Revue francaise de pedagogie L'enseignement de la civilisation M. Louis Porcher Abstract How to build a cultural competence for the student of a foreign language is the main purpose of this text. Place and functions of « intercultural » concepts are designed. Concrete pedagogical propositions are offered to teachers and researchers. Resume Comment construire une competence culturelle etrangere chez I'apprenant de langue, telle est la question centrale ici traitee. Les liens entre langue et culture, I'integration d'une competence interculturelle dans la competence culturelle, sont successivement etudies. La proposition methodologique vertebrale est celle des universels-singuliers, phenomenes culturels presents dans toute societe mais que chacun traite a sa maniere specifique. Citer ce document / Cite this document: Porcher Louis. L'enseignement de la civilisation. In: Revue francaise de pedagogie, volume 108,1994. pp. 5-12; doi : https://doi.org/10.3406/rfp.1994.1251 https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1994_num_108_1_1251 Fichier pdf genere le 24/12/2018 ©@© Ľenseignement de la civilisation Louis Porcher i 2= Comment construire une competence culturelle étrangére chez l'apprenant de langue, telle est la question centrale ici traitée. Les liens entre langue et culture, Integration d'une competence intercultu-1 relle dans la competence culturelle, sont successivement étudiés. La proposition méthodologique verté- ®brale est celie des universels-singuliers, phénoménes culturels presents dans toute société mais que chacun traite ä sa maniere spécifique. 0) ■0) LJ enseignement de la civilisation, au sein de la didactique des langues, bien qu'il soit considers par tous comme indispensable, n'a pas encore conquis ses lettres de noblesse méthodologique. II reste encore trop souvent indéfini, plus ornemental qu'instrumental. II tend encore á demeurer ce qu'il a été longtemps, une sorte de supplement ďáme pour un enseignement stricte-ment linguistico-linguistique. (.'inscription de ('anthropologic culturelle comme composante obli-gatoire des filiéres nationales (licence, maítrise, D.E.A., D.E.S.S.) de didactique du francos langue étrangére, á partir de 1983, a cependant conféré une legitimite nouvelle á cet enseignement qui, désormais, tient toute sa place (1). Que la langue et la culture se presupposent I'une I'autre, personne ne le conteste plus serieu-sement. Reste a en deduire ce qui en decoule pedagogiquement, et la les conclusions sont moins claires. Toute la culture est-elle enfermee dans la langue ? Une langue peut-elle etre apprise de maniere totalement instrumentale, comme une sorte d'esperanto, et aussi comme une certaine image d'un anglo-americain desin-carne, supportant tous les pidgins, toutes les creolisations, et y perdant jusqu'a son dme (2) ? C'est que I'enseignement de la civilisation a quelque chose a voir avec les representations que Ton se fait de I'etranger. La chair anthropologique Revue Fran^aise de Pédagogie, n° 108, juillet-aoůt-septembre 1994, 5-12 5 qui le compose paratt irreductible ä des compo-sants uniquement linguistiques. Une certaine Welt-anschaung est ä I'oeuvre dans ('acquisition d'une competence culturelle etrangere. On ne saurait faire l'economie, ä cet egard, d'une reflexion armee sur sa propre culture. Ces questions, ici, vont bien au-delä de l'enseignement des langues, elles sont prises dans des interrogations socio-educatives de portee beaucoup plus generale, et sollicitent la contribution de l'ensemble des sciences sociales (3). QUESTIONS D'EPISTEMOLOGIE DIDACTIQUE En cherchant á cerner ce qui, dans I'enseigne-ment de la civilisation, distingue celui-ci de I'enseignement des aspects proprement linguistiques (morpho-syntaxe, lexique, analyse de dis-cours) de la didactique des langues, on aboutit á un panorama ďinterrogations décisives qui restent pour I'instant sans réponse. L'analyse des besoins On sait I'importance qu'elle a prise dans la redefinition de la didactologie des langues et des cultures recentrée autour des approches dites «communicatives». On y distingue les besoins objectifs (repérables de I'exterieur) des besoins ressentis (convertibles en attentes chez les appre-nants). On y met en evidence que les besoins ne sont pas «quelque chose que Ton trouverait tout fait dans la rue» (4) mais