Chapitre Premier : Querelles theoriques L'analyse et l'interpretation des creations littéraires francophones écrites par des romanciers contemporains qui ont fait le choix de vivre dura-blement dans le pays de leur ancien colonisateur nécessitent préalablement la constitution d'un cadre de questionnement dual, oriente, d'une part, vers la comprehension diachronique du phénoměne de la colonisation, du choc culturel et symbolique que celle-ci a provoqué et de 1'émergence ultérieure d'une littérature africaine et, d'autre part, vers la comprehension syn-chronique des phénoměnes culturels visibles dans l'espace de 1'émergence de 1'ceuvre littéraire. Dans ce contexte, la creation par l'Occident d'une entité imaginaire appelée Orient et puis, par extrapolation, également Afrique ; la configuration ensuite d'une unite et d'une identité africaine, en réponse á l'image venue de l'exterieur, suivie par la contestation de cette méme image, sont les étapes fondamentales constituant le cadre general de la pensée, sur le fond duquel peut étre aujourd'hui comprise la nouvelle littérature écrite par des auteurs d'origine africaine, littérature qui aspire á s'affirmer comme difference et comme discours original sur la scene culturelle mondiale. Cette littérature. qualifiée par la plupart des chercheurs de postcoloniale du fait qu'elle entre-tient un rapport contestataire avec les heritages de la pensée, pose avec acuité le probléme du partage des champs théoriques et idéologiques dans la contemporanéité. Elle est le lieu de rencontre du postmoderně et du post-colonial, une rencontre conflictuelle ou peut-étre de conciliation entre les aires culturelles, par un melange inedit des esthétiques. 1.1. L'Afrique imaginaire L'une des cibles de la contestation inscrite implicitement dans l'ceuvre de ces romanciers est la creation historique et imaginaire, dont les fonde-ments ont souvent été mis en question, d'une identité globále africaine. fruit d'une codification de la réalité extérieure opérée par un Occident autotélique qui, en élaborant sa propre narration identitaire, créa les bases d'un veritable « savoir de l'imagination » ou «la vision sur le monde s'est trouvée modelée et organisée par une logique oil se joignaient indistinctement l'imaginaire et l ^ DIASPORA postcoloniale en France l'effectivement constate, la reverie et le reel »'. Dans le cadre de ce « savoir », le discours sur l'Afrique a constitué 1'apogée d'une fictionnalisa-tion de 1'altérité géographique, raciale et culturelle. Marge, espace blanc, terte inconnue. l'Afrique s'est avérée pour 1'Occident une limite dans la representation du monde. Dans ces circonstances, au récit mélant imaginaire et reel a suívi la formulation d'un projet pratique, celui de la colonisation. Cette construction imaginaire et cette forme de maitrise guidée par un double projet, pratique et idéologique, ne sauraient étre percues comme des réalités unanimement acceptées par les individus concernés, car des formes de resistance trés diverses ont toujours accompagné la formulation du discours de TOccident sur son Autre". En Afrique, la creation d'un discours indépendant du discours occidental et la mise en question ultérieure de ce méme discours sont les principales étapes du renversement du rapport de domination. Les romans de ces écrivains ďorigine africaine vivant en France ne peuvent étre compris en dehors de la problématique de la naissance de la littérature africaine. Reflétant le penchant postcolonial pour la contestation de toute domination, cette littérature doit étre replacée dans la perspective d'une domination symbolique résiduelle, subsistant au fil du siěcle dans 1'imagina-tion collective. Elle entretient ainsi un rapport subversif avec les heritages de tout genre, élaborant un discours apragmatique, contestataire et á fort impact médiatique. Cest un discours de la difference qui ne peut pas étre dissocié de la problématique de V interaction entre le postmoderně et le postcolonial. 1.1.1. L'Occident et VOríentalisme La creation historique de 1'identité culturelle africaine, point de depart implicite du discours culturel africain contemporain, a été le fruit d'une rencontre problématique entre deux entités, peu définies, sur la scene de l'histoire : la relation entre 1'Occident et 1'Orient a constitué le cadre premier dans lequel s'est déployée la pensée dans la plupart des parties du globe, influengant 1'appréhension de la representation de la réalité et de l'organisation des rapports économiques, politiques, symboliques et culturels. La portée de cette rencontre sera ici seulement évoquée. Les limites du monde occidental '• la creation de la géographie monstrueuse Percu au fil des siěcles comme une entité cohérente, 1'Occident, la partie du monde cantonnée á 1'origine3 á 1'aire géographique du bassin méditerranéen. s'est définie á partir de 1'Antiquité par une culture et un systéme de valeurs communs qui placaient au centre de leurs preoccupations " Jean-Dominique Pene), Homo caudatus. Les homines a queue de l'Afrique centrale : un avatar de Vimaginaire occidental, SELAF, 1982, p. 31. ' Cf. Edward Said, Culture et Imperialisme, (1993), Fayard/Le Monde diplomatique, 2000. notamment dans le chapitre « Resistance et opposition », p. 277-391. Jear.-Marc Mount. L'Europe litteraire et VAilleurs, PUF, 1998, p. 16. 12 querelles theoriques Fhomme et son potentiel d'emancipation. Un projet philosophique central et une histoire culturelle et humaine commune ont été les elements constitutifs ďune entíté qui se définissait comme occidentale, mais á laquelle manquait la structuration ďune identitě stable, différente des autres identités, ainsi que la connaissance des territoires qui s'etendaient au-delá de ses frontiěres. La configuration de l'espace occidental est restée longtemps tres approximative. Elle était le fruit d'une representation mentale qui s'arretait aux limites de ses frontiěres, elles aussi peu défínies. La connaissance réelle du monde extérieur était tres restreinte et ce qui se trouvait á 1'extérieur du monde occidental avait besoin d'etre défini. Ainsi est née. dans Fimaginaire du monde occidental, une géographie fabuleuse qui englobait les vastes territoires méconnus par 1'Occident. Espaces flous, inspirant la peur et la terreur, certaines parties du monde étaient percues comme des espaces dangereux, habités par des étres monstrueux: L'image de I'autre s'avere done ětre modelée, au-delá de Fexpérience empi-rique et des contacts directs par un systéme complexe de stereotypes mythiques et de cliches culturels. L'Europe voyait les habitants des mondes périphériques comme des races monstrueuses, dont la figuration était héritée de 1'Antiquité classique ou de la mythologie chrétienne. Cette géographie de 1'imaginaire appartenant au fonds géographique de 1'Antiquité5 connaítra des déplacements progressifs : du bassin méditerra-nčen lui-meme, vers 1'Asie, et particuliěrement dans les iles, avant ďatteindre, au XIXC siécle 1'Afríque et notamment 1'Afrique centrále. Canni-bales6 ou homines á queue7, les habitants des territoires méconnus de 1'Occident, ces étres doués ďun statut ontologique ambigu, sont les reflets ďune construction imaginaire de F.aitérité géographique, des formes de la non-maítrise de la réalité extérieure, par la connaissance effective, mais éga-lement des prétextes pour « camoufler des faits sociaux de 'racisme', de refus d'Autrui »8 presents au sein de la société occidentale. L'attestation de l'existence de ces formes de vie á mi-chemin entre Thumain et l'animal (rendue possible par des récits de voyages et des témoi-gnages soi-disant directs), au-delá du fait qu'elle était le reflet du regard tota-lisant ďun Occident désireux de maitriser toutes les parties du monde, opérait aussi un questionnement de la condition humaine elle-méme, car elle était 4 Corin Braga, « Ľ autre comme race monstrueuse. Racines antiques et médiévales de ľ imaginaire colonial et eurocentrique», Cahiers de I'Echinox, vol. 1, Post-colonialisme et Posteommunisme, Cluj, Dacia, 2001, p. 83. 5 «les moiioculi et les Cynocéphales font partie de la liste des races ďhommes monstrueux, qui se transmet de maniere presque immuable de Pline et Solin ä Saint Augustín, puis aux Livres des Etymologies d"Isidore de Seville. », Franck Lestringant. Le Cannibak. Grandeur et Decadence, Perrin, 1994, p. 44. 