les tenebres de la chambre attristee, ils restaient des heures cote a cote, feignant de dormir, songeant tous les deux a la situation qui s'aggravait. Chacun oubliait sa propre detresse, tremblait pour 1'autre. II avait fallu recourir a la dette, Martine prenait a credit le pain, le vin, un peu de viande, d'ailleurs pleine de honte, forcee de mentir et d'y mettre une grande prudence, car personne n'ignorait la mine de la maison. L'idee etait bien venue au docteur d'hypothequer la Souleiade ; seulement, c'etait la ressource supreme, il n'avait plus que cette propriete, evaluee a une vingtaine de mille francs, et dont il ne tirerait peut-etre pas quinze mille, s'il la vendait; apres, commen^ait la misere noire, le pave de la rue, pas meme une pierre a soi pour appuyer sa tete. Aussi Clotilde le 466 suppliait-elle d'attendre, de ne s'engager dans aucune affaire irrevocable, tant que les choses ne seraient pas desesperees. Trois ou quatre jours se passerent. On entrait en septembre, et le temps, malheureusement, se gätait: il y eut des orages terribles qui ravagerent la contree, un mur de la Souleiade fut renverse, qu'on ne put remettre debout, tout un ecroulement dont la breche resta beante. Dejä, on devenait impoli chez le boulanger. Puis, un matin que la vieille servante rapportait un pot-au-feu, eile pleura, eile dit que le boucher lui passait les bas morceaux. Encore quelques jours, et le credit allait etre impossible. II fallait absolument aviser, trouver des ressources, pour les petites depenses quotidiennes. Un lundi, comme une semaine de tourments recommen^ait, Clotilde s'agita toute la matinee. Elle semblait en proie ä un combat interieur, eile ne parut prendre une decision qu'ä la suite du dejeuner, en voyant Pascal refuser sa part d'un peu de boeuf qui restait. Et, tres calme, l'air resolu, eile sortit ensuite avec Martine, apres 467 avoir mis tranquillement dans le panier de celle-ci un petit paquet, des chiffons qu'elle voulait donner, disait-elle. Quand elle revint, deux heures plus tard, elle etait pale. Mais ses grands yeux, si purs et si francs, rayonnaient. Tout de suite, elle s'approcha du docteur, le regarda en face, se confessa. - J'ai un pardon a te demander, maitre, car je viens de te desobeir, et je vais surement te faire beaucoup de peine. II ne comprenait pas, il s'inquieta. - Qu'as-tu done fait ? Lentement, sans le quitter des yeux, elle prit dans sa poche une enveloppe, d'ou elle tira des billets de banque. Une brusque divination Peclaira, il eut un cri : -Oh! mon Dieu ! les bijoux, tous les cadeaux ! Et lui, si bon, si doux d'habitude, etait souleve d'une douloureuse colere. II lui avait saisi les deux mains, il la brutalisait presque, lui ecrasait les doigts qui tenaient les billets. 468 -Mon Dieu ! qu'as-tu fait la, malheureuse... C'est tout mon coeur que tu as vendu ! c'est tout notre coeur qui etait entre dans ces bijoux et que tu es allee rendre avec eux, pour de l'argent !... Des bijoux que je t'avais donnes, des souvenirs de nos heures les plus divines, ton bien a toi, a toi seule, comment veux-tu done que je le reprenne et que j' en profite ? Est-ce possible, as-tu songe a l'affreux chagrin que cela me causerait ? Doucement, elle repondit: - Et toi, maitre, penses-tu done que je pouvais nous laisser dans la triste situation ou nous sommes, manquant de pain, lorsque j'avais la ces bagues, ces colliers, ces boucles d'oreilles, qui dormaient au fond d'un tiroir ? Mais tout mon etre s'indignait, je me serais crue une avare, une egoi'ste, si je les avais gardes davantage... Et, si j'ai eu de la peine a m'en separer, oh ! oui, je l'avoue, une peine si grosse, que j'ai failli n'en pas trouver le courage, je suis bien certaine de n'avoir fait que ce que je devais faire, en femme qui t'obeis toujours et qui t'adore. Puis, comme il ne lui avait pas lache les 469 mains, des larmes parurent dans ses yeux, elle ajouta de la méme voix douce, avec un faible sourire : - Serre un peu moins fort, tu me fais trěs mal. Alors, lui aussi pleura, retourné, jeté á un attendrissement profond. - Je suis une brute, de me facher ainsi... Tu as bien agi, tu ne pouvais agir autrement. Mais pardonne-moi, cela m'a été si dur, de te voir dépouillée... Donne-moi tes mains, tes pauvres mains, que je les guérisse. II lui reprit les mains avec délicatesse et il les couvrait de baisers, il les trouvait inestimables, nues et si fines, ainsi dégarnies de bagues. Maintenant, soulagée, joyeuse, elle lui contait son escapade, comment elle avait mis Martine dans la confidence et comment toutes deux étaient allées chez la revendeuse, celle qui avait vendu le corsage en vieux point d'Alencon. Enfm, aprěs un examen et un marchandage interminables, cette femme avait donné six mille francs de tous les bijoux. De nouveau, il réprima un geste de désespoir : six mille francs ! lorsque ces bijoux 470 lui en avaient coute plus du triple, une vingtaine de mille francs au moins. - Ecoute, fmit-il par dire, je prends cet argent, puisque c'est ton bon coeur qui Papporte. Mais il est bien convenu qu'il est a toi. Je te jure d'etre a mon tour plus avare que Martine, je ne lui donnerai que les quelques sous indispensables a notre entretien, et tu retrouveras dans le secretaire tout ce qui restera de la somme, en admettant que je ne puisse meme jamais la recompleter et te la rendre entiere. II s'etait assis, il la gardait sur ses genoux, dans une etreinte encore fremissante d'emotion. Puis, baissant la voix, a Poreille : - Et tu as tout vendu, absolument tout ? Sans parler, elle se degagea un peu, elle fouilla du bout des doigts dans sa gorge, de son geste joli. Rougissante, elle souriait. Enfm, elle tira la chaine mince ou luisaient les sept perles, comme des etoiles laiteuses ; et il sembla qu'elle sortait un peu de sa nudite intime, que tout le bouquet vivant de son corps s'exhalait de cet unique bijou, garde sur sa peau, dans le mystere le plus 471 cache de sa personne. Tout de suite, elle le rentra, le fit disparaitre. Lui, rougissant comme elle, avait eu au coeur un grand coup de joie. Et il l'embrassa eperdument. - Ah ! que tu es gentille, et que je t'aime ! Mais, des le soir, le souvenir des bijoux vendus resta comme un poids sur son coeur ; et il ne pouvait voir l'argent, dans son secretaire, sans souffrance. C'etait la pauvrete prochaine, la pauvrete inevitable qui l'oppressait; c'etait une detresse plus angoissante encore, la pensee de son age, ses soixante ans qui le rendaient inutile, incapable de gagner la vie heureuse d'une femme, tout un reveil a l'inquietante realite, au milieu de son reve menteur d'eternel amour. Brusquement, il tombait a la misere, et il se sentait tres vieux : cela le gla^ait, l'emplissait d'une sorte de remords, d'une colere desesperee contre lui-meme comme si, desormais, il y avait eu une mauvaise action dans sa vie. Puis, il se fit en lui une clarte affreuse. Un matin, etant seul, il re^ut une lettre, timbree de 472 Plassans meme, dont il examina Penveloppe, surpris de ne pas reconnaitre Pecriture. Cette lettre n'etait pas signee ; et, des les premieres lignes, il eut un geste d'irritation, pret a la dechirer ; mais il s'etait assis, tremblant, il dut la lire jusqu'au bout. D'ailleurs, le style gardait une convenance parfaite, les longues phrases se deroulaient, pleines de mesure et de management, ainsi que des phrases de diplomate dont Punique but est de convaincre. On lui demontrait, avec un luxe de bonnes raisons, que le scandale de la Souleiade avait trop dure. Si la passion, jusqu'a un certain point, expliquait la faute, un homme de son age, et dans sa situation, etait en train de se rendre absolument meprisable, en s'obstinant a consommer le malheur de la jeune parente, dont il abusait. Personne n'ignorait Pempire qu'il avait pris sur elle, on admettait qu'elle mit sa gloire a se sacrifier pour lui; mais n'etait-ce pas a lui de comprendre qu'elle ne pouvait aimer un vieillard, qu'elle eprouvait seulement de la pitie et de la gratitude, et qu'il etait grand temps de la delivrer de ces amours seniles, d'ou elle sortirait deshonoree, declassee, ni epouse ni mere ? 473 Puisqu'il ne devait meme plus lui leguer une petite fortune, on esperait qu'il allait faire acte d'honnete homme, en trouvant la force de se separer d'elle, afm d'assurer son bonheur, s'il en etait temps encore. Et la lettre se terminait sur cette pensee que la mauvaise conduite fmissait toujours par etre punie. Des les premieres phrases, Pascal comprit que cette lettre anonyme venait de sa mere. La vieille Mme Rougon avait dü la dieter, il y entendait jusqu'aux inflexions de sa voix. Mais, apres en avoir commence la lecture dans un soulevement de colere, il l'acheva pale et grelottant, saisi de ce frisson qui, desormais, le traversait ä chaque heure. La lettre avait raison, eile l'eclairait sur son malaise, lui faisait voir que son remords etait d'etre vieux, d'etre pauvre, et de garder Clotilde. II se leva, se planta devant une glace, y resta longtemps, les yeux peu ä peu obscurcis de pleurs, desesperes de ses rides et de sa barbe blanche. Ce froid mortel qui le gla^ait, e'etait l'idee que, maintenant, la separation allait devenir necessaire, fatale, inevitable. II la repoussait, il ne pouvait s'imaginer qu'il fmirait par l'accepter ; 474 mais elle reviendrait quand meme, il ne vivrait plus une minute sans en etre assailli, sans etre dechire par ce combat entre son amour et sa raison, jusqu'au soir terrible ou il se resignerait, a bout de sang et de larmes. Dans sa lachete presente, il frissonnait, rien qu'a la pensee d'avoir un jour ce courage. Et c'etait bien la fin, P irreparable commen^ait, il prenait peur pour Clotilde, si jeune, et il n'avait plus que le devoir de la sauver de lui. Alors, hante par les mots, par les phrases de la lettre, il se tortura d'abord a vouloir se persuader qu'elle ne Paimait pas, qu'elle avait seulement pour lui de la pitie et de la gratitude. Cela, croyait-il, lui aurait facilite la rupture, s'il etait convaincu qu'elle se sacrifiait, et qu'en la gardant davantage, il satisfaisait simplement son monstrueux egoi'sme. Mais il eut beau Petudier, la soumettre a des epreuves, il la trouva toujours aussi tendre, aussi passionnee entre ses bras. II restait eperdu de ce resultat qui tournait contre le denouement redoute, en la lui rendant plus chere. Et il s'effor^a de se prouver la necessite de leur separation, il en examina les motifs. La vie qu'ils 475 menaient depuis des mois, cette vie sans liens ni devoirs, sans travail d'aucune sorte, etait mauvaise. Lui, ne se croyait bon qu'a aller dormir sous la terre, dans un coin ; seulement, pour elle, n'etait-ce pas une existence facheuse, d'ou elle sortirait indolente et gatee, incapable de vouloir ? II la pervertissait, en faisait une idole, au milieu des huees du scandale. Ensuite, tout d'un coup, il se voyait mort, il la laissait seule, a la rue, sans rien, meprisee. Personne ne la recueillait, elle battait les routes, n'avait plus jamais ni mari ni enfants. Non ! non ! ce serait un crime, il ne pouvait, pour ses quelques jours encore de bonheur a lui, ne leguer, a elle, que cet heritage de honte et de misere. Un matin que Clotilde etait sortie seule, pour une course dans le voisinage, elle rentra bouleversee, toute pale et frissonnante. Et, des qu'elle fut en haut, chez eux, elle s'evanouit presque dans les bras de Pascal. Elle begayait des mots sans suite. -Oh! mon Dieu !... oh! mon Dieu !... ces femmes... 476 Lui, effraye, la pressait de questions. - Voyons ! reponds-moi ! que t'est-il arrive ? Alors, un flot de sang empourpra son visage. Elle l'etreignit, se cacha la face contre son epaule. - Ce sont ces femmes... En passant a 1'ombre, comme je fermais mon ombrelle, j'ai eu le malheur de faire tomber un enfant... Et elles se sont toutes mises contre moi, et elles ont crie des choses, oh ! des choses ! que je n'en aurais jamais, d'enfants ! que les enfants, 9a ne poussait pas chez les creatures de mon espece !... Et d'autres choses, mon Dieu ! d'autres choses encore, que je ne peux pas repeter, que je n'ai pas comprises ! Elle sanglotait. II etait devenu livide, il ne trouvait rien a lui dire, il la baisait eperdument en pleurant comme elle. La scene se reconstruisait, il la voyait poursuivie, salie de gros mots. Puis, il balbutia : -C'est ma faute, c'est par moi que tu souffres... Ecoute, nous nous en irons, loin, tres 477 loin, quelque part oü ľ on ne nous connaitra pas, ou ľ on te saluera, oü tu seras heureuse. Mais, bravement, dans un effort, en le voyant pleurer, eile s'était remise debout, eile rentrait ses larmes. - Ah ! c'est lache, ce que je viens de faire lá ! Moi qui m'étais tant promis de ne te rien dire ! Et puis, quand je me suis retrouvée chez nous, 9'a été un tel déchirement, que tout m'est sorti du coeur... Tu vois, c'est fini, ne te chagrine pas... Je t'aime... Elle souriait, eile l'avait repris doucement dans ses bras, eile le baisait á son tour, ainsi qu'un désespéré, dont on endort la souffrance. -Je t'aime, et je t'aime tant, que cela me consolerait de tout ! II n'y a que toi au monde, qu'importe ce qui n'est pas toi ! Tu es si bon, tu me rends si heureuse ! Mais il pleurait toujours, et eile se remit á pleurer, et ce fut longtemps une tristesse infinie, une détresse oü se mélaient leurs baisers et leurs larmes. 478 Pascal, reste seul, se jugea abominable. II ne pouvait faire davantage le malheur de cette enfant qu'il adorait. Et, le soir du meme jour, un evenement se produisit, qui lui apporta enfm le denouement, cherche jusque-lä, avec la terreur de le trouver. Apres le diner, Martine l'emmena ä Pecart, en grand mystere. -Mme Felicite, que j'ai vue, m'a chargee de vous communiquer cette lettre, Monsieur ; et j'ai la commission de vous dire qu'elle vous Paurait apportee elle-meme, si sa bonne reputation ne Pempechait de revenir ici... Elle vous prie de lui renvoyer la lettre de M. Maxime, en lui faisant connaitre la reponse de Mademoiselle. C'etait, en effet, une lettre de Maxime. Felicite, heureuse de P avoir re^ue, en usait comme d'un moyen actif, apres avoir attendu vainement que la misere lui livrät son fils. Puisque ni Pascal ni Clotilde ne venaient lui demander aide et secours, eile changeait de plan une fois encore, eile reprenait son ancienne idee de les separer; et, cette fois, P occasion lui semblait decisive. La lettre de Maxime etait 479 pressante, il l'adressait ä sa grand-mere, pour que celle-ci plaidät sa cause pres de sa soeur. L'ataxie s'etait declaree, il ne marchait plus dejä qu'au bras d'un domestique. Mais, surtout, il deplorait une faute qu'il avait commise, une jolie fille brune qui s'etait introduite chez lui, dont il n'avait pas su s'abstenir, au point de laisser entre ses bras le reste de ses moelles ; et le pis etait qu'il avait maintenant la certitude que cette mangeuse d'hommes etait un cadeau discret de son pere. Saccard la lui avait envoyee, galamment, pour häter l'heritage. Aussi, apres l'avoir jetee dehors, Maxime s'etait-il barricade dans son hotel, consignant son pere lui-meme ä la porte, tremblant de le voir, un matin, rentrer par les fenetres. La solitude l'epouvantait, et il reclamait desesperement sa soeur, il la voulait comme un rempart contre les abominables entreprises, comme une femme enfin douce et droite, qui le soignerait. La lettre donnait ä entendre que, si eile se conduisait bien avec lui, eile n'aurait pas ä se repentir ; et il terminait, en rappelant ä la jeune fille la promesse qu'elle lui avait faite, lors de son voyage ä Plassans, de le 480 rejoindre, s'il avait reellement besoin d'elle, un jour. Pascal resta glace. II relut les quatre pages. C'etait la separation qui s'offrait, acceptable pour lui, heureuse pour Clotilde, si aisee et si naturelle, qu'on devait consentir tout de suite ; et, malgre P effort de sa raison, il se sentait si peu ferme, si peu resolu encore, qu'il dut s'asseoir un instant, les jambes tremblantes. Mais il voulait etre heroi'que, il se calma, appela sa compagne. - Tiens ! lis cette lettre, que grand-mere me communique. Attentivement, Clotilde lut la lettre jusqu'au bout, sans une parole, sans un geste. Puis, tres simple : - Eh bien ! tu vas repondre, n'est-ce pas ?... Je refuse. II dut se vaincre pour ne pas jeter un cri de joie. Dejä, comme si un autre lui-meme avait pris la parole, il s'entendait dire, raisonnablement : -Tu refuses, ce n'est pas possible... II faut reflechir, attendons ä demain pour donner la 481 reponse ; et causons, veux-tu ? Mais elle s'etonnait, elle s'exaltait. - Nous quitter ! et pourquoi ? Vraiment, tu y consentirais ?... Quelle folie ! nous nous aimons, et nous nous quitterions, et je m'en irais la-bas, ou personne ne m'aime !... Voyons, y as-tu songe ? ce serait imbecile. II evita de s' engager sur ce terrain, il parla de promesses faites, de devoir. - Rappelle-toi, ma cherie, comme tu etais emue, lorsque je t'ai avertie que Maxime se trouvait menace. Aujourd'hui, le voila battu par le mal, infirme, sans personne, t' appelant pres de lui !... Tu ne peux le laisser dans cette position. II y a la, pour toi, un devoir a remplir. -Un devoir ! s'ecria-t-elle. Est-ce que j'ai des devoirs envers un frere qui ne s'est jamais occupe de moi ? Mon seul devoir est ou est mon coeur. -Mais tu as promis. J'ai promis pour toi, j'ai dit que tu etais raisonnable... Tu ne vas pas me faire mentir. -Raisonnable, c'est toi qui ne l'es pas. II est 482 deraisonnable de se quitter, quand on en mourrait de chagrin Tun et 1'autre. Et eile coupa court d'un grand geste, eile ecarta violemment toute discussion. - D'ailleurs, ä quoi bon discuter ?... Rien n'est plus simple, il n'y faut qu'un mot. Est-ce que tu veux me renvoyer ? II poussa un cri. - Moi te renvoyer, grand Dieu ! - Alors, si tu ne me renvoies pas, je reste. Elle riait ä present, eile courut ä son pupitre, ecrivit, au crayon rouge, deux mots en travers de la lettre de son frere : « Je refuse » ; et eile appela Martine, eile voulut absolument qu'elle reportät tout de suite cette lettre sous enveloppe. Lui, riait aussi, inonde d'une telle felicite, qu'il la laissa faire. La joie de la garder emportait jusqu'ä sa raison. Mais, la nuit meme, quand eile fut endormie, quel remords d'avoir ete lache ! Une fois encore, il venait de ceder ä son besoin de bonheur, ä cette volupte de la retrouver chaque soir, serree contre 483 son flanc, si fine et si douce dans sa longue chemise, l'embaumant de sa fraiche odeur de jeunesse. Apres elle, jamais plus il n'aimerait ; et ce dont criait son etre, c'etait de cet arrachement de la femme et de l'amour. Une sueur d'agonie le prenait, lorsqu'il se 1'imaginait partie et qu'il se voyait seul, sans elle, sans tout ce qu'elle mettait de caressant et de subtil dans fair qu'il respirait, son haleine, son joli esprit, sa droiture vaillante, cette chere presence physique et morale, necessaire maintenant a sa vie comme la lumiere meme du jour. Elle devait le quitter, et il fallait qu'il trouvat la force d'en mourir. Sans l'eveiller, tout en la tenant assoupie sur son coeur, la gorge soulevee d'un petit souffle d'enfant, il se meprisait pour son peu de courage, il jugeait la situation avec une terrible lucidite. C'etait fini : une existence respectee, une fortune l'attendaient la-bas ; il ne pouvait pousser son egoi'sme senile jusqu'a la garder davantage, dans sa misere et sous les huees. Et, defaillant, a la sentir si adorable entre ses bras, si confiante, en sujette qui s'etait donnee a son vieux roi, il faisait le serment d'etre fort, de ne point accepter le 484 sacrifice de cette enfant, de la rendre au bonheur, ä la vie, malgre eile. Des lors, la lutte d'abnegation commen^a. Quelques jours se passerent, et il lui avait fait si bien comprendre la durete de son : Je refuse, sur la lettre de Maxime, qu'elle avait ecrit ä sa grand-mere longuement, pour motiver son refus. Mais eile ne voulait toujours pas quitter la Souleiade. Comme il en etait venu ä une grande avarice, afm d'entamer le moins possible l'argent des bijoux, eile rencherissait encore, mangeait son pain sec avec de beaux rires. Un matin, il la surprit donnant des conseils d'economie ä Martine. Dix fois par jour, eile le regardait fixement, sejetait ä son cou, le couvrait de baisers, pour combattre cette affreuse idee de la separation, qu'elle voyait sans cesse dans ses yeux. Puis, eile eut un autre argument. Apres le diner, un soir, il fut pris de palpitations, il faillit s'evanouir. Cela Petonna, jamais il n'avait souffert du coeur, et il crut simplement que ses troubles nerveux revenaient. Depuis ses grandes joies, il se sentait moins solide, avec la sensation singuliere de quelque chose de delicat et de profond qui se serait brise 485 en lui. Elle, tout de suite, s'etait inquietee, empressee. Ah bien ! maintenant, il ne lui parlerait sans doute plus de partir ? Quand on aimait les gens et qu'ils etaient malades, on restait pres d'eux, on les soignait. Le combat devint ainsi de toutes les heures. C'etait un continuel assaut de tendresse, d'oubli de soi-meme, dans l'unique besoin du bonheur de Pautre. Mais lui, si Pemotion de la voir bonne et aimante rendait plus atroce la necessite du depart, comprenait que cette necessite s'imposait davantage chaque jour. Sa volonte etait desormais formelle. II restait seulement aux abois, tremblant, hesitant, devant les moyens de la decider. La scene de desespoir et de larmes s'evoquait: qu'allait-il faire ? qu'allait-il lui dire ? comment en arriveraient-ils, tous les deux, ä s'embrasser une derniere fois et ä ne plus se voir jamais ? Et les journees se passaient, il ne trouvait rien, il recommen^ait ä se traiter de lache, chaque soir, lorsque, la bougie eteinte, eile le reprenait entre ses bras frais, heureuse et triomphante de le vaincre ainsi. 486 Souvent, elle plaisantait, avec une pointe de malice tendre. - Maitre, tu es trop bon, tu me garderas. Mais cela le fachait, et il s'agitait, assombri. -Non, non ! ne parle pas de ma bonte !... Si j'etais vraiment bon, il y a longtemps que tu serais la-bas, dans l'aisance et le respect, avec tout un avenir de vie belle et tranquille devant toi, au lieu de t'obstiner ici, insultee, pauvre et sans espoir, a etre la triste compagne d'un vieux fou de mon espece !... Non ! je ne suis qu'un lache et qu'un malhonnete homme ! Vivement, elle le faisait taire. Et c'etait en realite sa bonte qui saignait, cette bonte immense qu'il devait a son amour de la vie, qu'il epandait sur les choses et sur les etres, dans le continuel souci du bonheur de tous. Etre bon, n'etait-ce pas la vouloir, la faire heureuse, au prix de son bonheur, a lui ? II lui fallait avoir cette bonte-la, et il sentait bien qu'il l'aurait, decisive, heroi'que. Mais, comme les miserables resolus au suicide, il attendait 1'occasion, le moment et le moyen de vouloir. 487 Un matin qu'il s'etait levé á sept heures, eile fut toute surprise, en entrant dans la salle, de le trouver assis devant sa table. Depuis de longues semaines, il n'avait plus ouvert un livre ni touché une plume. - Tiens ! tu travailles ? II ne leva pas la téte, répondit d'un air absorbé : - Oui, c'est cet Arbre généalogique que je n'ai pas méme mis au courant. Pendant quelques minutes, eile resta debout derriére lui, á le regarder écrire. II complétait les notices de Tante Dide, de Poncle Macquart et du petit Charles, inscrivait leur mort, mettait les dates. Puis, comme il ne bougeait toujours pas, ayant Pair d'ignorer qu'elle était la, á attendre les baisers et les rires des autres matins, eile marcha jusqu'a la fenétre, en revint, désoeuvrée. - Alors, c'est sérieux, on travaille ? - Sans doute, tu vois que j'aurais dů, depuis le mois dernier, consigner ces morts. Et j'ai la un tas de besognes qui m'attendent. 