"CM/. ' A < if J 6u. J. hfd J.,. ,,,/ | z tfrt&ffctfa 'ft* *LU \yt;A <»«' ) 44 jr'•**■'• ' t+d*lt La vergue du grand hunier s'emmela dans la voile d'etai d'artimon, le perrotmet de fougue s'envola et voila comment le Royal-Louis, vaisseau de premier rang, s'englourit dans les flots. Les femmes et les enfants perirent tout de suite. Derriere moi, un grand brigand de Provence et mon precepteur nageaient en soufflant. L'ocean nous posa sans forces sur une plage abritee des vents. Un long temps je demeurai sur le dos, les mains et les cheveux flottant au gre des dernieres vagues qui venaient les bercer sur le sable. Je songeais a l'ennui du meilleur des peres quand il apprendrait ma perte cruelle. Une petite algue m'entra dans la bouche tandis que je riais, car j'etais bien vivant. Des cris m'arracherent a cette nonchalance. Je courus a la source du vacarme. J'apercus une couleuvre de trente pieds qui menacait mon precepteur et le brigand. En une seconde, par les yeux de 1'imagination, je vis l'innocence punie, le vice recompense, car mon maitre ne savait courir. Mais le sort se montra beaucoup plus egal : Finsecte devora les deux hommes. Je m'enfuis eperdu. J'etais done seul sur une terre inconnue. Une mort affreuse me guettait. Je n'avais rien a faire qu'a l'at-tendre. Je penetrai dans une epaisse foret. La, des feuillages nouveaux charmerent ma vue, La, des oiseaux terribles s'abattaient contre les branches en rugissant. A chaque instant, je m'attendais a voir 13 surgir un dragon, un tigre ou un loup. Cette fin epouvantable, a la longue, m'amusait. Le sommeil me prit. Quand je revins a moi, le soir etait venu. Le vol lent des pumas faisait fremir les feuilles. Je me rappelai mes malheurs. De nouvelles images se presentment a mon esprit. Je les repoussai. J'etais las de mourir sans cesse. Une calebasse, qui est un fruit a I'ecorce noire, me rafraichit. Je repris mon chemin. J'avais parcouru pres de six lieues quand le desespoir me revint et, avec lui, la peur. L'obscurite croissait. L'ombre animait Tespace. Un buisson me renvoya une lueur, que dis-je ! le regard d'un tigre ! Ma derniere heure etait venue. Je me refugiai dans l'amour de Dieu. Helas, je connaissais mal ce Dieu, je ne savais si ma mort lui causerait quelque peine. Tremblant, j'avancai. Des epines me fouettaient le visage. Je fermai les yeux. Une grande lumiere me traversa. Je ne ressentis point de douleur mais un bruit terrible eclata. Un rire toujours plus vif resonnait a mes oreilles. Je relevai les paupieres et distinguai un petit garcon qui m'eclairait de sa lanterne. II etait couvert d'un pourpoint de velours gris. Des bottes noires, une culotte fauve, une perruque poudree com-pletaient son habillement. II portait une epee au four-reau. U mesurait quatre pieds et ne devait point de-passer la neuvieme annee. — Pardonnez ma gaiete, dit-il en s'inclinant. C'est le triste equipage oil je vous vois qui me l'inspire. Mais c'est assez manquer a l'honnetete, sinon a la charite chretienne. Suivez-moi, je vous prie, et contez vos malheurs., En cette saison les aventures ont un parfum de' piquant dont je suis furieusement epris. Sa voix ceremonieuse et flutee ne me surprit pas moins que sa tenue. II m'entraina vers un acacia ou Ton tenait enchainees deux creatures aux yeux hagards, vetues de haillons. — C'est le produit de ma chasse, reprit mon singulier gentilhomme. J'en ai massacre cinq, mais avec le soir 14 vient la pitie. Ces barbares amusent toujours nos belles. II les frappa du plat de l'6pee. Ceux qu'il avait appeles barbares trottinerent devant nous. — J'avoue qu'ils sont fort laids, continua mon guide. Et leur odeur est grande. Baste ! Cedons a la mode ! II ne cessa, tout le temps que dura notre voyage, de m'etourdir