6 «Colomb n'est pas seulement le découvreur de l'Amérique, c"est d'abord Finventeur du cannibale. », Ibid., p. 48. ' Jean-Dominique Penel, Homo caudatus, op. cit. 8 Ibid., p. 16, 13 La diaspora postcoloniale en France pensee dans la perspective de l'existence d'une echelle des 8tres, omni-prfsmt chez les auteurs du xvuf siecle : Appuyee sur le principe que la nature ne fait pas de saut, et que, depuis la ma- nire inanimee et les premiers 61£ments jusqu'ä l'homme, toutes les gradua-7: ;;apes sont remplies par des etres progressivement plus complexes et plus parfaits, la theorie de 1'echelle des etres se trouve presque partout chez les auteurs du xvme siecle.9 Outil de devalorisation de l'alterite, cette presence articulait aussi l'existence d'une certaine familiarite, d'un rapport dc parente entre les Stades devolution de l'humanite. Comme l'affirme Gerard Leclerc : « Les sauvages sont *nos ancetres contemporains' »10. Le sauvage, cet Stre primitif, cet etre situe au bas de Fechelle de 1'evolution humaine, apparait comme 1'oppose de Fhomme civilise occidental, mais aussi comme son double intime. II incarne cette «inhumanite que nous recelons au fond de nous-memes et dont le cannibalisme, dans sa Variante ogresque represente le comble »". Etre lointain et familier ä la fois, le sauvage devoile toutes les ambiguite's de la pensee des xvnf et XD£e siecles. Forme ideale d'existence, incarnation de la vie naturelle et de « Fauthenticite et [de] Fexcellence morale »12. selon la theorie du « bon sauvage » heritee du Moyen Äge et de la Renaissance, developpee par Michel de Montaigne13 et par Jean Jacques Rousseau14, il est egalement et simultanement Fincarnation d'un dtat d'existence perfectible qui necessite et cautionne la mission civili-satrice occidentale, qui est le remede, la contrepartie15 de cette re^alite effra-yante. Domaine de l'imagination, terre inconnue, provoquant la terreur ou la reverie, l'existence sauvage semble etre Fincarnation de la difference abso-lue. Cette difference qui a atteint son apogee lors de la decouverte de FAfrique1 a engendre diverses tentatives de maTtrise rationnelle de la part de la pensee occidentale. L'histoire de Forientalisme, theorisee par Edward Sai'd17 et par Jean-Marc Moura18, doit ainsi etre lue, parailelement a Celle de la representation de Fetat sauvage, comme une tentative de maitrise de la peur inspiree ä Fhomme occidental par le monde pdripherique. Cette histoire 9 Ibid., p. 79. 10 Anthropologie et Colonialisme. Essai sur /'histoire de I' africanisme, Fayard, 1972, p. 34. Franck Lestringant, Le Cannibale, op. cit.. p. 274. Gerard Leclerc, Anthropologie et Colonialisme, op. cit., p. 16. 13 Essais, I, 31, Des Cannibales, [1580], Gallimard, 1962, p. 203-204. 14 Discours sur l'origine et les fondements de Vinigaliti parmi les homines, [1755], Librairie Generate Franchise, 1996. Franck Lestringant, Le Cannibale, op. cit., p. 279-280. 16 « The African figure was an empirical fact, yet by definition it was perceived, experienced, and promoted as the sign of the absolute otherness », V. Y. Mudimbe, The Idea of Africa, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1994, p. 38. 11 Orienlalisme. VOrient cree par lOccident, Seuil, 1980. ,s V Europe litteraire et l'Ailleurs, op. cit. 14 Querelles theoriques de 1'orientalisme, concu au sens large non seulement comme discipline d'erudition, mais comme histoire des mentalites et de l'apprehension de ralterite" (c'est seulement dans cette perspective que 1'orientalisme pent etre considere comme le fondement meme des etudes postcoloniales), rend encore visible l'entrecroisement de l'experience et de 1'imagination dans la representation de la realite dans la pensee occidentale. Elle rend egalement compte des superpositions progressives des aires geographiques, au fur et a mesure des « decouvertes », devenant ainsi l'outil d'une pensee binaire, opposant toujours le « nous » et les « autres », mais aussi, comme le montre Roger-Pol Droit, l'outil de la decouverte subversive du manque d'exceptionnalite de la culture occidentale19. Naissance de 1'orientalisme Si l'origine du mot Orient remonte a l'epoque de I'Empire romain qui, « suivant la conception grecque, oppose deux blocs : le monde imperial et une vague Asie »2Q, les debuts de 1'orientalisme sont marques par la decision prise en 1312 par le Concile de Vienne de creer une serie de chaires de lan-gues arabes, grecque, hebrai'que, syrianique a Paris, Oxford, Bologne, Avignon et Salamanque21. Cependant, beaucoup plus qu'une simple discipline d'erudition, 1'orientalisme s'est avere une «discipline* de l'imagina-tion, utilisee par l'Occident a des fins identitaires. En effet, notion imprecise, englobant des aires geographiques diver-ses, l'Orient a connu au fil du temps des deplacements progresses : « TOrient de rive », «l'Orient miisulman » et «l'Orient byzantin », identifies par Jean-Marc Moura comme les trois « Orients » fondateurs de la culture euro-peenne, ont ete completes par 1'Afrique et I'Asie, derives directs du premier Orient, celui du r£ve2. Concu essentiellement comme une projection imaginaire, l'Orient a permis au monde occidental de preciser son identite par l'intermediaire d'une demarcation qualifiee par Edward Said de forme « inf£-rieure et refoulde »23 de l'identite occidentale. L'orientalisme a ete pour la pensee occidentale un modele de construction de la difference, connote la plupart du temps comme difference negative. Meme si cette caracteristique negative de l'orientalisme tel que I'analyse Edward Said n'est pas valable pour tous les « orients » (en Asie par exemple, « orient second » derive de meme que 1'Afrique de 1'« orient de reve », ce que les philosophes du xvuf siecle decouvrent « ce sont des univers intellectuels dissemblables et multiples »24, ce qui aura comme 19 L'Oubli de I'lnde. Une Amnesie philosophique, [1989], Seuil, 2004, p. 116. 20 Jean-Marc Moura. L'Europe litterahe et VAilleurs, op. cti., p. 16. 21 Cf. Jean-Marc Moura, L'Europe litttraire et rAilletsrs, op. cit., p. 16 et Edward Said, Orientaiisme, op. cit., p. 84. 22 Jean-Marc Moura, L'Europe litteraire et VAilleurs, op. cit., p. 21. :;i Edward Said, Orientaiisme. op. cit., p. 16. 24 Roger-Pol Droit, L'Oubli de I'lnde, op. cit., p. 112. 15 La diaspora postcoloniale en France ; :nsequence la « fissure de la Grande Muraille de l'Occident »25), en Afrique elle est plus que nulle part ailleurs visible. Le rapport de l'Occident avec .'Afrique, notamment subsaharienne, a en effet 6te tres complexe, engendrant un conflit symbolique qui a atteint son apogee lors de l'epoque coloniale, mais qui continue encore aujourd'hui de nourrir le d£bat des intellectuels et des ecrivains postcoloniaux, car V Afrique a ete le dernier continent connu par l'Occident; sa « decouverte »26 au XVC siecle n'a £te achevee, comme le tnontre Jean-Dominique Penel, qu'au XIX^ siecle27; il est le territoire le plus nourri par l'imaginaire occidental. Le discours sur les Stres primitifs croise alors le modele binaire de representation de la realite exterieure, les deux inspires et faconnes par une vaste litterature exotique, car c'est en rapport: avec 1'Afrique subsaharienne que la notion d"Autre absolu' atteint son point d'orgue. Ainsi qu'on le sait desormais, l'Afrique en tant qu'idee et en tant que concept a historiquement servi et continue de servir d'argument polemique a l'Occident dans sa rage a marquer sa difference contre le reste du monde. A plusieurs egards, elle constitue l'antithese sur fond duquel [sic] l'Occident se represente 1'origine de ses propres normes, elabore une image de lui-meme et l'integre dans un ensemble d'autres signifiants dont il se sert pour dire ce qu'il suppose etre son identite."* « Receptacle du discours europeen de l'absence. du manque et du non-etre »29, « ultime marge vue de 1'Europe, considered le centre du monde »30, l'Afrique subsaharienne devient la cible d'un ensemble de representations negatives qui component, pour la pensee occidentale, une valeur contrastive, exemplaire par rapport a un ideal d'etre humain et d'etre en societe. Situes en dehors de l'histoire, les Africains apparaissaient ainsi comme des enfants qui avaient. comme l'ecrit Gerard Leclerc, besoin de protection1. 23 «L'Europe se jugeait universelle et justifiée ä conquérir. Elle se croyait transparente ä soi, capable de se narrer sa nécessité et son miracle. La voilä entourée de civilisations mortes ou survivantes, de splendeurs ternies et de religions embarras-santes. Rien qu'une, parmi tant d'autres - vouée désormais ä douter d'etre une issue ou une impasse, engagée dans un labyrinthe, peut-ětre infini, dont personne ne peut savoir s'il obéit ä un plan d'ensemble. », Ibid., p. 119. 2b V. Y. Mudimbe affirme: « Looking again, however, it becomes apparent that indeed the fifteenth-century discovery was not the first contact of continent with foreigners. Hence that discovery spells out only one viewpoint, the European. », The Idea of Africa, op. cit., p. 17. 11 « Le coeur de l'Afrique, en conjuguant la double caractéristique de disposer de regions encore inexplorées et d'etre habite par des populations noires, remplissait les conditions idéologiques nécessaires et süffisantes pour donner lieu ä la derniěre grande histoire des hommes ä queue du xixe siěcle : celle des Niam-Niams. », Horno caudaíus, op.cit.,p. 131. 28 Achille Mbembe, De la Postcolonie, op. cit., p. 9. 29 Ibid., p. 12-13, 30 Momar Desire Kane, Marginalité et Errance dans la littérature et le cinéma africain, L'Harmattan, 2004, p. 58. Anthropologie et Colonialisme, op. cit., p. 23. 