488 Elle le regardait fixement, de l'air de continuelle interrogation dont elle fouillait ses yeux. -Bien ! travaillons... Si tu as des recherches que je puisse faire, des notes a copier, donne-les-moi. Et, des ce jour, il affecta de se rejeter tout entier dans le travail. C'etait, d'ailleurs, une de ses theories, que Pabsolu repos ne valait rien, qu'on ne devait jamais le prescrire, meme aux surmenes. Un homme ne vit que par le milieu exterieur ou il baigne ; et les sensations qu'il en re^oit se transforment chez lui en mouvement, en pensees et en actes ; de sorte que, s'il y a repos absolu, si Ton continue a recevoir les sensations sans les rendre, digerees et transformees, il se produit un engorgement, un malaise, une perte inevitable d'equilibre. Lui, toujours, avait experimente que le travail etait le meilleur regulateur de son existence. Meme les matins de sante mauvaise, il se mettait au travail, il y retrouvait son aplomb. Jamais il ne se portait mieux que lorsqu'il accomplissait sa tache, 489 methodiquement tracee ä l'avance, tant de pages chaque matin, aux memes heures ; et il comparait cette täche ä un balancier qui le tenait debout, au milieu des miseres quotidiennes, des faiblesses et des faux pas. Aussi, accusait-il la paresse, Poisivete ou il vivait depuis des semaines, d'etre Punique cause des palpitations dont il etouffait par moments. S'il voulait se guerir, il n'avait qu'ä reprendre ses grands travaux. Ces theories, Pascal, pendant des heures, les developpait, les expliquait ä Clotilde, avec un enthousiasme fievreux, exagere. II semblait ressaisi par cet amour de la science, qui, jusqu'ä son coup de passion pour eile, avait seul devore sa vie. II lui repetait qu'il ne pouvait laisser son oeuvre inachevee, qu'il avait tant ä faire encore, s'il voulait elever un monument durable ! Le souci des dossiers paraissait le reprendre, il ouvrait de nouveau la grande armoire vingt fois par jour, les descendait de la planche du haut, continuait ä les enrichir. Ses idees sur Pheredite se transformaient dejä, il aurait desire tout re voir, tout refondre, tirer de Phistoire naturelle et sociale de sa famille une vaste Synthese, un 490 resume, a larges traits, de l'humanite entiere. Puis, a cote, il revenait a son traitement par les piqures, pour l'elargir : une confuse vision de therapeutique nouvelle, une theorie vague et lointaine, nee en lui de sa conviction et de son experience personnelle, au sujet de la bonne influence dynamique du travail. Maintenant, chaque fois qu'il s'asseyait a sa table, il se lamentait. -Jamais je n'aurais assez d'annees devant moi, la vie est trop courte ! On aurait cm qu'il ne pouvait plus perdre une heure. Et, un matin, brusquement, il leva la tete, il dit a sa compagne, qui recopiait un manuscrit, a son cote : - Ecoute bien, Clotilde... Si je mourais... Effaree, elle protesta. - En voila une idee ! - Si je mourais, ecoute bien... Tu fermerais tout de suite les portes. Tu garderais les dossiers pour toi, pour toi seule. Et, lorsque tu aurais rassemble mes autres manuscrits, tu les remettrais 491 a Ramond... Entends-tu ! ce sont la mes dernieres volontes. Mais elle lui coupait la parole, refusait de l'ecouter. - Non ! non ! tu dis des betises ! -Clotilde, jure-moi que tu garderas les dossiers et que tu remettras mes autres papiers a Ramond. Enfm, elle jura, devenue serieuse et les yeux en larmes. II l'avait saisie entre ses bras, tres emu lui aussi, la couvrant de caresses, comme si son coeur, tout d'un coup, se fut rouvert. Puis, il se calma, parla de ses craintes. Depuis qu'il s'effor^ait de travailler, elles paraissaient le reprendre, il faisait le guet autour de l'armoire, il pretendait avoir vu roder Martine. Ne pouvait-on mettre en branle la devotion aveugle de cette fille, la pousser a une mauvaise action, en lui persuadant qu'elle sauvait son maitre ? II avait tant souffert du soup^on ! II retombait, sous la menace de la solitude prochaine, a son tourment, a cette torture du savant menace, persecute par les siens, chez lui, dans sa chair meme, dans 492 Poeuvre de son cerveau. Un soir qu'il revenait sur ce sujet, avec Clotilde, il laissa echapper : - Tu comprends, quand tu ne vas plus etre la... Elle devint toute blanche ; et, voyant qu'il s'arretait, frissonnant: - Oh ! maitre, maitre ! tu y songes done toujours, a cette abomination ? Je le vois bien dans tes yeux, que tu me caches quelque chose, que tu as une pensee qui n'est plus a moi... Mais, si je pars et si tu meurs, qui done sera la pour defendre ton oeuvre ? II crut qu'elle s'habituait a cette idee du depart, il trouva la force de repondre gaiement : -Penses-tu done que je me laisserais mourir sans te revoir ?... Je t'ecrirai, que diable ! Ce sera toi qui reviendras me fermer les yeux. Maintenant, elle sanglotait, tombee sur une chaise. - Mon Dieu ! est-ce possible ? tu veux que demain nous ne soyons plus ensemble, nous qui ne nous quittons pas d'une minute, qui vivons 493 aux bras Tun de 1'autre ! Et, pourtant, si 1'enfant était venu... - Ah ! tu me condamnes ! interrompit-il violemment. Si l'enfant était venu, jamais tu ne serais partie... Ne vois-tu done pas que je suis trop vieux et que je me méprise ! Avec moi, tu resterais sterile, tu aurais cette douleur de n'etre pas toute la femme, la mere ! Va-t'en done, puisque je ne suis plus un homme ! Vainement, elle s'effor^ait de le calmer. -Non ! je n'ignore pas ce que tu penses, nous l'avons dit vingt fois : si l'enfant n'est pas au bout, l'amour n'est qu'une saleté inutile... Tu as jeté, l'autre soir, ce roman que tu lisais, parce que les héros, stupéfaits ď avoir fait un enfant, sans méme s'etre doutés qu'ils pouvaient en faire un, ne savaient comment s'en débarrasser... Ah ! moi, que je l'ai attendu, que je l'aurais aimé, un enfant de toi ! Ce jour-la, Pascal parut s'enfoncer plus encore dans le travail. II avait, á present, des seances de quatre et cinq heures, des matinées, des aprés-midi entiéres, oú il ne levait pas la téte. II outrait 494 son zele, defendant qu'on le derangeät, qu'on lui adressät un seul mot. Et parfois, lorsque Clotilde sortait sur la pointe des pieds, ayant ä donner des ordres, en bas, ou ä faire une course, il s'assurait d'un coup d'oeil furtif qu'elle n'etait plus la, puis il laissait tomber sa tete au bord de la table, d'un air d'accablement immense. C'etait une detente douloureuse ä 1'extraordinaire effort qu'il devait s'imposer, quand il la sentait pres de lui, pour rester devant sa table, et ne pas la prendre dans ses bras, et ne pas la garder ainsi pendant des heures, ä la baiser doucement. Ah ! le travail, quel ardent appel il lui faisait, comme au seul refuge ou il esperait s'etourdir, s'aneantir ! Mais, le plus souvent, il ne pouvait travailler, il devait jouer la comedie de l'attention, ses yeux sur la page, ses tristes yeux qui se voilaient de larmes, tandis que sa pensee agonisait, brouillee, fuyante, toujours emplie de la meme image. Allait-il done assister ä cette faillite du travail, lui qui le croyait souverain, createur unique, regulateur du monde ? Fallait-il jeter l'outil, renoncer ä Taction, ne faire plus que vivre, aimer les belles filles qui passent ? Ou bien n'etait-ce que la faute 495 de sa senilite, s'il devenait incapable d'ecrire une page, comme il etait incapable de faire un enfant ? La peur de l'impuissance l'avait toujours tourmente. Pendant que, la joue contre la table, il restait sans force, accable de sa misere, il revait qu'il avait trente ans, qu'il puisait chaque nuit, au cou de Clotilde, la vigueur de sa besogne du lendemain. Et des pleurs coulaient sur sa barbe blanche ; et, s'il l'entendait remonter, vivement il se redressait, il reprenait sa plume, pour qu'elle le retrouvat, comme elle l'avait laisse, l'air enfonce dans une meditation profonde, ou il n'y avait que de la detresse et que du vide. On etait au milieu de septembre, deux semaines interminables s'etaient ecoulees dans ce malaise, sans amener aucune solution, lorsque Clotilde, un matin, eut la grande surprise de voir entrer sa grand-mere Felicite. La veille, Pascal l'avait rencontree rue de la Banne, et, impatient de consommer le sacrifice, ne trouvant pas en lui la force de la rupture, il s'etait confie a elle, malgre ses repugnances, en la priant de venir le lendemain. Justement, elle avait re^u une nouvelle lettre de Maxime, tout a fait desolee et 496 suppliante. D'abord, eile expliqua sa presence. -Oui, c'est moi, mignonne, et pour que je remette les pieds ici, il faut, tu le comprends, que de biens graves raisons me determinent... Mais, en verite, tu deviens folle, je ne peux pas te laisser ainsi gächer ton existence, sans t'eclairer une derniere fois. Elle lut tout de suite la lettre de Maxime, d'une voix mouillee. II etait cloue dans un fauteuil, il semblait frappe d'une ataxie ä marche rapide, tres douloureuse. Aussi exigeait-il une reponse definitive de sa soeur, esperant encore qu'elle viendrait, tremblant ä l'idee d'en etre reduit ä chercher une autre garde-malade. Ce serait pourtant ce qu'il se verrait force de faire, si on l'abandonnait dans sa triste situation. Et, quand eile eut termine sa lecture, eile donna ä entendre combien il serait fächeux de laisser aller la fortune de Maxime en des mains etrangeres ; mais, surtout, eile parla de devoir, du secours qu'on doit ä un parent, en affectant, eile aussi, de pretendre qu'il y avait eu une promesse formelle. 497 - Mignonne, voyons, fais appel ä ta memoire. Tu lui as dit que, s'il avait jamais besoin de toi, tu irais le rejoindre. Je t'entends encore... N'est-ce pas, mon fils ? Pascal, depuis que sa mere etait la, se taisait, la laissait agir, pale et la tete basse. II ne repondit que par un leger signe affirmatif. Ensuite, Felicite reprit toutes les raisons qu'il avait lui-meme donnees ä Clotilde : l'affreux scandale qui tournait ä l'insulte, la misere mena^ante, si lourde pour eux deux, 1'impossibility de continuer cette existence mauvaise, ou lui, vieillissant, perdrait son reste de sante, oü eile, si jeune, acheverait de compromettre sa vie entiere. Quel avenir pouvaient-ils esperer, maintenant que la pauvrete etait venue ? C etait imbecile et cruel, de s'enteter ainsi. Toute droite et le visage ferme, Clotilde gardait le silence, refusant meme la discussion. Mais, comme sa grand-mere la pressait, la harcelait, eile dit enfm : - Encore une fois, je n'ai aucun devoir envers 498 mon frere, mon devoir est ici. II peut disposer de sa fortune, je n'en veux pas. Quand nous serons trop pauvres, maitre renverra Martine, et il me gardera comme servante. Elle acheva d'un geste. Oh ! oui, se devouer ä son prince, lui donner sa vie, mendier plutot le long des routes, en le menant par la main ! puis, au retour, ainsi que le soir oü ils etaient alles de porte en porte, lui faire le don de sa jeunesse et le rechauffer entre ses bras purs ! La vieille Mme Rougon hocha le menton. - Avant d'etre sa servante, tu aurais mieux fait de commencer par etre sa femme... Pourquoi ne vous etes-vous pas maries ? C'etait plus simple et plus propre. Elle rappela qu'un jour eile etait venue pour exiger ce mariage, afm d'etouffer le scandale naissant; et la jeune fille s'etait montree surprise, disant que ni eile ni le docteur n'avaient songe ä cela, mais que, s'il le fallait, ils s'epouseraient tout de meme, plus tard, puisque rien ne pressait. -Nous marier, je le veux bien ! s'ecria 499 Clotilde. Tu as raison, grand-mere... Et, s'adressant a Pascal : - Cent fois, tu m'as repete que tu ferais ce que je voudrais... Tu entends, epouse-moi. Je serai ta femme, et je resterai. Une femme ne quitte pas son mari. Mais il ne repondit que par un geste, comme s'il eut craint que sa voix ne le trahit, et qu'il n'acceptat, dans un cri de gratitude, cet eternel lien qu'elle lui proposait. Son geste pouvait signifier une hesitation, un refus. A quoi bon ce mariage in extremis, quand tout s'effondrait ? - Sans doute, reprit Felicite, ce sont de beaux sentiments. Tu arranges 9a tres bien dans ta petite tete. Mais ce n'est pas le mariage qui vous donnera des rentes ; et, en attendant, tu lui coutes cher, tu es pour lui la plus lourde des charges. L'effet de cette phrase fut extraordinaire sur Clotilde, qui revint violemment vers Pascal, les joues empourprees, les yeux envahis de larmes. - Maitre, maitre ! est-ce vrai, ce que grand-mere vient de dire ? est-ce que tu en es a regretter 500 P argent que je coute ici ? II avait blemi encore, il ne bougea pas, dans son attitude ecrasee. Mais, d'une voix lointaine, comme s'il s'etait parle a lui-meme, il murmura : -J'ai tant de travail! je voudrais tant reprendre mes dossiers, mes manuscrits, mes notes, et terminer Poeuvre de ma vie !... Si j'etais seul, peut-etre pourrais-je tout arranger. Je vendrais la Souleiade, oh ! un morceau de pain, car elle ne vaut pas cher. Je me mettrais, avec tous mes papiers, dans une petite chambre. Je travaillerais du matin au soir, je tacherais de n'etre pas trop malheureux. Mais il evitait de la regarder; et, dans P agitation ou elle se trouvait, ce n'etait pas ce balbutiement douloureux qui pouvait lui suffire. Elle s'epouvantait de seconde en seconde, car elle sentait bien que P inevitable allait etre dit. - Regarde-moi, maitre, regarde-moi en face... Et, je Pen conjure, sois brave, choisis done entre ton oeuvre et moi, puisque tu parais dire que tu me renvoies pour mieux travailler ! 501 La minute de Pheroi'que mensonge etait venue. II leva la tete, il la regarda en face, bravement; et, avec un sourire de mourant qui veut la mort, retrouvant sa voix de divine bonte : -Comme tu t'animes !... Ne peux-tu done faire ton devoir simplement, ainsi que tout le monde ?... J'ai beaucoup a travailler, j'ai besoin d'etre seul; et toi, cherie, tu dois rejoindre ton frere. Va done, tout est fini. II y eut un terrible silence de quelques secondes. Elle le regardait toujours fixement, dans Pespoir qu'il faiblirait. Disait-il bien la verite, ne se sacrifiait-il pas pour qu'elle fut heureuse ? Un instant, elle en eut la sensation subtile, comme si un souffle frissonnant, emane de lui, Pavait avertie. -Et e'est pour toujours que tu me renvoies ? tu ne me permettrais pas de revenir demain ? II resta brave, il sembla repondre d'un nouveau sourire qu'on ne s'en allait pas pour revenir ainsi; et tout se brouilla, elle n'eut plus qu'une perception confuse, elle put croire qu'il choisissait le travail, sincerement, en homme de 502 science chez qui l'oeuvre 1'empörte sur la femme. Elle etait redevenue tres pale, eile attendit encore un peu, dans l'affreux silence ; puis, lentement, de son air de tendre et absolue soumission : -C'est bien, maitre, je partirai quand tu voudras, et je ne reviendrai que le jour oü tu m'auras rappelee. Alors, ce fut le coup de hache entre eux. L' irrevocable etait accompli. Tout de suite, Felicite, surprise de n'avoir pas eu ä parier davantage, voulut qu'on fixät la date de depart. Elle s'applaudissait de sa tenacite, eile croyait avoir empörte la victoire, de haute lutte. On etait au vendredi, et il fut entendu que Clotilde partirait le dimanche. Une depeche fut meme envoyee ä Maxime. Depuis trois jours dejä, le mistral soufflait. Mais, le soir, il redoubla, avec une violence nouvelle ; et Martine annonca qu'il durerait au moins trois jours encore, suivant la croyance populaire. Les vents de la fin septembre, au travers de la vallee de la Viorne, sont terribles. Aussi eut-elle le soin de monter dans toutes les 503 chambres, pour s' assurer que les volets etaient solidement clos. Quand le mistral soufflait, il prenait la Souleiade en echarpe, par-dessus les toitures de Plassans, sur le petit plateau oü eile etait bätie. Et c'etait une rage, une trombe furieuse, continue, qui flagellait la maison, Pebranlait des caves aux greniers, pendant des jours, pendant des nuits, sans un arret. Les tuiles volaient, les ferrures des fenetres etaient arrachees ; tandis que, par les fentes, ä Pinterieur, le vent penetrait, en un ronflement eperdu de plainte, et que les portes, au moindre oubli, se refermaient avec des retentissements de canon. On aurait dit tout un siege ä soutenir, au milieu du vacarme et de Pangoisse. Le lendemain, ce fut dans cette maison morne, secouee par le grand vent, que Pascal voulut s'occuper, avec Clotilde, des preparatifs du depart. La vieille Mme Rougon ne devait revenir que le dimanche, au moment des adieux. Quand Martine avait appris la separation prochaine, eile etait restee saisie, muette, les yeux allumes d'une courte flamme ; et, comme on P avait renvoyee de la chambre, en disant qu'on se passerait d'elle, 504 pour les malles, elle etait retournee dans sa cuisine, elle s'y livrait a ses besognes ordinaires, en ayant l'air d'ignorer la catastrophe qui bouleversait leur menage a trois. Mais, au moindre appel de Pascal, elle accourait si prompte, si leste, le visage si clair, si ensoleille par son zele a le servir, qu'elle semblait redevenir jeune fille. Lui, ne quitta done pas Clotilde d'une minute, 1'aidant, desirant se convaincre qu'elle emportait bien tout ce dont elle aurait besoin. Deux grandes malles etaient ouvertes, au milieu de la chambre en desordre ; des paquets, des vetements trainaient partout; c'etait une visite, vingt fois reprise, des meubles, des tiroirs. Et, dans ce travail, cette preoccupation de ne rien oublier, il y avait comme un engourdissement de la douleur vive que l'un et 1'autre eprouvaient au creux de l'estomac. lis s'etourdissaient un instant: lui, tres soigneux, veillait a ce qu'il n'y eut pas de place perdue, utilisait la case a chapeaux pour de menus chiffons, glissait des boites entre les chemises et les mouchoirs ; tandis qu'elle, decrochant les robes, les pliait sur le lit, en attendant de les mettre les dernieres, dans le 505 easier du haut. Puis, lorsque, un peu las, ils se relevaient et qu'ils se retrouvaient face ä face, ils se souriaient d'abord, ils contenaient ensuite de brusques larmes, au souvenir de 1'inevitable malheur qui les reprenait tout entiers. Mais ils restaient fermes, le coeur en sang. Mon Dieu ! e'etait done vrai qu'ils n'etaient dejä plus ensemble ? Et ils entendaient alors le vent, le vent terrible, qui mena^ait d'eventrer la maison. Que de fois, dans cette derniere journee, ils allerent jusqu'ä la fenetre, attires par la tempete, souhaitant qu'elle emportät le monde ! Pendant ces coups de mistral, le soleil ne cesse pas de luire, le ciel reste constamment bleu ; mais e'est un ciel d'un bleu livide, trouble de poussiere ; et le soleil jaune est päli d'un frisson. Ils regardaient au loin les immenses fumees blanches qui s'envolaient des routes, les arbres plies, echeveles, ay ant tous Pair de fuir dans le meme sens, du meme train de galop, la Campagne entiere dessechee, epuisee sous la violence de ce souffle toujours egal, roulant sans fin avec son grondement de foudre. Des branches cassaient, disparaissaient, des toitures etaient soulevees, 506 charriees si loin, qu'on ne les retrouvait plus. Pourquoi le mistral ne les prenait-il pas ensemble, les jetant la-bas, au pays inconnu, ou Ton est heureux ? Les malles allaient etre faites, lorsqu'il voulut rouvrir un volet, que le vent venait de rabattre ; mais, par la fenetre entrebaillee, ce fut un tel engouffrement, qu'elle dut accourir a son secours. lis peserent de tout leur poids, ils purent enfm tourner Pespagnolette. Dans la chambre, les derniers chiffons s'etaient debandes, et ils ramasserent, en morceaux, un petit miroir a main, tombe d'une chaise. Etait-ce done un signe de mort prochaine, comme le disaient les femmes du faubourg ? Le soir, apres un morne diner dans la salle a manger claire, aux grands bouquets fleuris, Pascal parla de se coucher de bonne heure. Clotilde devait partir, le lendemain matin, par le train de dix heures un quart; et il s'inquietait pour elle de la longueur du voyage, vingt heures de chemin de fer. Puis, au moment de se mettre au lit, il l'embrassa, il s'obstina, des cette nuit meme, a coucher seul, a aller reprendre sa chambre. II voulait absolument, disait-il, qu'elle 507 se reposät. S'ils restaient ensemble, ni Tun ni P autre ne fermeraient les paupiěres, ce serait une nuit blanche, infiniment triste. Vainement, eile le supplia de ses grands yeux tendres, eile lui tendit ses bras divins : il eut P extraordinaire force de s'en aller, de lui mettre des baisers sur les yeux, comme á une enfant, en la bordant dans ses couvertures et en lui recommandant d'etre bien raisonnable, de bien dormir. La separation n'était-elle pas consommée déjá ? Cela Paurait empli de remords et de honte, s'il Pavait possédée encore, lorsqu'elle n'etait plus á lui. Mais quelle rentrée affreuse, dans cette chambre humide, abandonnée, oü la couche froide de son celibát Pattendait ! II lui sembla rentrer dans sa vieillesse, qui retombait á jamais sur lui, pareille á un couvercle de plomb. D'abord, il accusa le vent de son insomnie. La maison morte s'emplissait de hurlements, des voix implorantes et des voix de colěre se mélaient, au milieu de sanglots Continus. Deux fois, il se releva, alla écouter chez Clotilde, n'entendit rien. En bas, il descendit fermer une porte qui tapait, avec des coups sourds, comme si le malheur eůt frappé 508 aux murs. Des souffles traversaient les pieces noires, il se recoucha glacé, frissonnant, hanté de visions lugubres. Puis, il eut conscience que cette grande voix dont il souffrait, qui lui ótait le sommeil, ne venait pas du mistral déchainé. Cétait l'appel de Clotilde, la sensation qu'elle était encore la et qu'il s'etait přivé d'elle. Alors, il roula dans une crise de désir éperdu, ď abominable désespoir. Mon Dieu ! ne plus l'avoir jamais á lui, lorsqu'il pouvait, d'un mot, l'avoir encore, l'avoir toujours ! Cétait un arrachement de sa propre chair, cette chair jeune qu'on lui enlevait, A trente ans, une femme se retrouve. Mais quel effort, dans la passion de sa virilité fmissante, pour remonter á ce corps frais, sentant bon la jeunesse, qui s'etait royalement donné, qui lui appartenait comme son bien et sa chose ! Dix fois, il fut sur le point de sauter du lit, et de Taller reprendre, et de la garder. L'effrayante crise dura jusqu'au jour, au milieu de l'assaut enrage du vent, dont la vieille maison tremblait toute. II était six heures, lorsque Martine, ayant cm que son maitre l'appelait dans sa chambre, en 509 tapant au parquet, monta. Elle arrivait, de l'air vif et exalte qu'elle avait depuis Pavant-veille ; mais eile resta immobile d'inquietude et de saisissement, lorsqu'elle l'aper^ut, á demi vetu, jeté en travers de son lit, ravage, mordant son oreiller pour étouffer ses sanglots. II avait voulu se lever, s'habiller tout de suite ; et un nouvel accěs venait de l'abattre, pris de vertiges, étouffé par des palpitations. II était á peine sorti d'une courte syncope, qu'il recommen^a á bégayer sa torture. -Non, non ! je ne peux pas, je souffre trop... J'aime mieux mourir, mourir maintenant... Pourtant, il reconnut Martine, et il s'abandonna, il se confessa devant eile, á bout de force, noyé et roulé dans la douleur. -Ma pauvre fille, je souffre trop, mon coeur éclate... Cest eile qui empörte mon coeur, qui empörte tout mon étre. Et je ne peux plus vivre sans eile... J'ai failli mourir cette nuit, je voudrais mourir avant son depart, pour ne pas avoir ce déchirement de la voir me quitter... Oh ! mon Dieu ! eile part, et je ne l'aurai plus, et je reste 510 seul, seul, seul... La servante, si gaie en montant, etait devenue d'une paleur de cire, le visage dur et douloureux. Un instant, elle le regarda arracher les draps de ses mains crispees, raler son desespoir, la bouche collee a la couverture. Puis, elle parut se decider, d'un brusque effort. - Mais, Monsieur, il n'y a pas de bon sens a se faire un chagrin pareil. C'est ridicule... Puisque c'est comme 9a, et que vous ne pouvez pas vous passer de Mademoiselle, je vais aller lui dire dans quel etat vous vous etes mis... Violemment, cette phrase le fit se relever, chancelant encore, se retenant au dossier d'une chaise. - Je vous le defends bien, Martine ! - Avec 9a que je vous ecouterais ! Pour vous retrouver a demi mort, pleurant toutes vos larmes !... Non, non ! c'est moi qui vais aller chercher Mademoiselle, et je lui dirai la verite, et je la forcerai bien a rester avec nous ! Mais il lui avait empoigne le bras, il ne la 511 lächait plus, pris de colěre. -Je vous ordonne de vous tenir tranquille, entendez-vous ? ou vous partirez avec eile... Pourquoi étes-vous entrée ? J'etais malade, á cause de ce vent. Qa ne regarde personne. Puis, envahi d'un attendrissement, cédant á sa bonté ordinaire, il finit par sourire. - Ma pauvre fille, voilá que vous me fächez ! Laissez-moi done agir comme je le dois, pour le bonheur de tous. Et pas un mot, vous me feriez beaucoup de peine. Martine, á son tour, retint de grosses larmes. II était temps que 1'entente se fit, car Clotilde entra presque aussitöt, levée de bonne heure, ayant la häte de revoir Pascal, esperant sans doute, jusqu'au dernier moment, qu'il la retiendrait. Elle avait elle-méme les paupiéres lourdes d'insomnie, eile le regarda tout de suite, fixement, de son air ď interrogation. Mais il était si défait encore, qu'elle s'inquieta. - Non, ce n'est rien, je ťassure, j'aurais méme bien dormi, sans le mistral... N'est-ce pas ? 512 Martine, je vous le disais. La servante, d'un signe de tete, lui donna raison. Et Clotilde, eile aussi, se soumettait, ne lui criait pas sa nuit de lutte et de souffrance, pendant qu'il agonisait de son cote. Les deux femmes, dociles, ne faisaient plus qu'obeir et Paider, dans son oubli de lui-meme. -Attends, reprit-il en ouvrant son secretaire, j'ai lä quelque chose pour toi... Tiens ! II y a sept cents francs dans cette enveloppe... Et, bien qu'elle se recriät, qu'elle se defendit, il lui rendit des comptes. Sur les six mille francs de bijoux, ä peine deux cents etaient depenses, et il en gardait cent, pour aller jusqu'ä la fin du mois, avec la stricte economie, Pavarice noire qu'il montrait desormais. Ensuite, il vendrait la Souleiade sans doute, il travaillerait, il saurait bien se tirer d'affaire. Mais il ne voulait pas toucher aux cinq mille francs qui restaient, car ils etaient son bien, ä eile, et eile les retrouverait dans le tiroir. -Maitre, maitre, tu me fais beaucoup de chagrin... 