Gilles Rozier, Un amour sans résistance, Denoël 2003, collection Folio Si vous voulez que je vous raconte, mettez-moi du Schumann, la musique convoquera mes souvenirs. Des Lieder... Commençons par Schöne Wiege meiner Leiden. TAta TAta TAta TAta, quatre des plus beaux trochées du génie allemand. Je vais baisser la lumière. Laissons le thé infuser quelques minutes, voulez-vous ? Je l’aime avec une goutte de lait, un thé de Chine, je tiens la théière de ma grand-mère. Il n’y paraît pas, mais elle est très ancienne. Ma grand-mère l’a reçue pour son mariage, un cadeau de sa marraine de retour de Hongkong, son époux y avait travaillé pour une compagnie anglaise. Ma grand-mère s’est mariée un an avant la naissance de ma mère, en 1889, vous voyez si c’est ancien... (p. 13) Récemment, je me suis racheté un disque, la même interprétation, mais en Compact, celui que je viens de passer. Une version remastérisée, comme on dit, repasteurisée. (pp. 108–109) Pourquoi me sentir coupable de cette faute qui me poursuit depuis presque soixante ans ? (p. 83) C’était un matin. L’occupant nous occupait depuis déjà pas mal de temps. Je donnais un cours à des élèves de seconde sur l’utilisation du génitif après la préposition während. On frappa à la porte de la classe. Le proviseur entra, Muller, un Alsacien de l’Exode qui avait remplacé Valabrègue, révoqué par Vichy. Le proviseur était suivi de près par deux Allemands en uniforme de la Gestapo. Le plus grand, blond, les joues rouges et la mâchoire agressive, s’adressa à moi en allemand pour m’ordonner de les suivre. J’ai dit Mesdemoiselles, je vous prie de m’excuser. J’ai rangé mes notes dans ma serviette, j’ai enfilé mon manteau prince-de-galles à col de lapin et j’ai suivi les deux hommes sous le regard vaguement désolé du proviseur. (p. 54) J’ignorais le motif de cette convocation, mais j’eus très peur de ne jamais ressortir par-devant. Je n’étais pas de race juive, je n’avais jamais eu aucun contact avec la Résistance (ma réserve à l’égard des parents Lachman n’avait pas été ma seule précaution), j’avais respecté scrupuleusement le couvre-feu, et qui pouvait connaître l’existence de ma bibliothèque clandestine ? En chemin, j’aurais pu me mettre à courir comme Lachman pour fausser compagnie à mon escorte. J’avais une mince chance de ne pas tomber sous les balles de leurs mitraillettes, mais pourquoi l’aurais-je fait ? J’étais coupable de presque rien. (p. 56) Je préférais Claude en tenue. Sa nudité ne m’intéressait pas. Claude pouvait se coiffer, se parer des plumes du paon ou de l’autruche, porter un soin particulier à l’entretien de ses mains, je le remarquais à peine. J’aurais pu aimer son âme, son plaisir de lire, mais Claude ne lisait pas, alors nous parlions peu. Claude était là. Nous portions le même nom mais ne nous ressemblions guère. Claude avait fini ses études. Sa note d’allemand à l’examen avait été exécrable, mais les autres matières avaient suffi pour lui procurer le diplôme. Claude prit un poste de comptable dans une société de transport de bois. (p. 40)