16 QlJERELLES THEORIQUES Creation imaginaire et experience pratique : la colonisation Dans ce contexte, la fin du XViiF síěcle et le debut du XIXe seront marques par la formation du mythe de la suprématie occidentals rendu possible par la découverte du continent africain et renforcé par le projet d'expansion coloniale. Envisagée comme un vrai devoir ďun étre supérieur envers son Autre, inférieur, dépourvu ďíntériorité, comme le note Gerard Leclerc la colonisation3'1 constitue F apogee, mais aussi le debut du déclin du « savoir » occidental sur 1'organisation du monde. La formulation du projet colonial, en France par exemple, s'articulait autour de deux arguments principaux, celui de F affirmation d'une position de force par rapport aux autres puissances mondiales et celui d'un devoir envers les peuples indigenes, comme le relévent Nicolas Bancel et Pascal Bknchard en reprenant les propos de Jules Ferry : Deux arguments présentés alors en faveur de la colonisation par le depute et ancien president du Conseil Jules Ferry nous paraissent essentiels. Le premier est que la République doit revendiquer, au méme titre que toutes les grandes nations, line politique de puissance coloniale, seule garantie de sa grandeur face á ses concurrents européens (sous-entendu FAngleterre), perspective fai-sant suite á la politique ďespansion napolčonienne. Second argument: si les príncipes universels de la République sont brandis comme des motivations legitimes de 1'imperialisme - la volonté de 'civiliser' les indigenes et de Its amener progressivement aux lumiěres de la liberté -, Ferry énonce clairement que les 'races inférieures' promises á la colonisation ne peuvent bénéficier, sinon a terme, de ces principes.34 Prenant ses sources dans trois mythes, évoqués par Bokiba, « celui de la superioritě blanche, celui du Blanc civilisateur, et comme corollaire des deux premiers, celui de Finférioríté et de la primitivitě du Negre » , la 32 « A la vision imp6riale est li£ le refus de reconnaitre aux societes non occidentales une intSrioritS reelle, une interiorite qui ne soit pas percue comme passivite ou hostility »,Ibid., p. 38. 33 « Laplupart des historiens du colonialisms font commencer officiellement F'age de l'empire' vers 1878, avee la 'rufe sur t'Afrique'. Un examen plus attentif des realitts culturelies revele bien avant cette date Fexistence d'une conception profondement ancrfie de Fh6g6monie europ^enne outre-mer. Nous pouvons reperer un systime ide"ologique coherent et pleinement op£rationnel vers la fin du xviiF siecle. Puis, il est int^gralement mis en oeuvre par un ensemble de ph£nomenes nouveaux : les premieres grandes conquetes systematiques sous Napoleon, Fessor du nationalisme et de FEtat-nation europeen, les debuts de F industrialisation a grande echelle, la consolidation du pouvoir de la bourgeoisie. C'est a la mSme epoque que s'imposent le roman comme genre litt^raire et la nouvelle facon d'ecrire Fhistoire et que Fimportance de la subjec-tivite pour le temps historique s'etablit fermement. », Edward Said, Culture et Impiriaiisme, op. tit., p. 106-107. « Les origines republicaines de la fracture coloniale », in La Fracture coloniale. La Sociite francaixe an prisme de I'heritage colonial, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, (Dir.), La Decouverte, 2006, p. 39. 35 Ecriture et Identity dans la Uttirature africaine, L'Harmattan, 1998. p. 156. 17 La diaspora postcolomale en France colonisation a ete le projet occidental le plus important et dont les consequences ont modifie entierement le profil du monde. Alimente par ces trois mythes et par 1'orientalisme36, motive par des interets eeonomiqucs qui ne doivent pas etre ignores, le projet colonial s'est accompagne d'« d'impres-sionnantes formations ideologiques, dont les discours assuraient que certains peuples et territories [avaient] besoin d'etre domines et le demand[aient] et des types de savoirs lies ä la domination »37. L'ensemble des discours permettant une conquete de l'espace demeure souvent jusqu'alors dans le domaine de 1'imagination (l'espace blanc des cartes, comme celle regardee par Marlow dans Ait caeur des tene*-bres^. deviem un espace signifiant, mais un espace tenebreux qui se refusait parfois ä la conquete) operaient une falsification certaine de la realite39. De plus, les colonisateurs reduisaient la diversite de la realite locale dans les lieux ä conquerir ä une structure artificiellement unique. Cette manipulation de la realite" ne s'est cependant pas averee sans consequence pour le monde occidental car, dans le processus d'afürmation croissante de la Suprematie occidentale. le doute sur la legitimite de cette Suprematie se faisait sentir lui aussi. A partir du XIXe siecle, comme le montre Roger-Pol Droit, une prise de conscience inedite marqua l'Occident philosophique: la redecouverte de Finde, notamment du bouddhisme, ebranla la construction de ['edifice ration-nel hierarchisant occidental40. La pensee occidentale dtait ainsi confrontee ä 1'evidence de 1'existence des autres. Cette prise de conscience, aggravee par Taction des resistances internes et externes41 ä la colonisation, a opere une mise en question de la legiti- « Dire simplement que l'orientalisme était une rationalisation de la regie coloniale, c'est ignorer a quel point celle-ci était justifiée par rorientalisme par avance, et non apres coup. », Edward Said, Orientalisme, op. cit., p. 58. 3 Edward Said, Culture et Imperialisme, op. cit., p. 44. 38 « Je passais des heures a regarder 1'Amérique du Sud ou l'Afrique ou 1'Austrálie, et je me perdais dans toute la gloire de l'exploration. En ce temps la il restait beaucoup d'espaces Wanes sur la terre [..,] Ce n'etait plus un espace blanc de délicieux myste-res, une zone vide propre a donner á un enfant des réves de gloire. C'etait devenu un lieu de ténebres. », [1899], Flammarion, 1989, p. 91 et 135. • De plus, l'opposition a la domination rencontrée dans certaines regions de l'Afrique, contribuait, comme le montre Jean-Dominique Penel (Homo caudatus, op. cit., p. 78-79), a 1'affermissement de l'imaginaire dépréciatif lié á la representation de l'Autre : « Ainsi 1'attribution de la méchanceté n'est pas fondée sur la pure imagination, mais est le plus souvent anerée dans un rapport effectif de domination contrariée (impossíbilité d'atteindre certaines regions, resistance des habitants)». 40 « Penser que nous ne sommes pas tout, ni l'autre non plus. Se mouvoir dans l'univers du divers, de la multiplicité, de l'echange. Reconnaitre qu'il y a des usages de la rationalité tout a fait différents de ceux qui nous semblent. á force d'etre coutu-miers. les seuls legitimes - voire les seuls possibles. Se reconnaitre. du coup, par le fait de ce detour, comme une tribu singuliere. », L'Oubli de I'lnde, op. cit., p. 88-89. 41 « En regie generále, done, la resistance anti-impérialiste se construit graduellement, á partir de révoltes sporadiques, et souvent manquées ; puis, apres la premiere guerre mondiale, l'independantisme devient plus militant et engendre les nouveaux États 18 dont les conse-cnte par ces trois liques qui ne pe d'« d'impres-ft.;nt que certains lemand(aient] et Efe de l'espace c"-i:ion (l'espace " tene-tx qui se refusait .:ilite,M. De cale dans les manipulation - monde ^ suprematie iviit sentir lui ne prise de Be -verte de re ration-. -.rrontee a --jes inter-. ia legiti- miale, . et non querelles theoriques mite du caractere universel et de la suprematie de l'homme occidental sur le teste du monde. Avec la decolonisation, a partir des annees 60. sur un terrain deja prepare par une serie de mutations de la perception et de la representation de la realite (la theorie de la relativity elaboree au debut du siecle entre dans le systeme philosophique occidental et se diversifie, s'imposant ainsi dans le champ cognitif, ethique et esthetique, devenant meme le paradigme de la perception de l'espace, du temps et de rake"rite42), s'est produit dans la culture occidentale le renversement integral de l'echelle des valeurs et la mort du recit de legitimation de sa suprematie. Le monde connatt la fin de reuropeocentrisme43 et la multiplication des systemes de valeur et de reperes. L'alterite devient une subjectivite qui revendique et impose la reconnaissance de soi sur la scene de l'histoire. Si pour le monde occidental telle fut la consequence majeure de la colonisation, pour les colonises les repercussions ont ete beaucoup plus radicals, car ils ont fait l'experience de la rencontre avec l'autre dans la violence, une violence qui les a brusquement sortis du cours de leur propre histoire pour les introduire dans une autre, celle de F Occident, ou peut-etre dans la « non-histoire » . Cette « exclusion de l'Histoire » et le choc brusque des cultures ont generd des transformations profondes dans les societes colonisees4', comme l'acc^leration de l'histoire, le resserrement de l'espace et rindividualisation des destins. 1.1.2. L'« unite » de la litterature africaine Dans le contexte de la domination excrcee par une puissance deten-trice d'un savoir encore guide par une echelle de valeurs qui placait a son sommet l'homme blanc, occidental, les intellectuels des pays colonises ont du -.die, et mystě-■ enu un < de . op. - .n de -_;ina--;ee B dans 5« .tu-le ■est. d'Afrique et d'Asie. Cette dynamique transforme définitivement la politique inté-rieure des puissances occidentales, oil une division s'instaure entre partisans et adversaries de rimperialisme. ». Edward Said, Culture et Imperialisme, op. cit., p. 313-314. 42 « Cest dans la théorie generále de la relativitě d'Einstein (1915) que se produit la rupture conceptuelle radicale : la geometrie de 1'espace-temps devient contingente et dynamique, encodant en elle-méme le champ gravitationnel. », Alan Sokal et Jean Briemont. Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997, p. 316. 43 « L'europeocentrisme est mort avec le suicide politique de 1'Europe au cours de la Premiere Guerre mondiale, avec le déchirement idéologique produit par la Revolution d'octobre, et avec le recul de 1 "Europe sur la scene mondiale du fait de la decolonisation et du développement inégal - et probablement antagoniste - qui oppose les nations industrialisées au reste du monde. », Paul Ricceur, Temps et Récit 3, Le Temps raconté, Seuil, 1985, p. 369-370. 44 «les populations des territories oceupés ont été forcées a sortir de l'Histoire pour embrasser la non-histoire [...] », Zacharie Pentnkeu Nzepa, « Espace francophone et politique linguistique : glottophagie ou diversité culmrelle ? », Presence francophone, n°60, p. 82. *" Marc Augč, Pour une anthropologic des mondes contemporains, Aubier, 1994, p. 145. 19 La diaspora postcoloniale en France entreprendre un travail de (de)construction identitaire qui visait ä reformuler la vision du monde transmise par les colonisateurs. De ce fait, la naissance de la litterature africaine. rafricanisme et le nationalisme, suivis par leur contestation ulterieure, seront envisages ici comme les etapes cles du renversement du monopole de la representation et de Faffirmation d'une nouvelle representation ä valeur relative. Cette reformulation du savoir oper6e par les intellectuels africains. similaire ä edle des intellectuels indiens promoteurs du mouvement des «etudes subalternes »46, constitue le fondement du projet politique de renversement de la domination symbolique, inspire par les travaux sur le pouvoir de Michel Foucault. L'evocation des principaux moments de cette entreprise nous sem-ble indispensable pour 1'identification des prentices du postcolonialisme et, de maniere plus generale, pour la comprehension du paysage litteraire africain contemporain. Appropriation de l'image de soi-meme : l'Afrique imaginaire Dans le cadre imperial, correlativement au choc colonial qui a « bouleverse les univers symboliques de ces societes en proposant des mo-deles sociaux alternatifs (monogam ie vs polygamic famille europeenne vs famille africaine, etc.) » . les intellectuels colonises ont retrouve dans la rencontre avec les autres (les colonisateurs I. une image d'eüx-memes en tant que totalite. Cette image globale de l'identite africaine ne tenait cependant pas compte des realties specifiques presentes dans les pays colonises. La diversite de la « soci£te plurale », relevee par les sociologues et les historiens de la colonisation est ignoree, meine si des elements de division etaient presents ä tous les niveaux de la societe : «II y a discordance non seulement ä cause des races et des religions mises en presence, des economies implantees, mais encore parce que les groupements humains juxtaposes ne sont contemporains que d'une maniere provisoire »48. Cependant, cette image issue d'une operation artificielle de sublimation a ete" en partie cautionnee par les Africains eux-memes. Ainsi ecrit Bernard Mouralis : Le colonise a integre' l'image que le colonisateur lui a presentee. D s'est vu et meme « reconnu » dans celle-ci et il a ele" tentö, sans que cela soit neces-sairement douloureux de se d6finir ä travers certains motifs qui caracterisent le discours tenu par l'Occident par rapport ä l'Afrique. Le parallele est etebli par Mamadou Diouf, « Entre TAfrique et l'lnde : sur les questions coloniales et nationales. Ecritures de l'histoire et recherches historiques », in L'Historiographie indieime en debat. Colonialisme, nationalisme et societes post-coloniales, Mamadou Diouf, (Dir.), Karthala, 1999, p. 5-35. 47 Michel Beniamino, La Francophonie litteraire, Essai pour une thiorie, L'Harmattan, 1999, p. 311. 4S Georges Balandier, Afrique ambigui, Plön, 1957, p. 184. 49 L'Europe, l'Afrique et la Folie, Presence africaine, 1993, p. 81. 20 Querelles theoriques L'invention a été suivie par l'auto-invention : « L'heritage de la colonisation est d'avoir inventé l'Afrique, de l'avoir dotée d'une fonction fabula-trice »50. Les Africains ont trouvé dans cette image une base de depart pour la revendication subversive d'une personnalité propre et une justification ä leur travail de liberation individuelle et collective. Naissance de 1'unité de la littérature africaine Les premieres manifestations intellectuelles africaines, ä Paris, h New York et d'une maniěre plus timide sur le continent africain, sont tributaires de 1'appropriation de l'image de 1'identité africaine créée par les Européens. Comme raffirme Frantz Fanon : « Dans un premier temps, 1'intellectuel colonise prouve qu'il a assimilé la culture de 1'occupant. Ses oeuvres correspondent point par point ä celle de ses homologues métropolitains. Cest la periodě de l'assimilation identitaire »5l. Cependant, cette appropriation a acquis des accents de revoltě. Elle s'est concrétisée dans le désir des intel-lectuels de corriger l'image fausse que les Occidentaux ont créée de l'Afrique. Dans ce contexte, la littérature africaine « apparaít tout d'abord comme un refus et une denunciation de la situation faite aux Noirs depuis le jour oů les Européens ont fait irruption dans leur histoire »52. Un outil indispensable a la comprehension de cette transformation du rapport entretenu par 1'intellectuel africain avec l'image renvoyée par le regard du colonisateur, transformation qui constitue la base de ['apparition de l'africanisme, est apporté par Hans-Jürgen Lüsebrink dans son etude La Con-quéte de l'espace public colonial". Elle laisse entrevoir «1'indiscipline du sujet noir » motivée, selon Anthony Mangeon, par «le refus de s'enfermer dans une nature et sa volonte d'etre un projet »54. Comme le montre Hans - Jürgen Lüsebrink, pendant 1'époque coloniale, ä partir des années 80 du XDíc siěcle, dans l'espace public colonial, ä commencer par la presse sénégalaise, des positions critiques, de contestation ou tout simplement d'analyse de la situation politique regie par la metropole, se laissent entrevoir. Des intellectuels africains, peu ou pas du tout connus dans l'espace métropolitain, expriment ainsi dans la presse, accessible ä une grande partie de la population, une identité originale, une pensée Jean-Philippe Dedieu. « L"imperialisme de la voix. Theatre francais en Afrique et comediens africains en France», L'Esclavage, la Colonisation et apres... France, Etats-Unis, Grande Bretagne, Patrick Weil et Stephane Dufoix, (Dir.), PUF, 2005. p. 340. 31 Les Damnes de la terre, [1961], Gallimard, 1991, p. 268. 32 Bernard Mouralis, La Contre-littirature, PUF, 1975, p. 168. 53 La Conquete de l'espace public colonial. Prises de parole et formes de participation d'ecrivains et d' intellectuels africains dans la presse ä Yepoque coloniale (1900-1960), Frankfurt an Main/London, IKO-Verlag für InterkuHurelle Kommunikation. 2003. 54 «Maitrise et deformation: les Lumieres diffractees », Labyrinthe, n°24, 2006, p. 79. 21 La diaspora postcoi.onlale en France personnelle contestataire, active, desireuse de corriger certains aspects de la representation de la r£alite dont le monopole etait jusqu'alors detenu par FOccident. De cette maniere, surtout a partir des annees 20, la critique occidentale se voit doublee par une critique d'origine africaine . Cette critique, accompagnee par une production litteraire originale. tout d'abord dans les feuilletons, devient le reflet d'une conscience politique et esth&ique africaine56. C'est dans ce contexte que l'on peut comprendre le profil particu-lier des premiers textes litteraires africains et la peinture des realites locales, toujours mise en rapport avec une representation anterieure. occidental . L'apogee de ce travail de correction de l'image de l'identite africaine a ete sans doute atteint. dans 1'espace francophone, par le moment de la Negritude qui est le premier cadre ideologique concu pour repenser une « fausse » identite africaine. En revendiquant une personnalite noire et la fierte de cette personnalite. selon Claire-Neige Jaunet58, les representants de la Negritude acceptent l'idee occidentale de la presence sur le continent africain d'un t>pe humain unique. En effet, en retravaillant le discours colonial faux. Ia Negritude valide paradoxalement les stereotypes coloniaux sur la representation de 1'Afrique car « Le paradoxe de Fideologie de la Negritude est que dans son souci d'affiimer et de rehabiliter FAfrique et les valeurs culturelles africaines, elle reprend a rebours le discours colonial de la construction identitaire et de Finvention de FAfrique » . Les affirmations des fondateurs du mouvement ont provoque de multiples reactions dans 1'espace intellectuel africain. Proposant une « vision africaine distincte de la relation espace-temps, de l'ethique, de la m£ta-physique et une esthetique qui se detache des gouts et des valeurs stylistiques 55 Locha Mateso, La Literature africaine etsa critique, Karthala, 1986, p. 113. 