Balzac et la Comédie humaine 3 : genèse d’un projet littéraire I. « Histoire de France pittoresque » (1820-1830) Le héros du roman est un jeune homme Lucien de Rubempré qui vient à Paris d’Angoulême en 1821 pour y trouver le bonheur et la gloire. Il veut s’imposer d’abord comme écrivain célèbre. Il cherche ainsi l’éditeur pour son roman, L’Archer de Charles IX, et se laisse conseiller par son ami et confrère, Daniel d’Arthez. Comment se caractérise cette œuvre de Lucien, de quel genre s’agit-il ? Quel est le projet romanesque proposé par d’Arthez, quels principes de l’écriture formule-t-il ? – Monsieur Doguereau ? dit Lucien. – C’est moi, monsieur... – Je suis auteur d’un roman, dit Lucien. – Vous êtes bien jeune, dit le libraire. – Mais, monsieur, mon âge ne fait rien à l’affaire. – C’est juste, dit le vieux libraire en prenant le manuscrit. Ah, diantre ! L’Archer de Charles IX, un bon titre. Voyons, jeune homme, dites-moi votre sujet en deux mots. – Monsieur, c’est une œuvre historique dans le genre de Walter Scott, où le caractère de la lutte entre les protestants et les catholiques est présenté comme un combat entre deux systèmes de gouvernement, et où le trône était sérieusement menacé. J’ai pris parti pour les catholiques. – Hé ! mais, jeune homme, voilà des idées. Eh bien ! je lirai votre ouvrage, je vous le promets. J’aurais mieux aimé un roman dans le genre de madame Radcliffe ; mais si vous êtes travailleur, si vous avez un peu de style, de la conception, des idées, l’art de la mise en scène, je ne demande pas mieux que de vous être utile. Que nous faut-il ?... de bons manuscrits. (…) La lecture dura sept heures. Daniel écouta religieusement, sans dire un mot ni faire une observation, une des plus rares preuves de bon goût que puissent donner les auteurs. – Eh bien ! dit Lucien à Daniel en mettant le manuscrit sur la cheminée. – Vous êtes dans une belle et bonne voie, répondit gravement le jeune homme ; mais votre œuvre est à remanier. Si vous voulez ne pas être le singe de Walter Scott, il faut vous créer une manière différente, et vous l’avez imité. Vous commencez, comme lui, par de longues conversations pour poser vos personnages ; quand ils ont causé, vous faites arriver la description et l’action. Cet antagonisme nécessaire à toute œuvre dramatique vient en dernier. Renversez-moi les termes du problème. Remplacez ces diffuses causeries, magnifiques chez Scott, mais sans couleur chez vous, par des descriptions auxquelles se prête si bien notre langue. Que chez vous le dialogue soit la conséquence attendue qui couronne vos préparatifs. Entrez tout d’abord dans l’action. Prenez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue ; enfin variez vos plans, pour n’être jamais le même. Vous serez neuf tout en adaptant à l’histoire de France la forme du drame dialogué de l’Écossais. Walter Scott est sans passion, il l’ignore, ou peut-être lui était-elle interdite par les mœurs hypocrites de son pays. Pour lui, la femme est le devoir incarné. À de rares exceptions près, ses héroïnes sont absolument les mêmes, il n’a eu pour elles qu’un seul poncif, selon l’expression des peintres. Elles procèdent toutes de Clarisse Harlowe ; en les ramenant toutes à une idée, il ne pouvait que tirer des exemplaires d’un même type variés par un coloriage plus ou moins vif. La femme porte le désordre dans la société par la passion. La passion a des accidents infinis. Peignez donc les passions, vous aurez les ressources immenses dont s’est privé ce grand génie pour être lu dans toutes les familles de la prude Angleterre. En France, vous trouverez les fautes charmantes et les mœurs brillantes du catholicisme à opposer aux sombres figures du calvinisme pendant la période la plus passionnée de notre histoire. Chaque règne authentique, à partir de Charlemagne, demandera tout au moins un ouvrage, et quelquefois quatre ou cinq, comme pour Louis XIV, Henri IV, François Ier. Vous ferez ainsi une histoire de France pittoresque où vous peindrez les costumes, les meubles, les maisons, les intérieurs, la vie privée, tout en donnant l’esprit du temps, au lieu de narrer péniblement des faits connus. Vous avez un moyen d’être original en relevant les erreurs populaires qui défigurent la plupart de nos rois. Osez, dans votre première œuvre, rétablir la grande et magnifique figure de Catherine que vous avez sacrifiée aux préjugés qui planent encore sur elle. Enfin peignez