Balzac et la Comédie humaine 10 : description balzacienne et sa place dans l’univers de La Comédie humaine Les romans de la Comédie humaine se distingue par un rôle privilégié accordé aux descriptions, aux explications et aux réflexions du narrateur qui donnent la preuve de la curiosité inépuisable d’Honoré de Balzac mais aussi de sa manie de démontrer, d’exemplifier. « L’ambition immodérée de tout voir, de tout faire voir, de tout comprendre, de tout faire comprendre » : ce jugement de Charles Baudelaire caractérise bien cet aspect fondamental de la Comédie humaine. Lisez les extraits de plusieurs romans balzaciens, dans tous les cas il s’agit des parties descriptives. Quels sont les phénomènes, les thèmes exploités par Balzac dans chaque extrait ? Comment il procède dans la description ? Pourquoi considère-t-il nécessaire d’insérer ces descriptions dans ses livres et quelle est leur relation au thème général de chaque roman ? Et est-ce que ces descriptions relèvent-elles du domaine du « romanesque » ou plutôt du « factuel » et pourquoi ? I. Les Chouans Mademoiselle de Verneuil comprit alors la guerre des Chouans. En parcourant ces routes elle put mieux apprécier l’état de ces campagnes qui, vues d’un point élevé, lui avaient paru si ravissantes ; mais dans lesquelles il faut s’enfoncer pour en concevoir et les dangers et les inextricables difficultés. Autour de chaque champ, et depuis un temps immémorial, les paysans ont élevé un mur en terre, haut de six pieds, de forme prismatique, sur le faîte duquel croissent des châtaigniers, des chênes, ou des hêtres. Ce mur, ainsi planté, s’appelle une haie (la haie normande), et les longues branches des arbres qui la couronnent, presque toujours rejetées sur le chemin, décrivent au-dessus un immense berceau. Les chemins, tristement encaissés par ces murs tirés d’un sol argileux, ressemblent aux fossés des places fortes, et lorsque le granit qui, dans ces contrées, arrive presque toujours à fleur de terre, n’y fait pas une espèce de pavé raboteux, ils deviennent alors tellement impraticables que la moindre charrette ne peut y rouler qu’à l’aide de deux paires de bœufs et de deux chevaux petits, mais généralement vigoureux. Ces chemins sont si habituellement marécageux, que l’usage a forcément établi pour les piétons dans le champ et le long de la haie un sentier nommé une rote, qui commence et finit avec chaque pièce de terre. Pour passer d’un champ dans un autre, il faut donc remonter la haie au moyen de plusieurs marches que la pluie rend souvent glissantes. Les voyageurs avaient encore bien d’autres obstacles à vaincre dans ces routes tortueuses, Ainsi fortifié, chaque morceau de terre a son entrée qui, large de dix pieds environ, est fermée par ce qu’on nomme dans l’Ouest un échalier. L’échalier est un tronc ou une forte branche d’arbre dont un des bouts, percé de part en part, s’emmanche dans une autre pièce de bois informe qui lui sert de pivot. L’extrémité de l’échalier se prolonge un peu au-delà de ce pivot, de manière à recevoir une charge assez pesante pour former un contrepoids et permettre à un enfant de manœuvrer cette singulière fermeture champêtre dont l’autre extrémité repose dans un trou fait à la partie intérieure de la haie. Quelquefois les paysans économisent la pierre du contrepoids en laissant dépasser le gros bout du tronc de l’arbre ou de la branche. Cette clôture varie suivant le génie de chaque propriétaire. Souvent l’échalier consiste en une seule branche d’arbre dont les deux bouts sont scellés par de la terre dans la haie. Souvent il a l’apparence d’une porte carrée, composée de plusieurs menues branches d’arbres, placées de distance en distance, comme les bâtons d’une échelle mise en travers. Cette porte tourne alors comme un échalier et roule à l’autre bout sur une petite roue pleine. Ces haies et ces échaliers donnent au sol la physionomie d’un immense échiquier dont chaque champ forme une case parfaitement isolée des autres, close comme une forteresse, protégée comme elle par des remparts. La porte, facile à défendre, offre à des assaillants la plus périlleuse de toutes les conquêtes. En effet, le paysan breton croit engraisser la terre qui se repose, en y encourageant la venue des genêts immenses, arbuste si bien traité dans