56 La naissance de l'africanisme, defini par V. Y. Mudimbe (The Idea of Africa, op. cit., p. 39) comme « Fensemble des discours sur et a propos de FAfrique », guide generalement, selon lauteur, par « le desir de verite », doit Stre comprise comme etant le reflet de la volonte des Africains de devenir les sujets, les acteurs principaux de leur histoire. L'appropriation de l'image de soi s'est opefe^e sur la base d'un renversement de la perspective sans 1 'an6antissement des acquis anterieurs. 57 Comme le montre Victoria Namuruho Bakurumpagi dans la conclusion de sa these de doctoral {Diconstruction du mytke du nigre dans le toman francophone noir. de Paul Hazoume a Sony Labou Tansi, 2007, University de Limoges), la diconstruction du mythe du negre dans les romans africains francophones ne s'est pas realisee par une negation pure et simple de certains stereotypes de l'imagination. mais, au contraire, par l'emploi de certains cliches dans de nouvelles structures signifiantes qui realisent un detournement de la perspective occidentale. 58 Les Ecrivains de la negritude, Ellipses, 2001, p. 76. . !9 Marc A. Pape, « Ideologies et quete identitaire : les fondements ideologiques de la litterature negro-africaine d'expression franeaise & travers La Carte d'identite de Jean-Marie Adiaffi et L'Aventute ambigue de Cheikh Hamidou Kane », Identites postcoloniales dans les cultures francophones, Marie-Ange Somdah, (Dir.), L'Harmattan, 2003, p. 93-94. con ii ■ — i été nujcoM possibdař S problénuem Féchelle átc Par j dre. Avec ia complexity d « oil l'on n qu'assaillen: nationalisme tion aprěs le promues par de nouvelles certains intel sautes » de pensée esser race negre qi Albei nement du s tures idéolo: que sa mise lui-méme. E deux partem de la situat 60 Cf. Bill A; and practice p. 20. Bl Cristopher Literature of and Nomad University P: 6: Frantz Far 63 Claire-Nei 64 «Tnen, 8 nationhood i nationalism Africans stai African nati< at the servic op. cit., p. 6: 22 querelles theoriques européens, supposes universels »°. les représentants de la Négritude ont posé les bases ďune identitě unique, paradigmatique, portée par la conscience d'une unite nationale africaine motivée par la resistance au colonialisme. Cette premiere forme de nationalisme. une forme «idéale»61, moteur de la construction d'une difference positive et affirmation d'une identitě unique, a été majoritairement acceptée par les intellectuels africains. Elle leur offrait la possibility d'exprimer une sensibilitě unique, dans un contexte historique problématique et leur permettait aussi de mener un combat de liberation a l'echelle du continent62. Par la suite, les voix de la contestation se font fait petit á petit entendre. Avec les indépendances, on assiste á Tapparition de la conscience de la complexity des réalités africaines et á la fragmentation de l'Afrique en pays, «oú 1'on ne reconnait pas toujours la repartition ethnique d'avant. et qu'assaillent les difficultés de l'autonomie retrouvée »6?. Les fondements du nationalisme et de 1'identité africaine globále se sont retrouvés mis en question aprěs les indépendances*'4. Le panafricanisme ainsi que toutes les idées promues par les intellectuels de la Négritude ont été dépassés par l'apparition de nouvelles réalités qui rendaient difficile leur persistence. Dans ce contexte, certains intellectuels ont commence á voir dans toutes ces formes « générali-santes » de l'existence les signes de la presence de certains résidus d'une pensée essentialiste, raciale; une prolongation de 1'idée de 1'infériorité de la race negre qui était le soubassemenl du projet colonial. Albert Memmi a été l'un des premiers á s'interesser au fonction-nement du systéme colonial. Dans Portrait du colonisé il a dévoilé les structures idéologiques sur lesquelles s'est appuyé ce systéme, tout en soulignant que sa mise en place n'aurait pas été possible sans 1'accord tacite du colonisé lui-méme. Dans ce contexte, il révěle la relation ďinterdépendance entre les deux partenaires - le colonisé et le colonisateur - indispensable á la pérennité de la situation coloniale, car en pleine revoltě, «le colonisé continue á dela de Dir.». 60 Cf. Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin. The Empire Writes Back. Theory and practice in post-colonial literatures, London and New York. Routledge, 2004. 20. Cristopher L. Miller, « Nationalism as resistance and Resistance as nationalism in Literature of Francophone Africa », in PostiCoionisai condition : Exile, Migration and Nomadism, Frangoise Lionnet et Ronnie Scharfman, (Dir.), vol. 1. Yale University Press, p. 62-100. 62 Frantz Fanon, Les Damnes de la tare, op. cit., p. 200. 63 Claire-N'eige Jaunet, Les Ecrivains de la nigritude, op. cit., p. 83. 64 «Then, after Independence, an irony of history intervenes : having demanded nationhood in this peculiar, generalized sense, Africans found themselves subject to nationalism of quite a different, more vulgar sort. The arbitrary borders between Africans state, which had been ignored or critiqued as arbitrary by the theory of Pan-African nationalism, were reasserted as armatures of a more familiar state nationalism at the service of a new elites. ». Cristopher L. Miller, « Nationalism as resistance... >>. op. cit., p. 65. 23 La diaspora postcoloniale en France penser, á sentir et vivre contre et done par rapport au colonisateur et á la colonisation »5. Suivant la trajectoire inaugurée par Albert Memmi, Amadou Hampáté Ba dénonce lui aussi dans ses productions théoriques et littérairesfifi les méfaits d'un regard monolithique extérieur posé sur des réalités dont la caractéristique principále est la diversité. II revendique ainsi le droit de 1'Africain de se définir lui-méme : Trop souvent, en effet, on nous préte des intentions qui ne sont pas les nótres, on interprete nos coutumes et nos traditions en fonetion ďune logique qui, sans cesser d'etre logique, n'en est pas une chez nous. Les differences de psychologie et d'entendement faussent les interpretations venues de l'exterieur. La contestation des affirmations des représentants de la Négritude a été parfois vive et le debat reste encore ďactualité. II suffit de rappeler la reaction violente et parodique de Wole Soyinka. visant la déeonstruction méme du concept de Négritude, en lui opposant celui de «tigritude », ou bien de mentionner la contribution de Pessayistc contemporain Gaston Kelman qui dans son pamphlet, Je suis noir et je n'aime pas le manioc, publié en 2004, tente d'analyser, en le ridiculisant. le langage rempli de cliches et de lieux communs, qui s'est forge dans le vocabulaire européen, mais aussi sournoisement dans le vocabulaire utilise par Ies Africains pour parler d'eux-memes : Le Noir participe a cette ceuvrc de petrification de son image exotico-négative par l'essentialisation. Cest le precede, nous Favons VU, qui consiste á accepter ce que Fon dit de vous et á finir par en faire une vérité, un element consti-tutif de votre identitě, de votre personnalité. Elle enracine Fetre dans un état originel dont il ne peut se défaire el sur lequel n'influeraient nullement la culture, le milieu social et Féducation."' II est evident que les idées formulées par le mouvement de la Négritude ont constitué le point central de Faffirmation de 1'identité africaine en tant que difference positive, mais aussi le debut d'une interrogation qui porte sur la validitě de I'existence d'une identitě africaine globále. Cette interrogation, qui préoccupe encore aujourďhui les chercheurs. est corollaire d'une autre polémique, essentielle pour les etudes africaines; celle du partage entre la ou les littératures africaines. Littérature africaine et nouvelle identitě nationale Aprěs les indépendances, deux tendances opposées se manifestent, essayant toutes deux de tracer ou de réorganiser Ies lignes de force autour desquelles se déploieraít la littérature dans le continent africain. La question des « aires culturelles » et celle du corpus de textes propres aux différentes 65 Petite Bibliothéque Payot, 1973, p. 167. 66 Nous faisons ici surtout reference á L'Etrange destin de Wangrin ou les lotteries d'un interprete africain, 10/18, Poche, 1973. 67 Aspects de la civilisation africaine. personne, culture, religion, Presence Africaine, 1972, p. 31-32. 68 Max Millo. 2004, p. 81. 