d'impertinences. Ennuye, je songeais qu'un aussi petit garcon et dissolu n'etait pas une societe pour un jeune homme assoiffe de morale, comme je l'etais. Je contais mon naufrage. Mon compa-gnon fit la moue : — Avouez qu'a votre age, il faut etre bien fou pour se jeter dans les perils de la navigation. Cet exercice ne convient qu'a l'enfance. Nous autres, mon cher, nous avons mieux a faire. Et comme je l'interrogeais sur ce point, haussant les sourcils et sa perruque, penetre d'importance malgre sa frimousse, il repondit avec un sourire superieur : — Les plaisirs. Je fus partage entre la gaiete que m'inspirait cette saillie et 1'horreur que me donnait une depravation si precoce. Sans nul doute, les parents de ce petit monstre le corrigeraient severement. Je me proposal de le saisir par une oreille, du plus loin que j'apercevrais un etre humain. II n'est point de meilleure facon d'entrer dans une famille que de lui apporter un enfant egare. Ce projet se trouva inutile. Nous etions dans un pare. Le petit garcon frappa dans ses mains. Une douzaine d'enfants revetus de cuirasse deboucherent en bon ordre. Un garconnet d'une douzaine d'annees les conduisait. Sur les epaules, ils tenaient d'immenses piques. Leur chef se decouvrit et s'inclina en decou-vrant les plus belles dents du monde. Devant ces deguisements et ce serieux, ma stupeur augmentait. Sur un signe de mon jeune fat, les soldats s'emparerent des prisonniers. Ceux-ci ne pousserent que des cris plaintifs. — Je suis le chevalier de Temesvar, declara mon guide. Je vais vous conduire aupres de ma mere. Elle 15 est fort agee et souffrante. Comme toutes les personnes qui vont bientot quitter la planete, elle est avide de nouveautes. Puisse votre arrivee la divertir ! II ecrasa une larme. Le coeur empli de tristesse, je penetrai dans un pavilion, tendu de soies a ramages. J'avais perdu la plus douce des meres, je connaissais l'horreur et le desesperant d'une telle mesaventure. Je jetai sur mon compagnon des regards apitoyes. Comme lui, je marchais sur la pointe des pieds. A sa suite, j'entrai dans une piece, eclairee de mille feux. Sur un lit de repos, le sein decouvert, une jeune fille nous observait d'un air languissant. II Mon oreille se faisait a leur musique, dont il resonne toujours une mesure. lis en jouent fort juste. Leurs montures, qui sont elephants blancs et girafes, y sont les premieres accoutumees. II n'est point rare de voir un concert ou ils sont le seul public, car le moindre de ces galopins traine toujours a sa suite une contre-basse, une flute, un violon. A peine avais-je quitte le chevet de la mourante, qu'on m'entraina dans une fete etrange. Une centaine d'adolescents etaient groupes autour des bosquets. Ils avaient des costumes de velours, de perles, et pour robes, mousseline ou taffetas. Des negrillons porteurs de torches les eclairaient. Je m'avancai, meduse. Une fillette de huit ou neuf ans se retourna sur mon passage : — Un barbon ! s'ecria-t-elle. Le plaisant accoutrement ! — Laissez, laissez cela, trancha son voisin qui mesu-rait bien quatre pieds de haut. Je m'en vais vous l'accommoder au gout du jour. II se saisit d'une clarinette et se lanca dans une improvisation ou le ridicule se melait au touchant. Plusieurs fantomes blancs, grands comme la nuit, se precipiterent pour l'ecouter. Une masse humide et chaude se posa sur mon epaule. C'etait un elephant ! La jeune impertinente qui s'etait moquee de moi demanda mon nom. Je m'inclinai et lui fus presente. Elle se nommait Sylvie. C'etait une maniere de folle aux cheveux eparpilles dans l'air tendre du soir (leurs 16 17 nuits sont fort douces). Elle parlait sans cesse. — Vous vous etes noye ? C'est merveilleux, le fond de la mer. Est-il vrai qu'on y trouve des barbares ? lis ont des