513 II Tinterrompit. -Je le veux, et c'est toi qui me creverais le coeur... Voyons, il est sept heures et demie, je vais aller ficeler tes malles, puisqu'elles sont fermées. Lorsque Clotilde et Martine furent seules, en face Tune de 1'autre, elles se regarděrent un instant en silence. Depuis la situation nouvelle, elles avaient bien senti leur antagonisme sourd, le clair triomphe de la jeune maitresse, l'obscure jalousie de la vieille servantě, autour du maitre adore. Aujourd'hui, il semblait que ce fut cette derniěre qui restát victorieuse. Mais, á cette minute derniěre, leur emotion commune les rapprochait. - Martine, il ne faudra pas le laisser se nourrir comme un pauvre. Tu me promets bien qu'il aura du vin et de la viande tous les jours ? - N'ayez pas peur, Mademoiselle. - Et, tu sais, les cinq mille francs qui dorment la, ils sont á lui. Vous n'allez pas, je pense, mourir de faim á cóté. Je veux que tu le gates. -Je vous répěte que j'en fais mon affaire, 514 Mademoiselle, et que Monsieur ne manquera de rien. II y eut un nouveau silence. Elles se regardaient toujours. -Puis, surveille-le pour qu'il ne travaille pas trop. Je m'en vais tres inquiete, sa sante est moins bonne depuis quelque temps. Soigne-le, n'est-ce pas ? -Je le soignerai, soyez tranquille, Mademoiselle. - Enfm, je te le confie. II ne va plus avoir que toi, et ce qui me rassure un peu, c'est que tu l'aimes bien. Aime-le de toute ta force, aime-le pour nous deux. - Oui, Mademoiselle, autant que je pourrai. Des pleurs leur montaient aux paupieres, et Clotilde dit encore : - Veux-tu m'embrasser, Martine ? - Oh ! Mademoiselle, tres volontiers ! Elles etaient dans les bras Tune de 1'autre, lorsque Pascal rentra. II affecta de ne pas les voir, 515 pour ne pas s'attendrir sans doute. D'une voix trop haute, il parlait des derniers preparatifs du depart, en homme bouscule qui ne veut pas qu'on manque le train. II avait ficele les malles, le pere Durieu venait de les empörter sur sa voiture, et on les trouverait ä la gare. Cependant, il etait ä peine huit heures, on avait encore deux grandes heures devant soi. Ce furent deux heures mortelles d'angoisse ä vide, de douloureux pietinement, avec l'amertume cent fois remächee de la rupture. Le dejeuner prit ä peine un quart d'heure. Puis, il fallut se lever, se rasseoir. Les yeux ne quittaient pas la pendule. Les minutes semblaient eternelles comme une agonie, au travers de la maison lugubre. - Ah ! quel vent ! dit Clotilde, ä un coup de mistral, dont toutes les portes avaient gemi. Pascal s'approcha de la fenetre, regarda la fuite eperdue des arbres, sous la tempete. -Depuis ce matin, il grandit encore. Tout ä l'heure, il faudra que je m'inquiete de la toiture, car des tuiles sont parties. Dejä, ils n'etaient plus ensemble. lis 516 n'entendaient plus que ce vent furieux, balayant tout, emportant leur vie. Enfm, ä huit heures et demie, Pascal dit simplement: - II est temps, Clotilde. Elle se leva de la chaise oü eile etait assise. Par instants, eile oubliait qu'elle partait. Tout d'un coup, l'affreuse certitude lui revint. Une derniere fois, eile le regarda, sans qu'il ouvrit les bras, pour la retenir. C etait fini. Et eile n'eut plus qu'une face morte, foudroyee. D'abord, ils echangerent les banales paroles. - Tu m'ecriras, n'est-ce pas ? - Certainement, et toi, donne-moi de tes nouvelles le plus souvent possible. - Surtout, si tu etais malade, rappelle-moi tout de suite. - Je te le promets. Mais, n'aie pas peur, je suis solide. Puis, au moment de quitter cette maison si chere, Clotilde l'enveloppa toute d'un regard 517 vacillant. Et elle s'abattit sur la poitrine de Pascal, elle le garda entre ses bras, balbutiante. -Je veux ťembrasser ici, je veux te remercier... Maitre, c'est toi qui m'as faite ce que je suis. Comme tu Tas répété souvent, tu as corrigé mon heredité. Que serais-je devenue, la-bas, dans le milieu oú a grandi Maxime ?... Oui, si je vaux quelque chose, je le dois á toi seul, á toi qui m'as transplantée dans cette maison de vérité et de bonté, oú tu m'as fait pousser digne de ta tendresse... Aujourd'hui, aprěs m'avoir prise et comblée de tes biens, tu me renvoies. Que ta volonté soit faite, tu es mon maitre, et je ťobéis. Je t'aime quand méme, je t'aimerai toujours. II la serra sur son coeur, il répondit : -Je ne desire que ton bien, j'acheve mon oeuvre. Et, dans le dernier baiser, le baiser déchirant qu'ils échangěrent, elle soupira, á voix trěs basse : - Ah ! si P enfant était venu ! Plus bas encore, en un sanglot, elle crut 518 Pentendre begayer des mots indistincts. -Oui, Poeuvre revee, la seule vraie et bonne, Poeuvre que je n'ai pu faire... Pardonne-moi, tache d'etre heureuse. La vieille Mme Rougon etait a la gare, tres gaie, tres vive, malgre ses quatre-vingts ans. Elle triomphait, elle croyait tenir son fils Pascal a sa merci. Quand elle les vit hebetes Pun et Pautre, elle se chargea de tout, prit le billet, fit enregistrer les bagages, installa la voyageuse dans un compartiment de dames seules. Puis, elle parla longuement de Maxime, donna des instructions, exigea d'etre tenue au courant. Mais le train ne partait pas, et il s'ecoula encore cinq atroces minutes, pendant lesquelles ils resterent face a face, en ne se disant plus rien. Enfm, tout sombra, il y eut des embrassades, un grand bruit de roues, des mouchoirs qui s'agitaient. Brusquement, Pascal s'aper^ut qu'il etait seul sur le quai, pendant que, la-bas, le train avait disparu, a un coude de la ligne. Alors, il n'ecouta pas sa mere, il prit sa course, un galop furieux de jeune homme, monta la pente, enjamba les 519 gradins de pierres seches, se trouva en trois minutes sur la terrasse de la Souleiade. Le mistral y faisait rage, une rafale geante qui pliait les cypres centenaires comme des pailles. Dans le ciel decolore, le soleil paraissait las de tout ce vent dont la violence, depuis six jours, lui passait sur la face. Et, pareil aux arbres echeveles, Pascal tenait bon, avec ses vetements qui avaient des claquements de drapeaux, avec sa barbe et ses cheveux empörtes, fouettes de tempete. L'haleine coupee, les deux mains sur son coeur pour en contenir les battements, il regardait au loin fuir le train, ä travers la plaine rase, un train tout petit que le mistral semblait balayer, ainsi qu'un rameau de feuilles seches. 520 XII Děs le lendemain, Pascal s'enferma au fond de la grande maison vide. II n'en sortit plus, cessa complětement les rares visites de médecin qu'il faisait encore, vécut la, portes et fenétres closes, dans une solitude et un silence absolus. Et Pordre formel était donné á Martine : elle ne devait laisser entrer personne, sous aucun pretexte. - Mais, Monsieur, votre měre, Mme Félicité ? -Ma mere moins encore que les autres. J'ai mes raisons... Vous lui direz que je travaille, que j'ai besoin de me recueillir et que je la prie de m'excuser. Coup sur coup, á trois reprises, la vieille Mme Rougon se présenta. Elle tempétait au rez-de-chaussée, il l'entendait qui élevait la voix, s'irritant, voulant forcer la consigne. Puis, le bruit s'apaisait, il n'y avait plus qu'un chuchotement de plainte et de complot, entre elle et la servantě. 521 Et pas une fois il ne ceda, ne se pencha en haut de la rampe, pour lui crier de monter. Un jour, Martine se hasarda ä dire : -C'est bien dur tout de meme, Monsieur, de refuser la porte ä sa mere. D'autant plus que Mme Felicite vient dans de bons sentiments, car eile sait la grande gene de Monsieur et eile n'insiste que pour lui offrir ses services. Exaspere, il cria : -De l'argent, je n'en veux pas, entendez-vous !... Je travaillerai, je gagnerai bien ma vie, que diable ! Cependant, cette question de l'argent devenait pressante. II s'entetait ä ne pas prendre un sou des cinq mille francs enfermes dans le secretaire. Maintenant qu'il etait seul, il avait une complete insouciance de la vie materielle, il se serait contente de pain et d'eau ; et, chaque fois que la servante lui demandait de quoi acheter du vin, de la viande, quelque douceur, il haussait les epaules : ä quoi bon ? il restait une croüte de la veille, n'etait-ce pas süffisant ? Mais eile, dans sa 522 tendresse pour ce maitre qu'elle sentait souffrir, se desolait de cette avarice plus rude que la sienne, de ce denuement de pauvre homme ou il s'abandonnait, avec la maison entiere. On vivait mieux chez les ouvriers du faubourg. Aussi, pendant toute une journee, parut-elle en proie a un terrible combat interieur. Son amour de chien docile luttait contre sa passion de 1'argent, amasse sou a sou, cache quelque part, faisant des petits, comme elle disait. Elle aurait mieux aime donner de sa chair. Tant que son maitre n'avait pas souffert seul, l'idee ne lui etait pas meme venue de toucher a son tresor. Et ce fut un heroi'sme extraordinaire, le matin ou, poussee a bout, voyant sa cuisine froide et le buffet vide, elle disparut pendant une heure, puis rentra avec des provisions et la monnaie d'un billet de cent francs. Justement, Pascal qui descendait, s'etonna, lui demanda d'ou venait cet argent, deja hors de lui et pret a jeter tout a la rue, en croyant qu'elle etait allee chez sa mere. - Mais non, mais non ! Monsieur, begayait- 523 elle, ce n'est pas cela du tout... Et elle finit par dire le mensonge qu'elle avait prepare. - Imaginez-vous que les comptes s'arrangent, chez M. Grandguillot, ou du moins 9a m'en a tout Pair... J'ai eu l'idee, ce matin, d'aller voir, et on m'a dit qu'il vous reviendrait surement quelque chose, que je pouvais prendre cent francs... Oui, on s'est meme contente d'un re^u de moi. Vous regulariserez 9a plus tard. Pascal sembla a peine surpris. Elle esperait bien qu'il ne sortirait pas, pour verifier le fait. Pourtant, elle fut soulagee de voir avec quelle facilite insouciante il acceptait son histoire. -Ah ! tant mieux ! s'ecria-t-il. Je disais bien qu'il ne faut jamais desesperer. Cela va me donner le temps d'organiser mes affaires. Ses affaires, c'etait la vente de la Souleiade, a laquelle il avait songe confinement. Mais quelle peine affreuse, quitter cette maison, ou Clotilde avait grandi, ou il avait vecu pres de dix-huit ans avec elle ! II s'etait donne deux ou trois semaines 524 pour y reflechir. Quand il eut cet espoir, qu'il rattraperait un peu de son argent, il n'y pensa plus du tout. De nouveau, il s'abandonnait, mangeait ce que lui servait Martine, ne s'apercevait meme pas du strict bien-etre qu'elle remettait autour de lui, ä genoux, en adoration, dechiree de toucher ä son petit tresor, mais si heureuse de le nourrir maintenant, sans qu'il se doutät que sa vie venait d'elle. D'ailleurs, Pascal ne la recompensait guere. II s'attendrissait ensuite, regrettait ses violences. Mais, dans Petat de fievre desesperee ou il vivait, cela ne Pempechait pas de recommencer, de s'empörter contre eile, au moindre sujet de mecontentement. Un soir qu'il avait encore entendu sa mere causer sans fin, au fond de la cuisine, il eut un acces de colere furieuse. F -Ecoutez-moi bien, Martine, je ne veux plus qu'elle entre ä la Souleiade... Si vous la recevez une seule fois, en bas, je vous chasse ! Saisie, eile restait immobile. Jamais, depuis trente-deux ans qu'elle le servait, il ne Pavait ainsi menacee de renvoi. 525 - Oh ! Monsieur, vous auriez ce courage ! Mais je ne m'en irais pas, je me coucherais en travers de la porte. Deja, il etait honteux de son emportement, et il se fit plus doux. -C'est que je sais parfaitement ce qui se passe. Elle vient pour vous endoctriner, pour vous mettre contre moi, n'est-ce pas ?... Oui, elle guette mes papiers, elle voudrait tout voler, tout detruire, la-haut, dans l'armoire. Je la connais, quand elle veut quelque chose, elle le veut jusqu'au bout... Eh bien ! vous pouvez lui dire que je veille, que je ne la laisserai meme pas approcher de l'armoire, tant que je serai vivant. Et puis, la clef est la, dans ma poche. En effet, toute sa terreur de savant traque et menace etait revenue. Depuis qu'il vivait seul, il avait la sensation d'un danger renaissant, d'un guet-apens continu, dresse dans 1'ombre. Le cercle se resserrait, et s'il se montrait si rude contre les tentatives d'envahissement, s'il repoussait les assauts de sa mere, c'etait qu'il ne se trompait pas sur ses projets veritables et qu'il 526 avait peur d'etre faible. Quand eile serait lä, elle le possederait peu ä peu, au point de le supprimer. Aussi ses tortures recommencaient-elles, il passait les journees en surveillance, il fermait lui-meme les portes, le soir, et souvent il se relevait, la nuit, pour s'assurer qu'on ne forfait pas les serrures. Son inquietude etait que la servante, gagnee, croyant assurer son salut eternel, n'ouvrit ä sa mere. II croyait voir les dossiers flamber dans la cheminee, il montait la garde autour d'eux, repris d'une passion souffrante, d'une tendresse dechiree, pour cet amas glace de papiers, ces froides pages de manuscrits, auxquelles il avait sacrifie la femme, et qu'il s'efforcait d'aimer assez, afm d'oublier le reste. Pascal, depuis que Clotilde n'etait plus la, se jetait dans le travail, essayait de s'y noyer et de s'y perdre. S'il s'enfermait, s'il ne mettait plus les pieds dans le jardin, s'il avait eu, un jour que Martine etait montee lui annoncer le docteur Ramond, la force de repondre qu'il ne pouvait le recevoir, toute cette volonte apre de solitude n'avait d'autre but que de s'aneantir au fond d'un 527 labeur incessant. Ce pauvre Ramond, comme il Paurait embrassé volontiers ! car il devinait bien Pexquis sentiment qui le faisait accourir, pour consoler son vieux maitre. Mais pourquoi perdre une heure ? pourquoi risquer des emotions, des larmes, d'ou il sortait láche ? Děs le jour, il était á sa table, y passait la matinée et Paprěs-midi, continuait souvent á la lampě, trěs tard. C était son ancien projet qu'il voulait mettre á execution: reprendre toute sa théorie de Phérédité sur un plan nouveau, se servir des dossiers, des documents fournis par sa famille, pour établir d'apres quelles lois, dans un groupe d'etres, la vie se distribue et conduit mathématiquement d'un homme á un autre homme, en tenant compte des milieux : vaste bible, genese des families, des sociétés, de Phumanité entiěre. II espérait que Pampleur d'un tel plan, 1'effort nécessaire á la realisation d'une idée si colossale, le posséderait tout entier, lui rendrait sa santé, sa foi, son orgueil, dans la jouissance supérieure de Poeuvre accomplie. Et il avait beau vouloir se passionner, se donner sans reserve, avec acharnement, il n'arrivait qu'a 528 surmener son corps et son esprit, distrait quand meme, le coeur absent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et desespere. Etait-ce done une faillite definitive du travail ? Lui dont le travail avait devore 1'existence, qui le regardait comme le moteur unique, le bienfaiteur et le consolateur, allait-il done etre force de conclure qu'aimer et etre aime passe tout au monde ? II tombait par moments a de grandes reflexions, il continuait a ebaucher sa nouvelle theorie de l'equilibre des forces, qui consistait a etablir que tout ce que 1'homme re^oit en sensation, il doit le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine et heureuse, si Ton avait pu la vivre entiere, dans un fonctionnement de machine bien reglee, rendant en force ce qu'elle brule en combustible, s'entretenant elle-meme en vigueur et en beaute par le jeu simultane et logique de tous ses organes ! II y voyait autant de labeur physique que de labeur intellectuel, autant de sentiment que de raisonnement, la part faite a la fonction genesique comme a la fonction cerebrale, sans jamais de surmenage, ni d'une part ni d'une autre, car le surmenage n'est que le desequilibre 529 et la maladie. Oui, oui ! recommencer la vie et savoir la vivre, becher la terre, etudier le monde, aimer la femme, arriver a la perfection humaine, a la cite future de l'universel bonheur, par le juste emploi de l'etre entier, quel beau testament laisserait la un medecin philosophe ! Et ce reve lointain, cette theorie entrevue achevait de l'emplir d'amertume, a la pensee que, desormais, il n'etait plus qu'une force gaspillee et perdue. Au fond meme de son chagrin, Pascal avait cette sensation dominante qu'il etait fini. Le regret de Clotilde, la souffrance de ne plus l'avoir, la certitude qu'il ne l'aurait jamais plus, l'envahissait, a chaque heure davantage, d'un flot douloureux qui emportait tout. Le travail etait vaincu, il laissait parfois tomber sa tete sur la page en train, et il pleurait pendant des heures, sans trouver le courage de reprendre la plume. Son acharnement a la besogne, ses journees de volontaire aneantissement aboutissaient a des nuits terribles, des nuits d'insomnie ardente, pendant lesquelles il mordait ses draps, pour ne pas crier le nom de Clotilde. Elle etait partout, dans cette maison morne, ou il se cloitrait. II la 530 retrouvait traversant chaque piece, assise sur tous les sieges, debout derriere toutes les portes. En bas, dans la salle a manger, il ne pouvait plus se mettre a table, sans l'avoir en face de lui. Dans la salle de travail, en haut, elle continuait a etre sa compagne de chaque seconde, elle y avait tant vecu enfermee, elle-meme, que son image semblait emaner des choses : sans cesse, il la sentait evoquee pres de lui, il la devinait droite et mince devant son pupitre, penchee sur un pastel, avec son fin profil. Et, s'il ne sortait pas pour fuir cette hantise du cher et torturant souvenir, c'etait qu'il avait la certitude de la retrouver partout aussi dans le jardin, revant au bord de la terrasse, suivant a pas ralentis les allees de la pinede, assise et rafraichie sous les platanes par l'eternel chant de la source, couchee sur l'aire, au crepuscule, les yeux perdus, attendant les etoiles. Mais il existait surtout pour lui un lieu de desir et de terreur, un sanctuaire sacre ou il n'entrait qu'en tremblant: la chambre ou elle s'etait donnee a lui, ou ils avaient dormi ensemble. II en gardait la clef, il n'y avait pas derange un objet de place, depuis le triste matin du depart ; et une 531 jupe oubliee trainait encore sur un fauteuil. La, il respirait jusqu'a son souffle, sa fraiche odeur de jeunesse, restee parmi l'air comme un parfum. II ouvrait ses bras eperdus, il les serrait sur son fantome, flottant dans le tendre demi-jour des volets fermes, dans le rose eteint de la vieille indienne des murs, couleur d'aurore. II sanglotait devant les meubles, il baisait le lit, la place marquee ou se dessinait Pelancement divin de son corps. Et sa joie d'etre la, son regret de ne plus y voir Clotilde, cette emotion violente l'epuisait a un tel point, qu'il n'osait pas visiter tous les jours ce lieu redoutable, couchant dans sa chambre froide, ou ses insomnies ne la lui montraient pas si voisine et si vivante. Au milieu de son travail obstine, Pascal avait une autre grande joie douloureuse, les lettres de Clotilde. Elle lui ecrivait regulierement deux fois par semaine, de longues lettres de huit a dix pages, dans lesquelles elle lui racontait sa vie quotidienne. II ne semblait pas qu'elle fut tres heureuse, a Paris. Maxime, qui ne quittait plus son fauteuil d'infirme, devait la torturer par des exigences d'enfant gate et de malade, car elle 532 parlait en recluse, sans cesse de garde pres de lui, ne pouvant meme s'approcher des fenetres, pour jeter un coup d'oeil sur l'avenue, ou roulait le flot mondain des promeneurs du Bois ; et, a certaines de ses phrases, on sentait que son frere, apres P avoir si impatiemment reclamee, la soup^onnait deja, commen^ait a la prendre en mefiance et en haine, ainsi que toutes les personnes qui le servaient, dans sa continuelle inquietude d'etre exploite et devalise. Deux fois, elle avait vu son pere, lui toujours tres gai, deborde d'affaires, converti a la Republique, en plein triomphe politique et financier. Saccard Pavait prise a part, pour lui expliquer que ce pauvre Maxime etait vraiment insupportable, et qu'elle aurait du courage, si elle consentait a etre sa victime. Comme elle ne pouvait tout faire, il avait meme eu l'obligeance, le lendemain, d'envoyer la niece de son coiffeur, une petite jeune fille de dix-huit ans, nommee Rose, tres blonde, Pair candide, qui Paidait a present autour du malade. D'ailleurs, Clotilde ne se plaignait pas, affectait au contraire de montrer une ame egale, satisfaite, resignee a la vie. Ses lettres etaient pleines de vaillance, sans 533 colere contre la separation cruelle, sans appel desespere a la tendresse de Pascal, pour qu'il la rappelat. Mais, entre les lignes, comme il la sentait fremissante de revoke, toute elancee vers lui, prete a la folie de revenir sur l'heure, au moindre mot ! Et c'etait ce mot que Pascal ne voulait pas ecrire. Les choses s'arrangeraient, Maxime s'habituerait a sa soeur, le sacrifice devait etre consomme jusqu'au bout, maintenant qu'il etait accompli. Une seule ligne ecrite par lui, dans la faiblesse d'une minute, et le benefice de l'effort etait perdu, la misere recommen^ait. Jamais il n'avait fallu a Pascal un courage plus grand que lorsqu'il repondait a Clotilde. Pendant ses nuits brulantes, il se debattait, il la nommait furieusement, il se relevait pour ecrire, pour la rappeler tout de suite, par depeche. Puis, au jour, quand il avait beaucoup pleure, sa fievre tombait; et sa reponse etait toujours tres courte, presque froide. II surveillait chacune de ses phrases, recommen^ait, quand il croyait s'etre oublie. Mais quelle torture, ces affreuses lettres, si breves, si glacees, ou il allait contre son coeur, 534 uniquement pour la detacher de lui, pour prendre tous les torts et lui faire croire qu'elle pouvait Poublier, puisqu'il l'oubliait ! II en sortait en sueur, epuise, comme apres un acte violent d'heroi'sme. On etait dans les derniers jours d'octobre, depuis un mois Clotilde etait partie, lorsque Pascal, un matin, eut une brusque suffocation. A plusieurs reprises deja, il avait eprouve ainsi de legers etouffements, qu'il mettait sur le compte du travail. Mais, cette fois, les symptomes furent si nets, qu'il ne put s'y tromper : une douleur poignante dans la region du coeur, qui gagnait toute la poitrine et descendait le long du bras gauche, une affreuse sensation d'ecrasement et d'angoisse, tandis qu'une sueur froide l'inondait. C'etait une crise d'angine de poitrine. L'acces ne dura guere plus d'une minute, et il resta d'abord plus surpris qu'effraye. Avec cet aveuglement que les medecins gardent parfois sur l'etat de leur propre sante, jamais, il n'avait soupconne que son coeur put se trouver atteint. Comme il se remettait, Martine monta 535 justement dire que le docteur Ramond etait en bas, insistant de nouveau pour etre re^u. Et Pascal, cedant peut-etre a un inconscient besoin de savoir, s'ecria : -Eh bien ! qu'il monte, puisqu'il s'entete. Qa me fera plaisir. Les deux hommes s'embrasserent, et il n'y eut pas d'autre allusion a l'absente, a celle dont le depart avait vide la maison, qu'une energique et desolee poignee de main. - Vous ne savez pas pourquoi je viens ? s'ecria tout de suite Ramond. C'est pour une question d'argent... Oui, mon beau-pere, M. Leveque, l'avoue que vous connaissez, m'a parle hier encore des fonds que vous aviez chez le notaire Grandguillot. Et il vous conseille fortement de vous remuer, car des personnes ont reussi, dit-on, a rattraper quelque chose. -Mais, dit Pascal, je sais que 9a s'arrange. Martine a deja obtenu deux cents francs, je crois. Ramond parut tres etonne. - Comment, Martine ? sans que vous soyez 536 intervenu... Enfm, voulez-vous autoriser mon beau-pere a s'occuper de votre cas ? II tirera les choses au clair, puisque vous n'avez ni le temps ni le gout de cette besogne. - Certainement, j'autorise M. Leveque, et dites-lui que je le remercie mille fois. Puis, cette affaire reglee, le jeune homme ayant remarque sa paleur et le questionnant, il repondit avec un sourire : - Figurez-vous, mon ami, que je viens d'avoir une crise d'angine de poitrine... Oh ! ce n'est pas une imagination, tous les symptomes y etaient... Et, tenez ! puisque vous vous trouvez la, vous allez m'ausculter. D'abord, Ramond s'y refusa, en affectant de tourner la consultation en plaisanterie. Est-ce qu'un consent comme lui oserait se prononcer sur son general ? Mais il l'examinait pourtant, lui trouvait la face tiree, angoissee, avec un singulier effarement du regard. II finit par l'ausculter avec beaucoup d'attention, l'oreille collee longuement contre sa poitrine. Plusieurs minutes s'ecoulerent, dans un profond silence. 537 -Eh bien ? demanda Pascal, lorsque le jeune medecin se releva. Celui-ci ne parla pas tout de suite. II sentait les yeux du maitre droit dans ses yeux. Aussi ne les detourna-t-il pas; et, devant la bravoure tranquille de la demande, il repondit simplement : -Eh bien ! c'est vrai, je crois qu'il y a de la sclerose. - Ah ! vous etes gentil de ne pas mentir, reprit le docteur. J'ai eu peur un instant que vous ne mentiez, et cela m'aurait fait de la peine. Ramond s'etait remis a ecouter, disant a demi-voix : -Oui, l'impulsion est energique, le premier bruit est sourd, tandis que le second, au contraire, est eclatant... On sent que la pointe s'abaisse et se trouve reportee vers l'aisselle... II y a de la sclerose, c'est au moins tres probable... Puis, se relevant: - On vit vingt ans avec cela. - Sans doute, parfois, dit Pascal. A moins qu'on n'en meure tout de suite, foudroye. 