ces contrées qu’il y arrive en peu de temps à hauteur d’homme. II. Le Lys dans la vallée Les heures, les journées, les semaines, s’enfuyaient ainsi pleines de félicités renaissantes. Nous arrivâmes à l’époque des vendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. Vers la fin du mois de septembre, le soleil, moins chaud que durant la moisson, permet de demeurer aux champs sans avoir à craindre ni le hâle ni la fatigue. Il est plus facile de cueillir les grappes que de scier les blés. Les fruits sont tous mûrs. La moisson est faite, le pain devient moins cher, et cette abondance rend la vie heureuse. Enfin les craintes qu’inspirait le résultat des travaux champêtres où s’enfouit autant d’argent que de sueurs, ont disparu devant la grange pleine et les celliers prêts à s’emplir. La vendange est alors comme le joyeux dessert du festin récolté, le ciel y sourit toujours en Touraine, où les automnes sont magnifiques. Dans ce pays hospitalier, les vendangeurs sont nourris au logis. Ces repas étant les seuls où ces pauvres gens aient, chaque année, des aliments substantiels et bien préparés, ils y tiennent comme dans les familles patriarcales les enfants tiennent aux galas des anniversaires. Aussi courent-ils en foule dans les maisons où les maîtres les traitent sans lésinerie. La maison est donc pleine de monde et de provisions. Les pressoirs sont constamment ouverts. Il semble que tout soit animé par ce mouvement d’ouvriers tonneliers, de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant des salaires meilleurs que pendant le reste de l’année, chantent à tous propos. D’ailleurs, autre cause de plaisir, les rangs sont confondus : femmes, enfants, maîtres et gens, tout le monde participe à la dive cueillette. Ces diverses circonstances peuvent expliquer l’hilarité transmise d’âge en âge, qui se développe en ces derniers beaux jours de l’année et dont le souvenir inspira jadis à Rabelais la forme bachique de son grand ouvrage. III. Illusions perdues À l’époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l’encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgré la spécialité qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application. L’imprimerie arriérée y employait encore les balles en cuir frottées d’encre, avec lesquelles l’un des pressiers tamponnait les caractères. Le plateau mobile où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s’applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait son nom de marbre. Les dévorantes presses mécaniques ont aujourd’hui si bien fait oublier ce mécanisme, auquel nous devons, malgré ses imperfections, les beaux livres des Elzevier, des Plantin, des Alde et des Didot, qu’il est nécessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jérôme-Nicolas Séchard portait une superstitieuse affection ; car ils jouent leur rôle dans cette grande petite histoire. (…) Les journaux, la politique, l’immense développement de la librairie et de la littérature, celui des sciences, la pente à une discussion publique de tous les intérêts du pays, tout le mouvement social qui se déclara lorsque la Restauration parut assise, exigeait une production de papier presque décuple comparée à la quantité sur laquelle spécula le célèbre Ouvrard au commencement de la Révolution, guidé par de semblables motifs. En 1822, les papeteries étaient trop nombreuses en France pour qu’on pût espérer de s’en rendre le possesseur exclusif, comme fit Ouvrard qui s’empara des principales usines après avoir accaparé leurs produits. David n’avait d’ailleurs ni l’audace, ni les capitaux nécessaires à de pareilles spéculations. Or, tant que pour ses fabrications la papeterie s’en tiendrait au chiffon, le prix du papier ne pouvait que hausser. On ne force pas la production du chiffon. Le chiffon est le résultat de usage du linge et la population d’un pays n’en donne qu’une quantité déterminée. Cette quantité ne peut s’accroître que par une augmentation dans le chiffre des naissances. Pour opérer un changement sensible dans sa population, un pays veut un quart de siècle et de grandes révolutions dans les mœurs, dans le commerce ou dans l’agriculture. Si donc, les besoins de la papeterie devenaient supérieurs à ce que la France produisait de chiffon, soit du double soit du triple, il