Gaston Bachelard [1884-1962] (1957) [1961] LA POETIQUE DE L'ESPACE Un document produit en version numerique par Daniel Boulognon, benevole, professeur de philosophie en France Courriel : Boulagnon Daniel boulagnon.daniel @ wanadoo.fr Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliotheque numerique fondee et dirigee par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/ Une collection developpee en collaboration avec la Bibliotheque Paul-Emile-Boulet de l'Universite du Quebec ä Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/ Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 2 Politique d'utilisation de la bibliotheque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, meme avec la mention de leur provenance, sans l'autorisation formelle, ecrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. 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Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et President-directeur general, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 3 Cette edition electronique a ete realisee par Daniel Boulagnon, professeur de philosophie en France ä partir de : Gaston Bachelard (1957) LA POETIQUE DE L'ESPACE. Paris : Les Presses universitaires de France, 3e edition, 1961, 215 pp. Premiere edition, 1957. Collection : Bibliotheque de philosophie contemporaine. Polices de caracteres utilisee : Times New Roman, 14 points. Edition electronique realisee avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5" x 11". Edition numerique realisee le 21 septembre 2012 ä Chicoutimi, Ville de Saguenay, Quebec. eFait avec Macintosh Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 4 Gaston Bachelard (1957) [1961] LA POETIQUE DE L'ESPACE Paris : Les Presses universitaires de France, 3e edition, 1961, 215 pp. Premiere edition, 1957. Collection : Bibliotheque de philosophic contemporaine. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 5 REMARQUE Ce livre est du domaine public au Canada parce qu'une ceuvre passe au domaine public 50 ans apres la mort de l'auteur(e). Cette oeuvre n'est pas dans le domaine public dans les pays oü il faut attendre 70 ans apres la mort de l'auteur(e). Respectez la loi des droits d'auteur de votre pays. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 6 [215] Table des matieres INTRODUCTION [1] Chapitre I. La maison. De la cave au grenier. Le sens de la hutte. [23] Chapitre II. Maison et Univers. [51] Chapitre III. Le tiroir. Les coffres et les armoires. [79] Chapitre IV. Lenid. [92] Chapitre V. Lacoquille. [105] Chapitre VI. Les coins. [130] Chapitre VII. La miniature. [140] Chapitre VIII. L'immensite intime. [168] Chapitre IX. La dialectique du dehors et du dedans. [191] Chapitre X. La phenomenologie du rond. [208] Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 7 [1] LA POETIQUE DE L'ESPACE INTRODUCTION I Retour a la table des matieres Un philosophe qui a forme route sa pensee en s'attachant aux themes fondamentaux de la philosophic des sciences, qui a suivi, aussi nettement qu'il a pu, l'axe du rationalisme actif, l'axe du rationalisme croissant de la science contemporaine, doit oublier son savoir, rompre avec toutes ses habitudes de recherches philosophiques s'il veut etu-dier les problemes poses par l'imagination poetique. Ici, le passe de culture ne compte pas ; le long effort de liaisons et de constructions de pensees, effort de la semaine et du mois, est inefficace. II faut etre present, present a l'image dans la minute de l'image : s'il y a une philosophic de la poesie, cette philosophic doit naitre et renaitre a l'occa-sion d'un vers dominant, dans l'adhesion totale a une image isolee, tres precisement dans l'extase meme de la nouveaute d'image. L'image poetique est un soudain relief du psychisme, relief mal etudie dans des causalites psychologiques subalternes. Rien non plus de general et de coordonne ne peut servir de base a une philosophic de la poesie. .La notion de principe, la notion de « base » serait ici ruineuse. Elle blo-querait l'essentielle actualite, l'essentielle nouveaute psychique du poeme. Alors que la reflexion philosophique s'exercant sur une pensee scientifique longuement travaillee doit demander que la nouvelle idee Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 8 s'integre ä im corps d'idees eprouvees, meme si ce corps d'idees est astreint, par la nouvelle idee, ä un remaniement profond, comme c'est le cas dans routes les revolutions de la science contemporaine, la philosophic de la poesie doit reconnaitre que l'acte poetique n'a pas de passe, du moins pas de passe proche le long duquel on pourrait suivre sa preparation et son avenement. Quand, par la suite, nous aurons ä faire mention du rapport d'une image poetique nouvelle et d'un archetype dormant au fond de l'in-conscient, il nous faudra faire comprendre que ce rapport n'est pas, ä proprement parier, causal. L'image poetique n'est pas soumise ä une poussee. Elle n'est pas l'echo d'un passe. C'est plutot l'inverse : par l'eclat d'une image, le passe lointain [2] resonne d'echos et l'on ne voit guere ä quelle profondeur ces echos vont, se repercuter et s'eteindre. Dans sa nouveaute, dans son activite, l'image poetique a un etre propre, un dynamisme propre. Elle releve d'une ontologie directe. C'est ä cette ontologie que nous voulons travailler. C'est done bien souvent ä l'inverse de la causalite, dans le retentis-sement, si finement etudie par Minkowski , que nous croyons trouver les vraies mesures de l'etre d'une image poetique. Dans ce retentisse-ment, l'image poetique aura une sonorite d'etre. Le poete parle au seuil de l'etre. II nous faudra done pour determiner l'etre d'une image en eprouver, dans le style de la phenomenologie de Minkowski, le reten-tissement. Dire que l'image poetique echappe ä la causalite est, sans doute, une declaration qui a sa gravite. Mais les causes alleguees par le psychology et le psychanalyste ne peuvent jamais bien expliquer le ca-ractere vraiment inattendu de l'image nouvelle, non plus que l'adhe-sion qu'elle suscite dans une äme etrangere au processus de sa creation. Le poete ne me confere pas le passe de son image et cependant son image prend tout de suite racine en moi. La communicabilite d'une image singuliere est un fait de grande signification ontologique. Nous reviendrons sur cette communion par actes brefs, isoles et actifs. Les images entrainent — apres coup — mais elles ne sont pas les phenomenes d'un entrainement. Certes on peut, dans des recherches psychologiques, donner une attention aux methodes psychanalytiques Cf. Eugene MINKOWSKI, Vers une cosmologie, chap. IX. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 9 pour determiner la personnalité ďun poete, on peut trouver ainsi une mesure des pressions — surtout de ľoppression — qu'un poete a dů subir dans le cours de sa vie, mais ľacte poétique, ľimage soudaine, la flambée de ľétre dans ľimagination, échappent ä de telies enquétes. II faut en venir, pour éclairer philosophiquement le probléme de ľimage poétique, ä une phénoménologie de ľimagination. En tendons par lä une etude du phénoméne de ľimage poétique quand ľimage emerge dans la conscience comme un produit direct du cceur, de ľäme, de ľétre de ľhomme saisi dans son actualité. II On nous demandera peut-etre, pourquoi, modifiant notre point de vue anterieur, nous cherchons maintenant une determination pheno-menologique des images. Dans nos travaux precedents [3] sur l'imagi-nation nous avions en effet estime preferable de nous situer, aussi ob-jectivement que possible, devant les images des quatre elements de la matiere, des quatre principes des cosmogonies intuitives. Fideles a nos habitudes de philosophe des sciences, nous avions essaye de conside-rer les images en dehors de toute tentative d'interpretation personnelle. Peu a peu, cette methode, qui a pour elle la prudence scientifique, m'a paru insuffisante pour fonder une metaphysique de l'imagination. A elle seule, l'attitude « prudente » n'est-elle pas un refus d'obeir a la dynamique immediate de l'image ? Nous avons d'ailleurs mesure combien il est difficile de decrocher de cette « prudence ». Dire qu'on abandonne des habitudes intellectuelles est une declaration facile, mais comment l'accomplir ? II y a la, pour un rationaliste, un petit drame journalier, une sorte de dedoublement de la pensee qui, pour partiel qu'en soit l'objet — une simple image — n'en a pas moins un grand retentissement psychique. Mais ce petit drame de culture, ce drame au simple niveau d'une image nouvelle, contient tout le para-doxe d'une phenomenologie de l'imagination : comment une image parfois tres singuliere peut-elle apparaitre comme une concentration de tout le psychisme ? Comment aussi cet evenement singulier et Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 10 ephemere qu'est l'apparition d'une image poetique singuliere, peut-il reagir — sans aucune preparation — sur d'autres ames, dans d'autres coeurs, et cela, malgre tous les barrages du sens commun, toutes les sages pensees, heureuses de leur immobilite ? II nous est apparu alors que cette transsubjectivite de l'image ne pouvait pas etre comprise, en son essence, par les seules habitudes des references objectives. Seule la phenomenologie — cest-a-dire la consideration du depart de l'image dans une conscience individuelle — peut nous aider a restituer la subjectivite des images et a mesurer l'ampleur, la force, le sens de la transsubjectivite de l'image. Toutes ces subjectivites, transsubjectivites, ne peuvent etre determinees une fois pour toutes. L'image poetique est en effet essentiellement varia-tionnelle. Elle n'est pas, comme le concept, constitutive. Sans doute, la tache est rude — quoique monotone — de degager Taction mutante de l'imagination poetique dans le detail des variations des images. Pour un lecteur de poemes, l'appel a une doctrine qui porte le nom, si sou-vent mal compris, de phenomenologie, risque done de ne pas etre en-tendu. Pourtant, en dehors de toute doctrine, cet appel est clair : on demande au lecteur de poemes de ne pas prendre une image comme un objet, encore moins comme un substitut d'objet, mais d'en saisir la realite specifique. [4] II faut pour cela associer systematiquement, l'ac-te de la conscience donatrice au produit le plus fugace de la conscience : l'image poetique. Au niveau de l'image poetique, la dualite du su-jet et de l'objet est irisee, miroitante, sans cesse active dans ses inversions. Dans ce domaine de la creation de l'image poetique par le poete, la phenomenologie est, si Ton ose dire, une phenomenologie micros-copique. De ce fait, cette phenomenologie a des chances d'etre stric-tement elementaire. Dans cette union, par l'image, d'une subjectivite pure mais ephemere et d'une realite qui ne va pas necessairement jus-qu'a sa complete constitution, le phenomenologue trouve un champ d'innombrables experiences ; il beneficie d'observations qui peuvent etre precises parce qu'elles sont simples, parce qu'elles « ne tirent pas a consequence », comme e'est le cas pour les pensees scientifiques qui, elles, sont toujours des pensees liees. L'image, dans sa simplicite, n'a pas besoin d'un savoir. Elle est le bien d'une conscience naive. En son expression, elle est jeune langage. Le poete, en la nouveaute de ses images, est toujours origine de langage. Pour bien specifier ce que peut, etre une phenomenologie de l'image, pour specifier que l'image Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 11 est avant la pensée, il faudrait dire que la poesie est, plutot qu'une phénoménologie de l'esprit, une phénoménologie de 1'áme. On devrait alors accumuler les documents sur la conscience réveuse. La philosophic de langue francaise contemporaine — a fortiori la psychologie — ne se servent guěre de la dualitě des mots áme et esprit. Elles sont, de ce fait, 1'une et 1'autre un peu sourdes á 1'égard de themes, si nombreux dans la philosophie allemande, oú la distinction entre l'esprit et 1'áme (der Geist et die Seele) est si nette. Mais puis-qu'une philosophie de la poesie doit recevoir toutes les puissances du vocabulaire, elle ne doit rien simplifier, rien durcir. Pour une telle philosophie, esprit et áme ne sont pas synonymes. En les prenant en synonymie, on s'interdit, de traduire des textes précieux, on déforme des documents livrés par 1'archéologie des images. Le mot áme est un mot immortel. Dans certains poěmes, il est ineffacable. Cest un mot du souffle 2. A elle seule l'importance vocale ďun mot doit retenir l'atten-tion d'un phénoménologue de la poesie. Le mot áme peut étre dit poé-tiquement avec une telle conviction qu'il engage tout un poéme. Le registre poétique qui correspond á 1'áme doit done rester ouvert, á nos enquétes phénoménologiques. [5] Dans le domaine de la peinture elle-méme, oú la realisation semble impliquer des decisions qui relěvent de l'esprit, qui retrouvent des obligations du monde de la perception, la phénoménologie de 1'áme peut révéler le premier engagement ďune ceuvre. René Huyghe dans la belle preface qu'il a donnée pour l'exposition des ceuvres de Georges Rouault á Albi, éerit: « S'il fallait chercher par oú Rouault fait exploser les definitions..., peut-étre aurait-on á évoquer un mot quel-que peu tombé en desuetude et qui s'appelle 1'áme. » Et René Huyghe montre que pour comprendre, pour sentir et pour aimer l'ceuvre de Rouault «il faut se jeter au centre, au cceur, au rond-point oú tout prend sa source et son sens : et voilá que se retrouve le mot oublié ou réprouvé, 1'áme ». Et 1'áme — la peinture de Rouault le prouve — posséde une lumiére intérieure, celle qu'une «vision intérieure » Charles NODIER, Dictionnaire raisonne des onomatopees frangaises, Paris, 1828, p. 46. « Les differents noms de l'ame, chez presque tous les peuples, sont autant de modifications du souffle et d'onomatopees de la respiration. » Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 12 connait et traduit dans le monde des couleurs éclatantes, dans le mon-de de lumiěre du soleil. Ainsi, un veritable renversement des perspectives psychologiques est reclame de celui qui veut comprendre en ai-mant la peinture de Rouault. II lui faut participer ä une lumiěre inté-rieure qui n'est pas le reflet ďune lumiěre du monde extérieur ; sans doute les expressions de vision intérieure, de lumiěre intérieure sont souvent trop facilement revendiquées. Mais ici c'est un peintre qui parle, un producteur de lumiěres. II sait de quel foyer part 1'illumina-tion. II vit le sens intime de la passion du rouge. Au principe ďune telle peinture, il y a une äme qui lutte. Le fauvisme est ä 1'intérieur. Une telle peinture est done un phénoměne de l'äme. L'ceuvre doit ré-dimer une äme passionnée. Les pages de René Huyghe nous confirment dans cette idée qu'il y a un sens ä parier ďune phénoménologie de l'äme. En bien des cir-constances, on doit reconnaitre que la poesie est un engagement de l'äme. La conscience associée ä l'äme est plus reposée, moins inten-tionnalisée que la conscience associée aux phénoměnes de l'esprit. Dans les poěmes se manifestent des forces qui ne passent pas par les circuits ďun savoir. Les dialectiques de l'inspiration et, du talent s'eclairent si l'on en considěre les deux poles : l'äme et l'esprit. A notre avis, äme et esprit sont indispensables pour étudier les phénoměnes de l'image poétique, en leurs diverses nuances, pour suivre surtout revolution des images poétiques depuis la reverie jusqu'ä 1'exécution. En particulier, c'est en tant que phénoménologie de l'äme que nous étu-dierons, dans un autre ouvrage, la reverie poétique. A eile seule, la reverie est une instance psychique qu'on confond trop souvent avec le réve. Mais quand il s'agit ďune reverie poétique, ďune reverie [6] qui jouit non seulement ďelle-méme, mais qui prepare pour ďautres ämes des jouissances poétiques, on sait bien qu'on n'est plus sur la pente des somnolences. L'esprit peut connaitre une detente, mais dans la reverie poétique, l'äme veille, sans tension, reposée et active. Pour faire un poěme complet, bien structure, il faudra que l'esprit le prefigure en des projets. Mais pour une simple image poétique, il n'y a pas de projet, il n'y faut qu'un mouvement de l'äme. En une image poétique l'äme dit sa presence. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 13 Et, c'est ainsi qu'un poete pose le probléme phénoménologique de l'äme en toute clarté. Pierre-Jean Jouve écrit(3) : « La poesie est une äme inaugurant une forme ». L'äme inaugure. Elle est ici puissance premiere. Elle est dignitě humaine. Méme si la « forme » était connue, percue, taillée dans les « lieux communs », eile était avant la lumiěre poétique intérieure un simple objet pour l'esprit. Mais l'äme vient inaugurer la forme, l'habiter, s'y complaire. La phrase de Pierre-Jean Jouve peut done étre prise comme une claire maxime ďune phénomé-nologie de l'äme. III Puisqu'elle pretend aller aussi loin, descendre aussi profondément, une enquéte phénoménologique sur la poesie doit dépasser, par obligation de méthodes, les resonances sentimentales avec lesquelles, plus ou moins richement — que cette richesse soit en nous ou bien dans le poéme — nous recevons l'ceuvre ďart. Cest ici que doit étre sensibili-sé le doublet phénoménologique des resonances et du retentissement. Les resonances se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde, le retentissement nous appelle ä un approfondissement de notre propre existence. Dans la resonance, nous entendons le poéme, dans le retentissement nous le parlons, il est notre. Le retentissement opere un virement d'etre. II semble que 1'étre du poete soit notre étre. La multiplicité des resonances sort alors de 1'unité d'etre du retentissement. Plus simplement dit, nous touchons lä une impression bien connue de tout lecteur passionné de poěmes : le poéme nous prend tout entier. Cette saisie de 1'étre par la poesie a une marque phénoménologique qui ne trompe pas. Lexubérance et la profondeur ďun poéme sont toujours des phénoměnes du doublet résonance-retentissement. II semble que par son exuberance, le poéme réanime en nous des profondeurs. Pour rendre compte de Taction psychologi- (3) Pierre-Juan JOUVE, En miroir, éd. Mercure de France, p. 11. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 14 que ďun poéme, il [7] faudra done suivre deux axes ďanalyse phéno-ménologique, vers les exuberances de ľesprit et vers la profondeur de If ^ ame. Bien entendu — faut-il le dire ? — le retentissement, malgré son nom derive, a un caractére phénoménologique simple dans les domai-nes de ľimagination poétique oú nous voulons ľétudier. II s'agit en effet, par le retentissement ďune seule image poétique, de determiner un veritable réveil de la creation poétique jusque dans ľäme du lec-teur. Par sa nouveauté, une image poétique met en branie toute ľacti-vité linguistique. L'image poétique nous met ä ľorigine de ľétre par-lant. Par ce retentissement, en allant tout de suite au dela de toute psychológie ou psychanalyse, nous sentons un pouvoir poétique qui se léve naivement en nous-mémes. C'est le retentissement que nous pour-rons éprouver des resonances des repercussions sentimentales, des rappels de notre passé. Mais ľimage a touché les profondeurs avant ďémouvoir la surface. Et cela est vrai dans une simple experience de lecteur. Cette image que la lecture du poéme nous offre, la voici qui devient vraiment nôtre. Elle prend racine en nous-mémes. Nous ľavons recue, mais nous naissons ä ľimpression que nous aurions pu la créer, que nous aurions dú la créer. Elle devient un étre nouveau de notre langage, elle nous exprime en nous faisant ce qu'elle exprime, autrement dit elle est ä la fois un devenir ďexpression et un devenir de notre étre. Ici, ľexpression crée de ľétre. Cette derniére remarque définit le niveau de ľontologie ä laquelle nous travaillons. En thése générale, nous pensons que tout ce qui est spécifiquement humain dans ľhomme est logos. Nous n'arrivons pas ä méditer dans une region qui serait avant le langage. Méme si cette these parait, refuser une profondeur ontologique, on doit nous l'accor-der, pour le moins, comme hypothése de travail bien appropriée au type de recherches que nous poursuivons sur ľimagination poétique. Ainsi l'image poétique, événement du logos, nous est personnelle-ment novatrice. Nous ne la prenons plus comme un « objet». Nous sentons que l'attitude « objective » du critique étouffe le « retentissement », refuse, par principe, cette profondeur oú doit prendre son depart le phénoméne poétique primitif. Et quant au psychologue, il est assourdi par les resonances et veut sans cesse décrire ses sentiments. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 15 Et quant au psychanalyste, il perd le retentissement, tout occupe qu'il est a debrouiller l'echeveau de ses interpretations. Par une fatalite de methode, le psychanalyste intellectualise l'image. II comprend 1'image plus profondement que le psychologue. Mais, precisement, il la « comprend ». [8] Pour le psychanalyste, l'image poetique a toujours un contexte. En interpretant l'image, il la traduit dans un autre langage que le logos poetique. Jamais alors, a plus juste titre, on ne peut dire : «traduttore, traditore ». En recevant, une image poetique nouvelle, nous eprouvons sa va-leur d'intersubjectivite. Nous savons que nous la redirons pour com-muniquer notre enthousiasme. Consideree dans la transmission d'une ame a une autre, on voit qu'une image poetique echappe aux recher-ches de causalite. Les doctrines timidement causales comme la psy-chologie ou fortement causales comme la psychanalyse ne peuvent guere determiner l'ontologie du poetique : une image poetique, rien ne la prepare, surtout pas la culture, dans le mode litteraire, surtout pas la perception, dans le mode psychologique. Nous en arrivons done toujours a la meme conclusion : la nouveau-te essentielle de l'image poetique pose le probleme de la creativite de l'etre parlant. Par cette creativite, la conscience imaginante se trouve etre, tres simplement mais tres purement, une origine. C'est a degager cette valeur d'origine de diverses images poetiques que doit s'attacher, dans une etude de l'imagination, une phenomenologie de l'imagination poetique. IV En limitant de cette maniere notre enquéte ä l'image poétique dans son origine ä partir de l'imagination pure, nous laissons de côté le probleme de la composition du poéme comme groupement des images multiples. Dans cette composition du poéme interviennent des elements psychologiquement complexes qui associent la culture plus ou moins lointaine et ľidéal littéraire d'un temps, autant de composantes Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 16 qu'une phénoménologie complete devrait sans doute envisager. Mais un programme si vaste pourrait nuire á la pureté des observations phénoménologiques, décidément élémentaires, que nous voulons presenter. Le vrai phénoménologue se doit d'etre systématiquement mo-deste. Děs lors ; il nous semble que la simple reference á des puissances phénoménologiques de lecture, qui font du lecteur un poete au niveau de l'image lue, est déjá touchée d'une nuance d'orgueil. II y aurait pour nous immodestie á assumer personnellement une puissance de lecture qui retrouverait et revivrait la puissance de creation organisée et complete touchant l'ensemble ďun poéme. Encore moins pouvons-nous espérer atteindre á une phénoménologie synthétique qui domine-rait, comme croient pouvoir le faire certains psychanalystes, l'ensemble d'une ceuvre. [9] Cest done au niveau des images détachées que nous pouvons « retentir » phénoménologiquement. Mais, précisément cette pointe d'orgueil, cet orgueil mineur, cet orgueil de simple lecture, cet orgueil qui se nourrit dans la solitude de la lecture, porte une marque phénoménologique indéniable si Ton en maintient la simplicitě. Le phénoménologue n'a ici rien de commun avec le critique littéraire qui, comme on en a souvent fait la remarque, juge une ceuvre qu'il ne pourrait pas faire, et méme, au témoignage de faciles condamnations, une ceuvre qu'il ne voudrait pas faire. Le critique littéraire est un lecteur nécessairement, severe. En retournant comme doigt de gant un complexe que l'usage excessif a demonetise au point qu'il est entré dans le vocabulaire des hommes ďétat, on pourrait dire que le critique littéraire, que le professeur de rhétorique, toujours sachant, toujours jugeant, font volontiers un simplexe de superioritě. Quant á nous, adonné á la lecture heureuse, nous ne lisons, nous ne relisons que ce qui nous plait, avec un petit orgueil de lecture mélé á beaucoup d'enthousiasme. Alors que 1'orgueil se développe ďhabitude en un sentiment massif qui pěse sur tout le psychisme, la pointe d'orgueil qui nait de 1'adhésion á un bonheur ďimage, reste discrete, secrete. Elle est en nous, simples lecteurs, pour nous, rien que pour nous. Cest de l'orgueil en chambre. Personne ne sait qu'en lisant nous revivons nos tentations d'etre poete. Tout lecteur, un peu pas-sionné de lecture, nourrit et refoule, par la lecture, un désir d'etre éeri-vain. Quand la page lue est trop belle, la modestie refoule ce désir. Mais le désir renait. De toute facon, tout lecteur qui relit une ceuvre qu'il aime sait que les pages aimées le concernent. Jean-Pierre Richard Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 17 dans son beau livre : Poesie et profondeur, écrit entre autres, deux etudes, l'une sur Baudelaire, l'autre sur Verlaine. Baudelaire est mis en relief, précisément parce que, dit-il, son ceuvre « nous concerne ». D'une étude ä l'autre, la difference de ton est grande. Verlaine ne re-goit pas 1'adhésion phénoménologique totale, ä la difference de Baudelaire. Et c'est toujours ainsi; dans certaines lectures qui vont ä fond de Sympathie, dans l'expression méme nous sommes « partie prenan-te ». Dans son Titan, Jean-Paul Richter écrit de son héros : «II lisait les éloges des grands hommes avec autant de plaisir que s'il eüt été l'objet de ces panégyriques 4. » De toute maniěre, la Sympathie de lecture est inseparable d'une admiration. On peut [10] admirer plus ou moins, mais toujours un élan sincere, un petit élan d'admiration est nécessaire pour recevoir le gain phénoménologique d'une image poétique. La moindre reflexion critique arréte cet élan en posant l'esprit en position seconde, ce qui détruit la primitivitě de l'imagination. En cette admiration qui dépasse la passivité des attitudes contemplatives, il semble que la joie de lire soit le reflet de la joie ďécrire comme si le lecteur était le fantome de 1'écrivain. Du moins, le lecteur participe ä cette joie de creation que Bergson donne comme le signe de la creation 5. Ici, la creation se produit sur le fil ténu de la phrase, dans la vie éphéměre d'une expression. Mais cette expression poétique, tout en n'ayant pas une nécessité vitale, est tout de méme une tonification de la vie. Le bien dire est un element du bien vivre. L'image poétique est une emergence du langage, eile est toujours un peu au-dessus du lan-gage signifiant. A vivre les poěmes on a done l'experience salutaire de 1'émergence. C'est la sans doute de 1'émergence ä petite portée. Mais ces emergences se renouvellent; la poesie met le langage en état ďémergence. La vie s'y designe par sa vivacité. Ces élans linguisti-ques qui sortent de la ligne ordinaire du langage pragmatique sont des miniatures de 1'élan vital. Un micro-bergsonisme qui abandonnerait les theses du langage-instrument pour adapter la these du langage-réalité trouverait dans la poesie bien des documents sur la vie tout ac-tuelle du langage. 4 Jean-Paul RICHTER, Le Titan, trad. PHILARETE-CH ASLES, 1878, t. I, p.22. 5 BERGSON, L'energie spirituelle, p. 23. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 18 Ainsi, a cote des considerations sur la vie des mots telle qu'elle ap-parait dans revolution d'une langue a travers les siecles, l'image poetique nous presente, dans le style du mathematicien, une sorte de diffe-rentielle de cette evolution. Un grand vers peut avoir une grande influence sur l'ame d'une langue. II reveille des images effacees. Et en meme temps il sanctionne l'imprevisibilite de la parole. Rendre im-previsible la parole n'est-il pas un apprentissage de la liberte ? Quel charme l'imagination poetique trouve a se jouer des censures ! Jadis, les Arts poetiques codifiaient les licences. Mais la poesie contempo-raine a mis la liberte dans le corps meme du langage. La poesie appa-rait alors comme un phenomene de la liberte. V Ainsi, meme au niveau d'une image poetique isolee, dans le seul devenir d'expression qu'est le vers, le retentissement, phenomenologi-que peut apparaitre ; et dans son extreme simplicite il [11] nous donne la maitrise de notre langue. Nous sommes bien ici devant un phenomene minuscule de la conscience miroitante. L'image poetique est bien l'evenement psychique de moindre responsabilite. Lui chercher une justification dans l'ordre de la realite sensible, aussi bien que determiner sa place et son rale dans la composition du poeme sont deux taches qu'on n'a a envisager qu'en second lieu. Dans la premiere en-quete phenomenologique sur l'imagination poetique, l'image isolee, la phrase qui la developpe, le vers ou parfois la stance ou l'image poetique rayonne, forment des espaces de langage qu'une topo-analyse de-vrait etudier. C'est ainsi que J.-B. Pontalis nous montre Michel Leiris comme un « prospecteur solitaire dans les galeries de mots » 6. Pontalis designe ainsi fort bien cet espace fibre parcouru par la simple impulsion des mots vecus. L'atomisme du langage conceptuel reclame 6 J.-B. PONTALIS, Michel Leiris ou la psychanalyse interminable, apud Les temps modernes, decembre 1955, p. 931. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 19 des raisons de fixation, des forces de centralisation. Mais toujours le vers a un mouvement, l'image se coule dans la ligne du vers, elle en-traine l'imagination comme si l'imagination creait une fibre nerveuse. Pontalis ajoute cette formule (p. 932) qui merite d'etre retenue comme un index tres sur pour une phenomenologie de l'expression : « Le sujet parlant est tout le sujet. » Et cela ne nous parait plus un paradoxe de dire que le sujet parlant est, tout entier dans une image poetique, car s'il ne s'y donne sans reserve, il n'entre pas dans l'espace poetique de l'image. Tres nettement, l'image poetique apporte une des experiences les plus simples de langage vecu. Et si on la considere, comme nous le proposons, en tant qu'origine de conscience, elle releve bien d'une phenomenologie. Aussi bien, s'il fallait donner une « ecole » de phenomenologie, ce serait sans doute avec le phenomene poetique qu'on trouverait les le-cons les plus claires, les lecons elementaires. Dans un livre recent, J.H. Van den Berg ecrit : « Les poetes et les peintres sont des phe-nomenologues nes. » Et remarquant que les choses nous « parlent » et, que nous avons de ce fait, si nous donnons pleine valeur a ce langage, un contact avec les choses, Van den Berg ajoute : « Nous vivons continuellement une solution des problemes qui sont sans espoir de solution pour la reflexion. » Par cette page du savant phenomenologue hollandais, le philosophe peut etre encourage dans ses etudes centrees sur l'etre parlant. J. H. VAN DEN BERG, The Phenomenological Approach in Psychology. An introduction to recent phenomenological Psycho-pathology (Charles-C. Thomas, ed., Springfield, Illinois, U.S.A., 1955, p. 61). Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 20 [12] VI Peut-etre la situation phenomenologique sera-t-elle precisee ä l'egard des enquetes psychanalytiques si nous pouvons degager, ä pro-pos des images poetiques, une sphere de sublimation pure, d'une sublimation qui ne sublime rien, qui est delestee de la charge des passions, liberee de la poussee des desirs. En donnant ainsi ä l'image poetique de pointe un absolu de sublimation, nous jouons gros jeu sur une simple nuance. Mais il nous semble que la poesie donne des preuves abondantes de cette sublimation absolue. Nous en rencontrerons sou-vent dans le cours de cet ouvrage. Quand ces preuves leur sont don-nees, le psychologue, le psychanalyste ne voient plus, dans l'image poetique, que simple jeu, jeu ephemere, jeu de totale vanite. Precise-ment, les images sont alors pour eux sans signification — sans signification passionnelle, sans signification psychologique, sans signification psychanalytique. II ne leur vient pas ä l'esprit que de telles images ont, precisement une signification poetique. Mais la poesie est la, avec ses milliers d'images de jet, d'images par lesquelles l'imagination crea-trice s'installe dans son propre domaine. Chercher des antecedents ä une image, alors qu'on est dans l'exis-tence meme de l'image, c'est, pour un phenomenologue, une marque inveteree de psychologisme. Prenons, au contraire, l'image poetique en son etre. La conscience poetique est si totalement absorbee par l'image qui apparait sur le langage, au-dessus du langage habituel, eile parle, avec l'image poetique, un langage si nouveau qu'on ne peut plus envi-sager utilement des correlations entre le passe et le present. Nous don-nerons par la suite des exemples de telles ruptures de signification, de sensation, de sentimentalite, qu'il faudra bien nous accorder que l'image poetique est sous le signe d'un etre nouveau. Cet etre nouveau, c'est l'homme heureux. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 21 Heureux en parole, done malheureux en fait, objectera tout de suite le psychanalyste. Pour lui, la sublimation n'est qu'une compensation verticale, une fuite vers la hauteur, exactement comme la compensation est une fuite latérale. Et aussitot, le psychanalyste quitte l'etude ontologique de l'image ; il creuse l'histoire d'un homme ; il voit, il montre les souffrances secretes du poete. II explique la fleur par l'en-grais. Le phénoménologue ne va pas si loin. Pour lui, l'image est la, la parole parle, la parole du poete lui parle. Nul besoin d'avoir vécu les souffrances du poete pour prendre le bonheur de parole offert par le poete — bonheur de parole qui domine le drame [13] méme. La sublimation, dans la poesie, surplombe la psychologie de l'ame terres-trement malheureuse. Cest un fait: la poesie a un bonheur qui lui est propre, quelque drame qu'elle soit amenée á illustrer. La sublimation pure telle que nous l'envisageons pose un drame de méťhode, car bien entendu, le phénoménologue ne saurait méconnaitre la réalité psychologique prof onde des processus de sublimation si lon-guement étudiés par la psychanalyse. Mais il s'agit de passer, phéno-ménologiquement, á des images invécues, á des images que la vie ne prepare pas et que le poete crée. II s'agit de vivre l'invecu et de s'ouvrir á une ouvertuře de langage. On trouvera de telles experiences dans de rares poěmes. Tels certains poěmes de Pierre-Jean Jouve. Pas d'eeuvre plus nourrie de meditations psychanalytiques que les livres de Pierre-Jean Jouve. Mais, par instant, la poesie chez lui connait de telles flammes qu'on n'a plus á vivre dans le premier foyer. Ne dit-il pas 8 : « La poesie dépasse constamment ses origines, et pátissant plus loin dans l'extase ou le chagrin, elle demeure plus libre. » Et, page 112 : « Plus j'avancais dans le temps et plus la plongée fut maitrisée, éloi-gnée de la cause occasionnelle, conduite á la pure forme de langage. » Pierre-Jean Jouve accepterait-il de compter les « causes » décelées par la psychanalyse comme des causes « occasionnelles » ? Je ne le sais. Mais, dans la region de «la pure forme de langage » les causes du psychanalyste ne permettent pas de prédire l'image poétique en sa 8 Pierre-Jean JOUVE, En Miroir, ed. du Mercure de France, p. 109. Andree CHEDID ecrit aussi : « Le poeme demeure libre. Nous n'enfermerons jamais son destin dans le notre. » Le poete sait bien que « son souffle le menera plus loin que son desir » (Terre etpoesie, ed. G. L. M., §§ 14 et 25). Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 22 nouveaute. Elles sont tout au plus des « occasions » de liberation. Et c'est en cela que la poesie — dans l'ere poetique ou nous sommes est specifiquement « surprenante s, done ses images sont imprevisibles. L'ensemble des critiques litteraires ne prennent pas une assez nette conscience de cette imprevisibilite qui, precisement, derange les plans de l'explication psychologique habituelle. Mais le poete le declare net-tement: « La poesie, dans sa surprenante demarche actuelle surtout, (ne peut) correspondre qu'a des pensees attentives, eprises de quelque chose d'inconnu et essentiellement ouvertes au devenir. » Puis, page 170 : « Des lors, une nouvelle definition du poete est en vue. C'est ce-lui qui connait, e'est-a-dire qui transcende, et qui nomme ce qu'il connait. » Enfin (p. 10) : «II n'y a pas poesie s'il n'y a pas absolue creation. » [14] Une telle poesie est rare 9. En sa grande masse, la poesie est plus melee aux passions, plus psychologisee. Mais ici la rarete, l'exception, ne vient pas confirmer la regie, mais la contredire et instaurer un regime nouveau. Sans la region de la sublimation absolue — quelque restreinte et elevee qu'elle soit, meme si elle semble hors de portee a des psychologues ou a des psychanalystes — qui n'ont pas, apres tout, a examiner la poesie pure — on ne peut reveler la polarite exacte de la poesie. On pourra hesiter dans la determination exacte du plan de rupture, on pourra longtemps sejourner dans le domaine des passions confu-sionnelles qui troublent la poesie. De plus, la hauteur a partir de la-quelle on aborde a la sublimation pure n'est sans doute pas au meme niveau pour toutes les ames. Du moins, la necessite de separer la sublimation etudiee par le psychanalyste et la sublimation etudiee par le phenomenologue de la poesie est une necessite de methode. Le psychanalyste peut bien etudier l'humaine nature des poetes, mais il n'est pas prepare, du fait de son sejour dans la region passionnelle, a etudier les images poetiques dans leur realite de sommet. C.-G. Jung l'a dit d'ailleurs tres nettement: en suivant les habitudes de jugement de la psychanalyse, «l'interet se detourne de l'ceuvre d'art pour se perdre dans le chaos inextricable des antecedents psychologiques, et le poete 9 Pierre-Jean JOUVE, loc. cit., p. 9 : « La poesie est rare. » Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 23 devient un cas clinique, un exemple portant un numero determine de la psychopathia sexualis. Ainsi, la psychanalyse de l'ceuvre d'art s'est éloignée de son objet, a transporte le debat sur un domaine générale-ment humain, nullement special á l'artiste et notamment sans importance pour son art » 10. Dans la seule vue de résumer le present debat, qu'on nous permette un mouvement polémique, bien que la polémique ne soit guěre dans nos habitudes. Le Romain disait au cordonnier qui portait trop haut ses regards : Ne sulor ultra crepidam En des occasions ou il s'agit de sublimation pure, ou il faut determiner 1'étre propre de la poesie, le phénoménologue ne devrait-il pas dire au psychanalyste : Ne psuchor ultra uterum [15] VII En somme, des qu'un art devient autonome, il prend un nouveau depart. II y a alors interet a considerer ce depart dans l'esprit d'une phenomenologie. Par principe, la phenomenologie liquide un passe et fait, face a la nouveaute. Meme dans un art comme la peinture qui porte le temoignage d'un metier, les grands succes sont hors metier. Jean Lescure etudiant l'ceuvre du peintre Lapicque ecrit justement: « Quand meme son ceuvre temoigne d'une grande culture et d'une 10 C.-G. JUNG, La psychologie analytique dans ses rapports avec l'ceuvre poetique, apud : Essais de psychologie analytique, trad. Le Lay, ed. Stock, p. 120. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 24 connaissance de routes les expressions dynamiques de l'espace, elle ne les applique pas, elle ne s'en forme pas des recettes... II faut done que le savoir s'accompagne ďun égal oubli du savoir. Le non-savoir n'est pas une ignorance mais un acte difficile de dépassement de la connaissance. Cest á ce prix qu'une ceuvre est á chaque instant cette sorte de commencement pur qui fait de sa creation un exercice de liberie n. » Texte capital pour nous, car il se transpose immédiatement en une phénoménologie du poétique. En poesie, le non-savoir est une condition premiere ; s'il y a metier chez le poete e'est dans la táche subalterne d'associer des images. Mais la vie de l'image est toute dans sa fulgurance, dans ce fait qu'une image est un dépassement de toutes les données de la sensibilitě. On voit bien alors que l'ceuvre prend un tel relief au-dessus de la vie que la vie ne l'explique plus. Jean Lescure dit du peintre (loc. cit., p. 132) : « Lapicque reclame de l'acte créateur qu'il lui offre auranr de surprise que la vie. » L'art esr alors un redoublemenr de vie, une sorte ďémularion dans les surprises qui excirenr, notre conscience er l'em-péche de somnoler. Lapicque écrir, (čiré par Lescure, p. 132) : « Si, par exemple, je peins le passage de la riviere á Aureuil, j'attends de ma peinrure qu'elle m'apporre auranr ďimprévu, quoique d'un aurre genre, que celui que m'apporta la vérirable course que j'ai vue. II ne peur érre un insranr question de refaire exacremenr un spectacle qui esr déjá du passé. Mais il me faur le revivre enriěremenr, ďune maniěre nouvelle er picrurale cette fois, er ce faisanr, me donner la possibiliré d'un nou-veau choc. » Er, Lescure conclur: « Larrisre ne crée pas comme il vir, il vir comme il crée. » Ainsi, le peinrre conremporain ne considěre plus l'image comme un simple subsrirur ďune réaliré sensible. Des roses [16] peinres par Els-tir, Prousr disair déjá qu'elles éraienr une « variéré nouvelle donr ce peintte, comme un ingénieux horticulreur, avair, enrichi la famille des Roses » 12. Jean LESCURE, Lapicque, ed. Galanis, p. 78. Marcel PROUST, A la recherche du temps perdu, t. V : Sodome et Gomorrhe, II, p. 210. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 25 VIII La psychologie classique ne traite guere de l'image poetique qui est souvent confondue avec la simple metaphore. D'ailleurs, en general, le mot image est lourd de confusion dans les ouvrages des psycholo-gues : on voit des images, on reproduit des images, on garde des images dans la memoire. L'image est, tout, sauf un produit direct, de l'imagination. Dans l'ouvrage de Bergson Matiere et memoire, oü la notion d'image a une tres grande extension, une seule reference (p. 198) est donnee ä l'imagination productrice. Cette production reste alors une activite de liberte mineure, qui n'a guere de rapport avec les grands actes libres mis en lumiere par la philosophic bergsonienne. Dans ce court passage, le philosophe se refere « aux jeux de la fantai-sie ». Les diverses images sont alors « autant de libertes que l'esprit prend avec la nature ». Mais ces libertes au pluriel n'engagent pas l'etre ; elles n'augmentent pas le langage ; elles ne sortent pas le lan-gage de son role utilitaire. Elles sont, vraiment des «jeux ». A peine aussi l'imagination irise-t-elle les souvenirs. Dans ce domaine de la memoire poetisee, Bergson est bien en decä de Proust. Les libertes que l'esprit prend avec la nature ne designent pas vraiment la nature de l'esprit. Nous proposons, au contraire, de considerer l'imagination comme une puissance majeure de la nature humaine. Certes, cela n'avance en rien de dire que l'imagination est la faculte de produire des images. Mais cette tautologie a du moins l'interet d'arreter les assimilations des images aux souvenirs. L'imagination, dans ses vives actions, nous detache ä la fois du passe et de la realite. Elle ouvre sur l'avenir. A la fonction du reel, ins-truite par le passe, telle qu'elle est degagee par la psychologie classique, il faut joindre une fonction de l'irreel tout aussi positive, comme nous nous sommes efforce de l'etablir dans des ouvrages anterieurs. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 26 Une infirmite du cote de la fonction de l'irreel entrave le psychisme producteur. Comment prevoir sans imaginer ? Mais, touchant plus simplement les problemes de l'imagination poetique, il est impossible de recevoir le gain psychique [17] de la poesie sans faire cooperer ces deux fonctions du psychisme humain : fonction du reel et fonction de l'irreel. Une veritable cure de rythma-nalyse nous est offerte par le poeme qui tisse le reel et l'irreel, qui dynamise le langage par la double activite de la signification et de la poesie. Et dans la poesie, l'engagement de l'etre imaginant est tel qu'il n'est plus le simple sujet du verbe s'adapter. Les conditions reelles ne sont plus determinantes. Avec la poesie, l'imagination se place dans la marge ou precisement la fonction de l'irreel vient seduire ou inquieter — toujours reveiller — l'etre endormi dans ses automatismes. Le plus insidieux des automatismes, l'automatisme du langage ne fonctionne plus quand on est entre dans le domaine de la sublimation pure. Vu de ce sommet de la sublimation pure, l'imagination reproductrice n'est plus grand-chose. Jean-Paul Richter n'a-t-il pas ecrit: « L'imagination reproductrice est la prose de l'imagination productrice 13. » IX Nous avons resume en une introduction philosophique sans doute trop longue des theses generales que nous voudrions mettre a l'epreu-ve dans cet ouvrage ainsi que dans quelques autres que nous nous leurrons de l'espoir d'ecrire encore. Dans le present livre, notre champ d'examen a l'avantage d'etre bien delimite. Nous voulons examiner, en effet, des images bien simples, les images de l'espace heureux. Nos enquetes meriteraient, dans cette orientation, le nom de topophilie. Elles visent a determiner la valeur humaine des espaces de possession, des espaces defendus contre des forces adverses, des espaces aimes. 3 Jean-Paul RICHTER, Poetique ou Introduction a I'esthetique, trad., 1862, t. I, p. 145. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 27 Pour des raisons souvent tres diverses et avec les differences que comportent les nuances poetiques, ce sont des espaces louanges. A leur valeur de protection qui peut etre positive, s'attachent aussi des valeurs imaginees, et ces valeurs sont bientot des valeurs dominantes. L'espace saisi par l'imagination ne peut rester l'espace indifferent livre a la mesure et a la reflexion du geometre. II est vecu. Et il est vecu, non pas dans sa positivite, mais avec toutes les partialites de l'imagination. En particulier, presque toujours il attire. II concentre de l'etre a l'interieur des limites qui protegent. Le jeu de l'exterieur et de l'intimi-te n'est pas, dans le regne des images, un jeu equilibre. D'autre part, les espaces d'hostilite sont a peine evoques dans les pages qui suivent. Ces espaces de [18] la haine et du combat ne peuvent etre etudies qu'en se referant a des matieres ardentes, aux images d'apocalypse. Presentement, nous nous placons devant des images qui attirent. Et en ce qui concerne les images, il apparait bien vite qu'attirer et repousser ne donnent pas des experiences contraires. Les termes sont contraires. On peut bien, en etudiant l'electricite ou le magnetisme, parler syme-triquement de repulsion et d'attraction. Un changement de signes al-gebriques y suffit. Mais les images ne s'accommodent guere des idees tranquilles, ni surtout des idees definitives. Sans cesse l'imagination imagine et s'enrichit de nouvelles images. C'est cette richesse d'etre imagine que nous voudrions explorer. Voici alors une rapide mise en place des chapitres de cet ouvrage. D'abord, comme il se doit dans une recherche sur les images de l'intimite, nous posons le probleme de la poetique de la maison. Les questions abondent: comment des chambres secretes, des chambres disparues se constituent-elles en demeures pour un passe inoubliable ? Ou et comment le repos trouve-t-il des situations privilegiees ? Comment les refuges ephemeres et, les abris occasionnels recoivent-ils parfois, de nos reveries intimes, des valeurs qui n'ont aucune base objective ? Avec l'image de la maison, nous tenons un veritable principe d'integration psychologique. Psychologie descriptive, psychologie des profondeurs, psychanalyse et phenomenologie pourraient, avec la maison, constituer ce corps de doctrines que nous designons sous le nom de topo-analyse. Examinee dans les horizons theoriques les plus divers, il semble que l'image de la maison devienne la topographie de notre etre intime. Pour donner une idee de la complexite de la tache du psychologue qui etudie l'ame humaine en ses profondeurs, C.-G. Jung Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 28 demande á son lecteur de considérer cette comparaison : « Nous avons á découvrir un bátiment et á l'expliquer : son étage supérieur a été construit au XIXe siěcle, le rez-de-chaussée date du XVf siěcle et l'examen plus minutieux de la construction montre qu'elle a été faite sur une tour du If siěcle. Dans la cave, nous découvrons des fonda-tions romaines, et sous la cave se trouve une grotte comblée sur le sol de laquelle on découvre dans la couche supérieure des outils de silex, et, dans les couches plus profondes, des restes de faune glaciaire. Telle serait á peu pres la structure de notre áme 14 » Naturellement, [19] Jung sait le caractěre insuffisant de cette comparaison (cf. p. 87). Mais, du fait méme qu'elle se développe si aisément, il y a un sens á prendre la maison comme un instrument d'analyse pour l'ame humai-ne. Aides par cet «instrument», ne retrouverons-nous, en nous-mémes, en révant dans notre simple maison, des réconforts de grotte ? Et la tour de notre áme est-elle á jamais rasée ? Sommes-nous pour toujours, suivant 1'hémistiche fameux des étres « á la tour abolie » ? Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont «logés ». Notre inconscient est « loge ». Notre áme est une demeure. Et en nous sou-venant, des « maisons », des « chambres », nous apprenons á « de-meurer » en nous-mémes. On le voit děs maintenant, les images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles. Ce jeu est si multiple qu'il nous a fallu deux longs chapitres pour esquisser les valeurs d'images de la maison. Aprěs ces deux chapitres sur la maison des hommes, nous avons étudié une série d'images que nous pouvons prendre comme la maison des choses : les tiroirs, les coffres et les armoires. Que de psychologie sous leur serrure ! lis portent en eux une sortě ďesthétique du cache. Pour amorcer děs maintenant la phénoménologie du cache, une re-marque préliminaire suffira : un tiroir vide est inimaginable. II peut seulement étre pense. Et pour nous qui avons á décrire ce qu'on imagine avant ce que Ton connait, ce qu'on réve avant ce qu'on vérifie, toutes les armoires sont pleines. Croyant parfois étudier des choses, on s'ouvre seulement á un type de reveries. Les deux chapitres que nous avons consacrés aux Nids et C.-G. JUNG, Essais de psychologie analytique, trad., ed. Stock, p. 86. Ce passage est emprunte ä l'essai qui a pour titre : Le conditionnement terrestre de l'äme. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 29 aux Coquilles — ces deux refuges du vertébré et de 1'invertébré — portent le témoignage ďune activité d'imagination A peine freinée par la réalité des objets. Pour nous qui avons si longtemps médité sur l'imagination des elements, nous avons revécu mille reveries aériennes ou aquatiques selon que nous suivions les poětes dans le nid des ar-bres ou dans cette grotte de l'animal qu'est une coquille. J'ai beau par-fois toucher des choses, je réve toujours element. Aprěs avoir suivi les reveries d'habiter ces lieux inhabitables, nous sommes revenu á des images qui demandent, pour que nous les vi-vions, que, comme dans les nids et les coquilles, nous nous fassions tout, petits. En effet, dans nos maisons mémes, ne trouvons-nous pas des réduits et, des coins ou nous aimons nous blottir ? Blottir appar-tient á la phénoménologie du verbe habiter. N'habite avec intensitě que celui qui a su se blottir. Nous avons en nous, á cet égard, tout un stock d'images et de [20] souvenirs que nous ne confions pas volon-tiers. Sans doute, le psychanalyste, s'il voulait systématiser ces images du blottissement, pourrait nous fournir de nombreux documents. Nous n'avions á notre disposition que des documents littéraires. Nous avons done éerit un court chapitre sur les « coins », surpris nous-méme quand de grands écrivains donnaient á ces documents psychologiques la dignitě littéraire. Aprěs tous ces chapitres consaerés aux espaces de l'intimite, nous avons voulu voir comment se présentait, pour une poétique de l'espace, la dialectique du grand et du petit, comment dans l'espace extérieur l'imagination jouissait, sans le secours des idées, quasi naturellement, du relativisme de la grandeur. La dialectique du petit et du grand, nous l'avons mise sous les signes de la Miniature et, de l'lmmensite. Ces deux chapitres ne sont pas aussi antithétiques qu'on pourrait le penser. Dans l'un et l'autre cas, le petit et le grand n'ont pas á étre saisis dans leur objectivité. Nous n'en traitons, dans le present livre, que comme les deux poles d'une projection d'images. Dans d'autres livres, en par-ticulier pour l'immensite, nous avons essayé de caractériser les meditations des poětes devant les spectacles grandioses de la nature 15. Ici, il s'agit d'une participation plus intime au mouvement de l'image. Par exemple, nous aurons á prouver, en suivant certains poěmes, que l'im- Cf. La terre et les reveries de la volonté, éd. Corti, p. 378 et suiv. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 30 pression d'immensite est en nous, qu'elle n'est pas liee necessairement a un objet. A ce point de notre livre, nous avions reuni deja d'assez nombreu-ses images pour poser, a notre maniere, en donnant aux images leur valeur ontologique, la dialectique du dedans et du dehors, dialectique qui se repercute en une dialectique de l'ouvert et du ferme. Tres proche de ce chapitre sur la dialectique du dedans et du dehors est le chapitre suivant qui a pour titre : « La phenomenologie du rond. » La difficulte que nous avons eu a vaincre en ecrivant ce chapitre fut de nous ecarter de toute evidence geometrique. Autrement dit, il nous a fallu partir d'une sorte d'intimite de la rondeur. Nous avons trouve, chez les penseurs et les poetes, des images de cette rondeur directe, images — c'est pour nous essentiel — qui ne sont pas de simples metaphores. Nous aurons la une nouvelle occasion pour denoncer l'intellectualisme de la metaphore et pour montrer par consequent, une fois de plus, l'activite propre de l'imagination pure. Dans notre esprit, ces deux derniers chapitres, alourdis de [21] me-taphysique implicite, devrait faire le lien avec un autre livre que nous voudrions ecrire encore. Ce livre condenserait les nombreux cours publics que nous avons faits a la Sorbonne dans les trois dernieres an-nees de notre enseignement. Aurons-nous la force d'ecrire ce livre ? La distance est grande entre les paroles qu'on confie librement a un auditoire sympathique et la discipline necessaire pour ecrire un livre. Dans l'enseignement oral, anime par la joie d'enseigner, parfois, la parole pense. En ecrivant un livre, il faut tout de meme reflechir. [22] Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 31 [23] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre I LA MAISON DE LA CAVE AU GRENIER LE SENS DE LA HUTTE A la porte de la maison qui viendra frapper ? Une porte ouverte on entre Une porte fermee un antre Le monde bat de l'autre cote de ma porte. Pierre Albert-Birot, Les amusements naturels, p. 217. I Retour a la table des matieres Pour une etude phenomenologique des valeurs d'intimite de l'espace interieur, la maison est, de toute evidence, un etre privilegie, a condition, bien entendu, de prendre la maison a la fois dans son unite et sa complexity, en essayant d'en integrer toutes les valeurs particu-lieres dans une valeur fondamentale. La maison nous fournira a la fois des images dispersees et un corps d'images. Dans l'un et l'autre cas, nous prouverons que l'imagination augmente les valeurs de la realite. Une sorte d'attraction d'images concentre les images autour de la maison. A travers les souvenirs de toutes les maisons ou nous avons trou- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 32 vé abri, par-delá toutes les maisons que nous avons révé habiter, peut-on dégager une essence intime et concrete qui soit une justification de la valeur singuliěre de toutes nos images ďintimité protegee ? Voilá le probléme central. Pour le résoudre, il ne suffit pas de considérer la maison comme un « objet» sur lequel nous pourrions faire réagir des jugements et des reveries. Pour un phénoménologue, pour un psychanalyste, pour un psychologue (ces trois points de vue étant ranges par ordre de pré-gnance décroissante), il ne s'agit pas de décrire des maisons, d'en detainer les aspects pittoresques et d'en analyser les raisons de confort. II faut, tout au contraire, dépasser les problěmes de la description — que cette description soit objective ou subjective, c'est-a-dire qu'elle dise des faits [24] ou des impressions — pour atteindre les vertus premieres, celles ou se révěle une adhesion, en quelque maniěre, native á la fonction premiére d'habiter. Le géographe, l'ethnographe, peuvent bien nous décrire des types trěs varies d'habitation. Sous cette varieté, le phénoménologue fait l'effort qu'il faut pour saisir le germe du bon-heur central, sůr, immédiat. Dans toute demeure, dans le chateau mé-me, trouver la coquille initiale, voilá la táche premiére du phénoménologue. Mais que de problěmes connexes si nous voulons determiner la realitě profonde de chacune des nuances de notre attachement á un lieu ďélection ! Pour un phénoménologue, la nuance doit étre prise comme un phénoměne psychologique de premier jet. La nuance n'est pas une coloration superficielle supplémentaire. II faut done dire comment, nous habitons notre espace vital en accord avec toutes les dialectiques de la vie, comment nous nous enracinons, jour par jour, dans un « coin du monde ». Car la maison est notre coin du monde. Elle est — on l'a souvent dit — notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l'acception du terme. Vue intimement, la plus humble demeure n'est-elle pas belle ? Les écrivains de l'humble logis n'evoquent souvent cet element de la poétique de l'espace. Mais cette evocation est bien trop succincte. Ayant peu á décrire dans l'humble logis, ils n'y séjournent guěre. Ils caractérisent l'humble logis en son actualité, sans en vivre vraiment la primitivité, une primitivité qui appartient á tous, riches ou pauvres, s'ils acceptent de réver. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 33 Mais notre vie adulte est si dépossédée des premiers biens les liens anthropocosmiques y sont si détendus qu'on ne sent, pas leur premier attachement dans ľunivers de la maison. Les philosophes ne manquent pas qui « mondifient» abstraitement, qui trouvent un univers par le jeu dialectique du moi et du non-moi. Précisément, ils connaissent ľunivers avant la maison, ľhorizon avant le gite. Au contraire, les vé-ritables departs ďimage, si nous les étudions phénoménologiquement, nous diront concrétement les valeurs de ľespace habite, le non-moi qui protege le moi. Ici, en effet, nous touchons une réciproque dont nous devrons explorer les images : tout espace vraiment habite porte ľessence de la notion de maison. Nous verrons, dans le cours de notre ouvrage, comment imagination travaille dans ce sens quand ľétre a trouvé le moindre abri : nous verrons imagination construire des « murs » avec des ombres impalpables, se réconforter avec des illusions de protection — ou, inversement trembler derriére des murs épais, douter des plus solides remparts. Bref, [25] dans la plus interminable des dialec-tiques, ľétre abrité sensibilise les limites de son abri. II vit la maison dans sa realite et dans sa virtualité, par la pensée et tes songes. Des lors, tous les abris, tous les refuges, toutes les chambres ont des valeurs ďonirisme consonnantes. Ce n'est plus dans sa positivité que la maison est véritablement « vécue », ce n'est pas seulement dans ľheure qui sonne qu'on en reconnait les bienfaits. Les vrais bien-étres ont un passé. Tout un passé vient vivre, par le songe, dans une maison nouvelle. La vieille locution : « On y transporte ses dieux lares » a mille variantes. Et la reverie s'approfondit au point qu'un domaine immemorial s'ouvre pour le réveur du foyer au dela de la plus ancien-ne memoire. La maison, comme le feu, comme ľeau, nous permettra d'évoquer, dans la suite de notre ouvrage, des lueurs de reverie qui éclairent la synthése de immemorial et du souvenir. Dans cette region lointaine, memoire et imagination ne se laissent pas dissocier. Lune et ľautre travaillent ä leur approfondissement mutuel. Lune et l'autre constituent dans l'ordre des valeurs, une communauté du souvenir et de image. Ainsi la maison ne se vit pas seulement au jour le jour, sur le fil d'une histoire, dans le récit de notre histoire. Par les songes, les diverses demeures de notre vie se compénétrent et gardent les trésors des jours anciens. Quand, dans la nouvelle maison, revien-nent les souvenirs des anciennes demeures, nous allons au pays de Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 34 l'Enfance Immobile, immobile comme l'lmmemorial. Nous vivons des fixations, des fixations de bonheur 16. Nous nous reconfortons en re-vivant des souvenirs de protection. Quelque chose de ferme doit gar-der les souvenirs en leur laissant leurs valeurs d'images. Les souvenirs du monde exterieur n'auront jamais la meme tonalite que les souvenirs de la maison. En evoquant les souvenirs de la maison, nous addition-nons des valeurs de songe ; nous ne sommes jamais de vrais histo-riens, nous sommes toujours un peu poetes et notre emotion ne traduit peut-etre que de la poesie perdue. Ainsi, en abordant les images de la maison avec le souci de ne pas rompre la solidarite de la memoire et de l'imagination, nous pouvons esperer faire sentir toute l'elasticite psychologique d'une image qui nous emeut a des degres de profondeur insoupconnes. Par les poemes, plus peut-etre que par les souvenirs, nous touchons le fond poetique de l'espace de la maison. Dans ces conditions, si Ton nous demandait le bienfait le [26] plus precieux de la maison, nous dirions : la maison abrite la reverie, la maison protege le reveur, la maison nous permet de rever en paix. II n'y a pas que les pensees et les experiences qui sanctionnent les valeurs humaines. A la reverie appartiennent des valeurs qui marquent l'homme en sa profondeur. La reverie a meme un privilege d'autovalo-risation. Elle jouit directement de son etre. Alors, les lieux ou Ton a vecu la reverie se restituent d'eux-memes dans une nouvelle reverie. C'est parce que les souvenirs des anciennes demeures sont revecus comme des reveries que les demeures du passe sont en nous imperis-sables. Notre but est maintenant clair : il nous faut montrer que la maison est une des plus grandes puissances d'integration pour les pensees, les souvenirs et les reves de l'homme. Dans cette integration, le principe liant, c'est la reverie. Le passe, le present et l'avenir donnent a la maison des dynamismes differents, des dynamismes qui souvent interfe-rent, parfois s'opposant, parfois s'excitant l'un l'autre. La maison, dans la vie de l'homme, evince des contingences, elle multiplie ses conseils Ne faut-il pas rendre a la fixation ses vertus, en marge de la litterature psychanalytique qui doit, de par sa fonction therapeutique, enregistrer surtout des processus de defixation ? Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 35 de continuité. Sans elle, l'homme serait un étre disperse. Elle main-tient l'homme á travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et aime. Elle est le premier monde de l'etre humain. Avant d'etre «jeté au monde » comme le professent les métaphysiques rapi-des, l'homme est depose dans le berceau de la maison. Et toujours, en nos reveries, la maison est un grand berceau. Une métaphysique concrete ne peut laisser de coté ce fait, ce simple fait, d'autant que ce fait est une valeur, une grande valeur á laquelle nous revenons dans nos reveries. L'etre est tout de suite une valeur. La vie commence bien, elle commence enfermée, protegee, toute tiěde dans le giron de la maison. De notre point, de vue, du point de vue du phénoménologue qui vit des origines, la métaphysique consciente qui se place á l'instant ou l'etre est «jeté dans le monde » est une métaphysique de deuxiěme position. Elle passe par-dessus les préliminaires oú l'atre est l'etre -bien, ou l'etre humain est depose dans un étre-bien, dans le bien-étre associé primitivement á l'etre. Pour illustrer la métaphysique de la conscience, il faudra attendre les experiences ou l'etre est jeté dehors, c'est-a-dire dans le style d'images que nous étudions : mis á la porte, hors de l'etre de la maison, circonstance ou s'accumulent l'hostilite des hommes et l'hostilite de l'univers. Mais une métaphysique complete, englobant la conscience et l'inconscient doit laisser au dedans le privilege de ses valeurs. Au-dedans de l'etre, dans l'etre du dedans, une chaleur accueille l'etre, enveloppe l'etre. L'etre rěgne dans une [27] sortě de paradis terrestre de la matiěre, fondu dans la douceur d'une matiěre adequate. H semble que dans ce paradis materiel, l'etre baigne dans la nourriture, qu'il soit comblé de tous les biens essentiels. Quand on réve á la maison natale, dans l'extreme profondeur de la reverie, on participe á cette chaleur premiére, á cette matiěre bien tempérée du paradis materiel. Cest dans cette ambiance que vivent les étres protecteurs. Nous aurons á revenir sur la maternitě de la maison. Pour l'instant, nous voulions indiquer la plenitude premiere de l'etre de la maison. Nos reveries nous y raměnent. Et le poete sait bien que la maison tient l'enfance immobile « dans ses bras » 17 : 17 Rilke, trad. Claude VIGÉE, apud Les Lettres, 4e année, nous 14-15-16, p. 11. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 36 Maison, pan de prairie, o lumiere du soir Soudain vous acquérez presque uneface humaine Vous étes pres de nous, embrassants, embrassés. II Bien entendu, grace a la maison, un grand nombre de nos souvenirs sont loges et si la maison se complique un peu, si elle a cave et grenier, des coins et des couloirs, nos souvenirs ont des refuges de mieux en mieux caracterises. Nous y retournons toute notre vie en nos reveries. Un psychanalyste devrait done donner son attention a cette simple localisation des souvenirs. Comme nous l'indiquions dans notre Introduction, nous donnerions volontiers a cette analyse auxiliaire de la psychanalyse le nom de topo-analyse. La topo-analyse serait done l'etude psychologique systematique des sites de notre vie intime. Dans ce theatre du passe qu'est notre memoire, le decor maintient les personnages dans leur role dominant. On croit parfois se connaitre dans le temps, alors qu'on ne connait qu'une suite de fixations dans des espaces de la stabilite de l'etre, d'un etre qui ne veut pas s'ecouler, qui, dans le passe meme quand il s'en va a la recherche du temps perdu, veut « suspendre » le vol du temps. Dans ses mille alveoles, l'espace tient du temps comprime. L'espace sert a ca. Et si Ton veut depasser l'histoire, ou meme en restant dans l'histoi-re, detacher de notre histoire l'histoire toujours trop contingente des etres qui l'ont encombree, nous nous rendons compte que le calendrier de notre vie ne peut s'etablir que dans son imagerie. Pour analyser noire etre dans la hierarchie d'une ontologie, pour psychanalyser notre inconscient terre dans des [28] demeures primitives, il faut, en marge de la psychanalyse normale, desocialiser nos grands souvenirs et at-teindre au plan des reveries que nous menions dans les espaces de nos solitudes. Pour de telles enquetes, les reveries sont plus utiles que les Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 37 réves. Et de telles enquétes montrent que les reveries peuvent étre bien différentes des réves 18. Alors, face ä ces solitudes, le topo-analyste interroge : La chambre était-elle grande ? Le grenier était-il encombré ? Le coin était-il chaud ? Et d'oü venait la lumiěre ? Comment aussi, dans ces espaces, l'etre connaissait-il le silence ? Comment savourait-il les silences si spéciaux des gites divers de la reverie solitaire ? Ici l'espace est tout, car le temps n'anime plus la memoire. La memoire — chose étrange ! — n'enregistre pas la durée concrete, la du-rée au sens bergsonien. On ne peut revivre les durées abolies. On ne peut que les penser, que les penser sur la ligne d'un temps abstrait přivé de toute épaisseur. Cest par l'espace, e'est dans l'espace que nous trouvons les beaux fossiles de durée concretises par de longs séjours. L'inconscient séjourne. Les souvenirs sont immobiles, d'autant plus solides qu'ils sont mieux spatialisés. Localiser un souvenir dans le temps, n'est qu'un souci de biographe et ne correspond guěre qu'ä une sorte d'histoire externe, une histoire pour l'usage externe, ä communi-quer aux autres. Plus prof onde que la biographie, l'hermeneutique doit determiner les centres de destin, en débarrassant l'histoire de son tissu temporel conjonctif sans action sur notre destin. Plus urgente que la determination des dates est, pour la connaissance de 1'intimité, la localisation dans les espaces de notre intimitě. La psychanalyse met trop souvent les passions « dans le siěcle ». En fait, les passions cuisent et recuisent dans la solitude. C'est enfer-mé dans sa solitude que l'etre de passion prepare ses explosions on ses exploits. Et tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces oů nous avons souffert de la solitude, joui de la solitude, désiré la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffacables. Et trěs précisément, l'etre ne veut pas les effacer. II sait d'instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Méme lorsque ces espaces sont ä jamais rayés du present, étrangers désormais ä toutes les promesses d'avenir, méme lorsqu'on n'a plus de grenier, méme lorsqu'on a perdu la mansardě, il restera toujours qu'on a aimé un grenier, qu'on a vécu dans 8 Nous étudierons les differences du réve et de la reverie dans un prochain ouvrage. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 38 une mansardě. On y [29] retourne dans les songes de la nuit. Ces ré-duits ont valeur de coquille. Et quand on va au bout des labyrinthes du sommeil, quand on touche aux regions du sommeil profond, on connait peut-étre des repos anté-humains. L'ante-humain touche ici á 1'immémorial. Mais, dans la reverie du jour elle-méme, le souvenir des solitudes étroites, simples, resserrées nous sont des experiences de l'espace réconfortant, d'un espace qui ne desire pas s'etendre, mais qui voudrait surtout étre encore possédé. On pouvait bien jadis trouver la mansardě trop étroite, la trouver froide l'hiver, chaude 1'été. Mais maintenant, dans le souvenir retrouvé par la reverie, on ne sait par quel syncrétisme, la mansardě est petite et grande, chaude et fraiche, toujours réconfortante. Ill Des lors, a la base meme de la topo-analyse, nous avons a intro-duire une nuance. Nous faisions remarquer que l'inconscient est loge. II faut ajouter que l'inconscient est bien loge, heureuse-ment loge. II est loge dans l'espace de son bonheur. L'inconscient normal sait par-tout se mettre a l'aise. La psychanalyse vient en aide a des incons-cients deloges, a des inconscients brutalement ou insidieusement de-loges. Mais la psychanalyse met plutot l'etre en mouvement qu'au repos. Elle appelle l'etre a vivre a l'exterieur des gites de l'inconscient, a entrer dans les aventures de la vie, a sortir de soi. Et naturellement, son action est salutaire. Car il faut aussi donner un destin de dehors a l'etre du dedans. Pour accompagner la psychanalyse dans cette action salutaire, il faudrait entreprendre une topo-analyse de tous les espaces qui nous appellent hors de nous-memes. Quoique nous centrions nos recherches sur les reveries du repos, nous ne devons pas oublier qu'il y a une reverie de l'homme qui marche, une reverie du chemin. Emmenez-moi, chemins!... Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 39 dit Marceline Desbordes-Valmore, en pensant a la Flandre natale (Un ruisseau de la Scarpe). Et quel bel objet dynamique qu'un sender ! Comme ils restent precis pour la conscience musculaire les sentiers familiers de la colline ! Un poete evoque tout ce dynamisme en un seul vers : O mes chemins et leur cadence (Jean CAUBERE, Deserts, ed. Debresse, p. 38.) Quand je revis dynamiquement le chemin qui « gravissait » la colline, je suis bien sur que le chemin lui-meme avait des [30] muscles, des contre-muscles. Dans ma chambre parisienne, cela m'est un bon exercice de me souvenir ainsi du chemin. En ecrivant cette page, je me sens libere de mon devoir de promenade : je suis sur d'etre sorti de chez moi. Et, Ton trouverait mille intermediaries entre la realite et. les sym-boles si Ton donnait aux choses tous les mouvements qu'elles sugge-rent. George Sand revant nu bord d'un sender au sable jaune voit cou-ler la vie. Elle ecrit: « Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin ? C'est le symbole et l'image de la vie active et variee. » (Consuelo, II, p. 116.) Chacun devrait alors dire ses routes, ses carrefours, ses bancs. Chacun devrait dresser le cadastre de ses campagnes perdues. Thoreau a, dit-il, le plan des champs inscrit en son ame. Et Jean Wahl peut ecrire : Le moutonnement des haies. C'est en moi que je I'ai. (Poemes, p. 96.) Nous couvrons ainsi l'univers de nos dessins vecus. Ces dessins n'ont pas a etre exacts. II faut seulement qu'ils soient tonalises sur le mode de notre espace interieur. Mais quel livre il faudrait ecrire pour determiner tous ces problemes L'espace appelle Taction, et avant Taction Timagination travaille. Elle fauche et laboure. De toutes ces ac- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 40 tions imaginaires, il faudrait dire le bienfait. La psychanalyse a multi-plie ses observations sur le comportement projectif, sur les caracteres extravertis toujours prets a exterioriser leurs impressions intimes. Une topo-analyse exterioriste preciserait peut-etre ce comportement projectif en definissant les reveries d'objets. Mais, dans le present ouvra-ge, nous ne pouvons faire, comme il conviendrait, la double geometric, la double physique imaginaire de l'extraversion et de l'intraver-sion. Nous ne croyons pas d'ailleurs que ces deux physiques aient le meme poids psychique. C'est a la region d'intimite, a la region dont le poids psychique est dominant que nous consacrons nos recherches. Nous nous confierons done a la puissance d'attraction de toutes les regions d'intimite. II n'y a pas d'intimite vraie qui repousse. Tous les espaces d'intimite se designent par une attraction. Repetons une fois de plus que leur etre est bien-etre. Dans ces conditions, la topo-analyse a la marque d'une topophylie. C'est dans le sens de cette valorisation que nous devons etudier les abris et les chambres. [31] IV Ces valeurs d'abri sont si simples, si profondement enracinees dans l'inconscient qu'on les retrouve plutot par une simple evocation que par une description minutieuse. La nuance alors dit la couleur. Le mot d'un poete, parce qu'il touche juste, ebranle les couches profondes de notre etre. Le pittoresque excessif d'une demeure peut cacher son intimite. C'est vrai dans la vie. Plus vrai encore dans la reverie. Les vraies mai-sons du souvenir, les maisons ou nos reves nous ramenent, les mai-sons riches d'un fidele onirisme, repugnent a toute description. Les decrire, ce serait les faire visiter. Du present, on peut peut-etre tout dire, mais du passe ! La maison premiere et oniriquement definitive doit garder sa penombre. Elle releve de la litterature en profondeur, e'est-a-dire de la poesie, et non pas de la litterature diserte qui a besoin Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 41 du roman des autres pour analyser ľintimité. Tout ce que je dois dire de la maison de mon enfance, c'est tout juste ce qu'il faut pour me mettre moi-méme en situation d'onirisme, pour me mettre au seuil d'une reverie oü je vais me reposer dans mon passe. Alors, je puis es-pérer que ma page contiendra quelques sonorités vraies, je veux dire une voix si lointaine en moi-méme qu'elle sera la voix que tous enten-dent quand ils écoutent ä fond de memoire, ä la limite de la memoire, au dela peut-étre de la memoire dans le champ de ľimmémorial. On ne communique aux autres qu'une orientation vers le secret sans jamais pouvoir dire objectivement le secret. Le secret n'a jamais une totale objectivité. Dans cette voie, on oriente ľonirisme, on ne ľac-complit pas 19. Ä quoi servirait-il, par exemple, de donner le plan de la chambre qui fut vraiment ma chambre, de décrire la petite chambre au fond ďun grenier, de dire que de la fenétre, ä travers ľéchancrure des toits, on voyait la colline. Moi seul, dans mes souvenirs ďun autre siécle, peux ouvrir le placard profond qui garde encore, pour moi seul, ľodeur unique, ľodeur des raisins qui séchent sur la claie. Lodeur du raisin ! Odeur limite, il faut beaucoup imaginer pour la sentir. Mais j'en ai déjä trop dit. Si je disais davantage, le lecteur n'ouvrirait pas, dans sa chambre [32] retrouvée, ľarmoire unique, ľarmoire ä ľodeur unique, qui signe une intimite. Pour évoquer les valeurs d'intimité, il faut, paradoxalement, induire le lecteur en état de lecture suspendue. C'est au moment oü les yeux du lecteur quittent le livre que revocation de ma chambre peut devenir un seuil d'onirisme pour autmi. Alors quand c'est un poéte qui parle, ľäme du lecteur retentit, eile connait ce retentissement qui, comme ľexpose Minkowski, rend ä ľétre ľénergie d'une origine. II y a done un sens ä dire, sur le pian d'une philosophie de la litté-rature et de la poésie oü nous nous placons, qu'on « écrit une cham- 19 Ayant ä decrire le domaine de Canaen (Volupte, p. 30), SAINTE-BEUVE ajoute : « C'est bien moins pour vous, mon ami, qui n'avez pas vu ces lieux, ou qui, les eussiez-vous visites, ne pouvez maintenant ressentir mes impressions et mes couleurs, que je les parcours avec ces details, dont j'ai besoin de m'excuser. N'allez pas plus essayer de vous les representer d'apres cela ; laissez Hotter l'image en vous ; passez legerement; la moindre idee vous en sera süffisante. » Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 42 bre », qu'on « lit une chambre », qu'on « lit une maison ». Ainsi, bien rapidement, des les premiers mots, ä la premiére ouverture poétique, le lecteur qui « lit une chambre » suspend sa lecture et commence ä penser ä quelque ancien séjour. Vous voudriez tout dire sur votre chambre. Vous voudriez intéresser le lecteur ä vous-méme alors que vous avez entr'ouvert une porte de la reverie. Les valeurs d'intimité sont si absorbantes que le lecteur ne lit plus votre chambre : il revoit la sienne. II est déjä parti écouter les souvenirs d'un pere, d'une aieule, d'une mere, d'une servante, de « la servante au grand cceur », bref de l'etre dominant le coin de ses souvenirs les plus valorises. Et, la maison du souvenir devient psychologiquement complexe. A ses gites de solitude s'associent la chambre, la salle oú ont régné les étres dominants. La maison natale est une maison habitée. Les valeurs d'intimité s'y dispersent, elles se stabilisent mal, elles subissent des dialectiques. Que de récits d'enfance — si les récits d'enfance étaient sincéres — oú ľon nous dirait que l'enfant, faute de chambre, s'en va bouder dans son coin ! Mais au dela des souvenus, la maison natale est physiquement ins-crite en nous. Elle est un groupe d'habitudes organiques. A vingt ans d'intervalle, malgré tous les escaliers anonymes, nous retrouverions les reflexes du « premier escalier », nous ne buterions pas sur telle marche un peu haute. Tout l'etre de la maison se déploierait, fidéle ä notre étre. Nous pousserions la porte qui grince du merne geste, nous irions sans lumiére dans le lointain grenier. La moindre des clenchet-tes est restée en nos mains. Les maisons successives oú nous avons habite plus tard ont sans doute banalisé nos gestes. Mais nous sommes trés surpris si nous ren-trons dans la vieille maison, aprés des decades d'odyssée, que les gestes les plus fins, les gestes premiers soient soudain vivants, toujours parfaits. En somme, la maison natale a inscrit en nous la hierarchie des diverses fonctions d'habiter. Nous [33] sommes le diagramme des fonctions d'habiter cette maison-la et toutes les autres maisons ne sont que des variations d'un theme fondamental. Le mot habitude est un mot trop use pour dire cette liaison passionnée de notre corps qui n'oublie pas ä la maison inoubliable. Mais cette region des souvenirs bien détaillés, aisément gardes par les noms des choses et des étres qui ont vécu dans la maison natale, Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 43 peut étre étudiée par la psychologie courante. Plus confus, moins bien dessinés sont les souvenirs des songes que seule la meditation poétique peut nous aider á retrouver. La poesie, dans sa grande fonction, nous redonne les situations du songe. La maison natale est plus qu'un corps de logis, elle est, un corps de songes. Chacun de ses réduits fut un gite de reverie. Et le gite a souvent particularise la reverie. Nous y avons pris des habitudes de reverie particuliěre. La maison, la cham-bre, le grenier ou Ton a été seul, donnent les cadres d'une reverie interminable, d'une reverie que la poesie pourrait seule, par une ceuvre, achever, accomplir. Si Ton donne á toutes ces retraites leur fonction qui fut d'abriter des songes, on peut dire, comme je l'indiquais dans un livre antérieur 20, qu'il existe pour chacun de nous une maison oniri-que, une maison du souvenir-songe, perdue dans l'ombre d'un au-dela du passé vrai. Elle est, disais-je, cette maison onirique, la crypte de la maison natale. Nous sommes ici á un pivot autour duquel tournent les interpretations réciproques du réve par la pensée et de la pensée par le réve. Le mot interpretation durcit trop cette volte-face. En fait, nous sommes ici dans l'unite de l'image et du souvenir, dans le mixte fonc-tionnel de l'imagination et de la mémoire. La positivitě de l'histoire et de la géographie psychologiques ne peut servir de pierre de touche pour determiner Větre vrai de notre enfance. L'enfance est certaine-ment plus grande que la realitě. Pour éprouver, á travers tout notre age, notre attachement á la maison natale, le songe est plus puissant que les pensées. Ce sont les puissances de l'inconscient qui fixent les plus lointains souvenirs. S'il n'y avait pas eu un centre compact de reveries du repos dans la maison natale, les circonstances si différentes qui entourent la vie vraie auraient brouillé les souvenirs. Hormis quel-ques médailles á l'effigie de nos ancétres, notre mémoire ďenfant ne contient que des monnaies usées. Cest sur le pian de la reverie et non sur le plan des faits que l'enfance reste en nous vivante et poétique-ment utile. Par cette enfance permanente, nous maintenons [34] la poesie du passé. Habiter oniriquement la maison natale, c'est plus que l'habiter par le souvenir, c'est vivre dans la maison disparue comme nous y avons révé. Quel privilege de profondeur il y a dans les reveries de 1'enfant ! Heureux 1'enfant qui a possédé, vraiment possédé, ses solitudes ! II est La terre et les aigries du repos, p. 98. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 44 bon, il est sain qu'un enfant ait ses heures d'ennui, qu'il connaisse la dialectique du jeu exagere et des ennuis sans cause, de l'ennui pur. Dans ses Memoires, Alexandre Dumas dit qu'il etait un enfant ennuye, ennuye jusqu'aux larmes. Quand sa mere le trouvait ainsi, pleurant d'ennui, eile lui disait: — Et pourquoi Dumas pleure-t-il ? — Dumas pleure, parce que Dumas a des larmes, repondait l'enfant de six ans. C'est lä sans doute une anecdote comme on en raconte dans des Memoires. Mais comme eile marque bien l'ennui absolu, l'ennui qui n'est pas le correlatif d'un manque de camarades de jeux ! N'est-il pas des enfants qui quittent le jeu pour aller s'ennuyer dans un coin du grenier. Grenier de mes ennuis, que de fois je t'ai regrette quand la vie multiple me faisait perdre le germe de toute liberie. Ainsi, par-delä toutes les valeurs positives de protection, dans la maison natale s'etablissent des valeurs de songe, dernieres valeurs qui demeurent quand la maison n'est plus. Centres d'ennui, centres de solitude, centres de reveries se groupent pour constituer la maison oniri-que plus durable que les souvenirs disperses dans la maison natale. II faudrait de longues recherches phenomenologiques pour determiner toutes ces valeurs de songe, pour dire la profondeur de ce terrain des songes oü se sont enracines les souvenirs. Et n'oublions pas que ce sont ces valeurs de songe qui se commu-niquent poetiquement d'äme ä Börne. La lecture des poetes est essen-tiellement reverie. V La maison est un corps d'images qui donnent a l'homme des rai-sons ou des illusions de stabilite. Sans cesse on reimagine sa realite : distinguer toutes ces images serait dire l'ame de la maison ; ce serait developper une veritable psychologie de la maison. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 45 Pour mettre en ordre ces images, il faut, croyons-nous, envisager deux themes principaux de liaison : 1° La maison est imaginée comme un étre vertical. Elle [35] s'ele-ve. Elle se différencie dans le sens de sa verticalité. Elle est un des appels ä notre conscience de verticalité ; 2° La maison est imaginée comme un étre concentre. Elle nous appelle ä une conscience de centralité 21. Ces themes sont, sans doute énoncés bien abstraitement. Mais il n'est pas difficile, sur des exemples, d'en reconnaitre le caractěre psy-chologiquement concret. La verticalite est assuree par la polarite de la cave et du grenier. Les marques de cette polarite sont si profondes qu'elles ouvrent, en quelque maniere, deux axes tres differents pour une phenomenologie de l'imagination. En effet, presque sans commentaire, on peut opposer la rationalite du toit a l'irrationalite de la cave. Le toit dit tout de suite sa raison d'etre : il met a couvert l'homme qui craint la pluie et le so-leil. Les geographes ne cessent de rappeler que dans chaque pays, la pente du toit est un des signes les plus surs du climat. On « com-prend » l'inclinaison du toit. Le reveur lui-meme reve rationnelle-ment; pour lui, le toit aigu tranche les nuees. Vers le toit toutes les pensees sont claires. Dans le grenier, on voit a nu, avec plaisir, la forte ossature des charpentes. On participe a la solide geometrie du char-pentier. La cave, on lui trouvera sans doute des utilites. On la rationalisera en enumerant ses commodites. Mais elle est d'abord Vetre obscur de la maison, l'etre qui participe aux puissances souterraines. En y revant, on s'accorde a l'irrationalite des profondeurs. Pour cette seconde partie, voir ci-dessous, p. 44. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 46 On se rendra sensible a cette double polarite verticale de la maison, si Ton se rend sensible a la fonction d'habiter au point d'en faire une replique imaginaire de la fonction de construire. Les etages eleves, le grenier, le reveur les « edifie », il les reedifie bien edifies. Avec les reves dans la hauteur claire nous sommes, repetons-le, dans la zone rationnelle des projets intellectualises. Mais pour la cave, l'habitant passionne la creuse, la creuse encore, il en rend active la profondeur. Le fait ne suffit pas, la reverie travaille. Du cote de la terre creusee, les songes n'ont pas de limite. Nous donnerons par la suite des reveries d'ultra-cave. Restons d'abord dans l'espace polarise par la cave et le grenier et voyons comment cet espace polarise peut servir a illustrer les nuances psychologiques les plus fines. Voici comment, le psychanalyste C.