barbes ? Vous avez decouvert des tresors ? Et ma robe, qu'en pensez-vous ? Elle est en tulle d'Arabic L'essentiel n'est-il pas de s'amuser ? Vous vous amusez bien, vous ? Dans le fond, vous etes vieux, mais vous etes gentil. — Tais-toi, lui dit une grande personne brune aux traits diaphanes, qui pouvait avoir dix ans. — Avec ma sceur, on n'est jamais tranquille. Elle se nomme Isabelle. C'est joli, n'est-ce pas ? Mais Sylvie n'est-iTpaTplus joli ? Je ne savais que repondre, parmi les elephants, le caquetage des filles et les morceaux de bravoure que la plus fine lame du royaume executait sur un basson. L'annonce de la collation me degagea de mon em-barras. Nous primes place autour d'une grande pelouse ou des echafaudages de cremes, de ragouts et de fruits s'empilaient. Mon premier mouvement fut de me jeter sur une herbe d'oseille qui me parut fort appetissante, car j'avais grand faim. Une lueur d'etonnement sur le visage du chevalier me figea. Alors j'observai les convives, lis tenaient une assiette entre leurs mains et conside-raient assez gravement leur nourriture. Au bout d'un instant, ils changeaient de mets, toujours considerant et jamais ne mangeant. Au mieux, froissaient-ils les ailes du nez, relevant les sourcils et murmurant : — Voila un bleu d'elephant qui me parait galamment tourne. Entre deux plats, les conversations reprenaient. A la lueur des torches, l'heureuse Sylvie, la mysterieuse Isabelle m'entouraient. Non loin, un personnage vetu de noir, que les autres appelaient Vidame, racontait ses campagnes. — L'ennemi etait masse devant nous. Je reunis mes officiers. « Allons, leur dis-je, point de quartier ! Sus, sus, et la journee est a nous. » Nous chargeames par trois fois et, pour une perte assez minime de cinq mille 18 carabiniers, nous restámes les maítres du terrain. Par malheur, nous nous étions trompés de jour et cette victoire ne fut point reconnue. J'ecoutais avec atterrement un personnage aussi cruel. - Hé bien, monsieur ! m'ecriai-je, apprenez quun gentilhomme est plus ménager du sang de ses troupes. Vous montrez, fort jeune, une bien vilaine ame. Les regards se tourněrent de mon cóté. Les négril-lons s'arreterent de servir. On entendait au loin un air de flute. L'officier general se leva lentement. - Monsieur, dit-il, monsieur ! On ne se bat pas durant une collation. Mais je puis vous provoquer á un concours de musique. Je n'y suis pas inexpert. Puisse cette lecon vous guérir de cette odieuse sensibilitě dont votre áge, á défaut de la naissance, devrait vous preserver. Un frémissement parcourut Tassemblée. - Si vous perdez, me murmur a Sylvie, vous serez déshonoré. Vous ne pourrez plus m'aimer. Cependant, le vidame s'etait emparé d'un violon dont il tira une melodie triste infiniment railleuse, ou Ton trouvait le grave, le rocailleux, le mélancolique, 1'extréme, dont nos modernes savent orner leurs compositions. Chacun, oubliant de regarder son plat, écoutait. Je n'etais pas le moins ravi. Ces gazouillis obtenus en frottant des boyaux de chat m'amusent beaucoup. A son habileté dans cet art, je voyais bien que mon adversaire n'etait pas un gentilhomme, mais peut-étre un saltimbanque. Lorsqu'il eut achevé sa ritournelle, on me tendit le violon. Je m'emparai de l'instrument. Puis je rápai gaiement l'archet contre les cordes, sans souci de la cacophonie, en braillant un air de mon pays : Quand tu viens baiser ta marraine Sur le front, Joli Coeur, Ferais-tu pas mieux, la-dondaine... Ma voix bondissait au milieu des protestations, des 19 cris de frayeur, des mains dressees, tordues. Parmi les plaintes, je distinguai la voix de mon adversaire : — De grace, s ecriait-il, cessez, de grace ! Je me contentai de cette defaite. J'avais montre a ces bambins que le gosier d'un gentilhomme