fallait, pour maintenir le papier à bas prix, introduire dans la fabrication du papier un élément autre que le chiffon. Ce raisonnement reposait d’ailleurs sur les faits. Les papeteries d’Angoulême, les dernières où se fabriquèrent des papiers avec du chiffon de fil, voyaient le coton envahissant la pâte dans une progression effrayante. En même temps que lord Stanhope inventait la presse en fer et qu’on parlait des presses mécaniques de l’Amérique, la mécanique à faire le papier de toute longueur commençait à fonctionner en Angleterre. Ainsi les moyens s’adaptaient aux besoins de la civilisation française actuelle, qui repose sur la discussion étendue à tout et sur une perpétuelle manifestation de la pensée individuelle, un vrai malheur, car les peuples qui délibèrent agissent très peu. IV. Splendeurs et misères des courtisanes IV.1 Le lendemain, à six heures, deux voitures menées en poste et appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice. Il est peu de flâneurs qui n’aient rencontré cette geôle roulante ; mais, quoique la plupart des livres soient écrits uniquement pour les Parisiens, les Étrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait ? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privés de paniers à salade en profiteront peut-être ; et, dans plusieurs contrées étrangères, l’imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers. Cette ignoble voiture à caisse jaune, montée sur deux roues et doublée en tôle, est divisée en deux compartiments. Par-devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relève un tablier. C’est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espèce de cabriolet du second compartiment où sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque côté de la caisse et sur lesquels s’asseyent les prisonniers ; ils y sont introduits au moyen d’un marchepied et par une portière sans jour qui s’ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier à salade vient de ce que, primitivement, la voiture étant à claire-voie de tous côtés, les prisonniers devaient y être secoués absolument comme des salades. Pour plus de sécurité, dans la prévision d’un accident, cette voiture est suivie d’un gendarme à cheval, surtout quand elle emmène des condamnés à mort pour subir leur supplice. Ainsi l’évasion est impossible. La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillés au moment de leur arrestation ou de leur écrou, peuvent tout au plus posséder des ressorts de montre propres à scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier à salade, perfectionné par le génie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modèle pour la voiture cellulaire qui sert maintenant à transporter les forçats au bagne et par laquelle on a remplacé l’effroyable charrette, la honte des civilisations précédentes, quoique Manon Lescaut l’ait illustrée. Le panier à salade sert à plusieurs usages. On expédie d’abord ainsi les prévenus des différentes prisons de la capitale au Palais pour y être interrogés par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s’appelle aller à l’instruction. On amène ensuite les accusés de ces mêmes prisons au Palais pour y être jugés, quand il ne s’agit que de la justice correctionnelle ; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d’Arrêt à la Conciergerie, qui est la Maison de Justice du Département de la Seine. Enfin les condamnés à mort sont menés dans un panier à salade de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques, place destinée aux exécutions capitales, depuis la Révolution de Juillet. Grâce à la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l’ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie à la place de Grève dans une charrette absolument semblable à celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n’est plus affectée aujourd’hui qu’au transport de l’échafaud. Sans cette explication, le mot d’un illustre condamné à son complice : – « C’est maintenant l’affaire des chevaux ! » en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d’aller au dernier supplice plus commodément qu’on y va maintenant à Paris. En ce moment, les deux paniers à salade sortis de si grand matin servaient exceptionnellement à transférer deux prévenus de la Maison d’Arrêt de la Force à la