Charles IX comme il était, et non comme l’ont fait les écrivains protestants. Au bout de dix ans de persistance, vous aurez gloire et fortune. (Illusions perdues, partie II : « Un grand homme de province à Paris) II. « Études de mœurs » : 1830-1840 Lisez la préface aux « Études de mœurs » rédigée en 1835 par l’écrivain Félix Davin (mais inspirée, voire partiellement écrite, par Balzac lui-même). Comment se caractérise le projet romanesque balzacien en ce stade, au milieu des années 1830 ? Qu’est-ce qui se trouve au centre d’intérêt du romancier ? Peut-on parler d’un ensemble d’œuvres et pourquoi ? Les Études de mœurs auraient été des espèces de Mille et une nuits, de Mille et un jours, de Mille et un quarts d'heure, enfin une durable collection de contes, de nouvelles, de récits comme il en existe déjà, sans la pensée qui en unit toutes les parties les unes aux autres, sans la vaste trilogie que formeront les trois parties de l’œuvre complète. Nous devons l'unité de cette œuvre à une réflexion que M. de Balzac fit de bonne heure sur l'ensemble des œuvres de Walter-Scott. Il nous la disait à nous-mêmes, en nous donnant des conseils sur le sens général qu'un écrivain serait tenu de faire exprimer à ses travaux pour subsister dans la Langue. — « Il ne suffit pas d'être un homme, il faut être un système, disait-il. Voltaire a été une pensée aussi bien que Marius, et il a triomphé. Quoique grand, le barde écossais n'a fait qu'exposer un certain nombre de pierres habilement sculptées, où se voient d'admirables figures, où revit le génie de chaque époque, et dont presque toutes sont sublimes ; mais où est le monument ? s'il se rencontre chez lui les séduisants effets d'une merveilleuse, analyse, il y manque une synthèse. Son œuvre ressemble au Musée de la rue des Petits-Augustins où chaque chose, magnifique en elle même, ne tient à rien, ne concorde à aucun édifice. Le génie n'est complet que quand il joint à la faculté de créer la puissance de coordonner ses créations. Il ne suffit pas d'observer et de peindre, il faut encore peindre et observer dans un but quelconque. Le conteur du nord avait un trop perçant coup d’œil pour que cette pensée ne lui vînt pas, mais elle lui vint certes trop tard. Si vous voulez vous implanter comme un cèdre ou comme un palmier dans notre littérature de sables mouvants, il s'agit donc d'être, dans un autre ordre d'idées, Walter-Scott plus un architecte. (…) M. de Balzac est parti de cette observation, qu'il a souvent répétée à ses amis pour réaliser lentement, pièce à pièce, ses Études de mœurs qui ne sont rien moins qu'une exacte représentation de la société dans tous ses effets. Son unité devait être le monde, l'homme n'était que le détail ; car il s'est proposé de le peindre dans toutes les situations de sa vie, de le décrire sous tous ses angles, de le saisir dans toutes ses phases, conséquent et inconséquent, ni complètement bon, ni complètement vicieux, en lutte avec les lois dans ses intérêts, en lutte avec les mœurs dans ses sentiments, logique ou grand par hasard ; de montrer la Société incessamment dissoute, incessamment recomposée, menaçante parce qu’elle est menacée ; enfin d'arriver au dessin de son ensemble en en reconstruisant un à un les éléments. (…) Le grand avantage du romancier historique est de trouver des personnages, des costumes et des intérieurs qui séduisent par l'originalité que leur imprimait les mœurs d'autrefois où le paysan, le bourgeois, l'artisan, le soldat, le magistrat, l'homme d'église, le noble et le prince avaient des existences définies et pleines de relief. Mais combien de peines attendaient l'historien d'aujourd'hui, s'il voulait faire ressortir les imperceptibles différences de nos habitations et de nos intérieurs, auxquels la mode, l'égalité des fortunes, le ton de l'époque tendent à donner la même physionomie ; pour aller saisir en quoi les figures et les actions de ces hommes que la société jette tous dans le même moule sont plus ou moins originales. (Félix Davin : « Introduction aux Études de mœurs au XIX^e siècle », 1835) III. La Comédie humaine : 1840-1850 En 1842, Honoré de Balzac rédige son célèbre Avant-propos de La Comédie humaine où il définit et dévoile définitivement son système et son monde romanesque. Lisez les extraits de cet Avant-propos. Comment évolue la conception de Balzac par rapport aux « Études de mœurs » et en quels points l’auteur développe ses idées antérieures ? Quelle idée fondamentale se trouve derrière La Comédie humaine ? Comment Balzac définit son objectif ? En donnant à une œuvre entreprise depuis bientôt treize ans, le titre de La Comédie humaine, il est nécessaire d’en dire la pensée, d’en raconter l’origine, d’en expliquer brièvement le plan, en essayant de parler de ces choses comme si je n’y étais pas intéressé. Ceci n’est pas aussi difficile que le public pourrait le penser. Peu d’œuvres donne beaucoup d’amour-propre, beaucoup de travail donne infiniment de modestie. Cette observation rend compte des examens que Corneille, Molière et autres grands auteurs faisaient de leurs ouvrages : s’il est impossible de les égaler dans leurs belles conceptions, on peut vouloir leur ressembler en ce sentiment. L’idée première de la Comédie humaine fut d’abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler ; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder. Cette idée vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité. (…) La Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’état, un commerçant, un marin, un poëte, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société ? Mais la Nature a posé, pour les variétés animales, des bornes entre lesquelles la Société ne devait pas se tenir. (…) Mais comment rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société ? comment plaire à la fois au poëte, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la philosophie sous de saisissantes images ? Si je concevais l’importance et la poésie de cette histoire du cœur humain, je ne voyais aucun moyen d’exécution ; car, jusqu’à notre époque, les plus célèbres conteurs avaient dépensé leur talent à créer un ou deux personnages typiques, à peindre une face de la vie. Ce fut avec cette pensée que je lus les œuvres de Walter Scott. Walter Scott, ce trouveur (trouvère) moderne, imprimait alors une allure gigantesque à un genre de composition injustement appelé secondaire. N’est-il pas véritablement plus difficile de faire concurrence à l’État-Civil avec Daphnis et Chloë, Roland, Amadis, Panurge, Don Quichotte, Manon Lescaut, Clarisse, Lovelace, Robinson Crusoë, Gilblas, Ossian, Julie d’Etanges, mon oncle Tobie, Werther, René, Corinne, Adolphe, Paul et Virginie, Jeanie Dean, Claverhouse, Ivanhoë, Manfred, Mignon, que de mettre en ordre les faits à peu près les mêmes chez toutes les nations, de rechercher l’esprit de lois tombées en désuétude, de rédiger des théories qui égarent les peuples, ou, comme certains métaphysiciens, d’expliquer ce qui est ? D’abord, presque toujours ces personnages, dont l’existence devient plus longue, plus authentique que celle des générations au milieu desquelles on les fait naître, ne vivent qu’à la condition d’être une grande image du présent. Conçus dans les entrailles de leur siècle, tout le cœur humain se remue sous leur enveloppe, il s’y cache souvent toute une philosophie. Walter Scott élevait donc à la valeur philosophique de l’histoire le roman, cette littérature qui, de siècle en siècle, incruste d’immortels diamants la couronne poétique des pays où se cultivent les lettres. Il y mettait l’esprit des anciens temps, il y réunissait à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description ; il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée, il y faisait coudoyer la poésie par la familiarité des plus humbles langages. Mais, ayant moins imaginé un système que trouvé sa manière dans le feu du travail ou par la logique de ce travail, il n’avait pas songé à relier ses compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque. En apercevant ce défaut de liaison, qui d’ailleurs ne rend pas l’Écossais moins grand, je vis à la fois le système favorable à l’exécution de mon ouvrage et la possibilité de l’exécuter. Quoique, pour ainsi dire, ébloui par la fécondité surprenante de Walter Scott, toujours semblable à lui-même et toujours original, je ne fus pas désespéré, car je trouvai la raison de ce talent dans l’infinie variété de la nature humaine. Le hasard est le plus grand romancier du monde : pour être fécond, il n’y a qu’à l’étudier. La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. IV. Un modèle balzacien Le nom d’un auteur du XIX^e siècle traverse tous les trois textes analysés. Cet homme peut être considéré comme un modèle de Balzac De qui s’agit-il ? Connaissez-vous ses œuvres ? Pourquoi est-il si souvent évoqué par Honoré de Balzac ?