24 Querelles theoriques branches des etudes francophones rejoignent le debat antérieur sur l'existence d'une identitě africaine globale. En effet, il est difficile aujourd'hui de tracer des frontiěres fixes entre les différcnts tcrritoires et de delimiter ainsi des « aires culturelles » homogenes car il faut souligner une difficulté importante de la pratique des etudes francophones : « si Ton pose que 1'unité ďune littérature francophone, la possibilité de la constituer en corpus, résulte de l'existence d'une aire cultu-relle homogene et que Tune peut étre, peu ou prou, le reflet de l'autre, alors la justesse de l'analyse du systéme culturel qui sert de reference est un pré-requis essentiel »69. Cette difficulté, dans le contexte africain francophone qui nous inté-resse, se resume ä la question de savoir si Ton peut toujours parier de ía presence sur le continent d'une littérature noire ou africaine en rapport direct avec une identitě noire ou si l'on doit plutöt regarder indépendamment chaque littérature en fonction de chaque pays africain ou encore de chaque ethnie qui s'exprime par l'intermediaire de son representant ou en fonction de chaque religion. Ce debat est loin d'etre fini. II a généré et géněre encore une multitude de textes et de colloques , devenant aujourd'hui un point de depart oblige dans la comprehension du statut des écrivains d'origine africaine ayant choisi de vivre et d'ecrire loin de leur pays d'origine. La premiere tendance qui se dégage est panafricaniste ou plutöt néo-panafricaniste, corollaire de la problématique du nationalisme idéal identifié par Christopher Miller. Cette tendance, analysée par Anthony Appiah71, s'inscrit en quelque sortě dans la continuity du mouvement de la Négritude. Elle opere un (re)déplacement du concept national, d'un sens strict, celui de 1'État-nation en particulier, ä un sens beaucoup plus élargi, sens qui englobe l'ensemble des pays qui ont connu la méme histoire coloniale. Ce nouveau nationalisme est ainsi décrit par Hans-Jürgen Liisebrink : En Afrique subsaharienne et dans les Antilles fran^aises, ce processus de « nationalisation », base sur des frontiěres artificielles héritées de la colonisation, passa par une phase panafricaine qui mit 1'accent sur les traits communs de toutes les civilisations négro-africaines.72 Cette creation ideale, ä la difference du nationalisme européen défini par Benedict Anderson « comme fatalitě historique et comme une communauté Michel Beniamino, La Francophonie litteraire, op. cit., p. 51. 70 « Ce fut tout un debat lanc6 vers 1985 devant l'abondance de la production africaine et antillaise. Des tables rondes eurent lieu, en France surtout, sur ce sujet. et l'on demanda aux critiques et ecrivains de se prononcer : ce qui aboutit eVidemment a diviser ce qui auparavant etait uni sous la banniere de la litterature negro-africaine. », Lilyan Kesteloot, Anthologie negro-africaine. Histoire et Textes de 1918 d nos jours. Panorama critique des prosateurs, poetes et dramaturges hairs dti xxc Steele, Vanves, EDICEF, 2006, p. 484. 71 In My Father's House, Africa in the philosophy of culture. New York, Oxford University Press, 1992. 72 Article « Nation », in Vocabulaire des etudes francophones. Les concepts de base, Michel Beniamino et Lise Gauvin, (Dir.), Limoges, Pulim, 2005, p. 130-131. 25 La diaspora postcoloniale en France imaginee a travers le langage »' est un outil non moins imagine de resistance politique contre la domination symbolique. Applique au domaine de la culture, cet outil prone 1'existence d'un modele global pour la constitution d'un corpus specifique de textes et pour leur explication culturelle, sans tenir compte de la localisation territoriale des individus createurs. A ce modele global de conception de la culture s'oppose une autre tendance qui met l'accent sur La presence d'elements de division au sein des societes africaines. La constatation de 1'existence de l'ethnique74 et du tribal, mais aussi de la diversite des langues et des dialectes presents sur le continent africain alimente les tendances a 1'ethniciEe et a 1'indigenisation theorisees par Chantal Zabus7S. Dans son etude, cette demiere insiste sur la necessity d'une plus grande specialisation des domaines de recherche dans le cadre des etudes francophones, notamment africaines, specialisation qui tienne compte de la presence permanente de sous-contextes dans les textes francophones. Dans cette tentative de comprehension du statut de la litterature afri-caine sur le continent, les opinions sont done tres panagees tout au long du XX= siecle. Les deux tendances opposees, rindigenisation et le pan-africanisme, veulent realiser une delimitation tres nette des champs de la recherche scientifique, mais il nous semble que cette delimitation reste quasi impossible a l'heure actuelle. En effet, la diversite caractense tous les niveaux de l'organisation sociale sur le continent africain, comme le sou-lignent Mudimbe et Appiah : des communautes ethniques variees coexistent dans le meme espace geographique ; des religions differentes, l'islam, ranimisme et le christianisme pour ne citer que les trois principales, confi-gurent l'espace mental de ces diverses communautes qui utilisent comme moyen d'expression des langues et des dialectes distincts. Cette diversity interdit au chercheur de concevoir la realite africaine sous Tangle de l'unite. Cependant, la situation de la culture est sensiblement differente. Les dis-continuites produites par la colonisation, la relecture incessante du passe et la recherche de l'identite permettent encore aujourd'hui de parler d'une « Idee d'Afrique En effet. meme si Ton ne peut pas parler d'une unite de la V' Imaginaire national. Reflexions sur Torigine et Vessor du nationalisme, La Decouverte, 2002, p. 149. 74 Le terme « ethnie » est apparu recemment dans la langue franchise (1896); au xvf et au xve6 siecles, le terme « nation » equivalait a celui de «tribu ». Mis en relation par Jean-Loup Amselle (« Ethnie et espaces : pour une anthropologie topique », in An cceur de Vethnie. Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Jean-Loup Amselle et Elikia M'Bokolo. (Dir.), La Decouverte, 1999, p. 14) avec la domination coloniale, il est ainsi discredits en tant qu'outil d'analyse anthropologique des phenomenes sociaux en Afrique. 75 «Indigenization refers to the writer's attempt to textualizing linguistic differentiation and conveying African concepts, thought-patterns, and linguistic features through the ex-colonizer's language. », The African Palimpsest: Indigenization of Language in the West Africa Europhone Novel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1991, p. 3. 76 «One can state that there is still today an idea of Africa. On the continent, it is coincided from colonial disconnections and articulates itself as a rereading of the past 26 querelles theoriques société africaine, on peut parler d'une unite de la culture et de la littérature africaine, unite qui s'est constituée, comme le rappelle Anthony Appiah7, (qui conteste par ailleurs l'idee de l'existence d'une identitě métaphysique et mythique africaine), suite á une histoire commune marquee par l'experience coloniale, autour d'une difficile transition de la tradition vers la modernitě et d'une théorie raciale commune. Ces elements formcnt le soubassement d'une identitě africaine réelle, exprimée dans la littérature, en dépit de forces diver-gentes. A travers cette querelle, nous pouvons constater qu'a la fin du XXe siecle le sentiment de 1'unite africaine s'affaiblit et s'il existe encore une unite littéraire africaine réelle, le nationalisme quant á lui vacille. La littérature africaine reste une pour les chercheurs, mais le sentiment d'appartenance de laplupart des écrivains s'est intégralement modifié. 1.1.3. La diaspora africaine en France Dans le contexte culturel contemporain, plus précisément á partir de 1980, la question du nationalisme et de 1'identitě se replace au coeur des interrogations sur le statut de la littérature africaine. Deux phénoměnes corollaires ont été identifies par les chercheurs: tout d'abord l'apparition, á partir de 1974 jusqu'au milieu des années 80, d'un cycle de migrations de crise78; ensuite l'apparition sur les scenes culturelles occidentales, notamment á Paris, Londres et New York, d'un ensemble d'intellectuels originaires des pays anciennement colonises. Ces phénoměnes nous obligent á repenser, principalement dans le cas de l'Afrique francophone, le probléme de la constitution d'une aire culturelle africaine unitaire qui transeenderait la dispersion géographique, provisoire ou definitive, des individus créateurs. Pour ce faire, nous utiliserons la notion de diaspora. Terme d'origine grecque, connote ensuite par une signification tragique liée á l'histoire du peuple juif79, il est devenu dans la pensée post-coloniale un outil d'analyse sans doute imparfait. puisque sa pertinence est contestée par certains chercheurs"0. Cependant, son utilisation relance la and as contemporary search for an identity.», V. Y. Mudimbe, The Idea of Africa, op. cit., p; 210-211. 77 « In denying a metaphysical and mythic unity to Africa conception, then, I have not denied that African literature' is a useful category. I have insisted from ihe very beginning that the social-historical situation of African writers generates a common set of problems. But notice that is precisely not a metaphysical consensus that creates this shared situation. It is, inter alia, the transition from traditional to modern loyalties ; the experience of colonialism; the racial theories and prejudices of Europe, which provide both the language and the text of literary experience ; the growth of both literacy and modern economy. ». In my Father's House, op. cit.. p. 81. 78 Mar Fall. Le Destin des Afi-icains noirs en France. Discrimination, assimilation, repli communautaire, L'Harmattan, 2005, p. 137. 79 Cf. Julia Kristeva, Strangers a nous-memes. Fayard, 1988, p. 95-97. 80 Nous faisons ici notamment reference S l'article d'Andrew Smith, « Migrance, hybridite et etudes postcoloniales », in Penser le postcolonial, op, cit. 27 La diaspora postcoloniale en France problematique de la communaute d'appanenance pour les intellectuels africains, car il suggere «l'existence d'un lien qui s'affirme dans l'exil. hors du pays d'origine et d'une unite qui se perpetue dans les circonstances diverses auxquelles est confrontee une population contrainte a la dispersion » . Cependant, applique au corpus de textes qui nous intiresse, ce terme a perdu sou caractere de contrainte. 