538 Iis causěrent encore, s'etonnerent au sujet ďun cas étrange de sclerose du coeur, observe á Phöpital de Plassans. Et, lorsque le jeune médecin partit, il annon^a qu'il reviendrait, děs qu'il aurait des nouvelles de 1'affaire Grandguillot. Quand il fut seul, Pascal se sentit perdu. Tout s'eclairait, ses palpitations depuis quelques semaines, ses vertiges, ses étouffements ; et il y avait surtout cette usure de 1'orgáne, de son pauvre coeur surmené de passion et de travail, ce sentiment d'immense fatigue et de fin prochaine, auquel il ne se trompait plus á cette heure. Pourtant, ce n'etait pas encore de la crainte qu'il éprouvait. Sa premiere pensée venait d'etre que lui aussi, á son tour, pay ait son heredité, que la sclerose, cette sorte de dégénérescence, était sa part de misěre physiologique, le legs inevitable de sa terrible ascendance. D'autres avaient vu la névrose, la lesion originelle, se tourner en vice ou en vertu, en génie, en crime, en ivrognerie, en sainteté ; d'autres étaient morts phtisiques, épileptiques, ataviques ; lui avait vécu de passion et allait mourir du coeur. Et il n'en tremblait plus, il ne 539 s'en irritait plus, de cette heredité manifeste, fatale et nécessaire sans doute. Au contraire, une humilité le prenait, la certitude que toute revoltě contre les lois naturelles est mauvaise. Pourquoi done, autrefois, triomphait-il, exultant ďallégresse, á 1'idée de n'etre pas de sa famille, de se sentir different, sans communauté aucune ? Rien n'etait moins philosophique. Les monstres seuls poussaient á 1'écart. Et étre de sa famille, mon Dieu ! cela fmissait par lui paraitre aussi bon, aussi beau que d'etre ďune autre, car toutes ne se ressemblaient-elles pas, 1'humanité n'etait-elle pas identique partout, avec la méme somme de bien et de mal ? II en arrivait, trěs modeste et trěs doux, sous la menace de la souffrance et de la mort, á tout accepter de la vie. Děs lors, Pascal vécut dans cette pensée qu'il pouvait mourir ďune heure á Pautre. Et cela acheva de le grandir, de le hausser á Poubli complet de lui-méme. II ne cessa pas de travailler, mais jamais il n'avait mieux compris combien P effort doit trouver en soi sa recompense, Poeuvre étant toujours transitoire et restant quand méme inachevée. Un soir, au diner, 540 Martine lui apprit que Sarteur, l'ouvrier chapelier, l'ancien pensionnaire de l'Asile des Tulettes, venait de se pendre. Toute la soiree, il songea a ce cas etrange, a cet homme qu'il croyait avoir sauve de la folie homicide, par sa medication des piqures hypodermiques, et qui, evidemment, repris d'un acces, avait eu assez de lucidite encore pour s'etrangler, au lieu de sauter a la gorge d'un passant. II le revoyait, si parfaitement raisonnable, pendant qu'il lui conseillait de reprendre sa vie de bon ouvrier. Quelle etait done cette force de destruction, le besoin du meurtre se changeant en suicide, la mort faisant sa besogne malgre tout ? Avec cet homme disparaissait son dernier orgueil de medecin guerisseur ; et, chaque matin, quand il se remettait au travail, il ne se croyait plus qu'un ecolier qui epelle, qui cherche la verite toujours, a mesure qu'elle recule et qu'elle s'elargit. Mais, cependant, dans cette serenite, un souci lui restait, l'anxiete de savoir ce que deviendrait Bonhomme, son vieux cheval, s'il mourait avant lui. Maintenant, la pauvre bete, completement aveugle, les jambes paralysees, ne quittait plus sa 541 litiere. Lorsque son maitre la venait voir, eile entendait pourtant, tournait la tete, etait sensible aux deux gros baisers qu'il lui posait sur les naseaux. Tout le voisinage haussait les epaules, plaisantait sur ce vieux parent que le docteur ne voulait pas faire abattre. Allait-il done partir le premier, avec la pensee qu'on appellerait Pequarrisseur, le lendemain ? Et, un matin, comme il entrait dans Pecurie, Bonhomme ne l'entendit pas, ne leva pas la tete. II etait mort, il gisait, Pair paisible, comme soulage d'etre mort la, doucement. Son maitre s'etait agenouille, et il le baisa une derniere fois, il lui dit adieu, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Ce fut ce jour-lä que Pascal s'interessa encore ä son voisin, M. Bellombre. II s'etait approche d'une fenetre, il Paper^ut, par-dessus le mur du jardin, au pale soleil des premiers jours de novembre, faisant sa promenade accoutumee ; et la vue de Pancien professeur, vivant si parfaitement heureux, le jeta d'abord dans Petonnement. II lui semblait n'avoir jamais songe ä cette chose, qu'un homme de soixante-dix ans etait la, sans une femme, sans un enfant, sans un 542 chien, et qu'il tirait tout son egoi'ste bonheur de la joie de vivre en dehors de la vie. Ensuite, il se rappela ses coleres contre cet homme, ses ironies contre la peur de l'existence, les catastrophes qu'il lui souhaitait, l'espoir que le chatiment viendrait, quelque servante maitresse, quelque parente inattendue, qui serait la vengeance. Mais non ! il le retrouvait toujours aussi vert, il sentait bien que, longtemps encore, il vieillirait ainsi, dur, avare, inutile et heureux. Et, cependant, il ne Pexecrait plus, il l'aurait plaint volontiers, tellement il le jugeait ridicule et miserable, de n'etre pas aime. Lui qui agonisait, parce qu'il restait seul ! Lui dont le coeur allait eclater, parce qu'il etait trop plein des autres ! Plutot la souffrance, la souffrance seule, que cet egoi'sme, cette mort a ce qu'on a de vivant et d'humain en soi ! Dans la nuit qui suivit, Pascal eut une nouvelle crise d'angine de poitrine. Elle dura pres de cinq minutes, il crut qu'il etoufferait, sans avoir eu la force d'appeler sa servante. Lorsqu'il reprit haleine, il ne la derangea pas, il prefera ne parler a personne de cette aggravation de son mal ; mais 543 il garda la certitude qu'il etait fmi, qu'il ne vivrait pas un mois peut-etre. Sa premiere pensee alia vers Clotilde. Pourquoi ne lui ecrivait-il pas d'accourir ? Justement, il avait recu une lettre d'elle, la veille, et il voulait lui repondre, ce matin-lä. Puis, l'idee de ses dossiers lui apparut soudain. S'il mourüt tout d'un coup, sa mere resterait la maitresse, eile les detruirait; et ce n'etaient pas seulement les dossiers, mais ses manuscrits, tous ses papiers, trente annees de son intelligence et de son travail. Ainsi se consommerait le crime qu'il avait tant redoute, dont la seule crainte, pendant ses nuits de fievre, le faisait se relever frissonnant, Poreille aux aguets, ecoutant si l'on ne forfait pas l'armoire. Une sueur le reprit, il se vit depossede, outrage, les cendres de son oeuvre jetees aux quatre vents. Et, tout de suite, il revint ä Clotilde, il se dit qu'il suffisait simplement de la rappeler : eile serait la, eile lui fermerait les yeux, eile defendrait sa memoire. Dejä, il s'etait assis, il se hätait de lui ecrire, pour que la lettre partit par le courrier du matin. Mais, lorsque Pascal fut devant la page 544 blanche, la plume aux doigts, im scrupule grandissant, un mecontentement de lui-meme l'envahit. Est-ce que cette pensee des dossiers, le beau projet de leur donner une gardienne et de les sauver, n'etait pas une Suggestion de sa faiblesse, un pretexte qu'il imaginait pour ravoir Clotilde ? L'egoi'sme etait au fond. II songeait ä lui, et non ä eile. II la vit rentrer dans cette maison pauvre, condamnee ä soigner un vieillard malade ; il la vit surtout, dans la douleur, dans l'epouvante de son agonie, lorsqu'il la terrifierait, un jour, en tombant foudroye pres d'elle. Non, non ! c'etait l'affreux moment qu'il voulait lui eviter, c'etaient quelques journees de cruels adieux, et la misere ensuite, triste cadeau qu'il ne pouvait lui faire, sans se croire un criminel. Son calme, son bonheur ä eile seule comptait, qu'importait le reste ! II mourrait dans son trou, heureux de la croire heureuse. Quant ä sauver ses manuscrits, il verrait s'il aurait la force de s'en separer, en les remettant ä Ramond. Et, meme si tous ses papiers devaient perir, il y consentait, et il voulait bien que rien de lui n'existät plus, pas meme sa pensee, pourvu que rien de lui desormais ne 545 troublät 1'existence de sa chere femme ! Pascal se mit done ä ecrire une de ses reponses habituelles, qu'il faisait volontairement, ä grand-peine, insignifiante et presque froide. Clotilde, dans sa derniere lettre, sans se plaindre de Maxime, laissait entendre que son frere se desinteressait d'elle, amuse davantage par Rose, la niece du coiffeur de Saccard, cette petite jeune fille tres blonde, ä l'air candide. Et il flairait quelque manoeuvre du pere, une savante captation autour du fauteuil de Pinfirme, que ses vices, si precoces jadis, reprenaient, aux approches de la mort. Mais, malgre son inquietude, il n'en donnait pas moins de tres bons conseils ä Clotilde, en lui repetant que son devoir etait de se devouer jusqu'au bout. Quand il signa, des larmes lui obscurcissaient la vue. C'etait sa mort de bete vieillie et solitaire, sa mort sans un baiser, sans une main amie, qu'il signait. Puis, des doutes lui vinrent: avait-il raison de la laisser lä-bas, dans ce milieu mauvais, oü il sentait toutes sortes d'abominations autour d'elle ? A la Souleiade, chaque matin, le facteur 546 apportait les lettres et les journaux, vers neuf heures ; et Pascal, quand il ecrivait a Clotilde, avait 1'habitude de guetter, pour lui remettre la lettre, de fa^on a etre bien certain qu'on n'interceptait pas sa correspondance. Or, ce matin-la, comme il etait descendu lui donner celle qu'il venait d'ecrire, il fut surpris d'en recevoir une nouvelle de la jeune femme, dont ce n'etait pas le jour. Pourtant, il laissa partir la sienne. Ensuite, il remonta, il reprit sa place devant sa table, dechirant l'enveloppe. Et, des les premieres lignes, ce fut un grand saisissement, une stupeur. Clotilde lui ecrivait qu'elle etait enceinte de deux mois. Si elle avait tant hesite a lui annoncer cette nouvelle, c'etait qu'elle voulait avoir elle-meme une absolue certitude. Maintenant, elle ne pouvait se tromper, la conception remontait surement aux derniers jours d'aout, a cette nuit heureuse ou elle lui avait donne le royal festin de jeunesse, le soir de leur course de misere, de porte en porte. N'avaient-ils pas senti passer, dans une de leurs etreintes, la volupte accrue et divine de 1'enfant ? Apres le premier mois, des son arrivee a Paris, elle avait 547 doute, croyant a un retard, a une indisposition, bien explicable au milieu du trouble et des chagrins de leur rupture. Mais, n'ayant encore rien vu le second mois, elle avait attendu quelques jours, et elle etait aujourd'hui certaine de sa grossesse, que tous les symptomes d'ailleurs confirmaient. La lettre etait courte, disant le fait simplement, pleine pourtant d'une ardente joie, d'un elan d'infmie tendresse, dans un desir de retour immediat. Eperdu, craignant de ne pas bien comprendre, Pascal recommen^a la lettre. Un enfant ! cet enfant qu'il se meprisait de n'avoir pu faire, le jour du depart, dans le grand souffle desole du mistral, et qui etait la deja, qu'elle emportait, lorsqu'il regardait au loin fuir le train, par la plaine rase ! Ah ! c'etait l'oeuvre vraie, la seule bonne, la seule vivante, celle qui le comblait de bonheur et d'orgueil. Ses travaux, ses craintes de Pheredite avaient disparu. L'enfant allait etre, qu'importait ce qu'il serait ! pourvu qu'il fut la continuation, la vie leguee et perpetuee, P autre soi-meme ! II en restait remue jusqu'au fond des entrailles, dans un frisson attendri de tout son 548 etre. II riait, il parlait tout haut, il baisait follement la lettre. Mais un bruit de pas le fit se calmer un peu. II tourna la tete, il vit Martine. - Monsieur le docteur Ramond est en bas. - Ah ! qu'il monte, qu'il monte ! C etait encore du bonheur qui arrivait. Ramond, des la porte, cria gaiement : - Victoire ! Maitre, je vous rapporte votre argent, pas tout, mais une bonne somme ! Et il conta les choses, un cas d'imprevue et heureuse chance, que son beau-pere, M. Leveque, avait tire au clair. Les re^us des cent vingt mille francs, qui constituaient Pascal creancier personnel de Grandguillot, ne servaient a rien, puisque celui-ci etait insolvable. Le salut s'etait rencontre dans la procuration que le docteur lui avait remise un jour, sur sa demande, a l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements hypothecates. Comme le nom du mandataire y etait en blanc, le notaire, ainsi que cela se pratique parfois, avait pris un de ses clercs 549 pour prete-nom; et quatre-vingt mille francs venaient d'etre retrouves ainsi, places en bonnes hypotheques, par Pintermediaire d'un brave homme, tout ä fait en dehors des affaires de son patron. Si Pascal avait agi, etait alle au parquet, il aurait debrouille cela depuis longtemps. Enfm, quatre mille francs de rentes solides rentraient dans sa poche. II avait saisi les mains du jeune homme, il les lui serrait, d'un air exalte. -Ah ! mon ami, si vous saviez combien je suis heureux ! Cette lettre de Clotilde m'apporte un grand bonheur. Oui, j'allais la rappeler pres de moi; mais la pensee de ma misere, des privations que je lui imposerais, me gätait la joie de son retour... Et voilä que la fortune revient, au moins de quoi installer mon petit monde ! Dans P expansion de son attendrissement, il avait tendu la lettre ä Ramond, il le for^a ä la lire. Puis, lorsque le jeune homme la lui rendit en souriant, emu de le sentir si bouleverse, il ceda ä un besoin debordant de tendresse, il le saisit entre ses deux grands bras, comme un camarade, 550 comme im frere. Les deux hommes se baiserent sur les joues, vigoureusement. -Puisque le bonheur vous envoie, je vais encore vous demander un service. Vous savez que je me defie de tout le monde ici, meme de ma vieille bonne. C'est vous qui allez porter ma depeche au telegraphe. II s'etait assis de nouveau devant sa table, il ecrivit simplement: « Je t' attends, pars ce soir. » -Voyons, reprit-il, nous sommes aujourd'hui le 6 novembre, n'est-ce pas ?... II est pres de dix heures, eile aura ma depeche vers midi. Cela lui donne tout le temps de faire ses malles et de prendre, ce soir, 1'express de huit heures, qui la mettra demain ä Marseille pour le dejeuner. Mais, comme il n'y a pas de train qui corresponde tout de suite, eile ne pourra etre ici, demain 7 novembre, que par celui de cinq heures. Apres avoir plie la depeche, il s'etait leve. -Mon Dieu ! ä cinq heures, demain !... Que cela est loin encore ! que vais-je faire jusque-lä ? Puis, envahi d'une preoccupation, devenu 551 grave : -Ramond, mon camarade, voulez-vous me faire la grande amitie d'etre tres franc avec moi ? - Comment 9a, maitre ? -Oui, vous m'entendez bien... L'autre jour, vous m'avez examine. Pensez-vous que je puisse aller un an encore ? Et il tenait le jeune homme sous la fixite de son regard, il Pempechait de detourner les yeux. Pourtant, celui-ci tächa de s'echapper, en plaisantant: etait-ce vraiment un medecin qui posait une question pareille ? - Je vous en prie, Ramond, soyons serieux. Alors, Ramond, en toute sincerite, repondit qu'il pouvait tres bien, selon lui, nourrir Pespoir de vivre encore une annee. II donnait ses raisons, Petat relativement peu avance de la sclerose, la sante parfaite des autres organes. Sans doute, il fallait faire la part de Pinconnu, de ce qu'on ne savait pas, car P accident brutal etait toujours possible. Et tous deux en arriverent ä discuter le cas, aussi tranquillement que s'ils s'etaient 552 trouves en consultation, au chevet d'un malade, pesant le pour et le contre, donnant chacun leurs arguments, fixant d'avance la terminaison fatale, selon les indices les mieux etablis et les plus sages. Pascal, comme s'il ne se füt pas agi de lui, avait repris son sang-froid, son oubli de lui-meine. -Oui, murmura-t-il enfm, vous avez raison, une annee de vie est possible... Ah ! voyez-vous, mon ami, ce que je voudrais, ce seraient deux annees, un desir fou, sans doute, une eternite de joie... Et, s'abandonnant ä ce reve d'avenir : - L'enfant naitra vers la fin de mai... Ce serait si bon de le voir grandir un peu, jusqu'ä ses dix-huit mois, ä ses vingt mois, tenez ! pas davantage. Le temps seulement qu'il se debrouille et qu'il fasse ses premiers pas... Je n'en demande pas beaucoup, je voudrais le voir marcher, et apres, mon Dieu ! apres... II completa sa pensee d'un geste. Puis, gagne 553 par P illusion : -Mais deux annees, ce n'est pas impossible. J'ai eu un cas tres curieux, un charron du faubourg qui a vecu quatre ans, dejouant toutes mes previsions... Deux annees, deux annees, je les vivrai ! II faut bien que je les vive ! Ramond, qui avait baisse la tete, ne repondait plus. Un embarras le prenait, a Pidee de s'etre montre trop optimiste ; et la joie du maitre Pinquietait, lui devenait douloureuse, comme si cette exaltation meme, troublant un cerveau autrefois si solide, Pavait averti d'un danger sourd et imminent. -Ne vouliez-vous pas envoyer cette depeche tout de suite ? - Oui, oui ! allez vite, mon bon Ramond, et je vous attends apres-demain. Elle sera ici, je veux que vous accouriez nous embrasser. La journee fut longue. Et, cette nuit-la, vers quatre heures, comme Pascal venait enfm de s'endormir, apres une insomnie heureuse d'espoirs et de reves, il fut reveille brutalement 554 par une crise effroyable. II lui sembla qu'un poids énorme, toute la maison, s'etait écroulé sur sa poitrine, á ce point que le thorax, aplati, touchait le dos ; et il ne respirait plus, la douleur gagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. D'ailleurs, sa connaissance restait entiěre, il avait la sensation que son coeur s'arretait, que sa vie était sur le point de s'eteindre, dans cet affreux écrasement d'etau qui l'etouffait. Avant que la crise fůt á sa periodě aiguě, il avait eu la force de se lever, de taper au plancher avec une canne, pour faire montér Martine. Puis, il était retombé sur son lit, ne pouvant plus ni bouger ni parier, trempe ďune sueur froide. Martine, heureusement, dans le grand silence de la maison vide, avait entendu. Elle s'habilla, s'enveloppa d'un chäle, monta vivement, avec sa bougie. La nuit était profonde encore, le petit jour allait paraitre. Et, quand eile aper^ut son maitre dont les yeux seuls vivaient, qui la regardait, les mächoires serrées, la langue liée, le visage ravage par l'angoisse, eile s'epouvanta, s'effara, ne put que se jeter vers le lit, criant: 555 -Mon Dieu ! mon Dieu ! Monsieur, qu'avez-vous ?... Répondez-moi, Monsieur, vous me faites peur ! Pendant une grande minute, Pascal étouffa davantage, ne parvenant pas á retrouver son souffle. Puis, 1'étau de ses cótes se desserrant peu á peu, il murmura trěs bas : -Les cinq mille francs du secretaire sont á Clotilde... Vous lui direz que c'est arrange chez le notaire, qu'elle retrouvera la de quoi vivre... Alors, Martine qui l'avait écouté, béante, se désespéra, confessa son mensonge, ignorant les bonnes nouvelles apportées par Ramond. -Monsieur, il faut me pardonner, j'ai menti. Mais ce serait mal de mentir davantage... Quand je vous ai vu seul et si malheureux, j'ai pris sur mon argent... - Ma pauvre fille, vous avez fait 9a ! -Oh ! j'ai bien espéré un peu que Monsieur me le rendrait un jour ! La crise se calmait, il put tourner la téte et la regarder. II était stupéfait et attendri. Que s'etait- 556 il done passe dans le coeur de cette vieille fille avare, qui pendant trente annees avait durement amasse son tresor, qui n'en avait jamais sorti un sou, ni pour les autres ni pour elle ? II ne comprenait pas encore, il voulut simplement se montrer reconnaissant et bon. -Vous etes une brave femme, Martine. Tout cela vous sera rendu... Je crois bien que je vais mourir... Elle ne le laissa pas achever, se revoltant, dans un sursaut de tout son etre, dans un cri de protestation. -Mourir, vous, Monsieur!... Mourir avant moi ! Je ne veux pas, je ferai tout, je Pempecherai bien ! Et elle s'etait jetee a genoux devant le lit, elle P avait saisi de ses mains eperdues, tatant pour savoir ou il souffrait, le retenant, comme si elle avait espere qu'on n'oserait pas le lui prendre. -II faut me dire ce que vous avez, je vous soignerai, je vous sauverai. S'il est necessaire de vous donner de ma vie, a moi, je vous en 557 donnerai, Monsieur... Je puis bien passer mes jours, mes nuits. Je suis encore forte, je serai plus forte que le mal, vous verrez... Mourir, mourir, ah ! non, ce n'est pas possible ! Le bon Dieu ne peut pas vouloir une injustice pareille. Je Pai tant prie dans mon existence, qu'il doit m'ecouter un peu, et il m'exaucera, Monsieur, il vous sauvera ! Pascal la regardait, Pécoutait, et une clarté brusque se faisait en lui. Mais elle Paimait, cette miserable fille, elle Pavait toujours aimé ! II se rappelait ses trente années de dévouement aveugle, son adoration muette ď autrefois, quand elle le servait á genoux, et qu'elle était jeune, ses jalousies sourdes contre Clotilde plus tard, tout ce qu'elle avait du souffrir inconsciemment á cette époque. Et elle était la, á genoux encore aujourd'hui, devant son lit de mort, en cheveux grisonnants, avec ses yeux couleur de cendre, dans sa face bléme de nonne abétie par le celibát. Et il la sentait ignorante de tout, ne sachant méme pas de quel amour elle Pavait aimé, n'aimant que lui pour le bonheur de Paimer, d'etre avec lui et de le servir. 558 Des larmes roulerent sur les joues de Pascal. Une pitie douloureuse, une tendresse humaine, infmie, debordaient de son pauvre coeur ä moitie brise. II la tutoya. -Ma pauvre fille, tu es la meilleure des filles... Tiens ! embrasse-moi comme tu m'aimes, de toute ta force ! Elle sanglotait, eile aussi. Elle laissa tomber, sur la poitrine de son maitre, sa tete grise, sa face usee par sa longue domesticite. Eperdument, eile le baisa, mettant dans ce baiser toute sa vie. - Bon ! ne nous attendrissons pas, parce que, vois-tu, on aura beau faire, ce sera la fin tout de meme... Si tu veux que je t'aime bien, tu vas m'obeir. D'abord, il s'enteta ä ne pas rester dans sa chambre. Elle lui semblait glacee, haute, vide, noire. Le desir lui etait venu de mourir dans P autre chambre, celle de Clotilde, celle ou tous deux s'etaient aimes, ou lui n'entrait plus qu'avec un frisson religieux. Et il fallut que Martine eüt cette derniere abnegation, qu'elle l'aidät ä se lever, qu'elle le soutint, le conduisit, chancelant, 559 jusqu'au lit tiěde encore. II avait pris, sous son oreiller, la clef de l'armoire, qu'il gardait la, chaque nuit; et il remit cette clef sous 1'autre oreiller, pour veiller sur elle, tant qu'il serait vivant. Le petit jour naissait á peine, la servantě avait posé la bougie sur la table. -Á present que me voilá couché, et que je respire un peu mieux, tu vas me faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond... Tu le réveilleras, tu le raměneras avec toi. Elle partait, lorsqu'il fut saisi d'une crainte. -Et, surtout, je te defends d'aller avertir ma mere. Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui. - Oh ! Monsieur, Mme Félicité qui m'a tant fait lui promettre... Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il s'etait montré deferent pour sa mere, et il croyait avoir acquis le droit de se protéger contre elle, au moment de sa mort. II refusait de la voir. La servantě dut lui jurer d'etre muette. Alors, seulement, il retrouva un sourire. 560 - Va vite... Oh ! tu me reverras, ce n'est pas pour maintenant. Le jour se levait enfm, un petit jour triste, dans une pale matinee de novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets ; et, quand il se trouva seul, il regarda croitre cette lumiere, celle de la derniere journee qu'il vivrait sans doute. La veille, il avait plu, le soleil etait reste voile, tiede encore. Des platanes voisins, il entendait venir tout un reveil d'oiseaux, tandis que, tres loin, au fond de la campagne ensommeillee, une locomotive sifflait, d'une plainte continue. Et il etait seul, seul, dans la grande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont il ecoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait a en suivre, sur les vitres, la tache elargie et blanchissante. Puis, la flamme de la bougie fut noyee, la chambre apparut, tout entiere. II en attendait un soulagement, et il ne fut pas decu, des consolations lui arriverent de la tenture couleur d'aurore, de chacun des meubles familiers, du vaste lit ou il avait tant aime et ou il s' etait couche pour mourir. Sous le haut plafond, par la piece frissonnante, flottaient toujours une pure 561 odeur de jeunesse, une infmie douceur d'amour, dont il etait enveloppe comme d'une caresse fidele, et reconforte. Cependant, Pascal, bien que la crise aigue eut cesse, souffrait affreusement. Une douleur poignante restait au creux de la poitrine, et son bras gauche, engourdi, pesait a son epaule ainsi qu'un bras de plomb. Dans Pinterminable attente du secours que Martine allait ramener, il avait fini par fixer toute sa pensee sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il se resignait, il ne retrouvait pas la revoke que soulevait en lui, autrefois, le seul spectacle de la douleur physique. Elle l'exasperait, comme une cruaute monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes de guerisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre. S'il fmissait par l'accepter, aujourd'hui que lui-meme en subissait la torture, etait-ce done qu'il montait d'un degre encore dans sa foi en la vie, a ce sommet de serenite, d'ou la vie apparait totalement bonne, meme avec la fatale condition de la souffrance, qui en est le ressort peut-etre ? Oui ! vivre toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rebellion, sans 562 croire qu'on la rendrait meilleure en la rendant indolore, cela eclatait nettement, a ses yeux de moribond, comme le grand courage et la grande sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser son mal, il reprenait ses theories dernieres, il revait au moyen d'utiliser la souffrance, de la transformer en action, en travail. Si l'homme, a mesure qu'il s'eleve dans la civilisation, sent la douleur davantage, il est tres certain qu'il y devient aussi plus fort, plus arme, plus resistant. L'organe, le cerveau qui fonctionne, se developpe, se solidifie, pourvu que Pequilibre ne soit pas rompu, entre les sensations qu'il re^oit et le travail qu'il rend. Des lors, ne pouvait-on faire le reve d'une humanite ou la somme du travail equivaudrait si bien a la somme des sensations, que la souffrance s'y trouverait elle-meme employee et comme supprimee ? Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusement ces lointains espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsqu'il sentit une nouvelle crise naitre du fond de sa poitrine. II eut un moment d'anxiete atroce : est-ce que c'etait la fin ? est-ce qu'il allait mourir seul ? Mais, 563 justement, des pas rapides montaient l'escalier, Ramond entra, suivi de Martine. Et le malade eut le temps de lui dire, avant d'etouffer : -Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de l'eau pure ! et deux fois, au moins dix grammes ! Malheureusement, le medecin dut chercher la petite seringue, puis tout preparer. Cela dura quelques minutes, et la crise fut effrayante. II en suivait les progres avec anxiete, le visage qui se decomposait, les levres qui bleuissaient. Enfm, lorsqu'il eut fait les deux piqures, il remarqua que les phenomenes, un instant stationnaires, diminuaient ensuite d'intensite, lentement. Cette fois encore, la catastrophe etait evitee. Mais, des qu'il n'etouffa plus, Pascal, jetant un regard sur la pendule, dit de sa voix faible et tranquille : -Mon ami, il est sept heures... Dans douze heures, a sept heures, ce soir, je serai mort. Et, comme le jeune homme voulait protester, pret a la discussion : 564 - Non, ne mentez pas. Vous avez assisté á la crise, vous étes renseigné aussi bien que moi... Tout va désormais se passer d'une fa^on mathématique ; et, heure par heure, je pourrais vous décrire les phases du mal... II s'interrompit pour respirer difficilement; puis, il ajouta : -D'ailleurs, tout est bien, je suis content... Clotilde sera ici á cinq heures, je ne demande plus qu'á la voir et á mourir entre ses bras. Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. L'effet de la piqůre était vraiment miraculeux ; et il put s'asseoir sur le lit, le dos appuyé contre des oreillers. La voix redevenait facile, jamais la lucidité du cerveau n'avait paru plus grande. - Vous savez, maitre, dit Ramond, que je ne vous quitte pas. J'ai prévenu ma femme, nous allons passer la journée ensemble ; et, quoi que vous en disiez, j'espere bien que ce ne sera pas la derniěre... N'est-ce pas ? vous permettez que je m'installe comme chez moi. Pascal souriait. II donna des ordres á Martine, 565 il voulut qu'elle s'occupat du dejeuner, pour Ramond. Si Ton avait besoin d'elle, on Pappellerait. Et les deux hommes restěrent seuls dans une bonne intimitě de causerie, Tun couché, avec sa grande barbe blanche, discourant comme un sage, l'autre assis au chevet, écoutant, montrant la deference d'un disciple. -En vérité, murmura le maitre, comme s'il se fůt parlé á lui-méme, c'est extraordinaire, l'effet de ces piqures... Puis, haussant la voix, presque gaiement : -Mon ami Ramond, ce n'est peut-étre pas un gros cadeau que je vous fais, mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui, Clotilde a l'ordre, quand je ne serai plus, de vous les remettre... Vous fouillerez lá-dedans, vous y trouverez peut-étre des choses pas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour quelque bonne idée, eh bien ! ce sera tant mieux pour tout le monde. Et il partit de la, il donna son testament scientifique. II avait la nette conscience de n'avoir été, lui, qu'un pionnier solitaire, un précurseur, ébauchant des theories, tátonnant 566 dans la pratique, echouant ä cause de sa methode encore barbare. II rappela son enthousiasme, lorsqu'il avait cm decouvrir la panacee universelle, avec ses injections de substance nerveuse, puis ses deconvenues, ses desespoirs, la mort brutale de Lafouasse, la phtisie emportant quand meme Valentin, la folie victorieuse reprenant Sarteur et Petranglant. Aussi s'en allait-il plein de doute, n'ay ant plus la foi necessaire au medecin guerisseur, si amoureux de la vie, qu'il avait fini par mettre en eile son unique croyance, certain qu'elle devait tirer d'elle seule sa sante et sa force. Mais il ne voulait pas fermer l'avenir, il etait heureux au contraire de leguer son hypothese ä la jeunesse. Tous les vingt ans, les theories changeaient, il ne restait d'inebranlables que les verites acquises, sur lesquelles la science continuait ä bätir. Si meme il n'avait eu le merite que d'apporter Phypothese d'un moment, son travail ne serait pas perdu, car le progres etait sürement dans 1'effort, dans 1'intelligence toujours en marche. Puis, qui savait ? II avait beau mourir trouble et las, n'ay ant point realise son espoir avec les piqüres : 567 d'autres ouvriers viendraient, jeunes, ardents, convaincus, qui reprendraient l'idee, l'eclairciraient, l'elargiraient. Et peut-etre tout un siecle, tout un monde nouveau partirait de la. -Ah ! mon cher Ramond, continua-t-il, si Ton revivait une autre vie !... Oui, je recommencerai, je reprendrai mon idee, car j'ai ete frappe dernierement par ce singulier resultat que les piqures faites avec de l'eau pure etaient presque aussi efficaces... Le liquide injecte n'importe done pas, il n'y a done la qu'une action simplement mecanique... Tout ce mois dernier, j'ai ecrit beaucoup la-dessus. Vous trouverez des notes, des observations curieuses... En somme, j'en serais arrive a croire uniquement au travail, a mettre la sante dans le fonctionnement equilibre de tous les organes, une sorte de therapeutique dynamique, si j'ose risquer ce mot. II se passionnait peu a peu, il en arrivait a oublier la mort prochaine, pour ne songer qu'a sa curiosite ardente de la vie. Et il ebauchait, d'un trait large, sa theorie derniere. L'homme baignait dans un milieu, la nature, qui irritait 568 perpetuellement par des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De lä, la mise en oeuvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfaces du corps, exterieures et interieures. Or, c'etaient ces sensations qui en se repercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans les centres nerveux, s'y transformaient en tonicite, en mouvements et en idees ; et il avait la conviction que se bien porter consistait dans le train normal de ce travail : recevoir les sensations, les rendre en idees et en mouvements, nourrir la machine humaine par le jeu regulier des organes. Le travail devenait ainsi la grande loi, le regulateur de l'univers vivant. Des lors, il etait necessaire que, si Pequilibre se rompait, si les excitations venues du dehors cessaient d'etre süffisantes, la therapeutique en creät d'artificielles, de fa^on ä retablir la tonicite, qui est l'etat de sante parfaite. Et il revait toute une medication nouvelle : la suggestion, l'autorite toute-puissante du medecin pour les sens ; l'electricite, les frictions, le massage pour la peau et les tendons ; les regimes alimentaires pour l'estomac ; les cures d'air, sur les hauts plateaux, pour les poumons ; enfm, les 569 transfusions, les piqůres ďeau distillée pour l'appareil circulatoire. Cétait Taction indéniable et purement mécanique de ces derniěres qui l'avait mis sur la voie, il ne faisait qu'etendre á present l'hypothese, par un besoin de son esprit généralisateur, il voyait de nouveau le monde sauvé dans cet équilibre parfait, autant de travail rendu que de sensation recue, le branle du monde rétabli dans son labeur éternel. Puis, il se mit á rire franchement. -Bon ! me voilá parti encore !... Et moi qui crois, au fond, que Punique sagesse est de ne pas intervenir, de laisser faire la nature ! Ah ! le vieux fou incorrigible ! Mais Ramond lui avait saisi les deux mains, dans un élan de tendresse : et d'admiration. -Maitre, maitre ! c'est avec de la passion, de la folie comme la vótre qu'on fait du génie !... Soyez sans crainte, je vous ai écouté, je tácherai d'etre digne de votre heritage ; et, je le crois comme vous, peut-étre le grand demain est-il la tout entier. 570 Dans la chambre attendrie et calme, Pascal se remit a parler, avec la tranquillite brave d'un philosophe mourant qui donne sa derniere le^on. Maintenant, il revenait sur ses observations personnelles, il expliquait qu'il s'etait souvent gueri lui-meme par le travail, un travail regie et methodique, sans surmenage. Onze heures sonnerent, il voulut que Ramond dejeunat, et il continua la conversation, tres loin, tres haut, pendant que Martine servait. Le soleil avait fini par percer les nuees grises de la matinee, un soleil a demi voile encore et tres doux, dont la nappe doree tiedissait la vaste piece. Puis, comme il achevait de boire quelques gorgees de lait, il se tut. A ce moment, le jeune medecin mangeait une poire. - Est-ce que vous souffrez davantage ? - Non, non, fmissez. Mais il ne put mentir. C'etait une crise, et terrible. La suffocation vint en coup de foudre, le renversa sur Poreiller, le visage deja bleu. Des deux mains, il avait saisi le drap a poignee, il s'y 571 cramponnait, comme pour trouver un point d'appui et soulever l'effroyable masse qui lui ecrasait la poitrine. Atterre, livide, il tenait ses yeux grands ouverts, fixes sur la pendule, avec une effrayante expression de desespoir et de douleur. Et, pendant dix longues minutes, il faillit expirer. Tout de suite, Ramond l'avait pique. Le soulagement fut lent a se produire, Pefficacite etait moindre. De grosses larmes parurent dans les yeux de Pascal, des que la vie lui revint. II ne parlait pas encore, il pleurait. Puis, regardant toujours la pendule, de ses regards obscurcis : - Mon ami, je mourrai a quatre heures, je ne la verrai pas. Et, comme Ramond, pour distraire sa pensee, affirmait contre P evidence que la terminaison n'etait pas si prochaine, lui fut repris de sa passion de savant, voulant donner a son jeune confrere une derniere le^on, basee sur Pobservation directe. II avait soigne plusieurs cas pareils au sien, il se souvenait surtout d'avoir 572 disseque, ä Phöpital, le coeur d'un vieux, pauvre atteint de sclerose. -Je le vois, mon coeur... II est couleur de feuille morte, les fibres en sont cassantes, on le dirait amaigri, bien qu'il ait augmente un peu de volume. Le travail inflammatoire a dü le durcir, on le couperait difficilement... II continua ä voix plus basse. Tout ä Pheure, il avait bien senti son coeur qui mollissait, dont les contractions devenaient molles et lentes. Au lieu du jet de sang normal, il ne sortait plus par Paorte qu'une bave rouge. Derriere, les veines etaient gorgees de sang noir, Petouffement augmentait, ä mesure que se ralentissait la pompe aspirante et foulante, regulatrice de toute la machine. Et, apres la piqüre, il avait suivi, malgre sa souffrance, le reveil progressif de Porgane, le coup de fouet qui P avait remis en marche, deblayant le sang noir des veines, soufflant de nouveau la force avec le sang rouge des arteres. Mais la crise allait revenir, des que Peffet mecanique de la piqüre aurait cesse. II pouvait la predire ä quelques minutes pres. Grace aux 573 injections, il y aurait encore trois crises. La troisieme Pemporterait, il mourrait a quatre heures. Puis, d'une voix de plus en plus faible, il eut un dernier enthousiasme, sur la vaillance du coeur, de cet ouvrier obstine de la vie, sans cesse au travail, a toutes les secondes de 1'existence, meme pendant le sommeil, lorsque les autres organes, paresseux, se reposaient. - Ah ! brave coeur ! comme tu luttes heroi'quement !... Quelle foi, quelle generosite de muscle jamais las !... Tu as trop aime, tu as trop battu, et c'est pourquoi tu te brises, brave coeur qui ne veux pas mourir et qui te souleves pour battre encore ! Mais la premiere crise annoncee se produisit. Pascal n'en sortit, cette fois, que pour rester haletant, hagard, la parole sifflante et penible. De sourdes plaintes lui echappaient, malgre son courage : mon Dieu ! cette torture ne fmirait done pas ? Et, pourtant, il n'avait plus qu'un ardent desir, prolonger son agonie, vivre assez pour embrasser une derniere fois Clotilde. S'il se 574 trompait, comme Ramond s'obstinait á le répéter ! s'il pouvait vivre jusqu'a cinq heures ! Ses yeux étaient retournés á la pendule, il ne quittait plus les aiguilles, donnant aux minutes une importance ďeternite. Autrefois, ils avaient plaisanté souvent sur cette pendule Empire, une borne de bronze doré, contre laquelle l'Amour souriant contemplait le Temps endormi. Elle marquait trois heures. Puis, elle marqua trois heures et demie. Deux heures de vie seulement, encore deux heures de vie, mon Dieu ! Le soleil s'abaissait á l'horizon, un grand calme tombait du pále ciel d'hiver ; et il écoutait, par moments, les lointaines locomotives qui sifflaient, á travers la plaine rase. Ce train-lá était celui qui passait aux Tulettes. L'autre, celui qui venait de Marseille, n'arriverait done jamais ! A quatre heures moins vingt, Pascal fit signe á Ramond de s'approcher. II ne parlait plus assez fort, il ne pouvait se faire entendre. -II faudrait, pour que je vécusse jusqu'a six heures, que le pouls fut moins bas. J'esperais encore, mais e'est fini... 575 Et, dans un murmure, il nomma Clotilde. C'etait un adieu begaye et dechirant, l'affreux chagrin qu'il eprouvait a ne pas la revoir. Ensuite, le souci de ses manuscrits reparut. -Ne me quittez pas... La clef est sous mon oreiller. Vous direz a Clotilde de la prendre, elle a des ordres. A quatre heures moins dix, une nouvelle piqure resta sans effet. Et quatre heures allaient sonner, lorsque la deuxieme crise se declara. Brusquement, apres avoir etouffe, il se jeta hors de son lit, il voulut se lever, marcher, dans un reveil de ses forces. Un besoin d'espace, de clarte, de grand air, le poussait en avant, la-bas. Puis, c'etait un appel irresistible de la vie, de toute sa vie, qu'il entendait venir a lui, du fond de la salle voisine. Et il y courait, chancelant, suffoquant, courbe a gauche, se rattrapant aux meubles. Vivement, le docteur Ramond s'etait precipite pour le retenir. -Maitre, maitre ! recouchez-vous, je vous en 576 supplie ! Mais Pascal, sourdement, s'entetait a fmir debout. La passion d'etre encore, Pidee heroi'que du travail, persistaient en lui, Pemportaient comme une masse. II ralait, il balbutiait. -Non, non... la-bas, la-bas... II fallut que son ami le soutint, et il s'en alia ainsi, trebuchant et hagard, jusqu'au fond de la salle, et il se laissa tomber sur sa chaise, devant sa table, ou une page commencee trainait, parmi le desordre des papiers et des livres. La, un moment, il souffla, ses paupieres se fermerent. Bientot, il les rouvrit, tandis que ses mains tatonnantes cherchaient le travail. Elles rencontrerent PArbre genealogique, au milieu d'autres notes eparses. L'avant-veille encore, il y avait rectifie des dates. Et il le reconnut, Pattira, Petala. - Maitre, maitre ! vous vous tuez ! repetait Ramond fremissant, bouleverse de pitie et d'admiration. Pascal n'ecoutait pas, n'entendait pas. II avait 577 senti un crayon rouler sous ses doigts. II le tenait, il se penchait sur PArbre, comme si ses yeux a demi eteints ne voyaient plus. Et, une derniere fois, il passait en revue les membres de la famille. Le nom de Maxime Parreta, il ecrivit : « Meurt ataxique, en 1873 », dans la certitude que son neveu ne passerait pas Pannee. Ensuite, a cote, le nom de Clotilde le frappa, et il completa aussi la note, il mit: « A, en 1874, de son oncle Pascal, un fils.» Mais il se cherchait, s'epuisant, s'egarant. Enfm, quand il se fut trouve, sa main se raffermit, il s'acheva, d'une ecriture haute et brave : «Meurt, d'une maladie de coeur, le 7 novembre 1873. » C'etait l'effort supreme, son rale augmentait, il etouffait, lorsqu'il aper^ut, au-dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en lettres defaillantes, ou passait la tendresse torturee, le desordre eperdu de son pauvre coeur, il ajouta encore : « L'enfant inconnu, a naitre en 1874. Quel sera-t-il ? » Et il eut une faiblesse, Martine et Ramond purent a grand-peine le reporter sur le lit. La troisieme crise eut lieu a quatre heures un 578 quart. Dans cet acces final de suffocation, le visage de Pascal exprima une effroyable souffrance. Jusqu'au bout, il devait endurer son martyre d'homme et de savant. Ses yeux troubles semblerent chercher encore la pendule, pour constater l'heure. Et Ramond, le voyant remuer les levres, se pencha, colla son oreille. En effet, il murmurait des paroles, si legeres, qu'elles etaient un souffle. -Quatre heures... Le coeur s'endort, plus de sang rouge dans l'aorte... La valvule mollit et s'arrete... Un rale affreux le secoua, le petit souffle devenait tres lointain. - Qa marche trop vite... Ne me quittez pas, la clef est sous l'oreiller... Clotilde, Clotilde... Au pied du lit, Martine etait tombee a genoux, etranglee de sanglots. Elle voyait bien que Monsieur se mourait. Elle n'avait point ose courir chercher un pretre, malgre sa grande envie ; et elle recitait elle-meme les prieres des agonisants, elle priait ardemment le bon Dieu, pour qu'il pardonnat a Monsieur et que Monsieur allat droit 579 en paradis. Pascal mourut. Sa face etait toute bleue. Apres quelques secondes d'une immobilite complete, il voulut respirer, il avanca les levres, ouvrit sa pauvre bouche, un bee de petit oiseau qui cherche ä prendre une derniere gorgee d'air. Et ce fut la mort, tres simple. 580 XIII Ce fut settlement apres le dejeuner, vers une heure, que Clotilde recut la depeche de Pascal. Elle etait justement, ce jour-la, boudee par son frere Maxime, qui lui faisait sentir, avec une durete croissante, ses caprices et ses coleres de malade. En somme, elle avait peu reussi aupres de lui; il la trouvait trop simple, trop grave, pour Pegayer ; et, maintenant, il s'enfermait avec la jeune Rose, cette petite blonde a Pair candide, qui Pamusait. Depuis que la maladie le tenait immobile et affaibli, il perdait de sa prudence egoi'ste de jouisseur, de sa longue mefiance contre la femme mangeuse d'hommes. Aussi, lorsque sa soeur voulut lui dire que leur oncle la rappelait, et qu'elle partait, eut-elle quelque peine a se faire ouvrir, car Rose etait en train de le frictionner. Tout de suite, il Papprouva, et, s'il la pria de 581 revenir le plus tot possible, des qu'elle aurait termine la-bas ses affaires, il n'insista pas, uniquement desireux de se montrer aimable. Clotilde passa Papres-midi ä faire ses malles. Dans sa fievre, dans Petourdissement d'une decision si brusque, eile ne reflechissait pas, eile etait toute ä la grande joie du retour. Mais, apres la bousculade du diner, apres les adieux ä son frere et P interminable course en fiacre, de Pavenue du Bois-de-Boulogne ä la gare de Lyon, lorsqu'elle se trouva dans un compartiment de dames seules, partie ä huit heures, en pleine nuit pluvieuse et glacee de novembre, roulant dejä hors de Paris, eile se calma, fut peu ä peu envahie de reflexions, finit par se sentir troublee de sourdes inquietudes. Pourquoi done cette depeche, immediate et si breve : « Je t' attends, pars ce soir » ? Sans doute, c'etait la reponse ä la lettre oü eile lui annon^ait sa grossesse. Seulement, eile savait combien il desirait qu'elle restät ä Paris, oü il la revait heureuse, et eile s'etonnait maintenant de sa häte ä la rappeler. Elle n'attendait pas une depeche, mais une lettre, puis des arrangements pris, le retour ä quelques 582 semaines de la. Etait-ce done qu'il y avait autre chose, une indisposition peut-etre, un desir, un besoin de la revoir sur l'heure ? Et, des lors, cette crainte s'enfon^a en elle avec la force d'un pressentiment, grandit, la posseda bientot tout entiere. Toute la nuit, une pluie diluvienne avait fouette les vitres du train, par les plaines de la Bourgogne. Ce deluge ne cessa qu'a Macon. Apres Lyon, le jour parut. Clotilde avait sur elle les lettres de Pascal ; et elle attendait l'aube avec impatience, pour revoir et etudier ces lettres, dont Pecriture lui avait paru changee. En effet, elle eut un petit froid au coeur, en constatant Phesitation, les sortes de lezardes qui s'etaient produites dans les mots. II etait malade, tres malade : cela, maintenant, tournait a la certitude, s'imposait a elle par une veritable divination, ou il entrait moins de raisonnement que de subtile prescience. Et le reste du voyage fut horriblement long, car elle sentait croitre son angoisse a mesure qu'elle approchait. Le pis etait que, debarquant a Marseille des midi et demi, elle ne pouvait prendre un train pour Plassans qu'a trois heures 583 vingt. Trois grandes heures d'attente. Elle dejeuna au buffet de la gare, mangea fievreusement, comme si elle avait eu peur de manquer ce train ; puis, elle se traina dans le jardin poussiereux, alia d'un banc a un autre, sous le soleil pale, tiede encore, au milieu de l'encombrement des omnibus et des fiacres. Enfm, elle roula de nouveau, arretee tous les quarts d'heure aux petites stations. Elle allongeait la tete a la portiere, il lui semblait qu'elle etait partie depuis plus de vingt ans et que les lieux devaient etre changes. Le train quittait Sainte-Marthe, lorsqu'elle eut la forte emotion, en allongeant le cou, d'apercevoir, a l'horizon, tres loin, la Souleiade, avec les deux cypres centenaires de la terrasse, qu'on reconnaissait de trois lieues. II etait cinq heures, le crepuscule tombait deja. Les plaques tournantes retentirent, et Clotilde descendit. Mais elle avait eu un elancement, une douleur vive, en voyant que Pascal n'etait pas sur le quai, a l'attendre. Elle se repetait depuis Lyon : « Si je ne le vois pas tout de suite, a l'arrivee, c'est qu'il est malade. » Peut-etre, cependant, 584 etait-il reste dans la salle, ou s'occupait-il d'une voiture, dehors. Elle se precipita, et eile ne trouva que le pere Durieu, le voiturier que le docteur employait d'habitude. Vivement, elle le questionna. Le vieil homme, un Provencal taciturne, ne se hätait pas de repondre. II avait la sa charrette, il demandait le bulletin de bagages, voulait d'abord s'occuper des malles. D'une voix tremblante, elle repeta sa question : - Tout le monde va bien, pere Durieu ? - Mais oui, mademoiselle. Et eile dut insister, avant de savoir que c'etait Martine, la veille, vers six heures, qui lui avait commande de se trouver ä la gare, avec sa voiture, pour Parrivee du train. II n'avait pas vu, personne n'avait vu le docteur, depuis deux mois. Peut-etre bien, puisqu'il n'etait pas la, qu'il avait dü prendre le lit, car le bruit courait en ville qu'il n'etait guere solide. -Attendez que j'aie les bagages, mademoiselle. II y a une place pour vous sur la banquette. 585 - Non, pere Durieu, ce serait trop long. Je vais a pied. A grands pas, elle monta la rampe. Son coeur se serrait tellement, qu'elle etouffait. Le soleil avait disparu derriere les coteaux de Sainte-Marthe, une cendre fine tombait du ciel gris, avec le premier frisson de novembre ; et, comme elle prenait le chemin des Fenouilleres, elle eut une nouvelle apparition de la Souleiade qui la gla^a, la facade morne sous le crepuscule, tous les volets fermes, dans une tristesse d'abandon et de deuil. Mais le coup terrible que re^ut Clotilde, ce fut lorsqu'elle reconnut Ramond, debout au seuil du vestibule, et qui semblait l'attendre. II l'avait guettee en effet, il etait descendu, voulant amortir en elle l'affreuse catastrophe. Elle arrivait essoufflee, elle avait passe par le quinconce des platanes, pres de la source, pour couper au plus court; et, de voir le jeune homme la, au lieu de Pascal qu'elle esperait encore y trouver, elle eut une sensation d'ecroulement, d'irreparable malheur. Ramond etait tres pale, bouleverse, 586 malgre son effort de courage. II ne pronon^a pas un mot, attendant d'etre questionne. Elle-meme suffoquait, ne disait rien. Et ils entrerent ainsi, il la mena jusqu'ä la salle ä manger, ou ils resterent de nouveau quelques secondes en face l'un de Pautre, muets, dans cette angoisse. -II est malade, n'est-ce pas ? balbutia-t-elle enfin. II repeta simplement: - Oui, malade. - J'ai bien compris en vous voyant, reprit-elle. Pour qu'il ne soit pas la, il faut qu'il soit malade. Alors, eile insista. - II est malade, tres malade, n'est-ce pas ? II ne repondait plus, il pälissait davantage, et eile le regarda. A ce moment, eile vit la mort sur lui, sur ses mains fremissantes encore, qui avaient soigne le mourant, sur sa face desesperee, dans ses yeux troubles, qui gardaient le reflet de Pagonie, dans tout son desordre de medecin qui etait lä depuis douze heures, ä lutter, impuissant. Elle eut un grand cri. 587 - Mais il est mort ! Et elle chancela, foudroyee, elle s'abattit entre les bras de Ramond, qui Petreignit fraternellement, dans un sanglot. Tous les deux, au cou Tun de l'autre, pleurerent. Puis, lorsqu'il l'eut assise sur une chaise et qu'il put parler : - C'est moi, hier, vers dix heures et demie, qui ai mis au telegraphe la depeche que vous avez recue. II etait si heureux, si plein d'espoir ! II faisait des reves d'avenir, un an, deux ans de vie... Et c'est ce matin, a quatre heures, qu'il a ete pris de la premiere crise et qu'il m'a envoye chercher. Tout de suite, il s'etait vu perdu. Mais il esperait durer jusqu'a six heures, vivre assez pour vous revoir... Le mal a marche trop vite. II m'en a dit les progres jusqu'au dernier souffle, minute par minute, comme un professeur qui disseque a Pamphitheatre. II est mort avec votre nom aux levres, calme et desespere, en heros. Clotilde aurait voulu courir, monter d'un bond dans la chambre, et elle restait clouee, sans force pour quitter la chaise. Elle avait ecoute, les yeux 588 noyés de grosses larmes qui coulaient sans fin. Chacune des phrases, le récit de cette mort stoi'que retentissait dans son coeur, s'y gravait profondément. Elle reconstituait 1'abominable journée. Ä jamais eile devait la revivre. Mais, surtout, son désespoir déborda, lorsque Martine, entrée depuis un instant, dit ďune voix dure : - Ah ! Mademoiselle a bien raison de pleurer, car si Monsieur est mort, c'est bien á cause de Mademoiselle. La vieille servantě se tenait la debout, á Pécart, pres de la porte de sa cuisine, souffrante, exaspérée qu'on lui eůt pris et tué son maitre ; et eile ne cherchait méme pas une parole de bienvenue et de soulagement, pour cette enfant qu'elle avait élevée. Sans calculer la portée de son indiscretion, la peine ou la joie qu'elle pouvait faire, eile se soulageait, eile disait tout ce qu'elle savait. -Oui, si Monsieur est mort, c'est bien parce que Mademoiselle est partie. 