qu'ils sont une construction épistémologique. On y démontre que les besoins se transforment au cours de I'apprentis-sage, parce que I'apprenant change, d'une part, et, d'autre part, parce que I'incorporation par cet apprenant des premiers apprentissages le modifie luí-méme á son insu en réorganisant la structure de ses capitaux culturels á travers le phénoměne depuis longtemps bien connu ď« amnésie des apprentissages » (5). Demeure, une fois cela établi, le probléme des relations entre 1'identification des besoins langa-giers et ('elaboration d'objectifs d'apprentissage, nous en parlerons ci-dessous (6). Se pose surtout la question nouvelle : pour ce qui touche á I'enseignement de civilisation, qu'est-ce qu'un besoin, et, subsidiairement, comment le repérer, le cons-truire, 1'établir ? Y-a-t-il méme des besoins á pro-pos de cet aspect de I'enseignement ? II apparait comme méthodologiquement néces-saire que Ton tranche de ces questions si Ton envisage de mettre en place un enseignement rigoureux de la civilisation. Or, pour I'instant, presque personne n'en est méme parvenu á se les poser. Si Ton persistait dans cette voie, il faudrait en tirer les consequences inéluctables: séparer enseignement de langue et enseignement de civilisation, les considérer comme deux spécialités, deux fonctions, deux professions différentes, obéissant á des principes distincts. La definition d'objectifs Si Ton admet qu'un objectif c'est un but assorti d'une demarche pour I'atteindre et d'un instrument devaluation permettant de mesurer si on I'a atteint (ou dans quelle mesure on I'a atteint, c'est-á-dire le degré d'atteinte), il est permis de considérer que, dans I'enseignement du francais langue etrangere, les années récentes ont apporté de profondes transformations allant dans le sens d'une pédagogie par objectifs. L'instauration d'un diplome national en deux niveaux (D.E.LF.: diplome élémentaire de langue francaise; D.A.L.F.: diplome approfondi de langue francaise) défini seulement, pour chacune de ses dix unites constitutes (et capitalisables), par un objectif et par les modalités ä respecter pour revaluation de celui-ci, y est certainement pour beaucoup. Pour ce qui touche á I'enseignement de la civilisation, ou á I'insertion de celui-ci dans I'enseignement langagier, les perspectives sont moins favo-rables parce que plusieurs questions demeurent sans réponse pour I'instant, dans aucun pays. — Qu'est-il nécessaire de savoir (savoir-faire) á tel ou tel niveau en termes de competence culturelle ? — Comment peut-on prendre en compte 1'extréme diversité des publics qui peuplent le champ du frangais langue etrangere ? — Á partir de quoi constituer un syllabus permettant d'organiser un enseignement en fonction de ('acquisition d'un savoir-faire défini ? — Comment procéder pour établir des curricula proposant á la fois varieté des cheminements et rigueur des buts á atteindre ? — Comment définir la dimension culturelle en jeu dans toute communication langagiěre authen-tique ? — Comment fixer, en termes opératoires, ('equivalent des niveaux linguistiques: survival level, threshold level, upper level, etc. ? 6 Revue Francaise de Pédagogie, n° 108, juillet-aoůt-septembre 1994 Au fond, personne ne sait pour I'instant determiner ce qu'il faut faire apprendre a qui dans le domaine de la competence culturelle. Chacun se fait une opinion de ce qu'il doit accomplir, mais nul ne possede les instruments operatoires. Dans quelle science le§ trouver en effet ? Et pourtant, tant qu'on ne sera pas parvenu a fixer des objec-tifs hierarchises, I'enseignement de la civilisation restera approximatif et tatonnant. Methodologies et progressions Le debat est ouvert depuis longtemps sur la question et on dispose d'instruments multiples. Des points d'accord fort se degagent cependant. La valeur la plus haute e,st constitute par I'auto-nomie de I'apprenant, sa capacite a auto-diriger son propre apprentissage, son aptitude a gerer ses propres choix, sa competence a interioriser et incorporer ce qu'il a appris (7). Tout apprentissage est un auto-apprentissage dans la mesure ou seul I'apprenant apprend, personne ne peut le faire a sa place. Le role de I'enseignant consiste a aider I'apprenant, il ne peut pas se substituer a lui. Le fondement de la methodologie de la classe, dans ces conditions, c'est d'enseigner