11 designe irv.iemenl les rapports transnationaux etablis entre les individus habitant un espace commun83. Nouvelle generation litteraire Entre 1980 et 1990 on assiste, sur les scenes litteraires franchise et africaine. ä l'apparition d'un ensemble d'ecrivains d'origine africaine qui decident de s'installer en France. Par leur nombre et par le profil de leur ecriture, ils attirent parti culierement l'attention de la critique litteraire qui parle desormais de l'emergence d'un veritable «mouvement litteraire »™ ou, selon la classification proposee par Abdourahman Waberi. d'une quatrieme generation4 d'&rivains africains: «Les enfants de la postcolonie sont presque tous nes apres l'annee fatidique de la decolonisation africaine : I960, d'oü ce surnom, reducteur, comme toute etiquette » . Parmi les representants de ce nouveau mouvement nous pouvons evoquer des ecrivains comme Sami Tchak, Calixthe Beyala, Fatou Diome. Alain Mabanckou, Kossi Efoui et Abdourahman Waberi qui. venus de pays tres differents (le Togo, le Senegal, le Cameroun, le Congo ou Djibouti), partagent dans 1'espace d'accueil choisi la meme condition existentielle. Cette condition ainsi que les caracteristiques communes de leur ecriture permettent aux critiques comme Odile Cazenave de parier d'une «nouvelle generation de la diaspora africaine en France », promotrice d'une litterature qui se de"marque clairement de celle du continent, car « si le roman du continent ne s'engage plus obligatoirement dans la voie du socio-realisme, Fecriture reste centree sur un espace definissable comme africain ou s'il s'agit d'un espace etranger (la France. FEurope. les Etats-Unis), sur des per- ^ Ibid., p. 377. K Une relecture de la signification de ce terme constituera 1'objet de notre dernier chapitre. 33 « De nouveaux noms out [sic] apparu ces dix dernieres annees sur la scene litteraire franchise et africaine. Parmi eux de jeunes auteurs d'origine africaine, vivant et pu-bliant en France, ont en particuber attire l'attention des critiques, au point que certains en arrivent a postuler Femergence d'un veritable mouvement litteraire. », Lydie Moudileno, « Litterature et postcolonie », op. cit.. p. 9, 84 « Nous passerons rapidement sur les trois premieres generations, a savoir celle des pionniers (1910-1930), celle des tenants de la Negritude (1930-1960), celle de la colonisation et du d^senchaniement postcolonial (a partir des annees 1970) pour nous interesser a la quatrieme, celle que nous appellerons les enfants de la postcolonie (qui s'est signaled surtout a partir des annees 1990). », « Les enfants de la postcolonie... », op. cit., p. 8, a Ibid., p. 11. 28 Querelles theoriques sonnages africains, hommes ou femmes. confrontes ä ces environnements » . Le discours des ecrivains change, le regard aussi; il n'est plus tourne vers l'Afrique, mais plutot vers soi-meme et le nouveau monde oü se place l'ecri-vain87. On assiste done a l'emergence de ce que Jacques Chevrier a appele une « Afrique extra-continentale », dont le centre de gravite de l'ecriture se situerait « quelque part entre Belleville et le Boulevard peripherique »SB. Dans ces circonstances. du fait de l'emergence de cette nouvelle generation, apparatt une differenciation de l'ecriture en fonetion du position-nement geographique des ecrivains. meme s'il n'est pas possible d'aborder ces deux champs en tant qu'ensembles homogenes. Ce posifionnement de l'ecrivain en dehors de son espace d'origine a pour corollaire le changement de l'enonciation et de l'enonce. De nouvelles thematiques apparaissent: celle de l'exil, de la sexualite, de la creation artistique problematique ou de la folie, traitees d'une maniere originale, dans un langage qui exploite les ressources du style populaire, du carnavalesque. de l'ironie ou de l'intertextualite. En particulier, l'61oignement de la terre natale n'est plus vecu par les ecrivains, contrairement ä leurs predecesseurs, corame etant une e"tape provisoire89. Situation voulue qui tend ä se perenniser. le nouveau positionnement des ecrivains induit une modification de la perspective sur la creation litteraire et sur le monde. II produit une attitude de detachement par rapport ä toutes les problematiques de la creation et de l'identite africaines. Le regard des roman-ciers s'interiorise et cherche ä interroger les fondements de la creation et de leur Statut d'ecrivain, situation qui devient la cible de critiques de la part des ecrivains restes en Afrique, comme e'est le cas de l'lvoirienne Tanella Boni qui reproche aux ecrivains de la diaspora la manifestation d'un individual! sme exacerbe: Aujourd'hui l'ecriture est devenue une preoccupation essentielle chez certains ecrivains africains. chez ceux qui ne pensent pas pouvoir 'transmettre de message' ou 'jouer un role social'. Chez ceux qui ne savent meme pas pour qui ils ou elles eerivent. [...] Ces ecrivains-lä sont devenus des individualistes en marge de tous les discours dominants.90 Afrique sur Seine, op. cit., p. 214. S7 «les amiees quatre-vingt ont vu apparaitre une nouvelle generation d'e"crivains africains vivant en France. Contrairement a leurs predecesseurs, ils offrent un regard de nature et de portee diffefente. C'est un regard non plus tourne' vers l'Afrique, mais plutot sur soi. », Ibid., p. 7-8. 8 « Certes les romans d'apprentissage des annees 1960 nous avaient familiarises avec ce motif recurrent de la confrontation entre Afrique et Occident, mais alors il s'agissait exclusivement pour les personnages mis en scene, d'une experience de courte duree, g£n£ralement valorisee par 1'acquisition d'un diplöme prestigieux ou d'une qualification enviee au tenne de laquelle se profilait un retour au pays natal qui n'impliquait aueun reniement des origines. », Anthologie africaine d'expression francaise, op. cit., p. 239. 891bid., p. 238. 90 « Ecrivains et artistes francophones : pour qui et pourquoi ? », in Francophonie litteraire et identith cultwelles, Adrien Huannou, (Dir.), L'Harmattan, 2000, p. 166. 29 La diaspora postcoloniale en France Désafricanisation de 1'écriture Párallělement á ce penchant pour Findividualisme et pour la creation dont parle Tanella Boni, nous pouvons remarquer la manifestation ďun phé-noměne de « désafricanisation » de 1'écriture. La plupart des écrivains de la diaspora en France refusent, explicitement ou Lmplicitement, de se laisser enfermer ou de laisser enfermer leur ceuvre dans une catégorie esthétique ou humaine collective. lis dénient ainsi Futilité de la notion ďafricanité comrae seuil de F interpretation de leurs ceuvres et de leur statut dans le monde contemporain. Comme le montre Odile Cazenave : « Cest vouloir créer du nouveau et poser sa marque dans le courant de la modernité littéraire et done entrer á part entiére dans la concurrence mondiale »91. Dans ce contexte, les affirmations de certains écrivains sont nettement provocatrices et nous obligent á repenser leur rapport particulier á 1'identitě. Fatou Diome affirme par exemple pouvoir écrire et se placer á la confluence de deux espaces, FAfrique et la France : « J'ecris entre ces deux cultures qui forment une sortě de miroir á double face et j'essaye de regarder les deux cultures de la méme maniěre : honnétement. avec franchise et lucidité »92. En revanche, les propos de deux autres écrivains, Sami Tchak et Kossi Efoui, prennent des dimensions de revoltě, de contestation de la pertinence de Futilisation ďune catégorie comme celle ďespace culturel africain. Pour Sami Tchak. Fexil représente la seulc situation possible pour la naissance ďune éeriture authentique. libérée des carcans d'une determination culturelle, jugée par ailleurs insuffisante. car affaiblie : Quand on parle de culture, surtout en termes de littérature, pour moi FAfrique ne compte pas. Je ne suis pas un militant, mais un realisté. Pour accéder á la sphere de 1'écriture, on doit étre un exile et un exile bien dans sa téte qui com-prend qu'il vient ďun espace culturellement mediocre ou impuissant.9' Dans le méme contexte, Kossi Efoui declare : Pour moi la littérature africaine est quelque chose qui n'existe pas. La littérature africaine peut exister comme quelque chose de fabriqué, comme une question qui est intéressante du point de vue sociologique, pas du point de vue littéraire. ou encore: Cest une facon.de recuperet un cliche. 'Les Africains' ca a été Finvention ďun Occident qui se percoit comme totalitě et qui fabriqué une totalitě. Pour moi, le fait de dire que je suis Africain e'est une fa^on ďentretenir un ancien rěve panafricaniste.54 Afiique sur Seine, op. cit, p. 241. 92 « Partir pour vivre libre », Africultures, n°57, oct.-déc, 2003. 93 « Le débat littéraire serait-il une impossibilite en Afrique ? », propos recueillis par Tania Tervonen, Africultures, n°57, oct.-déc, 2003. 94 «La littérature africaine n'existe pas », in Désir ď Afrique, Boniface Mongo-Mboussa, Gallimard, 2002. p. 141. 