breton est une caverne riche en tresors. Les regards des convives etaient tournes vers le ciel. II semblait craquer de toutes parts, comme des feuilles mortes sous le pas d'une jument. De grands lambeaux noirs se defaisaient sous nos yeux et s'eparpillaient dans la lumiere nou-velle. Une sorte d'angoisse planait sur les fronts. Le jour se levait, invincible, tandis que le chevalier me soufflait : — Ah ! monsieur, vous m'avez fait manquer l'agonie de ma mere, je ne vous le pardonnerai pas. Et comme je me penchais vers lui, il poursuivit : — Ces fausses notes, oh, ces fausses notes ! Consi-derez qu'ici les nuits sont fragiles, un rien les effa-rouche. Monsieur, une autre fois, prenez un meilleur soin de ma nuit. Ill Cette mésaventure retarda ma presentation á la Cour. J'eus le triste éclat d'un incongru qui faisait chavirer les ceremonies les mieux ordonnées. De dépit, la mere du chevalier de Temesvar n'etait point morte. « Cette nuit m'avait coůté fort cher, m'expliqua mon hote. Elle était de la meilleure veine et d'excellente compa-gnie. Pourtant je n'ai pas la force de vous en vouloir. II y a en vous un certain air de galanterie qui me pousse á vous aimer. Allez voir ma mere, je ne sais ce qu'elle en pensera. » Je me jetai aux pieds de la belle jeune fille en la suppliant d'octroyer ma grace. Elle était blanche comme ne sont pas les cygnes. — Ah ! dit-elle, vous m'avez chagrinée. Je crains bien de ne pouvoir poursuivre mon agonie, de l'humeur oil vous m'avez mise. II me faudra attendre la nouvelle année et songez que pour une personne de qualité, il n'est pas trop honorable de remettre indéfiniment sa mort. Elle était si triste et courroucée, que je me roulai sur son lit de repos en versant un torrent de larmes. Elle me releva avec bonté ; le malheur voulut que nos cheveux s'emmelassent. - Ah ! me dit-elle ensuite dans un soupir, vous étes un amant fort ingénieux, mais quelle perversitě pour vous jeter sur une vieille femme de ma sorte ! J'essayai de convaincre ma maitresse qu'elle était á 20 21 .i.r HÁ 1'áge des lis et des roses : en vain. Les mceurs de sa nation régnaient sur son cceur. Amour était moins fort que l'habitude. Deux jours plus tard, je pris congé du chevalier avec des embarras infinis. J'avais gáché sa nuit, mange son herbe et séduit sa mere. II m'accompagna jusqu'a la porte du pare. — Allons, dit-il en me quittant, vous avez su réparer le mal que vous aviez cause. Cette intrigue aura ranimé dans le cceur de ma mere le temps oú les am ants se pressaient en foule á son chevet. Vous étes un brave gentilhomme. Dieu vous protege comme je vous aime ! lis avaient done un Dieu. Un elephant m'emporta. En un éclair, je fus transporte dans la capitale du royaume. Les palais étince-laient sous le soleil. lis étaient couverts ďétoffes. Le velours, la soie, le brocart montaient jusqu'au ciel, ou des toits de satin régnaient doucement. Ces constructions me parurent galandes, mais la demeure du roi porta mon ravissement au plus haut point. C'etait une sorte de chateau aux cloisons taillées dans une substance noire, tiěde et transparente, qui tenait du brouil-lard et de la chair des nuits. Les courtisans ne passaient pas la treiziěme année, sinon les plus vieux conseillers, qui voisinaient la dix-neuvieme. Leur ventre, leur air dolent, leurs yeux las, annoncaient les soucis. Mais un jeune Prince aime á s'entourer de barbons, et ils étaient la, une dizaine, qui m'examinaient en chuchotant. Le souverain me recut avec douceur. Sa dignité, la noblesse de ses traits, ne rendaient pas frivole sa huitiěme année. II me posa quelques questions sur la Bretagne et eut la bonté de sourire aux contes que je lui faisais sur l'age des habitants, leur morale et leurs joies. Enfin il me congédia en me