589 Du fond de son aneantissement, Clotilde protesta. - Mais c'est lui qui s'est fache, qui m'a forcee ä partir ! - Ah bien ! il a fallu que Mademoiselle y mit de la complaisance, pour ne pas voir clair... La nuit d'avant le depart, j'ai trouve Monsieur ä moitie etouffe, tant il avait du chagrin ; et, quand j'ai voulu prevenir Mademoiselle, c'est lui qui m'en a empechee... Puis, je l'ai bien vu, moi, depuis que Mademoiselle n'est plus lä. Toutes les nuits, 9a recommen^ait, il se tenait ä quatre pour ne pas ecrire et la rappeler... Enfm, il en est mort, c'est la verite pure. Une grande clarte se faisait dans l'esprit de Clotilde, ä la fois bien heureuse et torturee. Mon Dieu! c'etait done vrai, ce qu'elle avait soup^onne un instant ? Ensuite, eile avait pu fmir par croire, devant l'obstination violente de Pascal, qu'il ne mentait pas, qu'entre eile et le travail il choisissait sincerement le travail, en homme de science chez qui 1'amour de Poeuvre Pempörte sur Pamour de la femme. Et il mentait 590 pourtant, il avait poussé le dévouement, l'oubli de lui-méme, jusqu'a s'immoler, pour ce qu'il pensait étre son bonheur, á elle. Et la tristesse des choses voulait qu'il se fůt trompe, qu'il eut consommé ainsi leur malheur á tous. De nouveau, Clotilde protestait, se désespérait. -Mais comment aurais-je pu savoir ?... J'ai obéi, j'ai mis toute ma tendresse dans mon obéissance. - Ah ! cria encore Martine, il me semble que j'aurais deviné, moi ! Ramond intervint, parla doucement. II avait repris les mains de son amie, il lui expliqua que le chagrin avait pu hater Tissue fatale, mais que le maitre était malheureusement condamné depuis quelque temps. La maladie de coeur dont il souffrait devait dater d'assez loin déjá : beaucoup de surmenage, une part certaine d'heredité, enfm toute sa passion derniěre ; et le pauvre coeur s'était brisé. - Montons, dit Clotilde. Je veux le voir. En haut, dans la chambre, on avait fermé les 591 volets, le crepuscule melancolique n'etait meme pas entre. Deux cierges brulaient sur une petite table, dans des flambeaux, au pied du lit. Et ils eclairaient d'une pale lueur jaune Pascal etendu, les jambes serrees, les mains ramenees et a demi jointes, sur la poitrine. Pieusement, on avait clos les paupieres. Le visage semblait dormir, bleuatre encore, pourtant apaise deja, dans le flot epandu de la chevelure blanche et de la barbe blanche. II etait mort depuis une heure et demie a peine. L'infinie serenite commen^ait, Peternel repos. A le revoir ainsi, a se dire qu'il ne l'entendait plus, qu'il ne la voyait plus, qu'elle etait seule desormais, qu'elle le baiserait une derniere fois, puis qu'elle le perdrait pour toujours, Clotilde avait eu un grand elan de douleur, s' etait jetee sur le lit, en ne pouvant balbutier que cet appel de tendresse : - Oh ! maitre, maitre, maitre... Ses levres s'etaient posees sur le front du mort; et, comme elle le trouvait refroidi a peine, encore tiede de vie, elle put avoir un instant d'illusion, croire qu'il restait sensible a cette 592 caresse derniere, si longtemps attendue. N'avait-il pas souri dans son immobility heureux enfm et pouvant achever de mourir, a present qu'il les sentait la tous deux, elle et 1'enfant qu'elle portait ? Puis, defaillante devant la terrible realite, elle sanglota de nouveau, eperdument. Martine entrait, avec une lampe, qu'elle posa a l'ecart, sur un coin de la cheminee. Et elle entendit Ramond, qui surveillait Clotilde, inquiet de la voir bouleversee a ce point, dans sa situation. - Je vais vous emmener, si vous manquez de courage. Songez que vous n'etes pas seule, qu'il y a le cher petit etre, dont il me parlait deja avec tant de joie et de tendresse. Dans la journee, la servante s'etait etonnee de certaines phrases, surprises par hasard. Brusquement, elle comprit; et, comme elle etait sur le point de quitter la chambre, elle s'arreta, elle ecouta encore. Ramond avait baisse la voix. - La clef de l'armoire est sous Poreiller, il m'a 593 repete plusieurs fois de vous en avertir... Vous savez ce que vous avez ä faire ? Clotilde tächa de se rappeler et de repondre. - Ce que j'ai ä faire ? pour les papiers, n'est-ce pas ?... Oui, oui ! je me souviens, je dois garder les dossiers et vous donner les autres manuscrits... N'ayez pas peur, j'ai toute ma tete, je serai tres raisonnable. Mais je ne veux pas le quitter, je vais passer la nuit lä, bien tranquille, je vous le promets. Elle etait si douloureuse, l'air si resolu ä le veiller, ä rester avec lui tant qu'on ne Pemporterait pas, que le medecin la laissa faire. -Eh bien ! je vous quitte, on doit m'attendre chez moi. Puis, il y a toutes sortes de formalites, la declaration, le convoi, dont je veux vous e viter le souci. Ne vous occupez de rien. Demain matin, tout sera regle, quand je reviendrai. II Pembrassa encore, il s'en alia. Et ce fut alors seulement que Martine disparut ä son tour, derriere lui, fermant ä clef la porte, en bas, courant par la nuit devenue noire. 594 Maintenant, dans la chambre, Clotilde etait seule ; et, autour d'elle, sous elle, au milieu du grand silence, elle sentait la maison vide. Clotilde etait seule, avec Pascal mort. Elle avait approche une chaise, contre le lit, au chevet, elle s' etait assise, immobile, seule. En arrivant, elle avait simplement retire son chapeau; puis, s'etant aper^ue qu'elle avait garde ses gants, elle venait aussi de les oter. Mais elle demeurait la en robe de voyage, poussiereuse, fripee, par les vingt heures de chemin de fer. Sans doute, le pere Durieu avait, depuis longtemps, depose les malles, en bas. Et elle n'avait ni Pidee ni la force de se debarbouiller, de se changer, aneantie ä present sur cette chaise ou elle etait tombee. Un regret unique, un remords immense, Pemplissaient. Pourquoi avait-elle obei ? pourquoi s'etait-elle resignee ä partir ? Si elle etait restee, elle avait la conviction ardente qu'il ne serait pas mort. Elle Paurait tant aime, tant caresse, qu'elle Paurait gueri. Chaque soir, elle Paurait pris entre ses bras pour Pendormir, elle Paurait rechauffe de toute sa jeunesse, elle lui aurait souffle de sa vie dans ses baisers. Quand 595 on ne voulait pas que la mort vous prit un etre cher, on restait pour donner de son sang, on la mettait en fuite. C'etait sa faute, si elle l'avait perdu, si elle ne pouvait plus, d'une etreinte, Peveiller de l'eternel sommeil. Et elle se trouvait imbecile de n'avoir pas compris, lache de ne s'etre pas devouee, coupable et punie a jamais de s'en etre allee, quand le simple bon sens, a defaut du coeur, devait la clouer la, dans sa tache de sujette soumise et tendre, veillant sur son roi. Le silence devenait tel, si absolu, si large, que Clotilde detacha un instant les yeux du visage de Pascal, pour regarder dans la chambre. Elle n'y vit que des ombres vagues : la lampe eclairait de biais la glace de la grande psyche, pareille a une plaque d'argent mat; et les deux cierges mettaient seulement, sous le haut plafond, deux taches fauves. A ce moment, la pensee lui revint des lettres qu'il lui ecrivait, si courtes, si froides ; et elle comprenait sa torture a etouffer son amour. Quelle force il lui avait fallu, dans l'accomplissement du projet de bonheur, sublime et desastreux, qu'il faisait pour elle ! II s'entetait a disparaitre, a la sauver de sa vieillesse et de sa 596 pauvrete ; il la revait riche, libre de jouir de ses vingt-six ans, loin de lui : c'etait l'oubli total de soi, l'aneantissement dans l'amour d'une autre. Et elle en eprouvait une gratitude, une douceur profondes, melees a une sorte d'amertume irritee contre le destin mauvais. Puis, tout d'un coup, les annees heureuses s'evoquerent, sa jeunesse, son adolescence pres de lui, si bon, si gai. Comme il l'avait conquise d'une lente passion, comme elle s'etait sentie sienne, apres les revokes qui les avaient un instant separes, et dans quel emportement de joie elle s'etait donnee a lui, pour etre davantage et toute a lui, puisqu'il la desirait ! Cette chambre ou il se refroidissait a cette heure, elle la retrouvait tiede encore et frissonnante de leurs nuits de tendresse. Sept heures sonnerent a la pendule, et Clotilde tressaillit a ce tintement leger, dans le grand silence. Qui done avait parle ? Elle se rappela, elle regarda la pendule, dont le timbre avait sonne tant d'heures de joie. Cette pendule antique avait une voix chevrotante d'amie tres vieille, qui les amusait, dans Pobscurite, quand ils veillaient, aux bras l'un de 1'autre. Et, de tous les meubles, a 597 present, lui venaient des souvenirs. Leurs deux images lui semblěrent renaitre, du fond argenté et pále de la grande psýché : elles s'avan^aient, indécises, presque confondues, avec un flottant sourire, comme aux jours ravis, ou il l'amenait la, pour la parer de quelque bijou, un cadeau qu'il cachait depuis le matin, dans sa folie du don. C'etait aussi la table oú brůlaient les deux cierges, la petite table sur laquelle ils avaient fait leur diner de misěre, le soir qu'ils manquaient de pain et qu'elle lui avait servi un festin royal. Que de miettes de leur amour elle retrouverait dans la commode á marbre blanc, cercle d'une galerie ! Quels bons rires ils avaient eus, sur la chaise longue, aux pieds raidis, quand elle y mettait ses bas et qu'il la taquinait ! Méme de la tenture, de l'ancienne indienne rouge décolorée, devenue couleur d'aurore, un chuchotement lui arrivait, tout ce qu'ils s'etaient dit de frais et de tendre, les enfantillages infmis de leur passion, et jusqu'a l'odeur de sa chevelure, á elle, une odeur de violette, qu'il adorait. Alors, comme la vibration des sept coups de la pendule avait cessé, si longue en son coeur, elle ramena les yeux sur le 598 visage immobile de Pascal, et de nouveau eile s'aneantit. Ce fut dans cette prostration croissante que Clotilde, quelques minutes plus tard, entendit un bruit soudain de sanglots. On etait entre en coup de vent, eile reconnut sa grand-mere Felicite. Mais eile ne bougea pas, eile ne parla pas, tellement eile etait dejä engourdie de douleur. Martine, devan^ant P ordre qu'on lui aurait sürement donne, venait de courir chez la vieille Mme Rougon, pour lui apprendre Paffreuse nouvelle ; et celle-ci, stupefaite d'abord d'une catastrophe si prompte, bouleversee ensuite, accourait, debordante d'un chagrin bruyant. Elle sanglota devant son fils, eile embrassa Clotilde, qui lui rendit son baiser, comme dans un reve. Puis, ä partir de cet instant, celle-ci, sans sortir de Paccablement oü eile s'isolait, sentit bien qu'elle n'etait plus seule, au continuel remue-menage etouffe dont les petits bruits traversaient la chambre. C'etait Felicite qui pleurait, qui entrait, qui sortait sur la pointe des pieds, qui mettait de P ordre, furetait, chuchotait, tombait sur une chaise pour se relever aussitöt. Et, vers neuf 599 heures, elle voulut absolument decider sa petite-fille a manger quelque chose. Deux fois deja, elle l'avait sermonnee, tout bas. Elle revint lui dire a Poreille : -Clotilde, ma cherie, je t' assure que tu as tort... II faut prendre des forces, jamais tu n'iras jusqu'au bout. Mais, d'un signe de tete, la jeune femme s'obstinait a refuser. -Voyons, tu as du dejeuner a Marseille, au buffet, n'est-ce pas ? et tu n'as rien pris depuis ce moment... Est-ce raisonnable ? Je n'entends pas que tu tombes malade, toi aussi... Martine a du bouillon. Je lui ai dit de faire un potage leger et d'ajouter un poulet... Descends manger un morceau, rien qu'un morceau, pendant que je vais rester la. Du meme signe souffrant, Clotilde refusait toujours. Elle finit par begayer : -Laisse-moi, grand-mere, je t'en supplie... Je ne pourrais pas, 9a m'etoufferait. Et elle ne parla plus. Pourtant, elle ne dormait 600 pas, eile avait les yeux grands ouverts, obstinement fixes sur le visage de Pascal. Durant des heures eile ne fit plus un mouvement, droite, rigide, comme absente, la-bas, tres loin, avec le mort. Ä dix heures, eile entendit un bruit : c'etait Martine qui remontait la lampe. Vers onze heures, Felicite, qui veillait dans un fauteuil, parut inquiete, sortit de la chambre, puis y rentra. Des lors, il y eut des allees et venues, des impatiences rödant autour de la jeune femme, toujours eveillee, avec ses grands yeux fixes. Minuit sonna, une idee tetue demeurait seule dans son crane vide, comme un clou qui l'empechait de s'endormir : pourquoi avait-elle obei ? Si eile etait restee, eile l'aurait rechauffe de toute sa jeunesse, il ne serait pas mort ! Et ce fut seulement un peu avant une heure, qu'elle sentit cette idee elle-meme se brouiller et se perdre en un cauchemar. Elle tomba ä un lourd sommeil, epuise de douleur et de fatigue. Quand Martine etait allee annoncer ä la vieille Mme Rougon la mort inattendue de son fils, celle-ci, dans son saisissement, avait eu un premier cri de colere, mele ä son chagrin. Eh quoi ! Pascal 601 mourant n'avait pas voulu la voir, avait fait jurer ä cette servante de ne pas la prevenir ! Cela la fouettait au sang, comme si la lutte qui avait dure toute P existence, entre eile et lui, devait continuer par-delä le tombeau. Puis, apres s'etre habillee ä la häte, lorsqu'elle etait accourue ä la Souleiade, la pensee des terribles dossiers, de tous les manuscrits qui emplissaient Parmoire, P avait envahie d'une passion fremissante. Maintenant que Poncle Macquart et Tante Dide etaient morts, eile ne redoutait plus ce qu'elle nommait Pabomination des Tulettes ; et le pauvre petit Charles lui-meme, en disparaissant, avait empörte une des tares les plus humiliantes pour la famille. II ne restait que les dossiers, les abominables dossiers, mena^ant cette legende triomphale des Rougon qu'elle avait mis sa vie entiere ä creer, qui etait P unique preoccupation de sa vieillesse, Poeuvre au triomphe de laquelle, obstinement, eile avait voue les derniers efforts de son esprit d'activite et de ruse. Depuis de longues annees, eile les guettait, jamais lasse, recommen^ant la lutte quand on la croyait battue, toujours embusquee et tenace. Ah ! si eile pouvait 602 s'en emparer enfm, les detruire ! Ce serait P execrable passe aneanti, ce serait la gloire des siens, si durement conquise, delivree de toute menace, s'epanouissant enfm librement, imposant son mensonge a Phistoire. Et elle se voyait traversant les trois quartiers de Plassans, saluee par tous, dans son attitude de reine, portant noblement le deuil du regime dechu. Aussi, comme Martine lui avait appris que Clotilde etait la, hatait-elle sa marche, en approchant de la Souleiade, talonnee par la crainte d'arriver trop tard. D'ailleurs, des qu'elle se fut installee dans la maison, Felicite se remit tout de suite. Rien ne pressait, on avait la nuit devant soi. Pourtant, elle voulut, sans tarder, avoir Martine avec elle ; et elle savait bien ce qui agirait sur cette creature simple, enfoncee dans les croyances d'une religion etroite. Son premier soin fut done, en bas, au milieu du desordre de la cuisine, ou elle etait descendue voir rotir le poulet, d'affecter une grande desolation, a la pensee que son fils etait mort, avant d'avoir fait sa paix avec PEglise. Elle questionnait la servante, exigeait des details. 603 Mais celle-ci hochait la téte, désespérément : non ! aucun prétre n'était venu, Monsieur n'avait pas méme fait un signe de croix. Elle seule s'était agenouillée, pour reciter les priěres des agonisants, ce qui, bien sůr, ne devait pas suffire au salut d'une äme. A vec quelle ferveur, cependant, eile avait prie le bon Dieu, afin que Monsieur allät droit au paradis ! Les yeux sur le poulet qui tournait, devant un grand feu clair, Félicité reprit á voix plus basse, d'un air absorbé : -Ah! ma pauvre fille, ce qui ľempéche surtout d'y aller, en paradis, ce sont les abominables papiers que le malheureux laisse la-haut, dans ľarmoire. Je ne puis comprendre comment la foudre du ciel n'est pas encore tombée sur ces papiers, pour les mettre en cendres. Si on les laisse sortir d'ici, c'est la peste, le déshonneur, et c'est ľenfer á jamais ! Toute päle, Martine ľécoutait. Alors, Madame croit que ce serait une bonne oeuvre de les détruire, une oeuvre qui assurerait le repos de ľ äme de Monsieur ? 604 - Grand Dieu ! si je le crois !... Mais, si nous les avions, ces affreuses paperasses, tenez ! c'est dans ce feu que je les jetterais. Ah ! vous n'auriez pas besoin d'ajouter d'autres sarments, rien qu'avec les manuscrits de la-haut, il y a de quoi faire rotir trois poulets comme celui-ci. La servante avait pris une longue cuiller pour arroser la bete. Elle aussi, maintenant, semblait reflechir. - Seulement, nous ne les avons pas... J'ai meme, a ce propos, entendu une conversation que je puis bien repeter a Madame... C'est quand Mademoiselle Clotilde est montee dans la chambre. Le docteur Ramond lui a demande si elle se souvenait des ordres qu'elle avait re^us, avant son depart sans doute ; et elle a dit qu'elle se souvenait, qu'elle devait garder les dossiers et lui donner tous les autres manuscrits. Felicite, fremissante, ne put retenir un geste d'inquietude. Deja, elle voyait les papiers lui echapper; et ce n'etaient pas les dossiers seulement qu'elle voulait, mais toutes les pages ecrites, toute cette oeuvre inconnue, louche et 605 tenebreuse, dont il ne pouvait sortir que du scandale, d'apres son cerveau obtus et passionne de vieille bourgeoise orgueilleuse. - II faut agir ! cria-t-elle, agir cette nuit meme ! Demain peut-etre serait-il trop tard. - Je sais bien ou est la clef de l'armoire, reprit Martine a demi-voix. Le medecin l'a dit a Mademoiselle. Tout de suite, Felicite avait dresse l'oreille. - La clef, ou done est-elle ? - Sous Poreiller, sous la tete de Monsieur. Malgre la flambee vive du feu de sarments, un petit souffle glace passa ; et les deux vieilles femmes se turent. II n'y eut plus que le gresillement du jus qui tombait du roti dans la leche frite. Mais, apres que Mme Rougon eut dine seule, et promptement, elle remonta avec Martine. Des lors, sans qu'elles eussent cause davantage, Pentente se trouva faite, il etait decide qu'elles s'empareraient des papiers avant le jour, par tous les moyens possibles. Le plus simple consistait 606 encore a prendre la clef sous l'oreiller. Certainement, Clotilde flnirait par s'endormir : elle paraissait trop epuisee, elle succomberait a la fatigue. Et il ne s'agissait que d'attendre. Elles se mirent done a epier, a roder de la salle de travail a la chambre, aux aguets pour savoir si les grands yeux elargis et fixes de la jeune femme ne se fermaient pas enfm. Toujours, il y en avait une qui allait voir, tandis que 1'autre s'impatientait dans la salle, ou charbonnait une lampe. Cela dura jusqu'a pres de minuit, de quart d'heure en quart d'heure. Les yeux, sans fond, pleins d'ombre et d'un immense desespoir, restaient grands ouverts. Un peu avant minuit, Felicite se reinstalla dans un fauteuil, au pied du lit, resolue a ne pas quitter la place, tant que sa petite-fille ne dormirait pas. Elle ne la quittait plus du regard, s'irritant a remarquer qu'elle battait a peine des paupieres, dans cette fixite inconsolable qui defiait le sommeil. Puis, ce fut elle, a ce jeu, qui se sentit envahie d'une somnolence. Exasperee, elle ne put rester la davantage. Et elle alia trouver de nouveau Martine. -C'est inutile, elle ne s'endormira pas ! dit- 607 elle, la voix etouffee et tremblante. II faut imaginer autre chose. L'idee lui etait bien venue deja de forcer l'armoire. Mais les vieux batis de chene semblaient inebranlables, les vieilles ferrures tenaient solidement. Avec quoi briser la serrure ? sans compter qu'on ferait un bruit terrible et que ce bruit s'entendrait certainement de la chambre voisine. Elle s' etait cependant plantee devant les portes epaisses, les tatait des doigts, cherchait les places faibles. - Si j'avais un outil... Martine, moins passionnee, Pinterrompit en se recriant. - Oh ! non, non, Madame ! on nous surprendrait !... Attendez, peut-etre que Mademoiselle dort. Elle retourna dans la chambre, sur la pointe des pieds, et revint tout de suite. -Mais oui, elle dort !... Ses yeux sont fermes, elle ne bouge plus. 608 Alors, toutes deux allerent la voir, retenant leur souffle, evitant le moindre craquement du parquet, avec des soins infmis. Clotilde, en effet, venait de s'endormir, et son aneantissement paraissait tel, que les deux vieilles femmes s'enhardissaient. Mais elles craignaient pourtant de Peveiller, si elles la frolaient, car elle avait sa chaise placee contre le lit meme. Et c'etait aussi un acte sacrilege et terrible, dont l'epouvante les prenait, que de glisser la main sous l'oreiller du mort et de le voler. N'allait-il pas falloir le deranger dans son repos ? ne remuerait-il pas, sous la secousse ? Cela les faisait palir. Felicite, deja, s'etait avancee, le bras tendu. Mais elle recula. -Je suis trop petite, begaya-t-elle. Essayez done, vous, Martine. La servante, a son tour, s'approcha du lit. Elle fut prise d'un tel tremblement, qu'elle dut, elle aussi, revenir en arriere, pour ne pas tomber. -Non, non, je ne puis pas ! II me semble que Monsieur va ouvrir les yeux. 609 Et, frissonnantes, eperdues, dies resterent encore un instant dans la chambre, pleine du grand silence et de la majeste de la mort, en face de Pascal immobile a jamais et de Clotilde aneantie, sous Pecrasement de son veuvage. La noblesse d'une haute vie de travail leur apparut peut-etre sur cette tete muette, qui, de tout son poids, gardait son oeuvre. La flamme des cierges brulait tres pale. Une terreur sacree passait, qui les chassa. Felicite, si brave, qui n'avait, autrefois, recule devant rien, pas meme devant le sang, s'enfuyait comme poursuivie. -Venez, venez, Martine. Nous trouverons autre chose, nous allons chercher un outil. Dans la salle, elles respirerent. La servante se souvint alors que la clef du secretaire devait etre sur la table de nuit de Monsieur, ou elle Pavait aper^ue la veille, au moment de la crise. Elles y allerent voir. La mere n'eut aucun scrupule, ouvrit le meuble. Mais elle n'y trouva que les cinq mille francs, qu'elle laissa au fond du tiroir, car Pargent ne la preoccupait guere. Vainement, 610 elle chercha l'Arbre genealogique, qu'elle savait la d'habitude. Elle aurait si volontiers commence par lui son oeuvre de destruction ! II etait reste sur le bureau du docteur, dans la salle, et elle ne devait pas meme l'y decouvrir, au milieu de la fievre de passion qui lui faisait fouiller les meubles fermes, sans lui laisser le calme lucide de proceder methodiquement, autour d'elle. Son desir la ramena, elle revint se planter devant l'armoire, la mesurant, Penveloppant d'un regard ardent de conquete. Malgre sa petite taille, malgre ses quatre-vingts ans passes, elle se dressait, dans une activite, une depense de force extraordinaire. -Ah ! repeta-t-elle, si j'avais un outil ! Et elle cherchait de nouveau la lezarde du colosse, la fente ou elle allait introduire les doigts, pour le faire eclater. Elle imaginait des plans d'assaut, elle revait des violences, puis elle retombait a la ruse, a quelque traitrise qui lui ouvrirait les battants, rien qu'en soufflant dessus. Brusquement, son regard brilla, elle avait trouve. 611 -Dites done, Martine, il y a un crochet qui retient le premier battant ? -Oui, Madame, il s'accroche dans un piton, en dessus de la planche du milieu... Tenez ! il se trouve a la hauteur de cette moulure, a peu pres. Felicite eut un geste de victoire certaine. -Vous avez bien une vrille, une grosse vrille ?... Donnez-moi une vrille ! Vivement, Martine descendit a sa cuisine et rapporta l'outil demande. - Comme 9a, voyez-vous, nous ne ferons pas de bruit, reprit la vieille dame en se mettant a la besogne. Avec une singuliere energie, qu'on n'aurait pas soup^onnee a ses petites mains dessechees par l'age, elle planta la vrille, elle fit un premier trou, a la hauteur designee par la servante. Mais elle etait trop bas, elle sentit que la pointe s'enfon^ait ensuite dans la planche. Une seconde percee l'amena droit sur le fer du crochet. Cette fois, e'etait trop direct. Et elle multiplia les trous, a droite et a gauche, jusqu'a ce que, se servant de 612 la vrille elle-meme, elle put enfm pousser le crochet, le chasser du piton. Le pene de la serrure glissa, les deux battants s'ouvrirent. - Enfm ! cria Felicite, hors d'elle. Puis, inquiete, elle resta immobile, l'oreille tendue vers la chambre, craignant d'avoir reveille Clotilde. Mais toute la maison dormait, dans le grand silence noir. II ne venait toujours de la chambre qu'une paix auguste de mort, elle n'entendit que le clair tintement de la pendule sonnant un seul coup, une heure du matin. Et l'armoire etait grande ouverte, beante, montrant, sur ses trois planches, l'entassement de papiers dont elle debordait. Alors, elle se rua, l'oeuvre de destruction commen^a, au milieu de 1'ombre sacree, de Pinfini repos de cette veillee funebre. - Enfm ! repeta-t-elle tout bas, depuis trente ans que je veux et que j'attends !... Depechons, depechons, Martine ! aidez-moi ! Deja, elle avait apporte la haute chaise du pupitre, elle y etait montee d'un bond, pour prendre d'abord les papiers de la planche superieure, car elle se souvenait que les dossiers 613 se trouvaient la. Mais elle fut surprise de ne pas reconnaitre les chemises de fort papier bleu, il n'y avait plus la que d'epais manuscrits, les oeuvres terminees et non publiees encore du docteur, des travaux inestimables, toutes ses recherches, toutes ses decouvertes, le monument de sa gloire future, qu'il avait legue a Ramond, pour que celui-ci en prit le soin. Sans doute, quelques jours avant sa mort, pensant que les dossiers seuls etaient menaces, et que personne au monde n'oserait detruire ses autres ouvrages, avait-il procede a un demenagement, a un classement nouveau, pour soustraire ceux-la aux recherches premieres. - Ah ! tant pis ! murmura Felicite, il y en a tellement, commen^ons par n'importe quel bout, si nous voulons arriver... Pendant que je suis en Pair, nettoyons toujours 9a... Tenez, rechappez, Martine ! Et elle vida la planche, elle jeta, un a un, les manuscrits entre les bras de la servante, qui les posait sur la table, en faisant le moins de bruit possible. Bientot, tout le tas y fut, elle sauta de la 614 chaise. - Au feu ! au feu !... Nous fmirons bien par mettre la main sur les autres, sur ceux que je cherche... Au feu ! au feu ! ceux-ci d'abord ! Jusqu'aux bouts de papier grands comme Pongle, jusqu'aux notes illisibles, au feu ! au feu ! si nous voulons etres sures de tuer la contagion du mal ! Elle-meme, fanatique, farouche dans sa haine de la verite, dans sa passion d'aneantir le temoignage de la science, dechira la premiere page d'un manuscrit, l'alluma a la lampe, alia jeter ce brandon flambant dans la grande cheminee, ou il n'y avait pas eu de feu depuis vingt ans peut-etre ; et elle alimenta la flamme, en continuant a jeter, par morceaux, le reste du manuscrit. La servante, resolue, comme elle, etait venue 1'aider, avait pris un autre gros cahier, qu'elle effeuillait. Des lors, le feu ne cessa plus, la haute cheminee s'emplit d'un flamboiement, d'une gerbe claire d'incendie, qui, par instants, ne se ralentissait que pour s'elever avec une intensite accrue, quand des aliments nouveaux la rallumaient. Un brasier s'elargissait peu a peu, un 615 tas de cendre fine montait, une couche epaissie de feuilles noires ou couraient des millions d'etincelles. Mais c'etait une besogne longue, sans fin ; car, lorsqu'on jetait trop de pages a la fois, elles ne brulaient pas, il fallait les secouer, les retourner avec les pincettes ; et le mieux etait de les froisser, d'attendre qu'elles fussent bien enflammees, avant d'en ajouter d'autres. L'habilete leur venait, la besogne marchait grand train. Dans sa hate a aller reprendre une nouvelle brassee de papiers, Felicite se heurta contre un fauteuil. - Oh ! Madame, prenez garde, dit Martine. Si P on venait ! - Venir, qui done ? Clotilde ? elle dort trop bien, la pauvre fille !... Et puis, si elle vient quand ce sera fini, je m'en moque ! Allez, je ne me cacherai pas, je laisserai Parmoire vide et toute grande ouverte, je dirai bien haut que e'est moi qui ai purifie la maison... Quand il n'y aura plus une seule ligne d'ecriture, ah ! mon Dieu, je me moque du reste ! 