a I'apprenant le savoir-apprendre, de lui faire connaitre son metier d'apprenant afin qu'il I'exerce au mieux pour lui-meme (8). Que peut signifier la notion de progression pour un enseignement de civilisation ? Sur quoi la fonder? Comment la justifier? En particulier, comment peut-on parvenir a articuler la culture cultivee avec la culture anthropologique, et les pratiques culturelles proprement dites ? Le surgis-sement des medias et leur omnipresence ont, en outre, redistribue les cartes dans I'ensemble du monde, et les consequences du phenomene n'ont pas encore ete clairement identifies (9). Quelle part peut-on exiger pour les connaissances fac-tuelles, en histoire et en geographie notamment ? Est-ce que les etrangers ont besoin d'un plus grand nombre de connaissances, parce qu'ils vivent les choses de I'exterieur, que les indigenes qui, eux, possedent les savoir-faire et la connivence par inculcation et immersion (10) ? On peut avancer que, jusqu'a maintenant, I'enseignement de la civilisation se fait plutdt par saupoudrage que par progression stricte. Les methodologies d'aujourd'hui sont en accord entre elles sur un point seulement (certes capital) : les documents authentiques, c'est-a-dire ceux qui n'ont ete ni concus ni produits pour I'enseigne- ment, constituent un intrument indispensable pour la construction d'une competence culturelle etran-gere. Reste maintenant ä leur trouver un enracine-ment pedagogique. devaluation II n'y a pas d'objectifs pedagogiques sans inclusion de leurs moyens devaluation. Faute de quoi, on n'echappe pas ä deux erreurs oppo-sees : I'enseignement du hasard, c'est-a-dire sans contröle du degre d'atteinte de ce qui est vise, et, ä I'autre bout, le bachotage qui consiste simple-ment ä prendre revaluation pour but (I'objectif devient, dans ce cas, une simple preparation de ('evaluation finale). Definition des objectifs et determination de ('evaluation constituent un meme concept, vu sous deux angles differents. Deux problemes sont capltaux sur le chapitre de ('evaluation. Que celle-ci soit bien une mesure de I'apprentissage et ne se reduise pas, comme c'est tres souvent le cas, ä un contröle #de I'enseignement, c'est-ä-dire ä une mesure de la conformite. Les langues sont devenues un outil social, discriminant pour l'emploi. II s'agit done d'evaluer ce dont I'apprenant est effectivement capable dans un echange communicatif authentique (c'est-a-dire hors de la classe). L'evaluation n'est plus ici une simple technique de regulation de la classe (ce qu'elle est toujours aussi cependant), mais un moyen de mesurer une «capacite ä communi-quer» (11). D'autre part, un enseignement entratne toujours des apprentissages autres que ceux qui etaient prevus et vises. Or, revaluation formelle, institu-tionnelle, ne prend pour ainsi dire jamais en compte ce phenomene-la. De ce point de vue, il est juste de dire que les institutions scolaires fonctionnent au gaspillage, negligeant une partie des resultats obtenus, les releguant aux profits et pertes, dans l'ignorance. II importe done d'ajouter ä la panoplie evaluative des formes, au moins qualitatives, depreciation de ce qui a ete effectivement appris et qui n'etait pas recherche. Les langues Vivantes ne constituent pas, ä cet egard, un cas particulier. L'analyse est vraie pour la tota-lite des disciplines enseignees (12). L'enseignement de la civilisation se trouve au carrefour de cette problematique. II doit done se doter d'instruments nouveaux correspondant ä la situation actuelle de ('apprentissage des langues. Tant qu'il ne I'aura pas fait, il restera prisonnier de L'enseignement de la civilisation 7 ses dilemmes d'aujourd'hui : etre un enseigne-ment de complement alors qu'il est clairement indispensable. Envisagerait-on une capacite a communiquer dans une langue etrangere qui ne prendrait pas en compte les savoir-faire non lin-guistiques ? Les langues vivantes ne relevent pas seulement d'une connaissance abstraite. Elles sont d'abord des outiis d'echanges entre des hommes concrets. LES COMPOSANTES D'UNE COMPETENCE CULTURELLE ETRANGERE Quatre parametres sont ä prendre en compte pour decrire de maniere operatoire une competence culturelle (qu'elle soit etrangere ou non). Une definition de la culture Operatoirergent, on le sait depuis Pierre Bour-dieu, la culture c'est «la capacite