sacrant Due de Naufrage. — II fera mieux pour vous plus tard, m'affirma un certain Baron des Altitudes, qui m'avait pris en affection. Cela est déjá honorable, si Ton considěre que 22 les Strangers, ici, se doivent contenter du rang de I'rince ou d'Archiduc. Le soir, il y eut spectacle, serenade, collation. A la d6robee, je me nourrissais du fruit et de l'herbe qui passaient a ma portee. On me conduisit au theatre comme a une curiosite qui ne pouvait manquer d'amuser un visiteur. C'etait une grande salle tapissee d'in-diennes. Une populace de negrillons, quelques enfants 6chappes du college, deux ou trois roues, tels etaient les spectateurs. Les acteurs parurent. Ils n'etaient point fort jeunes, comme les torches me le revelerent. Phedre avait bien dix-sept ans et Thesee vingt et un. Nonobs-tant ce manque de fraicheur, ils etaient beaux. Je leur souris. Mes compagnons, beaucoup plus insolents, mar-chaient a travers la scene, se querellaient, crachaient en l'air et buvaient des sirops brulants, car le theatre passe pour un lieu fort malsain. Au dernier acte, une rumeur s'eleva. On etait me-content du denouement. L'auteur fut tire de la trappe oil il soufflait les repliques. C'etait un pauvre enfant contrefait qui agita des bras impuissants. Un soufflet le jeta sur le sol. II y trouva une plume et de l'encre. Avec une rapidite merveilleuse il composa trois scenes d'une grande poesie qui trouverent grace devant le public. Alors une Creole, dont la gorge nue precipita le mouvement de mes esprits animaux, vint agiter des numeros dans un sac de madapolam. Elle tira un carton blanc et cria le chiffre. Au bout d'une minute un spectateur de quatre ans s'avan?a. II avait gagne la vedette du spectacle. — Nous la tirons au sort tous les soirs parmi le public, me confia le Baron des Altitudes. Ainsi ne peut-on se plaindre d'etre victime d'une illusion. Chaque actrice ne sert qu'une fois. C'est un metier decrie. En l'honneur de mon arrivee a la Cour, le Surinten-dant des Ombres avait fait disposer une grande nuit sur toute la ville. Chacun s'en felicitait ; les plus pauvres en profitaient pour perdre un des leurs. 23 Nous heurtames 1'enfant qui avait gagne la belle actnce. II la tenait par la main et pleurait chaudement. - Je ne sais pas ce que mon papa va me dire, nous confia-t-il. Surement mon papa va me grander. 24 IV II ne se fit plus de bal que je n'y fusse mele. Les nuits et les operas etaient commandes dans le meme atelier, si bien qu'il se trouvait toujours un air de grande conformite entre Tombre et la danse. Car nous dansions. La pavane faisait fureur. Encore qu'elle fut immorale et proscrite a la Cour, nous nous y adonnions sans remords. Une conduite aussi lascive nous faisait monter le rouge au visage. Cette circonstance m'excusera-t-elle ? Isabelle possedait dans la nuit un etrange visage. II £tait mince et blanc. Ses yeux, plantes en arriere, changeaient de couleur avec la respiration de chaque heure, ils etaient gris, et deja je m'enfuyais, ils etaient bleus et trop purs et tristes et encore ils etaient heureux mais sur un fond de grand mepris et d'ancienne noblesse, car ils etaient jaunes et j'en avais peur, et blancs ils me chassaient, verts enfin, pales et recueillis, ils s'approchaient de moi. — Cessez de m'embrasser, dit-elle, vous m'ennuyez. Je la serrai contre mon cceur. Elle portait un prenom sauvage. Elle avait besoin d'un asile. Mes bras seraient cet asile. m Loin de le deranger, les passions mettent de l'ordre dans un cceur. II s'enfle de neant et s'eleve dans un seul ciel. Je n'echappai point a cette loi. Ma petite amoureuse me fit retrouver, jumeaux et moqueurs, le mal et le bien. Je n'osais la toucher. Elle etait trop faible. Je n'osais l'abandonner. Elle respirait bien mieux contre