30 05 QlJERELLES THEORIQUES Malgre 1'effet mediatique dvident. d'ailleurs recherche par les ecrivains, ces affirmations qui ne restent pas isoISes imposcnt le reexamen du statut des ecrivains de la diaspora subsaharienne en France car elles temoignent d'une demarche d'affirmation identitaire assumee. Les communautes diasporiques post-nationales Pour pouvoir comprendre la situation de ces ecrivains et le sens de leurs affirmations, nous devons elargir le cdre de notre propos et montrer que cette demarche volontaire peut etre intdgree dans le cadre plus large de la contestation de l'Etat-nation. II est certain que les ecrivains de la diaspora africaine sont pris entre deux espaces devenus tous deux pour eux des espaces de Fappartenance. Lasses d'etre per?us dans Fespace francais comme etant des etrangers et voulant creer une litterature de valeur qui s'inscrive dans le contexte mondial, voulant en d'autres termes faire partie de la Republic/tie des lettres, ils sont tirailles entre les pressions exercees par les etiquettes identitaires et leur sentiment grandissant d'etre differents de leurs predecesseurs. Dans ces cir-constances, ils manifestent leur nature d'hommes de la frontiere, de Fentre-deux, caracteristique de leur situation de vie, mais caracteristique aussi de la nouvelle situation mondiale: On assiste ainsi au developpement d'un nouvel internationalisme africain et extra-africain, dans lequel les frontieres sont permeables et les capitales multiples. Ce processus prend probablement sa source dans les premieres annfes des independances lorsque les ecrivains et les intellectuels prennent conscience, dans de nombreux pays, qu'ils nc peuvent, a moins de se renier, tirer un profit symbolique de leur participation ou de leur allegeance au pouvoir.9* Les revendications des intellectuels dans les centres culturels occidentaux, a partir des annees 20 a New York97 puis des annees 30 a Paris ont constitue le debut d'un processus d'intemationalisalion et de deterritoria-lisation de la culture qui s'est accentue apres la decolonisation. Une dissolu- * II suffit de rappeler les propos de Kossi Efoui: « L'dcrivain africain n'est pas sala-rie par le ministere du tourisme » (Jean-Luc Douin, « Ecrivains d'Afrique en liberty », Le Monde du 22.03.02), ou ceux de l'entretien realise k Limoges en sept. 1998 par Tania Tervonen, publie dans Afrkultwes. n°12, nov. 1998 : « Moi je n'ai aucune pretention de presenter FAfrique, je n'Scris pas un guide touristique ! Et s'il m'arrive de presenter l'Afrique, c'est uniquement parce que j'ai besoin d'un decor, comme au theatre ! », propos qui ont fait « grincer des dents » selon Faffirmation de Jean-Luc Douin (« Ecrivains d'Afrique en liberte », op. cit.). 96 Bernard Mouralis, « Des comptoirs aux empires ; des empires aux nations : rapport au territoire et production litteraire africaine », in Littemtures postcoloniales et francophonie, Jean Bessifere et Jean-Marc Moura, (Dir.), Honors Champion, 2001, p. 25. 9 Nous faisons ici reference au groupe de la NSgro-renaissance de Harlem compose de Langston Hugues, Countee Cullen, et Claude Mac Kay dont le pr£curseur a ete W. E. B. Du Bois, Cf. Claire-Neige Jaunet, Les Ecrivains de la nigritude, op. cit.. p. 26-32. 31 La diaspora postcoloniale en France tion progressive des centres de la connaissance. une mise en rapport ou en relation, selon la denomination choisie par Edouard Glissant9\ de toutes les parties du monde ont compose le fondement d'un nouveau paysage mondial qui integre et justifie les prises de position des createurs d'origine africaine contemporains. Reniant. ä la difference de leurs precurseur;,, toute etiquette identitaire, les ecrivains se placent deliberement en dehors du cadre de la litterature africaine. mais en se placant ainsi, en meme temps que les autres et dans le meme espace que les autres, ces ecrivains affirment involontairement une nouvelle appartenance. Nous assistons, corame le note Arjun Appadurafau remplacement des rapports directs de filiation et de continuity par des rapports nouveaux, transversaux et internes, qui cr^ent de nou-velles relations. Ces nouvelles relations justifient, de maniere provisoire, F acceptation de Femergence sur la scene culturelle mondiale d'une nouvelle communaute ; une communaute de la diaspora post-nationale ou le terme post-national est compris comme ayant plusieurs implications. La premiere est temporelle et historique. Elle suggere que nous sommes engages dans un processus menant ä un ordre mondial ou l'Etat-nation est devenu obsolete et oü d'autres formations d'allegeance et d'identitä ont pris sa place. La seconde est l'idee que les formes qui emergent sont des puissantes alternatives pour l'organisation du trafic international de ressources, d'images et d'id6es - des formes contestant activement l'Etat-nation ou constituant des alternatives de paix pour des loyautes politiques ä grande Schelle. La troisieme implication est que les nations continuent d'exister, tandis que Ferosion pennanente des capacity des Etat-nation a monopoliser la loyaute encourage la diffusion de formes nationales ayant largement divorce des efats territo-riaux.100 De plus, l'apparition de cette nouvelle communaute sur la scene litti-raire franchise et africaine peut s'expliquer par l'affaiblissement, sans precedent pour la litterature africaine, du sentiment d'appartenance mais aussi par le renforcement d'un nouveau sentiment de coexistence dans un meme espace geographique et dans un meme temps historique. Ce phenomene est tributaire de Fimportance grandissante prise par le lieu dans le monde contemporain et du nouveau type de relation qu'il engendre. Les relations ne se construisent plus sur le modele de la filiation identitaire, mais sur le mo-dele du partage d'un present commun, circonscrit ä un lieu commun dans lequel se deroule la vie de tous les jours : « En bref, ce qui va predominer est bien un present que je vis avec les autres en un lieu donne" »10!. La visibilite particuliere acquise par cette nouvelle generation litte-raire, au point que certains arrivent ä parier d'un veritable mouvement Introduction d une poitique du divers, Gallimard, 1996. 99 Apris le colonialisme. Les Consequences culturelles de la globalisation, [1996], Petite Bibliotheque Payot, 2005. 1 Ibid., p. 245. 101 Michel Maffesoli, Notes sur la postmodernite. Le lieu fait lien suivi de La hauteur du quolidien, Fe"lin, 2003, p. 37. La. La nouve Joe« a> ec la cc de la plupart dt acode Occident ■Bcomaissance c de leur exi äsiinctes. Or ce jmene inevitabli ^rerte mondiale iir.si d'une revi zvr.ee universel -lilites culturelle 1 Alain Finkielk 32 QUERELLES THEORIQUES littéraire, est due, en grande partie, á ('importance grandissante du territoire dans la pensée contemporaine. Dans ces circonstances, pour comprendre le profil particulier de cette nouvelle generation littéraire et de sa production artistique, il nous semble essentiel de noter certains des principaux change-ments qui ont affecté le monde contemporain. 1.2. Entre postcolonialisme et postmodernisme Les mutations qui ont affecté le monde contemporain sont réfléchies et théorisées par la pensée postcoloniale et postmoderně qui se partagent, á partir du milieu du XXe siěcle jusqu'a aujourd'hui, le champ idéologico-philosophique et esthétique dans toutes les parties du monde. Reflets de la pensée en crise, de la disparition des hierarchies et de la mise en question des valeurs, le postmoderně et le postcolonial soulěvent le probléme du rapport de l'individu au pouvoir, á 1'identité et á l'appartenance. 1.2.1. La postmodernité et ses manifestations Domaine de recherche dont la pertinence est souvent contestée par les penseurs contemporains, le postmoderně est apparu au til des décennies comme une réalité englobant un ensemble ďéléments et ďidées hétérogěnes. Trěs peu ou mal défini, malgré l'abondance des travaux, il entretient les reticences théoriques des chercheurs, notamment dans l'espace culturel francais. Dans ce contexte, il nous semble indispensable d'analyser de nouveau les circonstances de Fapparition de cette pensée dans la culture et d'attirer L attention sur la persistance d'une confusion, rarement remarquée par les théoriciens, entre le postmoderně et la postmodernité, en vue de l'utilisation plus juste des acquis théoriques de la postmodernité pour la comprehension du statut des écrivains d'origine africaine contemporains. La dé-légitimation et l'apparition de la postmodernité La nouvelle orientation prise par le monde contemporain est en correlation avec la colonisation. 1960, l'annee de l'affirmation de l'independance de la plupart des pays anciennement colonises, a représenté aussi pour le monde occidental, anciennement colonisateur, une date fondamentale. La reconnaissance de l'independance des pays dominés a impliqué une acceptation de leur existence en tant qu'entites sociales, politiques et culturelles distinctes. Or cette acceptation de la réalité indépendante des pays dominés a amené inévitablement le monde occidental á reconsidérer sa position sur la scene mondiale : «L'ceuvre politique de la decolonisation s'accompagne ainsi d'une revolution dans l'ordre de la pensée, ce 'concept unitaire de portée universelle' cede la place á la diversi té sans hierarchie des person -nalités culturelles »lo:. 12 Alain Finkíelkraut, La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p. 90. 33