de faire des differences»(13), l'aptitude ä distinguer, ä ne pas confondre, ne pas amalgamer, ne pas melanger. Distinguer constitue, d'une part, la capacite ä acquerir et, d'autre part, le principe definitoire. Plus les distinctions sont nombreuses et plus elles sont diversifies, plus la culture est haute et af-finee. On retrouve, ici, une demarche constitute d'abord par Levi-Strauss qui demontre que, pour decoder le fonctionnement d'une culture (anthro-pologique cette fois), il est necessaire d'en repe-rer (c'est-a-dire d'en construire) «les ecarts diffe-rentiels » (14). Application translatee du structura-lisme linguistique saussurien (par I'intermediaire de Jakobson) selon lequel les phonemes ne sont que « des entites oppositives et negatives » (15). Nous sommes done, en tant qu'etres sociaux, «des classeurs classes par nos classements» (16). Ce n'est pas un choix, bien entendu, c'est une destinee. Toute culture, individuelle ou collective, fonctionne selon ces modalites. Cet ensemble constitue le cadre ä partir duquel se constituent les echanges sociaux, et, reciproquement, ce sont eux qui organisent ce Systeme de regies. La sociologie est, dans ces conditions, la premiere des sciences sociales dont I'enseignement de la civilisation a besoin pour se fonder. L'ap-prentissage est lui-meme une capacite ä faire des differences, comme Pierre Bourdieu I'a pedagogi- quement montre a propos de I'exemple de I'ap-prentissage de la lecture. Apprendre c'est integrer des distinctions. Apprendre une culture etrangere c'est done reperer les distinctions que cette culture opere, les classements qu'elle instaure et auxquels elle est fidele. Connaitre une culture etrangere c'est savoir faire les memes classements que les indigenes de cette culture, operer la meme distribution des distinctions. Cela suppose une distinction fondamentale, distinction-mere : celle qui consiste a ne pas confondre les classements de sa propre culture avec ceux de la culture-cible. Cela meme suppose, methodotogiquement cette fois-ci, que I'on soit au clair avec son propre cjassement. Cela suppose enfin epistemologiquement, qu'on soit conscient qu'un classement n'est pas le classement, et qu'on ne pose pas en principe que ses propres. distinctions sont les seules possibles, constituent une norme par rapport a laquelle tout s'apprecie-rait. Quiconque etudie une culture etrangere ne doit jamais oublier que «f'arbitraire de I'inculca-tion c'est I'inculcation de I'arbitraire » (17). Culture et cultures Une culture est un ensemble, a la fois homo-gene et contradictoire, d'autres cultures, que Ton peut appeler, de maniere neutralisee, sub-cultures. Travaillons sur quelques exemples : • La presence importante d'etrangers dans un pays constitue une culture a I'interieur de la culture, un sous-ensemble. • Une culture sexuelle. Les filles, en France (et ailleurs), ne sont pas elevees comme les garcons, exercent des fonc-tions differentes, suivent des itineraires distincts, portent des espoirs propres, ont des representations specifiques (18). • Une culture generationnelle. Les diverses generations qui composent une societe possedent chacune sa culture singuliere. L'epoque nous montre avec une extreme clarte que les generations les plus jeunes ont, par exem-ple, une culture technologique que leurs prede-cesseurs n'avaient pas. • Culture professionnelle. Chaque profession se caracterise par son his-toire, ses representations, ses choix, bref, par des habitus particuliers qui la distinguent (19). 8 Revue Fran$aise de Pedagogie, n° 108, juillet-aoüt-septembre 1994 • Culture regionale. Les appartenances géographiques, toujours liées á une histoire spécifique, constituent un heritage culturel partagé. Qui ne reconnaitrait un homme du sud de la France par rapport á un homme du nord, ne serait-ce qu'aux accents ? (20). • Culture religieuse. Les pratiques religieuses sont á la fois héritées et choisies, elles ont historiquement élaboré leurs propres references culturelles et signes ďapparte-nance (21). L'ensemble de ces sub-cultures (il y en aurait bien ďautres) est caractérisé par le fait qu'elies fonctionnent constamment ensemble, en entrela-cement, en interference. Elles ne constituent pas des isolats, mais des composantes ďune réalité culturelle plus vaste. Les cultures sont toujours des emboítements, un