moi. 25 Je me resolus a consulter un religieux de grand savoir qui tenait un ermitage dans le Haut-Santal. Le Haut-Santal est une contree epineuse. Tout s'y montre cassant. Le soleil y perd ses rayons. Les pluies s'y brisent comme du verre. Les hommes eux-memes s'y disloquent et se repandent sur le sol. Mon guide m'expliquait pourquoi : « A 1'ordinaire, les atomes sont de bons compagnons pour l'liomme. lis le suivent, fideles. lis prennent garde de former du chaud quand il en desire, du souple des qu'il le veut. Mais ici, la solitude les a rendus sauvages. Us sont querelleurs et brutaux. A peine les ecarte-t-on avec la nuit. lis rodent autour d'elle, ils ecoutent la respiration des hommes en sommeil. Des que les dormeurs sont eveilles, ils se jettent sur l'ombre, la font trebucher. Elle tombe dans le sable, a genoux. Alors, avec des eclats de rire, les atomes du Haut-Santal la pietinent et lui font rendre son jus qui est de pure lumiere ». L'ermite me recut avec bonte et me donna a contem-pler un grand plat d'eau ou flottaient quelques radis. Je lui fis part de mon embarras : je ne pouvais oublier Isabelle, car j'appartenais a cette nation bretonne qui met toujours du poisseux dans ses attachements. Je ne voulais non plus l'enlever, parce qu'un peu de France etait dans mon humeur : c'etait dire Incons-tance. Le religieux me prit la main et m'entratna vers les Hvres saints. C'etaient une cinquantaine de pages roses dont il lut quelques maximes. — Amant alterna Camenae : ce qui revient a dire que les jeunes filles aiment a changer de chanson. — Done, je puis l'enlever ? — Point si vite, mon enfant... Je lis encore : Angulus ridet. Vous traduirez fort aisement, comme l'a fait le scoliaste : cet endroit me charme. — Alors je ne 1'enleve pas ? — Tout beau ! N'est-il pas question, la ligne sui-vante, d'une Animula, vagula, blandula ? Petite ame errante, caressante... — Pour le coup, m'ecriai-je, il me faut l'enlever. C'est tout son portrait. — Nenni, mon fils. Sans aller beaucoup avant je döcouvre un Chi lo sa ? Cette locution italienne fre-quemment employee, comme le precise Saint-Roux, vous abandonne au doute. Le doute, mon eher enfant, est le lieu naturel de l'amour. II est son aliment, son principe et sa fin. Ce monstre d'incertitude, cet ocean I de tromperies, cet abime de mensonges ne merite pas que vous vous mettiez en peine ä son sujet. Je remerciai le bon pere et retournai ä la Cour. Aux portes de la capitale, je penetrai dans une poeterie et me fis preparer une douzaine d'alexandrms 3u plus beau pourpre. Mon compliment ä la main, je me dirigeai vers la demeure dTsabelle. J'apercus ses epaules que ne recou-vrait point son drap. Je deposai mes vers ä ses pieds. Leur odeur, un peu neuve sans doute, l'eveilla. Je lui serrai les chevilles. — Petite äme errante, caressante, murmurai-je. Elle leva des yeux rieurs. — Oh ! caressez-moi les yeux, s'il vous plait. C'etait Sylvie. 26 27 Malgré leur galanterie qui est extréme et dépasse 1'inconsidéré, ils ne font point l'amour. lis vont tout de suite au lit. 28 A quelquc temps de la, je me hai avec un collegien nomme Sosthene VII, Damoiseau de Calabre. Ayant Iranchi avec succes ses examens de fugue et de contre-point, il courait la ville a mes cotes. — Ici, disait-il, c'est l'entrepot general des Nuits. Les astronomes y conduisent le produit de leur chasse. Un soir, car les chasses a la nuit se nomment le soir, nous gagnames une eminence oil Ton avait dispose ile la mousse. De tres douces musiques etaient etablies sur chaque versant. Le Capitaine General des Etoiles fixes dirigeait les operations. II devait son titre a sa naissance plus qu'au merite, car il ne depassait pas quatre ans. — C'est un roue, me souffla Sosthene VII. II fait mine de ne