Conciergerie, et chacun de ces prévenus occupait à lui seul un panier à salade. IV.2 Les neuf dixièmes des lecteurs et les neuf dixièmes du dernier dixième ignorent certainement les différences considérables qui séparent ces mots : Inculpé, Prévenu, Accusé, Détenu, Maison d’Arrêt, Maison de Justice ou Maison de Détention ; aussi tous seront-ils vraisemblablement étonnés d’apprendre ici qu’il s’agit de tout notre Droit Criminel, dont l’explication succincte et claire leur sera donnée tout à l’heure autant pour leur instruction que pour la clarté du dénouement de cette histoire. (…) Mais avant d’entrer dans le drame terrible d’une instruction criminelle, il est indispensable, comme il vient d’être dit, d’expliquer la marche normale d’un procès de ce genre ; d’abord ses diverses phases seront mieux comprises et en France et à l’Étranger ; puis ceux qui l’ignorent apprécieront l’économie du Droit criminel, tel que l’ont conçu les législateurs sous Napoléon. C’est d’autant plus important que cette grande et belle œuvre est, en ce moment, menacée de destruction par le système dit pénitentiaire. Un crime se commet : s’il y a flagrance, les inculpés sont emmenés au corps-de-garde voisin et mis dans ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute parce qu’on y fait de la musique : on y crie ou l’on y pleure. De là, les inculpés sont traduits par-devant le commissaire de police, qui procède à un commencement d’instruction et qui peut les relaxer, s’il y a erreur ; enfin les inculpés sont transportés au dépôt de la Préfecture où la police les tient à la disposition du procureur du roi et du juge d’instruction, qui, selon la gravité des cas, avertis plus ou moins promptement, arrivent et interrogent les gens en état d’arrestation provisoire. Selon la nature des présomptions, le juge d’instruction lance un mandat de dépôt et fait écrouer les inculpés à la Maison d’Arrêt. Paris a trois Maisons d’Arrêt : Sainte-Pélagie, la Force et les Madelonnettes. Remarquez cette expression d’inculpés. Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalité : l’inculpation, la prévention, l’accusation. Tant que le mandat d’arrêt n’est pas signé, les auteurs présumés d’un crime ou d’un délit grave sont des inculpés ; sous le poids du mandat d’arrêt, ils deviennent des prévenus, ils restent purement et simplement prévenus tant que l’instruction se poursuit. L’instruction terminée, une fois que le tribunal a jugé que les prévenus devaient être déférés à la Cour, ils passent à l’état d’accusés, lorsque la cour royale a jugé, sur la requête du procureur général, qu’il y a charges suffisantes pour les traduire en cour d’assises. Ainsi, les gens soupçonnés d’un crime passent par trois états différents, par trois cribles avant de comparaître devant ce qu’on appelle la Justice du pays. Dans le premier état, les innocents possèdent une foule de moyens de justification : le public, la garde, la police. Dans le second état, ils sont devant un magistrat, confrontés aux témoins, jugés par une chambre de tribunal à Paris, ou par tout un tribunal dans les départements. Dans le troisième, ils comparaissent devant douze conseillers, et l’arrêt de renvoi par-devant la cour d’assises peut, en cas d’erreur ou pour défaut de forme, être déféré par les accusés à la cour de cassation. Le jury ne sait pas tout ce qu’il soufflette d’autorités populaires, administratives et judiciaires quand il acquitte des accusés, Aussi, selon nous, à Paris, (nous ne parlons pas des autres Ressorts) nous paraît-il bien difficile qu’un innocent s’asseye jamais sur les bancs de la cour d’assises. Le détenu, c’est le condamné. Notre Droit criminel a créé des Maisons d’Arrêt, des Maisons de Justice et des Maisons de Détention, différences juridiques qui correspondent à celles de prévenu, d’accusé, de condamné. La prison comporte une peine légère, c’est la punition d’un délit minime ; mais la détention est une peine afflictive, et, dans certains cas, infamante. Ceux qui proposent aujourd’hui le système pénitentiaire bouleversent donc un admirable Droit criminel où les peines étaient supérieurement graduées, et ils arriveront à punir les peccadilles presqu’aussi sévèrement que les plus grands crimes. On pourra d’ailleurs comparer dans les SCÈNES DE LA VIE POLITIQUE (Voir Une Ténébreuse Affaire) les différences curieuses qui existèrent entre le Droit criminel du code de Brumaire an IV et celui du code Napoléon qui l’a remplacé. Dans la plupart des grands procès, comme dans celui-ci, les inculpés deviennent aussitôt des prévenus. La Justice lance immédiatement le mandat de dépôt ou d’arrestation. En effet, dans le plus grand nombre des cas, les inculpés ou sont en fuite, ou doivent être surpris instantanément. Aussi, comme on l’a vu, la Police, qui n’est là que le moyen d’exécution, et la Justice étaient-elles venues avec la rapidité de la foudre au 593 domicile d’Esther. Quand même il n’y aurait pas eu des motifs de vengeance soufflés par Corentin à l’oreille de la police judiciaire, il y avait dénonciation d’un vol de sept cent cinquante mille francs par le baron de Nucingen. (…) IV.3 Maintenant, que les deux paniers à salade roulent sur les quais, l’intérêt de cette histoire exige quelques mots sur la Conciergerie pendant le temps qu’ils mettront à y venir. La Conciergerie, nom historique, mot terrible, chose plus terrible encore, est mêlée aux révolutions de la France, et à celles de Paris surtout. Elle a vu la plupart des grands criminels. Si de tous les monuments de Paris c’est le plus intéressant, c’en est aussi le moins connu... des gens qui appartiennent aux classes supérieures de la société ; mais, malgré l’immense intérêt de cette digression historique, elle sera tout aussi rapide que la course des paniers à salade. Quel est le Parisien, l’étranger ou le provincial, pour peu qu’ils soient restés deux jours à Paris, qui n’ait remarqué les murailles noires flanquées de trois grosses tours à poivrières, dont deux sont presque accouplées, ornement sombre et mystérieux du quai dit des Lunettes. Ce quai commence au bas du pont au Change et s’étend jusqu’au Pont-Neuf. Une tour carrée, dite la tour de l’Horloge, où fut donné le signal de la Saint-Barthélemy, tour presque aussi élevée que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie, indique le Palais et forme le coin de ce quai. Ces quatre tours, ces murailles sont revêtues de ce suaire noirâtre que prennent à Paris toutes les façades à l’exposition du Nord. Vers le milieu du quai, à une arcade déserte, commencent les constructions privées que l’établissement du Pont-Neuf détermina sous le règne de Henri IV. La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. C’est le même système d’architecture, de la brique encadrée par des chaînes en pierre de taille. Cette arcade et la rue de Harlay indiquent les limites du Palais à l’ouest. Autrefois la Préfecture de police, hôtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. La cour des Comptes et la cour des Aides y complétaient la justice suprême, celle du souverain. On voit qu’avant la Révolution, le Palais jouissait de cet isolement qu’on cherche à créer aujourd’hui. Ce carré, cette île de maisons et de monuments, où se trouve la Sainte-Chapelle, le plus magnifique joyau de l’écrin de saint Louis, cet espace est le sanctuaire de Paris ; c’en est la place sacrée, l’arche sainte. Et d’abord, cet espace fut la première cité tout entière, car l’emplacement de la place Dauphine était une prairie dépendante du domaine royal où se trouvait un moulin à frapper les monnaies. De là le nom de rue de la Monnaie, donné à celle qui mène au Pont-Neuf. De là aussi le nom d’une des trois tours rondes, la seconde, qui s’appelle la tour d’Argent, et qui semblerait prouver qu’on y a primitivement battu monnaie. Le fameux moulin, qui se voit dans les anciens plans de Paris, serait vraisemblablement postérieur au temps où l’on frappait la monnaie dans le palais même, et dû sans doute à un perfectionnement dans l’art monétaire. La première tour, presque accolée à la tour d’Argent, se nomme la tour de Montgommery. La troisième, la plus petite, mais la mieux conservée des trois, car elle a gardé ses créneaux, a nom la tour Bonbec. La Sainte Chapelle et ces quatre tours (en comprenant la tour de l’Horloge) déterminent parfaitement l’enceinte, le périmètre, dirait un employé du Cadastre, du palais, depuis les Mérovingiens jusqu’à la première maison de Valois ; mais, pour nous, et par suite de ses transformations, ce palais représente plus spécialement l’époque de saint Louis.