systéme de relations entre immobilité (transmise) et transformations. La multi-appartenance est un aspect de Cidentité culturelle. S'agissant de l'apprentissage d'une culture étran-gěre, il est done indispensable d'en repérer les sub-cultures composantes. Cest probablement le travail le plus difficile, car les sociétés globales intěgrent différemment leurs sub-cultures. Un Gal-lois ou un Ecossais, par exemple, vivent leur appartenance á la Grande-Bretagne de maniěre trés distincte de celle dont un Provengal ou un Angevin vivent leur appartenance á la France. Les médias lis ont complětement transformé le paysage culturel mondial, et ne peuvent plus, désormais, étre contournés quand on s'efforce de décrire une appartenance et une competence culturelle. On peut méme légitimement se demander si n'est pas peu á peu en train de se construire un «habitus médiatique» doté de caractéristiques propres, radicalement nouvelles, et qui poseraient différemment le probléme des relations interculturelles. Les médias introduisent, en effet, une composante neuve de Cidentité : leur fréquentation est á la fois universalisante (par le contenu des emissions, notamment les informations) et pratiquée partout de maniěre spécifique, trés liée a la culture anté-rieure du pays. Les médias faconnent nos modes de pensée, nos reflexes, nos maniěres de voir, lis font naltre en nous de nouvelles habitudes, lis substituent peu ä peu la sensorialité synthétique ä la rationale analytique. Les pratiques de ľécrit ne sont plus celieš ä partir desquelles se constitue le capital culturel partagé. Celui-ci provient désormais des médias. Les generations d'aujourd'hui sont celieš «de ľimage et du son» (22) et se caractérisent par le goút de la briéveté, de la rapidité, du temps polychrome (23) oCi ľon mene plusieurs activités ä la fois. Nous sommes désormais entrés dans ľére des enfants des médias, des « téléniňos» (22). Les médias, selon McLuhan (24), qui a remar-quablement percu leur evolution, et a pénétré de loin le plus loin, dans leur analyse, ont transformé la planéte en un «village global». Le monde est devenu un lieu oú, par ľubiquité caractéristique des médias (leur aptitude á étre partout ä la fois) et par leur immédiateté, tout est su aussitôt par tout le monde, comme dans un village. Ľétrange arrive chez moi chaque jour, je m'habitue á lui, je ľapprivoise, j'ai ľimpression de le connaítre. Mais, comme dans un village aussi, il reste beaucoup de choses souterraines que je ne percois pas et qui constituent pourtant ľidentité culturelle de ľétran-ger. Je ne vois que la surface des choses (ce qui est déjá beaucoup mieux que rien) et le village planétaire est aussi fermé sur soi que le village tout court. C'est probablement ce qui explique que la diffusion mondiale des médias n'entraine pas une eradication du racisme et de la xenophobia. Ľétran-ger est devenu present mais demeure étrange et redouté. Tout se passe, en somme, comme si les capitaux culturels traditionnels, séculairement hérités, absorbaient ceux qui sont mis en circulation par les médias. Les téléspectateurs assimi-lent, au sens digestif du terme, les messages des médias, les incorporent, les transforment en eux-mémes (25). Ä travers les médias, s'instaure done une dialectique entre une certaine uniformisation culturelle (universalisation des references) et une persistance des differences et des singularités. II reste que, pour un enseignement de culture étrangére, les médias sont dorénavant devenus incontournables. II n'est plus possible de faire ľimpasse sur eux, parce qu'ils sont quotidienne-ment omniprésents et aussi parce qu'ils sont attractifs. Tout le monde les fréquente massive-ment. lis peuplent les conversations journaliéres. lis sont en train de devenir « un lieu commun» entre les habitants ďune societé donnée. lis pos-sédent probablement une puissante vertu intégra- Ľenseignement de la civilisation 9 trice pour des étrangers qui viennent sojourner longuement dans un pays, lis possědent, par des-sus tout, la capacité á joindre les gens á domicile, et á faire partie du decor habitue). La «télévision-tapisserie » dont parle Mariet (26) participe desor-mais á I'existence familiale. Toute culture est m6tissee Les enracinements historiques d'une culture, ses persistances transmises, ses heritages, sont evidemment essentiels