616 Pendant pres de deux heures, la cheminee flamba. Elles etaient retournees ä l'armoire, elles avaient vide les deux autres planches, il ne restait que le bas, le fond, qui semblait bourre d'un pele-mele de notes. Grisees par la chaleur de ce feu de joie, essoufflees, en sueur, elles cedaient ä une fievre sauvage de destruction. Elles s'accroupissaient, se noircissaient les mains ä repousser les debris mal consumes, si violentes dans leurs gestes, que des meches de leurs cheveux gris pendaient sur leurs vetements en desordre. C'etait un galop de sorcieres, activant un bücher diabolique, pour quelque abomination, le martyre d'un saint, la pensee ecrite brülee en place publique, tout un monde de verite et d'esperance detruit. Et la grande clarte, qui, par instants, pälissait la lampe, embrasait la vaste piece, faisait danser au plafond leurs ombres demesurees. Mais, comme eile voulait vider le bas de l'armoire, ayant dejä brüle, ä poignees, le pele-mele de notes qui s'entassait lä, Felicite eut un cri etrangle de triomphe. 617 - Ah ! les voici !... Au feu ! au feu ! Elle venait enfm de tomber sur les dossiers. Tout au fond, derriěre le rempart des notes, le docteur avait dissimulé les chemises de papier bleu. Et ce fut alors la folie de la devastation, une rage qui l'emporta, les dossiers ramassés á pleines mains, lancés dans les flammes, emplissant la cheminée d'un ronflement d'incendie. -lis brůlent, ils brůlent !... Enfm, ils brůlent done !... Martine, encore celui-ci, encore celui-ci... Ah ! quel feu, quel grand feu ! Mais la servantě s'inquietait. - Madame, prenez garde, vous allez allumer la maison... Vous n'entendez pas ce grondement ? -Ah ! qu'est-ce que 9a fait ? tout peut bien bruler !... Ils brůlent, ils brůlent, e'est si beau !... Encore trois, encore deux, et le dernier qui brůle ! Elle riait d'aise, hors d'elle, effrayante, lorsque des morceaux de suie enflammée tomběrent. Le ronflement devenait terrible, le feu était dans la cheminée, qu'on ne ramonait jamais. 618 Cela parut encore 1'exciter, tandis que la servante, perdant la tete, se mit a crier et a courir autour de la piece. Clotilde dormait a cote de Pascal mort, dans le calme souverain de la chambre. II n'y avait pas eu d'autre bruit que la vibration legere du timbre de la pendule sonnant trois heures. Les cierges brulaient d'une longue flamme immobile, pas un frisson ne remuait l'air. Et, du fond de son lourd sommeil sans reve, elle entendit pourtant comme un tumulte, un galop grandissant de cauchemar. Puis, quand elle eut rouvert les yeux, elle ne comprit pas d'abord. Ou etait-elle ? pourquoi ce poids enorme qui ecrasait son coeur ? La realite lui revint dans une epouvante : elle revit Pascal, elle entendit les cris de Martine, a cote ; et elle se precipita, angoissee, pour savoir. Mais, des le seuil, Clotilde saisit toute la scene, d'une nettete sauvage : l'armoire grande ouverte, et completement vide, Martine affolee par la peur du feu, sa grand-mere Felicite radieuse, poussant du pied dans les flammes les derniers fragments des dossiers. Une fumee, une 619 suie volante emplissait la salle, ou le grondement de l'incendie mettait comme un rale de meurtre, ce galop devastateur qu'elle venait d'entendre du fond de son sommeil. Et le cri qui lui jaillit des levres fut celui que Pascal avait pousse lui-meme, la nuit d'orage, lorsqu'il 1'avait surprise en train de voler les papiers. - Voleuses ! assassines ! Tout de suite, elle s'etait precipitee vers la cheminee ; et, malgre le ronflement terrible, malgre les morceaux de suie rouge qui tombaient, au risque de s'incendier les cheveux et de se bruler les mains, elle saisit a poignees les feuilles non consumees encore, elle les eteignit vaillamment, en les serrant contre elle. Mais c'etait bien peu de chose, a peine des debris, pas une page complete, pas meme des miettes du travail colossal, de Poeuvre patiente et enorme de toute une vie, que le feu venait de detruire la en deux heures. Et sa colere grandissait, un elan de furieuse indignation. -Vous etes des voleuses, des assassines !... 620 Cest im meurtre abominable que vous venez de commettre ! Vous avez profane la mort, vous avez tué la pensée, tué le génie ! La vieille Mme Rougon ne reculait pas. Elle s'etait avancée au contraire, sans remords, la téte haute, defendant 1'arret de destruction rendu par eile et execute. -Cest á moi que tu paries, á ta grand-měre ?... j'ai fait ce que j'ai dů faire, ce que tu voulais faire avec nous autrefois. -Autrefois, vous m'aviez rendue folle. Mais j'ai vécu, j'ai aimé, j'ai compris... Puis, c'etait un heritage sacré, légué á mon courage, la derniěre pensée d'un mort, ce qui restait d'un grand cerveau et que je devais imposer á tous... Oui, tu es ma grand-měre ! et c'est comme si tu venais de brůler ton fils ! -Brůler Pascal, parce que j'ai brůlé ses papiers ! cria Félicité. Eh ! j'aurais brůlé la ville, pour sauver la gloire de notre famille ! Elle s'avan^ait toujours, combattante, victorieuse ; et Clotilde qui avait posé sur la table 621 les fragments noircis, sauves par elle, les defendait de son corps, dans la crainte qu'elle ne les rejetat aux flammes. Elle les dedaignait, elle ne s'inquietait seulement pas du feu de cheminee, qui heureusement s'epuisait de lui-meme ; pendant que Martine, avec la pelle, etouffait la suie et les dernieres flambees des cendres brulantes. -Tu sais bien pourtant, continua la vieille femme dont la petite taille semblait grandir, que je n'ai eu qu'une ambition, qu'une passion, la fortune et la royaute des notres. J'ai combattu, j'ai veille toute ma vie, je n'ai vecu si longtemps que pour ecarter les vilaines histoires et laisser de nous une legende glorieuse... Oui, jamais je n'ai desespere, jamais je n'ai desarme, prete a profiter des moindres circonstances... Et tout ce que j'ai voulu, je l'ai fait, parce que j'ai su attendre. D'un geste large, elle montra l'armoire vide, la cheminee ou se mouraient des etincelles. - Maintenant, c'est fmi, notre gloire est sauve, ces abominables papiers ne nous accuseront plus, et je ne laisserai derriere moi aucune menace... 622 Les Rougon triomphent. Eperdue, Clotilde levait le bras, comme pour la chasser. Mais eile sortit d'elle-meme, eile descendit ä la cuisine laver ses mains noires et rattacher ses cheveux. La servante allait la suivre, lorsque, en se retournant, eile vit le geste de sa jeune maitresse. Elle revint. -Oh! moi, Mademoiselle, je partirai apres-demain, lorsque Monsieur sera au cimetiere. II y eut un silence. - Mais je ne vous renvoie pas, Martine, je sais bien que vous n'etes pas la plus coupable... Voici trente ans que vous vivez dans cette maison. Restez, restez avec moi. La vieille fille hocha sa tete grise, toute pale et comme usee. -Non, j'ai servi Monsieur, je ne servirai personne apres Monsieur. - Mais moi ! Elle leva les yeux, regarda la jeune femme en face, cette fillette aimee qu'elle avait vue grandir. 623 - Vous, non ! Alors, Clotilde eut un embarras, voulut lui parler de 1'enfant qu'elle portait, de cet enfant de son maitre, qu'elle consentirait a servir peut-etre. Et elle fut devinee, Martine se rappela la conversation qu'elle avait surprise, regarda ce ventre de femme feconde, ou la grossesse ne s'indiquait pas encore. Un instant, elle parut reflechir. Puis, nettement : - L'enfant, n'est-ce pas ?... Non ! Et elle acheva de donner son compte, reglant P affaire en fille pratique, qui savait le prix de P argent. -Puisque j'ai de quoi, je vais aller manger tranquillement mes rentes quelque part... Vous, Mademoiselle, je puis vous quitter, car vous n'etes pas pauvre. M. Ramond vous expliquera demain comment on a sauve quatre mille francs de rente, chez le notaire. Voici, en attendant, la clef du secretaire, ou vous retrouverez les cinq mille francs que Monsieur y a laisses... Oh ! je sais bien que nous n'aurons pas de difficultes ensemble. Monsieur ne me pay ait plus depuis 624 trois mois, j'ai des papiers de lui qui en temoignent. En outre, dans ces temps derniers, j'ai avance ä peu pres deux cents francs de ma poche, sans qu'il süt d'oü 1'argent venait. Tout cela est ecrit, je suis tranquille, Mademoiselle ne me fera pas tort d'un centime... Apres-demain, quand Monsieur ne sera plus lä, je partirai. A son tour, eile descendit ä la cuisine, et Clotilde, malgre la devotion aveugle de cette fille qui lui avait fait preter les mains ä un crime, se sentit affreusement triste de cet abandon. Pourtant, comme eile ramassait les debris des dossiers, avant de retourner dans la chambre, eile eut une joie, celle de reconnaitre tout d'un coup, sur la table, l'Arbre genealogique, etale tranquillement et que les deux femmes n'y avaient pas aper^u. C'etait la seule epave entiere, une relique sainte. Elle le prit, alia l'enfermer dans la commode de la chambre, avec les fragments ä demi consumes. Mais, quand eile se retrouva dans cette chambre auguste, une grande emotion l'envahit. Quel calme souverain, quelle paix immortelle, ä 625 cóté de la sauvagerie destructive qui avait empli la salle voisine de fumée et de cendre ! Une sérénité sacrée tombait de 1'ombre, les deux cierges brůlaient, ďune pure flamme immobile, sans un frisson. Et elle vit alors que la face de Pascal était devenue trěs blanche, dans le flot épandu de la barbe blanche et des cheveux blancs. II dormait dans de la lumiěre, aureole, souverainement beau. Elle se pencha, le baisa encore, sentit á ses lěvres le froid de ce visage de marbre, aux paupiěres closes, révant son réve ďeternite. Sa douleur fut si grande de n'avoir pu sauver 1'oeuvre dont il lui avait laissé la garde, qu'elle tomba á deux genoux, en sanglotant. Le génie venait d'etre viole, il lui semblait que le monde allait étre détruit, dans cet anéantissement farouche de toute une vie de travail. 626 XIV Dans la salle de travail, Clotilde reboutonna son corsage, tenant encore, sur les genoux, son enfant, a qui elle venait de donner le sein. C'etait apres le dejeuner, vers trois heures, par une eclatante journee de la fin du mois d'aout, au ciel de braise ; et les volets, soigneusement clos, ne laissaient penetrer, a travers les fentes, que de minces fleches de soleil, dans 1'ombre assoupie et tiede de la vaste piece. La grande paix oisive du dimanche semblait s'epandre du dehors, avec un vol lointain de cloches, sonnant le dernier coup des vepres. Pas un bruit ne montait de la maison vide, ou la mere et le petit devaient rester seuls jusqu'au diner, la servante ay ant demande la permission d'aller voir une cousine, dans le faubourg. Un instant, Clotilde regarda son enfant, un gros gar^on de trois mois deja. Elle etait 627 accouchee vers les derniers jours de mai. Depuis dix mois bientot, elle portait le deuil de Pascal, une simple et longue robe noire, dans laquelle elle etait divinement belle, si fine, si elancee, avec son visage d'une jeunesse si triste, nimbe de ses admirables cheveux blonds. Et elle ne pouvait sourire, mais elle eprouvait une douceur a voir le bel enfant, gras et rose, avec sa bouche encore mouillee de lait, et dont le regard avait rencontre une des barres de soleil, ou dansaient des poussieres. II semblait tres surpris, il ne quittait pas des yeux cet eclat d'or, ce miracle eblouissant de clarte. Puis, le sommeil vint, il laissa retomber, sur le bras de sa mere, sa petite tete ronde et nue, deja semee de rares cheveux pales. Alors, doucement, Clotilde se leva, le posa au fond du berceau, qui se trouvait pres de la table. Elle demeura penchee un instant, pour etre bien sure qu'il dormait; et elle rabattit le rideau de mousseline, dans l'ombre crepusculaire. Sans bruit, avec des gestes souples, marchant d'un pas si leger, qu'il effleurait a peine le parquet, elle s'occupa ensuite, rangea du linge qui etait sur la table, traversa deux fois la piece, a la recherche 628 d'un petit chausson egare. Elle etait tres silencieuse, tres douce et tres active. Et, ce jour-lä, dans la solitude de la maison, eile songeait, Pannee vecue se deroulait. D'abord, apres Paffreuse secousse du convoi, c'etait le depart immediat de Martine, qui s' etait obstinee, ne voulant pas meme faire ses huit jours, amenant, pour la remplacer, la jeune cousine d'une boulangere du voisinage, une grosse fille brune qui s' etait trouvee heureusement assez propre et devouee. Martine, eile, vivait ä Sainte-Marthe, dans un trou perdu, si chichement, qu'elle devait encore faire des economies, sur les rentes de son petit tresor. On ne lui connaissait point d'heritier, ä qui profiterait done cette fureur d'avarice ? En dix mois, eile n'avait, pas une seule fois, remis les pieds ä la Souleiade : Monsieur n'etait plus lä, eile ne cedait meme pas au desir de voir le fils de Monsieur. Puis, dans la songerie de Clotilde, la figure de sa grand-mere Felicite s'evoquait. Celle-ci venait la visiter de temps ä autre, avec une 629 condescendance de parente puissante, qui est d'esprit assez large pour pardonner toutes les fautes, quand elles sont cruellement expiees. Elle arrivait a l'improviste, embrassait 1'enfant, faisait de la morale, donnait des conseils ; et la jeune mere avait pris, vis-a-vis d'elle, l'attitude simplement deferente que Pascal avait gardee toujours. D'ailleurs, Felicite etait toute a son triomphe. Elle allait realiser enfin une idee longtemps caressee, murement reflechie, qui devait consacrer par un monument imperissable la pure gloire de la famille. Cette idee etait d'employer sa fortune, devenue considerable, a la construction et a la dotation d'un Asile pour les vieillards, qui s'appellerait PAsile Rougon. Deja, elle avait achete le terrain, une partie de Pancien Jeu de Mail, en dehors de la ville, pres de la gare ; et precisement, ce dimanche-la, vers cinq heures, quand la chaleur tomberait un peu, on devait poser la premiere pierre, une solennite veritable, honoree par la presence des autorites, et dont elle serait la reine applaudie, au milieu d'un concours enorme de population. Clotilde eprouvait, en outre, quelque 630 reconnaissance pour sa grand-mere, qui venait de montrer un désintéressement parfait, lors de 1'ouvertuře du testament de Pascal. Celui-ci avait institué la jeune femme sa légataire universelle ; et la mere, qui gardait son droit á la reserve d'un quart, aprěs s'etre déclarée respectueuse des volontés derniěres de son fils, avait simplement renoncé á la succession. Elle voulait bien déshériter tous les siens, ne leur léguer que de la gloire, en employant sa grosse fortune á P erection de cet Asile qui porterait le nom respecté et béni des Rougon aux äges futurs ; mais, aprěs avoir été, pendant un demi-siěcle, si apre á la conquéte de P argent, eile le dédaignait á cette heure, épurée dans une ambition plus haute. Et Clotilde, grace á cette libéralité, n'avait plus ďinquiétude pour Pavenir: les quatre mille francs de rente leur suffiraient, á eile et á son enfant. Elle Pélěverait, eile en ferait un homme. Méme eile avait place, sur la téte du petit, á fonds perdus, les cinq mille francs du secretaire ; et eile possédait encore la Souleiade, que tout le monde lui conseillait de vendre. Sans doute, Pentretien n'en était pas coůteux, mais quelle vie de solitude 631 et de tristesse, dans cette grande maison deserte, beaucoup trop vaste, ou elle etait comme perdue ! Jusque-la, pourtant, elle n'avait pu se decider a la quitter. Peut-etre ne s'y deciderait-elle jamais. Ah ! cette Souleiade, tout son amour y etait, toute sa vie, tous ses souvenirs ! II lui semblait, par moments, que Pascal y vivait encore, car elle n'y avait rien derange de leur existence de jadis. Les meubles etaient aux memes places, les heures y sonnaient les memes habitudes. Elle n'y avait ferme que sa chambre, a lui, ou elle seule entrait, ainsi que dans un sanctuaire, pour pleurer, lorsqu'elle sentait son coeur trop lourd. Dans la chambre ou tous deux s'etaient aimes, dans le lit ou il etait mort, elle se couchait chaque nuit, comme autrefois, lorsqu'elle etait jeune fille ; et il n'y avait de plus, la, contre ce lit, que le berceau, qu'elle y apportait le soir. C etait toujours la meme chambre douce aux antiques meubles familiers, aux tentures attendries par Page, couleur d'aurore, la tres vieille chambre que Penfant rajeunissait de nouveau. Puis, en bas, si elle se trouvait bien seule, bien perdue, a chaque repas, dans la salle a manger claire, elle y 632 entendait les echos des rires, des vigoureux appetits de sa jeunesse, lorsque tous les deux mangeaient et buvaient si gaiement, a la sante de l'existence. Et le jardin aussi, toute la propriete tenait a son etre, par les fibres les plus intimes, car elle ne pouvait y faire un pas, sans y evoquer leurs deux images unies Tune a 1'autre : sur la terrasse, a l'ombre mince des grands cypres seculaires, ils avaient si souvent contemple la vallee de la Viorne, que bornaient les barres rocheuses de la Seille et les coteaux brules de Sainte-Marthe ! par les gradins de pierres seches, au travers des oliviers et des amandiers maigres, ils s'etaient tant de fois defies a grimper lestement, comme des gamins en fuite de l'ecole ! et il y avait encore la pinede, l'ombre chaude et embaumee, ou les aiguilles craquaient sous les pas, l'aire immense, tapissee d'une herbe moelleuse aux epaules, d'ou Ton decouvrait le ciel entier, le soir, quand se levaient les etoiles ! et il y avait surtout les platanes geants, la paix delicieuse qu'ils etaient venus gouter la, chaque jour d'ete, en ecoutant la chanson rafraichissante de la source, la pure note de cristal qu'elle filait 633 depuis des siecles ! Jusqu'aux vieilles pierres de la maison, jusqu'a la terre du sol, il n'etait pas un atome, a la Souleiade, ou elle ne sentit le battement tiede d'un peu de leur sang, d'un peu de leur vie repandue et melee. Mais elle preferait passer ses journees dans la salle de travail, et c'etait la qu'elle revivait ses meilleurs souvenirs. II ne s'y trouvait aussi qu'un meuble de plus, le berceau. La table du docteur etait a sa place, devant la fenetre de gauche : il aurait pu entrer et s'asseoir, car la chaise n'avait pas meme ete bougee. Sur la longue table du milieu, parmi l'ancien entassement des livres et des brochures, il n'y avait de nouveau que la note claire des petits linges d'enfant, qu'elle etait en train de visiter. Les corps de bibliotheque montraient les memes rangees de volumes, la grande armoire de chene semblait garder dans ses flancs le meme tresor, solidement close. Sous le plafond enfume, la bonne odeur de travail flottait toujours, parmi la debandade des sieges, le desordre amical de cet atelier en commun, ou ils avaient si longtemps mis les caprices de la jeune fille et les recherches du savant. Et, surtout, ce 634 qui la touchait aujourd'hui, c'etait de revoir ses anciens pastels, cloues aux murs, les copies qu'elle avait faites de fleurs vivantes, minutieusement copiees, puis les imaginations envolees en plein pays chimerique, les fleurs de reve dont la fantaisie folle l'emportait parfois. Clotilde achevait de ranger les petits anges sur la table, lorsque, precisement, son regard, en se levant, rencontra devant elle le pastel du vieux roi David, la main posee sur l'epaule nue d'Abisai'g, la jeune Sunamite. Et elle, qui ne riait plus, sentit une joie lui monter a la face, dans l'heureux attendrissement qu'elle eprouvait. Comme ils s'aimaient, comme ils revaient d'eternite, le jour ou elle s'etait amusee a ce symbole, orgueilleux et tendre ! Le vieux roi, vetu somptueusement d'une robe toute droite, lourde de pierreries, portait le bandeau royal sur ses cheveux de neige ; et elle etait plus somptueuse encore, rien qu'avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince et allongee, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d'une grace divine. Maintenant, il s'en etait alle, il dormait sous la terre, tandis qu'elle, habillee de noir, toute noire, ne montrant rien de 635 sa nudíte tríomphante, n'avait plus que 1'enfant pour exprimer le don tranquille, absolu qu'elle avait fait de sa personne, devant le peuple assemble, á la pleine lumiěre du jour. Doucement, Clotilde finit par s'asseoir pres du berceau. Les flěches de soleil s'allongeaient d'un bout de la piece á l'autre, la chaleur de l'ardente journée s'alourdissait, parmi l'ombre assoupie des volets clos ; et le silence de la maison semblait s'etre élargi encore. Elle avait mis á part des petites brassieres, elle recousait des cordons, d'une aiguille leňte, peu á peu prise d'une songerie, au milieu de cette grande paix chaude qui Penveloppait, dans l'incendie du dehors. Sa pensée, d'abord, retourna á ses pastels, les exacts et les chimériques, et elle se disait maintenant que toute sa dualité se trouvait dans cette passion de vérité qui la tenait parfois des heures entiěres devant une fleur, pour la copier avec precision, puis dans son besoin d'au-dela qui, d'autres fois, la jetait hors du reel, l'emportait en réves fous, au paradis des fleurs incréées. Elle avait toujours été ainsi, elle sentait qu'au fond elle restait aujourd'hui ce qu'elle était la veille, sous le flot 636 de vie nouveau qui la transformait sans cesse. Et sa pensee, alors, sauta a la gratitude profonde qu'elle gardait a Pascal de 1'avoir faite ce qu'elle etait. Jadis, lorsque, toute petite, Penlevant a un milieu execrable, il l'avait prise avec lui, il avait surement cede a son bon coeur, mais sans doute aussi etait-il desireux de tenter sur elle 1'experience de savoir comment elle pousserait dans un milieu autre, tout de verite et de tendresse. C'etait, chez lui, une preoccupation constante, une theorie ancienne, qu'il aurait voulu experimenter en grand : la culture par le milieu, la guerison meme, l'etre ameliore et sauve, au physique et au moral. Elle lui devait certainement le meilleur de son etre, elle devinait la fantasque et la violente qu'elle aurait pu devenir, tandis qu'il ne lui avait donne que de la passion et du courage. Dans cette floraison, au libre soleil, la vie avait meme fini par les jeter aux bras l'un de l'autre, et n'etait-ce pas comme l'effort dernier de la bonte et de la joie, l'enfant qui etait venu et qui les aurait rejouis ensemble, si la mort ne les avait point separes ? Dans ce retour en arriere, elle eut la sensation 637 nette du long travail qui s'etait opéré en elle. Pascal corrigeait son heredité, et elle revivait la lente evolution, la lutte entre la réelle et la chimérique. Cela partait de ses colěres d'enfant, d'un ferment de revoltě, ďun déséquilibre qui la jetait aux pires reveries. Puis venaient ses grands accěs de devotion, son besoin d'illusion et de mensonge, de bonheur immédiat, á la pensée que les inégalités et les injustices de cette terre mauvaise devaient étre compensées par les éternelles joies ďun paradis futur. Cétait Pépoque de ses combats avec Pascal, des tourments dont elle l'avait torture, en révant ďassassiner son génie. Et elle tournait, á ce čoude de la route, elle le retrouvait son maitre, la conquérant par la terrible le^on de vie qu'il lui avait donnée, pendant la nuit ďorage. Depuis, le milieu avait agi, 1'evolution s'etait précipitée : elle fmissait par étre la pondérée, la raisonnable, acceptant de vivre 1'existence comme il fallait la vivre, avec l'espoir que la somme du travail humain libérerait un jour le monde du mal et de la douleur. Elle avait aimé, elle était měre, et elle comprenait. 