pouvoir remuer la jambe par la faute de la goutte. On avait repere quelques astres. Avec de grosses lentilles, on commenca de s'emparer de la lune. Le Capitaine General etait la pour interdire qu'on touchat aux etoiles fixes, car l'equilibre du royaume s'ecroule-rait. Les violoncelles attaquerent. Ils sont pour l'ombre, le plus persuasif des instruments. Tout allait a mer-veille. Soudain, il se fit une rumeur. Le ciel s'effilocha. De gros paquets d'obscurite tomberent jusqu'a nos pieds. Les physiciens levaient les bras au ciel. Les astronomes fixaient la terre avec embarras. Quant au 29 Capitaine General des Etoiles fixes, le visage barbouille de confiture (car, ä cet age, ils ne savent pas toujours contempler les biens de ce monde) il dormait, debout dans ses bottes trop grandes. Les negrillons fuyaient. — Que va-t-il arriver ? demandai-je ä Sosthene, immobile, un poing sur la hanche, au milieu de la debacle de la nuit. — Cest la guerre, me dit-il. A peine etais-je revenu de ma surprise que des trompettes s'eleverent de 1'autre cote de la frontiere. On ne se dispute pas vainement une nuit, dans ces pays. Le point d'honneur y est trop grand. Trop grand aussi le besoin d'ombre pour se cacher, pour rever, pour mourir. Nous regardämes la capitale. Mes compa-gnons ne se pressaient point. Je m'etonnai de leur lenteur, mais ils m'assurerent que les premieres ba-tailles ne commenceraient pas avant six mois. Le Colonel des Arsenaux de Sa Majeste recut la visite d'un observateur ennemi. II se fit des etats tres precis des forces de chaque nation. Les Hindous et les Birmans n'auraient pas souffert de s'affronter si l'un des adversaires l'eüt empörte d'un homme, d'une epee, d'un elephant. Pendant ces palabres, des fetes infinies se deroule-rent. Les principaux de chaque nation se visitaient. Les prenoms un peu rüdes des Birmans devinrent ä la mode. II ne naquit plus un enfant qui ne füt nomme Gontran ou Selim. Les Birmans se passionnaient pour les Sosthene et les Sophie. Le chevalier de Temesvar etait Sergent General des Fifres et Tambours. La musique etait presque tout dans chaque armee. Ces peuples en sont gourmands dans une telle mesure qu'il suffisait d'un concert, en pleine foret, pour immobiliser un bataillon ennemi. Je dirigeais un regiment de Dragons. Je l'entrainai au cceur de la foret. Parfois nous capturions un sau-vage. Le soir venu, nos hommes les enroulaient dans des feuilles de menthe et les mettaient ä brüler, plus par recreation que pour s'en nourrir. L'ennemi tenta de nous arreter par une symphonie brusquement jaillie de sous les frondaisons. Je distri-luiai force taloches pour reveiller mes nigauds. Nous cluirgeames. Le dirai-je ? Cest avec ivresse que je defoncais les taisses de resonance, que j'embrochais les flutistes. Deux de mes officiers me representerent l'inhumanite ilc ma conduite. Je ne les ecoutai point. Je voulais supprimer toute musique a la surface de la terre. Cette entreprise se retournait contre moi. Brisez un violon, il lancera, dans son agonie, des soupirs dechirants. hcrasez un bugle, il hurlera son innocence d'une voix assuree. Je recus une tape sur la figure. J'ouvris les yeux. — Eh bien, me dit Louise, que pensez-vous de cette gavotte ? Ma parole, Gaston s'est encore endormi. Tout le monde eclata de rire, sauf M. Rousseau, les deux mains levees sur son clavier, qui me regardait f<5rocement. « La mechante bete, pensai-je, comment le faire enrager ? » — Oh ! dis-je en baillant, j'ai reve a des serpents... A des serpents et a des sauvages. — Etaient-ils bons ? demanda M. Rousseau d'un air inquiet. — Mais le pauvre enfant, s'ecria Louise, je suis sure qu'il n'en a pas seulement goute un seul. Au souper, M. Diderot fit des grimaces qui amuse-rent toute la compagnie. 30 31