a sa comprehension, meme s'il n'est pas necessaire de les mattriser pour operer en elle. lis conduisent a constater le carac-tere metisse de toute culture, son cdte «tatoue » (27), sa dimension «tigree» (27), son aspect « arlequin» (27). Le patrimoine est toujours d'ori-gines multiples, et cela ne I'empeche nullement d'etre un, distinctif, vecu comme une propriete par ceux qui n'en sont pourtant que les deposi-taires (28). Les frontieres entre culture savante, culture populate, culture mediatique, tendent a devenir floues meme si, scolairement, ce qui correspond aux anciennes « Humanites» est affecte aujour-d'hui de ce que Baudelot et Establet nomment joliment «un coefficient social declinant» (29). Rien ne rend plus urgente I'utilite des classe-ments, des reperes, de ce qui constitue le metis-sage qui est I'etat ordinaire d'une culture. Nous n'en prendrons ici que deux exemples, volontairement minuscules, pour bien illustrer la position, I'exprimer. • Le nom des rues. Qui regarde une liste des noms des rues de Paris ne peut qu'etre frappe par leur caractere melange, dans I'oubli frequent de leur origine et de leur fondement. — La culture antique Presente et oubliee, inapergue, elle subsiste au grand jour. Les Champs-Elysees en constituent evidemment I'exemple emblematique mais non unique. — La culture ancienne Les noms appuyes sur I'histoire de la Gaule, a quel titre peuvent-ils bien etre frangais (sauf parce que « nos ancetres les Gaulois »...) ? Et ils le sont pourtant. Rue d'Alesia, Vercing6torix, etc. — Les noms Grangers lis surabondent, tant du fait des victoires mili-taires franchises que d'evenements divers: pont du Garigliano, avenue d'lena, rue de Solferino... — Les noms d'e'trangers Ils tiennent a la contribution apportee par ceux-ci a I'Histoire de France, mais aussi a la notoriete propre de leur possesseur a qui hommage quasi-universel est rendu. L'avenue Winston-Churchill est un exemple du premier phenomene, l'avenue Kennedy du second. Au total done, I'etranger est omnipresent dans cet usage le plus quotidien et le plus pragma-tique. L'etranger est chez nous chez lui. • Les frequentations culturelles. Si Ton examine les pratiques culturelles des Frangais (30), on constate qu'elles reposent aussi, et souvent, sur des consommations d'origine etrangere. Depuis les restaurants jusqu'a la musi-que en passant par les couturiers italiens et les chaussures britanniques. Quelle place leur donner, dans ces conditions, dans un enseignement de la civilisation frangaise vers la constitution d'une competence culturelle etrangere. Est-ce que les Rolling Stones, parce qu'ils ont nourri plusieurs generations de frangais, doivent ou non etre considered comme faisant partie du patrimoine cultu-rel ? Comment les differencier, a cet egard, de Johnny Halliday, par exemple ? De maniere similaire mais plus complexe, tous ceux qui lisent du Tolstoi ou du Goethe en traduction frangaise, sans ignorer pour autant a qui ils ont a faire, ne se trouvent-ils pas confrontes a du frangais, cedes traduit, mais qui ne se distingue en rien de la langue frangaise proprement dlte dont elle constitue une dimension ? La traduction est le symbole de la double appartenance culturelle. II est clair a nos yeux que e'est sur de telles bases qu'un enseignement effectif de la civilisation doit operer ses choix. Sans hesiter a rejeter de vieilles fausses questions, comme celle de la langue dans lequel cet enseignement est mene. De tres nombreux aspects de la civilisation d'un pays peuvent etre enseignes sans inconvenient dans la langue maternelle de I'apprenant. Si Ton met a part la presence de la culture dans la 10 Revue Francaise de Pédagogie, n° 108, juillet-aoút-septembre 1994 langue, qui ne saurait évidemment se traiter que dans la langue-cible, toutes les autres dimensions sont «language-free». LES UNIVERSELS-SINGULIERS, UNE ESQUISSE DE PERSPECTIVE On se souvient que le concept d'universel-sin-gulier a été établi par Hegel (31) pour articuler la relation dialectique de l'universel et du particulier, qui « se dépasse », dans un troisiéme temps vers une autre réalité conceptuelle. L'universel-singu-lier, c'est la presence du particulier dans l'universel et la dimension universelle présente dans un particulier. Pour Hegel, I'exemple emblématique de l'universel singulier était