638 Brusquement, elle se rappela 1'autre nuit, celle qu'ils avaient passee sur l'aire. Elle entendait encore sa lamentation sous les etoiles : la nature atroce, Phumanite abominable, et la faillite de la science, et la necessite de se perdre en Dieu, dans le mystere. En dehors de Paneantissement, il n'y avait pas de bonheur durable. Puis, elle P entendait, lui, reprendre son credo, le progres de la raison par la science, Punique bienfait possible des verites lentement acquises, a jamais, la croyance que la somme de ces verites, augmentees toujours, doit fmir par donner a Phomme un pouvoir incalculable, et la serenite, sinon le bonheur. Tout se resumait dans la foi ardente en la vie. Comme il le disait, il fallait marcher avec la vie qui marchait toujours. Aucune halte n'etait a esperer, aucune paix dans Pimmobilite de P ignorance, aucun soulagement dans les retours en arriere. II fallait avoir Pesprit ferme, la modestie de se dire que la seule recompense de la vie est de P avoir vecue bravement, en accomplissant la tache qu'elle impose. Alors, le mal n'etait plus qu'un accident encore inexplique, Phumanite apparaissait, de 639 tres haut, comme un immense mecanisme en fonction, travaillant au perpetuel devenir. Pourquoi l'ouvrier qui disparaissait, ay ant termine sa journee, aurait-il maudit Poeuvre, parce qu'il ne pouvait en voir ni en juger la fin ? Meme, s'il ne devait pas y avoir de fin, pourquoi ne pas gouter la joie de Paction, Pair vif de la marche, la douceur du sommeil apres une longue fatigue ? Les enfants continueront la besogne des peres, ils ne naissent et on ne les aime que pour cela, pour cette tache de la vie qu'on leur transmet, qu'ils transmettront a leur tour. Et il n'y avait plus, des ce moment, que la resignation vaillante au grand labeur commun, sans la revolte du moi qui exige un bonheur a lui, absolu. Elle s'interrogea, elle n'eprouva pas la detresse qui Pangoissait, jadis, lorsqu'elle songeait au lendemain de la mort. Cette preoccupation de Pau-dela ne la hantait plus jusqu'a la torture. Autrefois, elle aurait voulu arracher violemment du ciel le secret de la destinee. C'etait, en elle, une infmie tristesse d'etre, sans savoir pourquoi elle etait. Que venait-on faire sur la terre ? quel etait le sens de cette 640 existence execrable, sans egalite, sans justice, qui lui apparaissait comme le cauchemar d'une nuit de delire ? Et son frisson s'etait calme, elle pouvait songer a ces choses, courageusement. Peut-etre etait-ce 1'enfant, cette continuation d'elle-meme, qui lui cachait desormais l'horreur de sa fin. Mais il y avait aussi la beaucoup de Pequilibre ou elle vivait, cette pensee qu'il fallait vivre pour 1'effort de vivre, et que la seule paix possible, en ce monde, etait dans la joie de cet effort accompli. Elle se repetait une parole du docteur qui disait souvent, lorsqu'il voyait un paysan rentrer, Pair paisible, apres sa journee faite : « En voila un que la querelle de Pau-dela n'empechera pas de dormir. » II voulait dire que cette querelle ne s'egare et ne se pervertit que dans le cerveau enfievre des oisifs. Si tous faisaient leur tache, tous dormiraient tranquillement. Elle-meme avait senti cette toute-puissance bienfaitrice du travail, au milieu de ses souffrances et de ses deuils. Depuis qu'il lui avait appris Pemploi de chacune de ses heures, depuis surtout qu'elle etait mere, sans cesse occupee de son enfant, elle ne sentait plus le frisson de 641 Pinconnu lui passer sur la nuque, en un petit souffle glacé. Elle écartait sans lutte les reveries inquiétantes ; et, si une crainte la troublait encore, si une des amertumes quotidiennes lui noyait le coeur de nausées, elle trouvait un réconfort, une force de resistance invincible, dans cette pensée que son enfant avait un jour de plus, ce jour-la, qu'il en aurait un autre de plus, le lendemain, que jour á jour, page á page, son oeuvre vivante s'achevait. Cela la reposait délicieusement de toutes les misěres. Elle avait une fonction, un but, et elle le sentait bien á sa sérénité heureuse, elle faisait surement ce qu'elle était venue faire. Cependant, á cette minute méme, elle comprit que la chimérique n'était pas morte tout entiére en elle. Un léger bruit venait de voler dans le profond silence, et elle avait levé la téte : quel était le médiateur divin qui passait ? peut-étre le cher mort qu'elle pleurait et qu'elle croyait deviner á son entour. Toujours, elle devait rester un peu Penfant croyante d'autrefois, curieuse du mystére, ay ant le besoin instinctif de Pinconnu. Elle avait fait la part de ce besoin, elle l'expliquait méme scientifiquement. Si loin que 642 la science recule les bornes des connaissances humaines, il est un point sans doute qu'elle ne franchira pas ; et c'etait la, precisement, que Pascal pla^ait l'unique interet a vivre, dans le desir qu'on avait de savoir sans cesse davantage. Elle, des lors, admettait les forces ignorees ou le monde baigne, un immense domaine obscur, dix fois plus large que le domaine conquis deja, un infini inexplore a travers lequel Phumanite future monterait sans fin. Certes, c'etait la un champ assez vaste, pour que Pimagination put s'y perdre. Aux heures de songerie, elle y contentait la soif imperieuse que Petre semble avoir de Pau-dela, une necessite d'echapper au monde visible, de contenter Pillusion de Pabsolue justice et du bonheur a venir. Ce qui lui restait de son tourment de jadis, ses envolees dernieres s'y apaisaient, puisque Phumanite souffrante ne peut vivre sans la consolation du mensonge. Mais tout se fondait heureusement en elle. A ce tournant d'une epoque surmenee de science, inquiete des mines qu'elle avait faites, prise d'effroi devant le siecle nouveau, avec Penvie affolee de ne pas aller plus loin et de se rejeter en arriere, elle etait 643 Pheureux equilibre, la passion du vrai elargie par le souci de Pinconnu. Si les savants sectaires fermaient Phorizon pour s'en tenir strictement aux phenomenes, il lui etait permis, a elle, bonne creature simple, de faire la part de ce qu'elle ne savait pas, de ce qu'elle ne saurait jamais. Et, si le credo de Pascal etait la conclusion logique de toute Poeuvre, Peternelle question de Pau-dela qu'elle continuait quand meme a poser au ciel rouvrait la porte de Pinfmi, devant Phumanite en marche. Puisque toujours il faudra apprendre, en se resignant a ne jamais tout connaitre, n'etait-ce pas vouloir le mouvement, la vie elle-meme, que de reserver le mystere, un eternel doute et un eternel espoir ? Un nouveau bruit, une aile qui passa, l'effleurement d'un baiser sur ses cheveux, la fit sourire cette fois. II etait surement la. Et tout en elle aboutissait a une tendresse immense, venue de partout, noyant son etre. Comme il etait bon et gai, et quel amour des autres lui donnait sa passion de la vie ! Lui-meme peut-etre n'etait qu'un reveur, car il avait fait le plus beau des reves, cette croyance finale a un monde 644 superieur, quand la science aurait investi Phomme d'un pouvoir incalculable : tout accepter, tout employer au bonheur, tout savoir et tout prevoir, reduire la nature a n'etre qu'une servante, vivre dans la tranquillite de P intelligence satisfaite ! En attendant, le travail voulu et regie suffisait a la bonne sante de tous. Peut-etre la souffrance serait-elle utilisee un jour. Et, en face du labeur enorme, devant cette somme des vivants, des mechants et des bons, admirables quand meme de courage et de besogne, elle ne voyait plus qu'une humanite fraternelle, elle n'avait plus qu'une indulgence sans bornes, une infmie pitie et une charite ardente. L'amour, comme le soleil, baigne la terre, et la bonte est le grand fleuve ou boivent tous les coeurs. Clotilde, depuis deux heures bientot, tirait son aiguille, du meme mouvement regulier, pendant que sa reverie s'egarait. Mais les cordons des petites brassieres etaient recousus, elle avait aussi marque des couches neuves, achetees la veille. Et elle se leva, ayant fini sa couture, voulant ranger ce linge. Au-dehors, le soleil baissait, les fleches d'or n'entraient plus que tres minces et obliques, 645 par les fentes. Elle voyait a peine clair, elle dut aller ouvrir un volet; puis, elle s'oublia un instant, devant le vaste horizon, brusquement deroule. La grosse chaleur tombait, un vent leger soufflait dans Padmirable ciel, d'un bleu sans tache. A gauche, on distinguait jusqu'aux moindres touffes de pins, parmi les ecroulements sanglants des rochers de la Seille ; tandis que, vers la droite, apres les coteaux de Sainte-Marthe, la vallee de la Viorne s'etalait a l'infmi, dans le poudroiement d'or du couchant. Elle regarda un instant la tour de Saint-Saturnin, toute en or elle aussi, dominant la ville rose ; et elle se retirait, lorsqu'un spectacle la ramena, la retint, accoudee, longtemps encore. C'etait, au-dela de la ligne du chemin de fer, un grouillement de foule, qui se pressait dans l'ancien Jeu de Mail. Clotilde se rappela aussitot la ceremonie, et elle comprit que sa grand-mere Felicite allait poser la premiere pierre de l'Asile Rougon, le monument victorieux, destine a porter la gloire de la famille aux ages futurs. Des preparatifs enormes etaient faits depuis huit jours, on parlait d'une auge et d'une truelle en argent, 646 dont la vieille dame devait se servir en personne, ayant tenu ä figurer, ä triompher, avec ses quatre-vingt-deux ans. Ce qui la gonflait d'un orgueil royal, c'etait qu'elle achevait la conquete de Plassans pour la troisieme fois, en cette circonstance ; car eile forfait la ville entiere, les trois quartiers ä se ranger autour d'elle, ä lui faire escorte et ä l'acclamer, comme une bienfaitrice. II devait y avoir, en effet, des dames patronnesses, choisies parmi les plus nobles du quartier Saint-Marc, une delegation des societes ouvrieres du vieux quartier, enfm les habitants les mieux connus de la ville neuve, des avocats, des notaires, des medecins, sans compter le petit peuple, un flot de gens endimanches, se ruant la, ainsi qu'ä une fete. Et, au milieu de ce triomphe supreme, eile etait peut-etre plus orgueilleuse encore, eile, une des reines du second Empire, la veuve qui portait si dignement le deuil du regime dechu, d'avoir vaincu la jeune Republique, en Pobligeant, dans la personne du sous-prefet, ä la venir saluer et remercier. II n'avait d'abord ete question que d'un discours du maire ; mais il etait certain, depuis la veille, que le sous-prefet, lui 647 aussi, parlerait. De si loin, Clotilde ne distinguait qu'un tumulte de redingotes noires et de toilettes claires, sous Peclatant soleil. Puis, il y eut un bruit perdu de musique, la musique des amateurs de la ville, dont le vent, par instants, lui apportait les sonorites de cuivre. Elle quitta la fenetre, elle vint ouvrir la grande armoire de chene, pour y serrer son travail, reste sur la table. C'etait dans cette armoire, si pleine autrefois des manuscrits du docteur, et vide aujourd'hui, qu'elle avait range la layette de P enfant. Elle semblait sans fond, immense, beante ; et, sur les planches nues et vastes, il n'y avait plus que les langes delicats, les petites brassieres, les petits bonnets, les petits chaussons, les tas de couches, toute cette lingerie fine, cette plume legere d'oiseau encore au nid. Ou tant d'idees avaient dormi en tas, ou s'etait accumule pendant trente annees Pobstine labeur d'un homme, dans un debordement de paperasses, il ne restait que le lin d'un petit etre, a peine des vetements, les premiers linges qui le protegeaient pour une heure, et dont il ne pourrait bientot plus se servir. L'immensite de P antique armoire en 648 paraissait egayee et toute rafraichie. Lorsque Clotilde eut range sur une planche les couches et les brassieres, elle aper^ut, dans une grande enveloppe, les debris des dossiers qu'elle avait remis la, apres les avoir sauves du feu. Et elle se souvint d'une priere que le docteur Ramond etait venu lui adresser la veille encore : celle de regarder si, parmi ces debris, il ne restait aucun fragment de quelque importance, ayant un interet scientifique. II etait desespere de la perte des manuscrits inestimables que lui avait legues le maitre. Tout de suite apres la mort, il s'etait bien efforce de rediger l'entretien supreme qu'il avait eu, cet ensemble de vastes theories exposees par le moribond avec une serenite si heroi'que ; mais il ne retrouvait que des resumes sommaires, il lui aurait fallu les etudes completes, les observations faites au jour le jour, les resultats acquis et les lois formulees. La perte demeurait irreparable, c'etait une besogne a recommencer, et il se lamentait de n'avoir que des indications, il disait qu'il y aurait la, pour la science, un retard de vingt ans au moins, avant qu'on reprit et qu'on utilisat les idees du pionnier solitaire, dont une 649 catastrophe sauvage et imbecile avait detruit les travaux. L'Arbre genealogique, le seul document intact, etait joint ä l'enveloppe, et Clotilde apporta le tout sur la table, pres du berceau. Quand eile eut sorti les debris un ä un, eile constata, ce dont eile etait dejä ä peu pres certaine, que pas une page entiere de manuscrit ne restait, pas une note complete ay ant un sens. II n'existait que des fragments, des bouts de papier ä demi brüles et noircis, sans lien, sans suite. Mais, pour eile, ä mesure qu'elle les examinait, un interet se levait de ces phrases incompletes, de ces mots ä moitie manges par le feu, ou tout autre n'aurait rien compris. Elle se souvenait de la nuit d'orage, les phrases se completaient, un commencement de mot evoquait les personnages, les histoires. Ce fut ainsi que le nom de Maxime tomba sous ses yeux ; et eile revit 1'existence de ce frere qui lui etait reste etranger, dont la mort, deux mois plus tot, 1'avait laissee presque indifferente. Ensuite, une ligne tronquee contenant le nom de son pere, lui causa un malaise ; car eile croyait savoir que celui-ci avait 650 mis dans sa poche la fortune et Photel de son fils, grace a la niece de son coiffeur, cette Rose si candide, payee d'un tant pour cent genereux. Puis, elle rencontra encore d'autres noms, celui de son oncle Eugene, l'ancien vice-empereur, ensommeille a cette heure, celui de son cousin Serge, le cure de Saint-Eutrope, qu'on lui avait dit phtisique et mourant, la veille. Et chaque debris s'animait, la famille execrable et fraternelle renaissait de ces miettes, de ces cendres noires ou ne couraient plus que des syllabes incoherentes. Alors, Clotilde eut la curiosite de deplier et d'etaler sur la table PArbre genealogique. Une emotion P avait gagnee, elle etait tout attendrie par ces reliques ; et, lorsqu'elle relut les notes ajoutees au crayon par Pascal, quelques minutes avant d'expirer, des larmes lui vinrent aux yeux. Avec quelle bravoure il avait inscrit la date de sa mort! et comme on sentait son regret desespere de la vie, dans les mots trembles annon^ant la naissance de Penfant ! L'Arbre montait, ramifiait ses branches, epanouissait ses feuilles, et elle s'oubliait longuement a le contempler, a se dire 651 que toute Poeuvre du maitre etait la, toute cette vegetation classee et documentee de leur famille. Elle entendait les paroles dont il commentait chaque cas hereditaire, elle se rappelait ses lemons. Mais les enfants surtout Pinteressaient. Le confrere auquel le docteur avait ecrit a Noumea, pour obtenir des renseignements sur P enfant ne d'un mariage d'Etienne, au bagne, s'etait decide a repondre ; seulement, il ne disait que le sexe, une fille, et qui paraissait bien portante. Octave Mouret avait failli perdre la sienne, tres frele, tandis que son petit gar^on continuait a etre superbe. D'ailleurs, le coin de belle sante vigoureuse, de fecondite extraordinaire, etait toujours a Valqueyras, dans la maison de Jean, dont la femme, en trois annees, avait eu deux enfants, et etait grosse d'un troisieme. La nichee poussait gaillardement au grand soleil, en pleine terre grasse, pendant que le pere labourait, et que la mere, au logis, faisait bravement la soupe et torchait les mioches. II y avait la assez de seve nouvelle et de travail, pour refaire un monde. Clotilde, a ce moment, crut entendre le cri de Pascal: «Ah! notre famille, que va-t-elle 652 devenir, a quel etre aboutira-t-elle enfm ? » Et elle-meme retombait a une reverie, devant PArbre prolongeant dans Pavenir ses derniers rameaux. Qui savait d'ou naitrait la branche saine ? Peut-etre le sage, le puissant attendu germerait-il la. Un leger cri tira Clotilde de ses reflexions. La mousseline du berceau semblait s'animer d'un souffle, c'etait P enfant qui, reveille, appelait et s'agitait. Tout de suite, elle le reprit, Peleva gaiement en Pair, pour qu'il baignat dans la lumiere doree du couchant. Mais il n'etait point sensible a cette fin d'un beau jour ; ses petits yeux vagues se detournaient du vaste ciel, pendant qu'il ouvrait tout grand son bee rose d'oiseau sans cesse affame. Et il pleurait si fort, il avait un re veil si goulu, qu'elle se decida a lui redonner le sein. Du reste, c'etait son heure, il y avait trois heures qu'il n'avait tete. Clotilde revint s'asseoir, pres de la table. Elle Pavait pose sur ses genoux, ou il n'etait guere sage, criant plus fort, s'impatientant; et elle le regardait avec un sourire, tandis qu'elle degrafait sa robe. La gorge apparut, la gorge menue et ronde, que le lait avait 653 gonflee ä peine. Une legere aureole de bistre avait seulement fleuri le bout du sein, dans la Manchem* delicate de cette nudite de femme, divinement elancee et jeune. Dejä, 1'enfant sentait, se soulevait, tätonnait des levres. Quand eile lui eut pose la bouche, il eut un petit grondement de satisfaction, il se rua tout en eile, avec le bei appetit vorace d'un monsieur qui voulait vivre. II tetait ä pleines gencives, avidement. D'abord, de sa petite main libre, il avait saisi le sein ä poignee, comme pour le marquer de sa possession, le defendre et le garder. Puis, dans la joie du ruissellement tiede dont il avait plein la gorge, il s'etait mis ä lever son petit bras en l'air, tout droit, ainsi qu'un drapeau. Et Clotilde gardait son inconscient sourire, ä le voir, si vigoureux, se nourrir d'elle. Les premieres semaines, eile avait beaucoup souffert d'une crevasse ; maintenant encore, le sein restait sensible ; mais eile souriait quand meme, de cet air paisible des meres, heureuses de donner leur lait, comme elles donneraient leur sang. Quand eile avait degrafe son corsage, et que sa 654 gorge, sa nudíte de mere s'etait montrée, un autre mystěre d'elle, un de ses secrets les plus caches et les plus délicieux, était apparu : le fin collier aux sept perles, les étoiles laiteuses, que le maitre avait mises á son cou, un jour de misěre, dans sa folie passionnée du don. Depuis qu'il était la, personne ne 1'avait plus revu. II faisait comme partie de sa pudeur, il était de sa chair, si simple, si enfantin. Et, tout le temps que 1'enfant tétait, eile seule le revoyait, attendrie, revivant le souvenir des baisers dont il semblait avoir garde l'odeur tiéde. Une bouffée de musique, au loin, étonna Clotilde. Elle tourna la téte, regarda vers la Campagne, toute blonde et dorée par le soleil oblique. Ah ! oui, cette ceremonie, cette pierre que Ton posait, la-bas ! Et eile ramena les yeux sur Penfant, eile s'absorba de nouveau dans le plaisir de lui voir un si bel appétit. Elle avait attiré un petit banc pour relever Pun de ses genoux, eile s'etait appuyée ďune épaule contre la table, á coté de P Arbre et des fragments noircis des dossiers. Sa pensée flottait, allait á une douceur divine, tandis qu'elle sentait le meilleur 655 d'elle-meme, ce lait pur, couler a petit bruit, faire de plus en plus sien le cher etre sorti de son flanc. L'enfant etait venu, le redempteur peut-etre. Les cloches avaient sonne, les Rois mages s'etaient mis en route, suivis des populations, de toute la nature en fete, souriant au petit dans ses langes. Elle, la mere, pendant qu'il buvait sa vie, revait deja d'avenir. Que serait-il, quand elle l'aurait fait grand et fort, en se donnant toute ? Un savant qui enseignerait au monde un peu de la verite eternelle, un capitaine qui apporterait de la gloire a son pays, ou mieux encore un de ces pasteurs de peuple qui apaisent les passions et font regner la justice ? Elle le voyait tres beau, tres bon, tres puissant. Et c'etait le reve de toutes les meres, la certitude d'etre accouchee du messie attendu ; et il y avait la, dans cet espoir, dans cette croyance obstinee de chaque mere au triomphe certain de son enfant, 1'espoir meme qui fait la vie, la croyance qui donne a l'humanite la force sans cesse renaissante de vivre encore. Que serait-il, l'enfant ? Elle le regardait, elle tachait de lui trouver des ressemblances. De son pere, certes, il avait le front et les yeux, quelque 656 chose de haut et de solide dans la carrure de la tete. Elle-meme se reconnaissait en lui, avec sa bouche fine et son menton delicat. Puis, sourdement inquiete, c'etaient les autres qu'elle cherchait, les terribles ascendants, tous ceux qui etaient la, inscrits sur l'Arbre, deroulant la poussee des feuilles hereditaires. Etait-ce done a celui-ci, a celui-la, ou a cet autre encore, qu'il ressemblerait ? Et elle se calmait pourtant, elle ne pouvait pas ne pas esperer, tellement son coeur etait gonfle de l'eternelle esperance. La foi en la vie, que le maitre avait enracinee en elle, la tenait brave, debout, inebranlable. Qu'importaient les miseres, les souffrances, les abominations ! la sante etait dans l'universel travail, dans la puissance qui feconde et qui enfante. L'oeuvre etait bonne, quand il y avait 1'enfant, au bout de l'amour. Des lors, l'espoir se rouvrait, malgre les plaies etalees, le noir tableau des hontes humaines. C'etait la vie perpetuee, tentee encore, la vie qu'on ne se lasse pas de croire bonne, puisqu'on la vit avec tant d'acharnement, au milieu de 1'injustice et de la douleur. Clotilde avait eu un regard involontaire sur 657 PArbre des ancetres, deploye pres d'elle. Oui ! la menace etait la, tant de crimes, tant de boue, parmi tant de larmes et tant de bonte souffrante ! Un si extraordinaire melange de P excellent et du pire, une humanite en raccourci, avec toutes ses tares et toutes ses luttes ! C etait a se demander si, d'un coup de foudre, il n'aurait pas mieux valu balayer cette fourmiliere gatee et miserable. Et, apres tant de Rougon terribles, apres tant de Macquart abominables, il en naissait encore un. La vie ne craignait pas d'en creer un de plus, dans le defi brave de son eternite. Elle poursuivait son oeuvre, se propageait selon ses lois, indifferente aux hypotheses, en marche pour son labeur infmi. Au risque de faire des monstres, il fallait bien qu'elle creat, puisque, malgre les malades et les fous qu'elle cree, elle ne se lasse pas de creer, avec Pespoir sans doute que les bien portants et les sages viendront un jour. La vie, la vie qui coule en torrent, qui continue et recommence, vers Pachevement ignore ! la vie ou nous baignons, la vie aux courants infmis et contraires, toujours mouvante et immense, comme une mer sans bornes ! 658 Un élan de ferveur maternelle monta du coeur de Clotilde, heureuse de sentir la petite bouche vorace la boire sans fin. Cétait une priěre, une invocation. A 1'enfant inconnu, comme au dieu inconnu ! A 1'enfant qui allait étre demain, au génie qui naissait peut-étre, au messie que le prochain siécle attendait, qui tirerait les peuples de leur doute et de leur souffrance ! Puisque la nation était á refaire, celui-ci ne venait-il pas pour cette besogne ? II reprendrait 1'experience, reléverait les murs, rendrait une certitude aux hommes tátonnants, bátirait la cite de justice, ou l'unique loi du travail assurerait le bonheur. Dans les temps troubles, on doit attendre les prophétes. A moins qu'il ne fut l'Antechrist, le démon dévastateur, la béte annoncée qui purgerait la terre de Pimpureté de venue trop vaste. Et la vie continuerait malgré tout, il faudrait seulement patienter des milliers ďannées encore, avant que paraisse 1'autre enfant inconnu, le bienfaiteur. Mais 1'enfant avait épuisé le sein droit; et, comme il se fáchait, Clotilde le retourna, lui donna le sein gauche. Puis, elle se remit á sourire, sous la caresse des petites gencives gloutonnes. 659 Quand meme, elle etait l'esperance. Une mere qui allaite, n'est-ce pas 1'image du monde continue et sauve ? Elle s' etait penchee, elle avait rencontre ses yeux limpides, qui s'ouvraient ravis, desireux de la lumiere. Que disait-il, le petit etre, pour qu'elle sentit battre son coeur, sous le sein qu'il epuisait ? Quelle bonne parole annon^ait-il, avec la legere succion de sa bouche ? A quelle cause donnerait-il son sang, lorsqu'il serait un homme, fort de tout ce lait qu'il aurait bu ? Peut-etre ne disait-il rien, peut-etre mentait-il deja, et elle etait si heureuse pourtant, si pleine d'une absolue confiance en lui ! De nouveau, les cuivres lointains eclaterent en fanfares. Ce devait etre l'apotheose, la minute ou la grand-mere Felicite, avec sa truelle d'argent, posait la premiere pierre du monument eleve a la gloire des Rougon. Le grand ciel bleu, que rejouissaient les gaietes du dimanche, etait en fete. Et, dans le tiede silence, dans la paix solitaire de la salle de travail, Clotilde souriait a l'enfant, qui tetait toujours, son petit bras en l'air, 660 tout droit, dresse comme un drapeau d'appel a la vie. 661 662 Cet ouvrage est le 30e publie dans la collection A tons les vents par la Bibliotheque electronique du Quebec. La Bibliotheque electronique du Quebec est la proprietě exclusive de Jean-Yves Dupuis. 663