Napoleon, « l'esprit du monde á cheval», qui incarnait dans sa personne particuliére , l'enjeu universel de l'Histoire en train de s'accomplir. Sartre ensuite (32), dans son Flaubert, a suivi une méthode ďanalyse fondée sur l'universel-sin-gulier. Flaubert, individu particulier, intégrait en lui-méme l'ensemble du monde de son époque, il se constituait en embléme du monde, exprimait l'universalite au sein de sa seule singularitě. II m'a semblé que les universels-singuliers structuraient, vertébraient, organisaient un ensei-gnement effectif de la civilisation (33). En effet, ce sont des réalités universelles mais que chaque societě vit et voit á sa maniěre, et qui, de cette facon, réconcilient la culture-source (cede de l'ap-prenant) et la culture -cible en leur conférant un point commun. Si Ton réfléchit au thěme de l'eau, par exemple, il fournit un cas indiscutable d'uni-versel-singulier. II en va de méme pour I'amour, les animaux, le climat, etc.. Tout apprenant en possěde une experience directe et va done ainsi pouvoir se comporter comme un étre autonome et gérer son propre apprentissage. II apparait que les universels-singuliers, ainsi coneus, se caractérisent par des traits pertinents pour un enseignement de civilisation qui vise ('acquisition d'une competence culturelle étran-gěre, e'est-a-dire la capacité á communiquer en milieu exolingue. Presence factuelle II n'y a pas de societě oü n'existe pas de l'eau « en chair et en os », pas d'apprenant qui n'en ait pas I'experience pragmatique directe. La connais-sance geographique est ainsi sollicitee : la France est un pays maritime (sur plusieurs mers) avec des fleuves et des lacs, des sources. Presence anthropologique Les pratiques culturelles des Frangais envers I'eau sont multiples: — consommation: eaux minerales, etc. — loisirs: p&che, natation, etc. — profession: gouteur d'eau, par exemple, pour en citer une rare. Presence linguistique L'eau est omnipresente dans la langue fran-gaise: — en termes de lexique — en termes de proverbes et de locutions figu-rees — en termes de textes. Presence mecliatique La encore, l'eau est partout et la decouverte de documents authentiques sur le theme releve de la plus grande facilite: — presence ecrite : presse, rapports, etc., revues specialises (la pdche et les poissons) — presence visuelle et sonore. Thalassa par exemple. Presence dans la culture savante L'eau est un theme recurrent dans toutes les formes de la culture savante: — literature: les travailleurs de la mer, Lau-treamont, etc. — peinture: Monet, Gauguin, etc. — sciences: medecine de l'eau, etc. Comparability optimale Toutes ces dimensions (parmi beaucoup d'au-tres) appartiennent egalement a la culture de I'ap-prenant quel qu'il soit. Cela permet done, pedago-giquement, de le mettre en situation d'activite, d'initiative, condition premiere de tout apprentissage. S'instaure ainsi une authentique m&hodolo-gie comparative qui permet d'atteindre les deux L'enseignement de la civilisation 11 objectifs complémentaires ďun enseignement de la civilisation: apprendre á connaítre opératoire-ment la culture étrangěre, apprendre a connaítre opératoirement sa propre culture. CONCLUSION L'enseignement de civilisation represente la dimension la plus complexe de la didactique des langues etrangeres. C'est la moins aboutie pour I'instant. Mais c'est celle dont I'enjeu est le plus grand. En effet, au-delá des aspects purement instrumentaux (que les hommes puissent commu-niquer entre eux pour des nécessités profession-nelles), la didactique se doit de réfléchir aux pro-blémes autrement plus graves, des heritages et des partages culturels, de la transmission des cultures, bref de ce que nous laisserons á ceux auxquels nous sommes contraints «d'adresser notre testament» (34). Louis Porcher Université de la Sorbonne-Nouvelle NOTES (1) Louis Porcher (dir.), La civilisation, Clé International, Paris, 1986. (2) Genevieve Zarate, Enseigner une culture étrangěre, Hachette, Paris,' 1984. (3) Genevieve Zarate, Les representations de I'etranger, Crédif-Didier, Paris, 1993. (4) Louis Porcher, Une notion ambigué: les besoins langaglers, Cahiers du Crelef, 1976, Besancon. (5) Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Jean-Claude Passeron, L'amour de Cart, Minuit, Paris, 1967. 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