-G. Jung se sert de la double image de la cave et du grenier pour analyser les peurs qui [36] habi-tent la maison. On trouvera en effet dans le livre de Jung : L'homme de la decouverte de son time, trad. p. 203, une comparaison qui doit faire comprendre l'espoir qu'a l'etre conscient « d'aneantir l'autonomie des complexes en les debaptisant». L'image est la suivante : « La conscience se comporte la comme un homme qui, entendant un bruit suspect a la cave, se precipite au grenier pour y constater qu'il n'y a pas de voleurs et que par consequent, le bruit etait pure imagination. En realite, cet homme prudent n'a pas ose s'aventurer a la cave. » Dans la mesure meme ou l'image explicative employee par Jung nous convainc, nous lecteurs, nous revivons phenomenologiquement les deux peurs : la peur au grenier et la peur dans la cave. Au lieu d'af-fronter la cave (l'inconscient), « l'homme prudent » de Jung cherche a son courage les alibis du grenier. Au grenier, souris et rats peuvent faire leur tapage. Que le maitre survienne, ils rentreront dans le silence de leur trou. A la cave remuent des etres plus lents, moins trotti-nants, plus mysterieux. Au grenier, les peurs se « rationalisent» aise-ment. A la cave, meme pour un etre plus courageux que l'homme evo-que par Jung, la « rationalisation » est moins rapide et moins claire ; elle n'est jamais definitive. Au grenier, l'experience du jour peut tou-jours effacer les peurs de la nuit. A la cave les tenebres demeurent jour et nuit. Meme avec le bougeoir a la main, l'homme la cave voit danser les ombres sur la noire muraille. Si Ton suit l'inspiration de l'exemple explicatif de Jung jusqu'a la prise totale de la realite psychologique, on rencontre une cooperation Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 47 de la psychanalyse et de la phénoménologie, cooperation qu'il faudra toujours accentuer si l'on veut dominer le phénomene humain. En fait, il faut comprendre phénoménologiquement l'image pour lui donner une efficacité psychanalytique. Le phénoménologue acceptera ici l'image du psychanalyste en une Sympathie du tremblement. II ravive-ra la primitivité et la specifické des peurs. Dans notre civilisation qui met la méme lumiěre partout, qui met 1'électricité ä la cave, on ne va plus ä la cave un bougeoir ä la main. L'inconscient ne se civilise pas. II prend le bougeoir pour descendre au caveau. Le psychanalyste ne peut rester dans la superficialité des métaphores ou comparaisons et le phénoménologue doit aller jusqu'ä 1'extrémité des images. Ici, loin de réduire et d'expliquer, loin de comparer, le phénoménologue exagérera 1'exagération. Alors, lisant les Contes d'Edgar Poe, le phénoménologue et le psychanalyste réunis en comprendront leur valeur ďaccom-plissement. Les contes sont des peurs ďenfant qui s'accomplissent. Le lecteur qui se « donne » ä sa [37] lecture entendra le chat maudit, si-gne des fautes inexpiées, miauler derriěre la muraille 22. Le réveur de cave sait que les murs de la cave sont des murs enterrés, des murs ä une seule paroi, des murs qui ont toute la terre derriěre eux. Et le dra-me s'en accroit, et la peur s'exagere. Mais qu'est-ce qu'une peur qui s'arrete ďexagérer ? Dans une telle Sympathie de tremblement, le phénoménologue tend l'oreille, comme 1'écrit le poete Thoby Marcelin « au ras de la folie ». La cave est alors de la folie enterrée, des drames murés. Les récits de caves criminelles laissent dans la memoire des traces ineffacables, des traces qu'on n'aime pas ä accentuer ; qui voudrait relire la Barrique d'Amontillado ? Le drame est ici trop facile, mais il exploite des crain-tes naturelles, des craintes qui sont dans la double nature de l'homme et de la maison. Mais sans ouvrir un dossier de drames humains, nous allons étu-dier quelques ultra-caves qui nous prouvent trěs simplement que le réve de cave augmente invinciblement la réalité. Si la maison du réveur est située dans la ville, il n'est pas rare que le réve est de dominer, par la profondeur, les caves environnantes. Sa demeure veut les souterrains des chäteaux-forts de la legende oů de Edgar POE, cf. Le chat noir. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 48 mystérieux chemins faisaient communiquer par-dessous toute enceinte, tout rempart, tout fossé, le centre du chateau avec la forét lointaine. Le chateau plante sur la colline avait des racines fasciculées de Souterrains. Quelle puissance pour une simple maison d'etre bätie sur une touffe de souterrains ! Dans les romans d'Henri Bosco, grand réveur de maisons, on rencontre de telles ultra-caves. Sous la maison de L'antiquaire (p. 60) se trouve « une rotonde voůtée oů s'ouvrent quatre portes ». Par les qua-tre portes s'en vont des couloirs qui dominent en quelque sortě les quatre points cardinaux d'un horizon sou-terrain. La porte de Test s'ouvre et alors « souterrainement nous allons trěs loin, sous les maisons de ce quartier... ». Les pages portent la trace de réves labyrinthiques. Mais aux labyrinthes des couloirs ä « l'air lourd » s'associent des rotondes et des chapelles, les sanctuaires du secret. Ainsi la cave de L'antiquaire est, si l'on ose dire, oniriquement complexe. Le lecteur doit l'explorer avec des son-ges qui touchent, les uns ä la souffrance des couloirs, les autres ä 1'étonnement des palais souterrains. Le lecteur peut s'y perdre (au propre et au figure). II ne voit, pas nettement ďabord, la nécessité littérai-re ďune geometrie si compliquée. Cest ici que 1'étude phénoménolo-gique va révéler [38] son efficacité. Que nous conseille l'attitude phé-noménologique ? Elle nous demande d'instituer en nous un orgueil de lecture qui nous donnerait l'illusion de participer au travail méme du créateur de li vre. Une telle attitude ne peut guěre se prendre en premiere lecture. La premiere lecture garde trop de passivité. Le lecteur y est encore un peu un enfant, un enfant que la lecture distrait. Mais tout bon livre ä peine achevé doit étre immédiatement relu. Aprěs l'esquis-se qu'est la premiere lecture, vient l'ceuvre de lecture. II faut alors connaitre le probléme de l'auteur. La lecture seconde, troisiěme..., nous apprend peu ä peu la solution de ce probléme. Insensiblement, nous nous donnons l'illusion que probléme et solution sont les nótres. Cette nuance psychologique : « Nous aurions du écrire cela », nous pose phénoménologue de la lecture. Tant que nous n'accedons pas ä cette nuance, nous restons psychologue ou psychanalyste. Quel est alors le probléme littéraire d'Henri Bosco dans la description de l'ultra-cave ? Cest de concrétiser dans une image centrale un roman qui est, dans sa ligne generale, le roman des menées souterrai-nes. Cette métaphore usee est ici illustrée par les caves multiples, par Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 49 un reseau de galeries, par un groupe de cellules aux portes souvent cadenassees. On y medite des secrets ; on y prepare des projets. Et Taction, sous la terre, chemine. Nous sommes vraiment dans l'espace intime de menees souterraines. C'est dans un tel sous-sol que les antiquaires qui menent le roman pretendent lier des destins. La cave d'Henri Bosco aux rameaux quadrilles est un metier a tisser le destin. Le heros qui conte ses aventures a lui-meme un anneau destinai, une bague avec la pierre marquee des signes d'un ancien age. Le travail, proprement souterrain, proprement infernal des Antiquaires echouera. Au moment meme ou deux grands destins de l'amour allaient se nouer, mourra dans le cerveau de la mai-son maudite une des plus belles sylphides du romancier, un etre du jardin et de la tour, l'etre qui devait donner le bonheur. Le lecteur un peu attentif a l'accompagnement de poesie cosmique toujours active sous le recit psychologique dans les romans de Bosco, un tel lecteur aura, dans bien des pages du livre, des temoignages du drame de l'ae-rien et du terrestre. Mais pour vivre de tels drames, il faut relire, il faut pouvoir deplacer l'interet ou mener la lecture dans le double interet de l'homme el, des choses, en ne negligeant rien du tissu anthropo-cosmique d'une vie humaine. Dans une autre demeure ou nous conduit le romancier, l'ultra-cave n'est plus sous le signe des tenebreux projets des hommes [39] infer-naux. Elle est vraiment naturelle, inscrite dans la nature d'un monde souterrain. Nous allons vivre, en suivant Henri Bosco, une maison a racine cosmique. Cette maison a racine cosmique va nous apparaitre comme une plante de pierre qui croit du rocher jusqu'a l'azur d'une tour. Le heros du roman de L'antiquaire surpris dans une visite indiscrete a du s'engager dans le sous-sol d'une maison. Mais, tout de suite, l'interet du recit reel passe au recit cosmique. Les realites servent ici a exposer des reves. D'abord, on est encore dans le labyrinthe des couloirs tailles dans le roc. Puis soudain, une eau nocturne est rencontree. Alors, la description des evenements du roman est, pour nous, sus-pendue. Nous ne recevrons le prix de la page que si nous y participons Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 50 par nos reves de la nuit. En effet, un grand reve qui a la sincerite des elements s'intercale dans le recit. Lisons ce poeme de la cave cosmi-que 23 : « Juste a mes pieds l'eau sortit des tenebres. « L'eau !... un bassin immense !... Et quelle eau !... Une eau noire, dormante, si parfaitement plane que nulle ride, nulle bulle d'air, n'en troublait la surface. Pas de source, pas d'origine. Elle etait la depuis des millenaries, et y restait surprise par le roc, elle s'etendait d'une seule nappe insensible et etait devenue, dans sa gangue de pierre, elle-meme, cette pierre noire, immobile, captive du monde mineral. De ce monde oppressif elle avait subi la masse ecrasante, l'entassement enorme. Sous ce poids, on eut dit qu'elle avait change de nature, en s'infiltrant a travers l'epaisseur des dalles de calcaire qui en retenaient le secret. Elle etait devenue ainsi l'element fluide le plus dense de la montagne souterraine. Son opacite et sa consistance insolite 24 en fai-sait comme une matiere inconnue et chargee de phosphorescences dont n'affleuraient a la surface que de fugitives fulgurations. Signes des puissances obscures au repos dans les profondeurs, ces colorations electriques manifestaient la vie latente et la redoutable puissance de cet element encore assoupi. J'en frissonnais. » Ce frisson, on le sent bien, n'est plus une peur humaine, c'est une peur cosmique, une peur anthropo-cosmique qui fait echo a la grande legende de l'homme rendu aux situations primitives. De la cave taillee dans le roc au souterrain, du souterrain a l'eau dormante, nous sommes passes du monde construit au monde [40] reve ; nous sommes passes du roman a la poesie. Mais le reel et le reve sont, maintenant, dans une unite. La maison, la cave, la terre profonde trouvent une totalite par la profondeur. La maison est devenue un etre de la nature. Elle est solidaire de la montagne et des eaux qui travaillent la terre. La grande plante de pierre qu'est la maison pousserait mal si elle n'avait pas l'eau des souterrains a sa base. Ainsi vont les reves en leur grandeur sans limite. 23 Henri BOSCO, L'antiquaire, p. 154. 24 Dans une etude sur l'imagination materielle : L'eau et les reves, nous avons rencontre une eau dense et consistante, une eau lourde. C'etait celle d'un grand poete, d'Edgar Poe, cf. chap. II. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 51 La page de Bosco par sa reverie cosmique apporte au lecteur un grand repos de lecture en lui demandant de participer au repos que donne tout onirisme profond. Le recit sejourne alors dans un temps suspendu propice a l'approfondissement psychologique. Maintenant, le recit des evenements reels peut reprendre : il a recu sa provision de cosmicite et de reverie. En fait, par-dela l'eau souterraine, la cave de Bosco retrouve ses escaliers. La description, apres la pause poetique, peut derouler a nouveau son itineraire : « Un escalier se creusait dans le roc et, en montant, tournait. II etait tres etroit et raide. Je le pris » (p. 155). Par cette vrille, le reveur s'extrait des profondeurs de la terre et il entre dans les aventures de la hauteur. En effet, a l'extremite de tant de defiles tortueux et etroits, le lecteur debouche dans une tour. Cette tour est la tour ideale qui enchante tout reveur d'une antique de-meure : elle est« parfaitement ronde » ; elle est entouree d'une « breve lumiere » tombant « d'une fenetre etroite ». Et le plafond est voute. Quel grand principe de reve d'intimite qu'un plafond voute ! II refle-chit sans fin l'intimite a son centre. On ne s'etonnera pas que la cham-bre de la tour soit la demeure d'une douce jeune fille et qu'elle soit ha-bitee par les souvenirs d'une aieule passionnee. La chambre ronde et voutee est isolee dans sa hauteur. Elle garde le passe comme elle do-mine l'espace. Sur le missel de la jeune fille, missel qui vient de la lointaine ai'eule, on peut lire la devise : Lafleur est toujours dans Vamande Par cette admirable devise, voila la maison, voila la chambre si-gnee d'une intimite inoubliable. Est-il en effet image d'intimite plus condensee, plus sure de son centre que le reve d'avenir d'une fleur encore enclose et repliee en sa graine ? Comme on voudra que non pas le bonheur, mais l'avant-bonheur reste enferme dans la chambre ronde ! Ainsi, la maison evoquee par Bosco va de la terre au ciel. Elle a la verticalite de la tour s'elevant des plus terrestres et aquatiques profondeurs jusqu'a la demeure d'une lime croyant au ciel. Une [41] telle maison, construite par un ecrivain, illustre la verticalite de l'humain. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 52 Et elle est oniriquement complete. Elle dramatise les deux poles des reves de la maison. Elle fait la charite d'une tour a ceux qui peut-etre n'ont meme pas connu un colombier. La tour est l'ceuvre d'un autre siecle. Sans passe, elle n'est, rien. Quelle derision qu'une tour neuve ! Mais les livres sont la qui donnent a nos reveries mille demeures. Dans la tour des livres, qui n'a pas ete vivre ses heures romantiques ? Ces heures reviennent. La reverie en a besoin. Sur le clavier d'une vas-te lecture touchant la fonction d'habiter la tour est une na aux grands songes. Que de fois, depuis que j'ai lu L'antiquaire, je suis alle habiter la tour d'Henri Bosco ! La tour, les souterrains d'ultra-profondeurs etirent dans les deux sens la maison que nous venons d'etudier. Cette maison est, pour nous, un agrandissement de la verticalite des maisons plus modestes qui tout de meme, pour satisfaire nos reveries, ont besoin de se diffe-rencier en hauteur. Si nous devions etre architecte de la maison oniri-que, nous hesiterions entre la maison tierce et la maison quarte. La maison tierce, la plus simple a l'egard de l'essentielle hauteur, a une cave, un rez-de-chaussee et un grenier. La maison quarte met un etage entre le rez-de-chaussee et le grenier. Un etage de plus, un deuxieme etage, et, les reves se brouillent. Dans la maison onirique, la topo-analyse ne sait compter que jusqu'a trois ou quatre. De un a trois ou quatre s'en vont les escaliers. Tous differencies. L'escalier qui va a la cave, on le descend toujours. C'est. sa descente qu'on retient dans les souvenirs, c'est la descente qui caracterise son onirisme. L'escalier qui monte a la chambre, on le monte et on le descend. C'est une voie plus banale. II est familier. L'enfant de douze ans y fait des gammes de montee, faisant des tierces et des quartes, tentant des quintes, aimant surtout, quatre marches par quatre marches, faire ses enjambees. Quatre a quatre monter l'escalier, quel bonheur crural ! Enfin, l'escalier du grenier plus raide, plus fruste, on le monte toujours. II a le signe de l'ascension vers la plus tranquille solitude. Quand je retourne rever dans les greniers d'antan, je ne redescends jamais. La psychanalyse a rencontre le reve d'escalier. Mais comme elle a besoin d'un symbolisme globalisant pour fixer son interpretation, la psychanalyse a donne peu d'attention a la complexite des melanges de la reverie et du souvenir. C'est, pourquoi, sur ce [42] point comme sur Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 53 d'autres, la psychanalyse est plus apte ä étudier les réves que la reverie. La phénoménologie de la reverie peut déméler le complexe de memoire et ďimagination. Elle se rend nécessairement sensible aux différenciations du symbole. La reverie poétique, créatrice de symbo-les, donne ä notre intimitě une activité polysymbolique. Et les souvenirs s'affinent. La maison onirique, dans la reverie, prend une sensibilitě extréme. Parfois, quelques marches ont inscrit dans la memoire une faible dénivellation de la maison natale 25. Telle chambre n'est pas seulement une porte, c'est une porte et trois marches. Quand on se met, ä penser dans le detail de la hauteur ä la vieille maison, tout ce qui monte et descend recommence ä vivre dynamiquement. On ne peut plus rester un homme ä un seul étage comme le disait Joe Bousquet : « C'est un homme ä un seul étage : il a sa cave dans son gre-nier 26. » En maniěre ďantithěse, faisons quelques remarques sur les demeu-res oniriquement incompletes. A Paris, il n'y a pas de maisons. Dans des boites superposees vi-vent les habitants de la grand'ville « Notre chambre parisienne, dit Paul Claudel 27, entre ses quatre murs, est une espece de lieu geome-trique, un trou conventionnel que nous meublons d'images, de bibelots et d'armoires dans une armoire. » Le numero de la rue, le chiffre de l'etage fixent la localisation de notre « trou conventionnel », mais notre demeure n'a ni espace autour d'elle ni verticalite en elle. « Sur le sol, les maisons se fixent avec l'asphalte pour ne pas s'enfoncer dans la terre 28. » La maison n'a pas de racine. Chose inimaginable pour un reveur de maison : les gratte-ciel n'ont pas de cave. Du pave jusqu'au toit, les pieces s'amoncellent et la tente d'un ciel sans horizons enclot la ville entiere. Les edifices n'ont a la ville qu'une hauteur exterieure. Les ascenseurs detruisent les heroismes de l'escalier. On n'a plus guere de merite d'habiter pres du ciel. Et le chez soi n'est plus qu'une simple 25 Cf. La terre et les reveries du repos, pp. 105-106. 26 Joe BOUSQUET, La neige d'un autre age (p. 100). 27 Paul CLAUDEL, Oiseau noir dans le soleil levant, p. 144. 28 Max PICARD, Lafuite devant Dieu, trad., p. 121. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 54 horizon tali té. II manque aux différentes pieces ďun logis coincé á 1'étage un des principes fondamentaux pour distinguer et classer les valeurs ďintimité. Au manque des valeurs intimes de verticalité, il faut adjoindre le manque de cosmicité de la maison des grandes villes. Les maisons n'y sont plus dans la nature. Les rapports de la demeure [43] et de l'espace y deviennent factices. Tout y est machine et la vie intime y fuit de tou-te part. « Les rues sont comme des tuyaux ou sont aspires les homines. » (Max PICARD, loc. cit., p. 119). Et la maison ne connait plus les drames d'univers. Parfois le vent vient briser une tuile du toit pour tuer un passant dans la rue. Ce crime du toit ne vise que le passant attardé. L'eclair un instant met le feu dans les vitres de la fenétre. Mais la maison ne tremble pas sous les coups du tonnerre. Elle ne tremble pas avec nous et par nous. Dans nos maisons serrées les unes contre les autres, nous avons moins peur. La tempéte sur Paris n'a pas contre le réveur la méme offensivité personnels que contre une maison de solitaire. Nous le comprendrons mieux quand nous aurons étudié, dans des paragraphes ultérieurs, la situation de la maison dans le monde, situation qui nous donne, d'une maniěre concrete, une variation de la situation, souvent si métaphysi-quement résumée, de l'homme dans le monde. Mais, ici, un probléme reste ouvert au philosophe qui croit au ca-ractěre salutaire des vastes reveries : comment peut-on aider á la cos-misation de l'espace extérieur á la chambre des villes. A titre ďexem-ple, donnons la solution d'un réveur au probléme des bruits de Paris. Quand l'insomnie, mal des philosophes, s'accroit de 1'énervement dů aux bruits de la ville, quand, place Maubert, tard dans la nuit, les automobiles ronflent, que le roulement des camions me fait maudire ma destinée de citadin, je trouve un apaisement á vivre les métaphores de 1'océan. On sait bien que la ville est une mer bruyante, on a dit bien des fois que Paris fait entendre, au centre de la nuit, le murmure incessant du flot et des marées. De ces poncifs, je fais alors une image sincere, une image qui est mienne, aussi mienne que si je l'inventais moi-méme, suivant ma douce mánie de croire étre toujours le sujet de ce que je pense. Si le roulement des voitures devient plus douloureux, je m'ingenie á y retrouver la voix du tonnerre, d'un tonnerre qui me par-le, qui me gronde. Et j'ai pitié de moi-méme. Te voilá done, pauvre Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 55 philosophe, a nouveau dans la tempete, dans les tempetes de la vie ! Je fais de la reverie abstraite-concrete. Mon divan est une barque perdue sur les flots ; ce sifflement subit, c'est le vent dans les voiles. L'air en furie klaxonne de toute part. Et je me parle pour me reconforter : vois, ton esquif reste solide, tu es en surete dans ton bateau de pierre. Dors malgre la tempete. Dors dans la tempete. Dors dans ton courage, heu-reux d'etre un homme assailli par les flots. [44] Et je m'endors, berce par les bruits de Paris 29. Tout me confirme d'ailleurs que l'image des bruits oceaniques de la ville est dans la « nature des choses », que c'est une image vraie, qu'il est salutaire de naturaliser les bruits pour les rendre moins hostiles. Au passage, dans la jeune poesie de notre temps, je note cette nuance delicate de l'image bienfaisante. Yvonne Caroutch 30 entend l'aube cita-dine quand la ville a « des rumeurs de coquillage vide ». Cette image, elle m'aide, etre matinal que je suis, a me reveiller doucement, naturel-lement. Toutes les images sont bonnes a condition de savoir s'en ser-vir. On trouverait bien d'autres images sur la ville-ocean. Notons celle-ci qui s'impose a un peintre. Courbet enferme a Sainte-Pelagie, avait eu l'idee de representer Paris vu des combles de la prison, nous dit Pierre Courthion 31. Courbet ecrit a un de ses amis : « J'aurais peint cela dans le genre de mes marines, avec un ciel d'une profondeur immense, avec ses mouvements, ses maisons, ses domes simulant les vagues tumultueuses de l'ocean... » Suivant notre methode, nous avons voulu garder la coalescence des images qui refuse une anatomie absolue. Nous avons du evoquer inci-demment la cosmicite de, la maison. Mais il nous faudra revenir sur ce 29 J'avais ecrit cette page quand je lus dans l'ouvrage de BALZAC, Petites miseres de la vie conjugale (ed. Formes & Reflets, 1952, t. 12, p. 1302) : Quand votre maison tremble dans ses membres et s'agite sur sa quille, vous vous croyez comme un marin berce par le zephyr. 30 Yvonne CAROUTCH, Veilleurs endormis, ed. Debresse, p. 30. 31 Pierre COURTHION, Courbet raconte par lui-meme et par ses amis, ed. Cailler, 1948, t. I, p. 278. Le general Valentin ne permit pas a Courbet de peindre Paris-Ocean. II lui fit dire qu'il « n'etait pas en prison pour s'amuser ». Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 56 caractěre. Nous devons maintenant, aprěs avoir examine la verticalité de la maison onirique, étudier, comme nous l'annoncions plus haut, page 35, les centres de condensation ďintimité oú s'accumule la reverie. VI II faut d'abord chercher dans la maison multiple des centres de simplicitě. Comme le dit Baudelaire : dans un palais, « il n'y a pas un coin pour l'intimite ». Mais la simplicitě, parfois trop rationnellement prónée, n'est pas une source ďonirisme de grande puissance. II faut toucher á la primitivitě du refuge. Et par-delá des situations vécues, il faut découvrir des situations révées. Par-delá les souvenirs positifs qui sont des maté-riaux pour une psychologie positive, il faut rouvrir le champ des images primitives qui ont été peut-étre les centres de fixation des souvenirs restés dans la mémoire. [45] On peut faire la demonstration des primitivités imaginaires méme sur cet étre, solide dans la mémoire, qu'est la maison natale. Par exemple, dans la maison méme, dans la salle familiale, un ré-veur de refuge réve á la hutte, au nid, á des coins oú il voudrait se blottir comme un animal en son trou. II vit ainsi dans un au-dela des images humaines. Si le phénoménologue arrivait á vivre la primitivitě de telles images, il déplacerait peut-étre les problěmes touchant la poesie de la maison. Nous trouverons un exemple trěs clair de cette concentration de la joie ďhabiter en lisant une admirable page du livre oú Henri Bachelin raconte la vie de son pere 32. 32 Henri BACHELIN, Le serviteur, 6e éd., Mercure de France, avec une belle preface de René DUMESNIL, qui dit la vie et 1'oeuvre du romancier oublié. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 57 La maison d'enfance de Henri Bachelin est simple entre toutes. C'est la maison rustique d'un bourg du Morvan. Elle est cependant, avec ses dépendances paysannes et grace au travail et á 1'économie du pere, une demeure ou la vie de la famille a trouvé la sécurité et le bonheur. C'est dans la chambre éclairée par la lampě pres de laquelle le pere, journalier et sacristain, lit le soir la vie des saints, c'est dans cette chambre que l'enfant měne sa reverie de primitivitě, une reverie qui accentue la solitude jusqu'a imaginer vivre dans une hutte perdue dans la forét. Pour un phénoménologue qui cherche les racines de la fonction d'habiter, la page de Henri Bachelin est un document d'une grande pureté. Voici le passage essentiel (p. 97) : « C'etaient des heu-res ou avec force, je le jure, je nous sentais comme retranchés hors de la petite ville, de la France et du monde. Je prenais plaisir — je gar-dais pour moi mes sensations — á nous imaginer vivant au milieu des bois dans une hutte de charbonniers bien chauffée : j'aurais voulu entendre des loups aiguiser leurs griffes sur le granit inusable de notre seuil. Notre maison me tenait lieu de hutte. Je m'y voyais á l'abri de la faim et du froid. Si je frissonnais, ce n'etait que de bien-étre. » Et évo-quant son pere, dans un roman sans cesse écrit á la deuxiěme person-ne, Henri Bachelin ajoute : « Bien calé sur ma chaise, je baignais dans le sentiment de ta force. » Ainsi, l'ecrivain nous appelle au centre de la maison comme á un centre de force, dans une zone de protection majeure. II měne á fond ce « réve de hutte » que connaissent bien ceux qui aiment les images légendaires des maisons primitives. Mais dans la plupart de nos réves de hutte, nous souhaitons vivre ailleurs, [46] loin de la maison en-combrée, loin des soucis citadins. Nous fuyons en pensée pour cher-cher un vrai refuge. Plus heureux que les réveurs de lointaines evasions, Bachelin trouve dans la maison méme la racine de la reverie de la hutte. II n'a qu'a travailler un peu le spectacle de la chambre de famille, qu'a écouter, dans le silence de la veillée, le poéle qui ronfle, tandis que la bise assiěge la maison, pour savoir qu'au centre de la maison, sous le cercle de lumiěre de la lampě, il vit dans une maison ronde, dans la hutte primitive. Que de logis embolies les uns dans les autres si nous réalisions, dans leurs details et dans leur hierarchie, toutes les images par lesquelles nous vivons nos reveries ďintimité. Que de valeurs diffuses nous saurions concentrer si nous vivions, en toute sincérité, les images de nos reveries ! Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 58 La hutte, dans la page de Bachelin, appareil bien comme la racine pivotante de la fonction d'habiter. Elle est la plante humaine la plus simple, celle qui n'a pas besoin de ramifications pour subsister. Elle est si simple qu'elle n'appartient plus aux souvenirs, parfois trop images. Elle appartient aux legendes. Elle est un centre de legendes. De-vant une lumiere lointaine, perdue dans la nuit, qui n'a reve ä la chau-miere, qui n'a reve, plus engage encore dans les legendes, ä la hutte de Termite ? La hutte de l'ermite, voilä bien une gravure princeps ! Les vraies images sont des gravures. L'imagination les grave dans notre memoire. Elles approfondissent des souvenirs vecus, elles deplacent des souvenirs vecus pour devenir des souvenirs de l'imagination. La hutte de Termite est un theme qui n'a pas besoin de variations. Des la plus simple evocation, le « retentissement phenomenologique » efface les me-diocres resonances. La hutte de Termite est une gravure qui souffrirait d'un exces de pittoresque. Elle doit recevoir sa verite de Tintensite de son essence, Tessence du verbe habiter. Aussitot, la hutte est la solitude centree. Dans le pays des legendes, il n'y a pas de hutte mitoyenne. Le geographe peut bien nous rapporter, de ses lointains voyages, des photographies de villages de huttes. Notre passe de legendes transcen-de tout ce qui a ete vu, tout ce que nous avons personnellement vecu. L'image nous mene. Nous allons ä la solitude extreme. L'ermite est seul devant Dieu. La hutte de Termite est Tantitype du monastere. Au-tour de cette solitude centree rayonne un univers qui medite et qui prie, un univers hors de Tunivers. La hutte ne peut recevoir aucune richesse « de ce monde ». Elle a une heureuse intensite de pauvrete. La hutte de Termite est une gloire de la pauvrete. De depouillement en depouillement, elle nous donne acces ä Tabsolu du refuge. [47] Cette valorisation d'un centre de solitude concentree est si forte, si primitive, si indiscutee que Timage de la lointaine lumiere sert de reference pour des images moins nettement localisees. Henry-David Tho-reau entend-il le « cor au fond des bois » ? Cette «image » au centre mal determine, cette image sonore qui emplit la nature nocturne lui suggere une image de repos et de confiance : « Ce son, dit-il, est aussi Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 59 amical que la chandelle lointaine de Termite 33. » Et nous, qui nous souvenons, de quel vallon intime sonnent-ils encore les cors d'autre-fois et pourquoi acceptons-nous tout de suite la commune amitié du inonde sonore éveillé par le cor et du monde de Termite éclairé par la lumiěre lointaine ? Comment des images aussi rares dans la vie ont-elles une telle puissance sur Timagination ? Les grandes images ont ä la fois une histoire et une préhistoire. El-les sont toujours ä la fois souvenir et legende. On ne vit jamais Timage en premiere instance. Toute grande image a un fond onirique insonda-ble et c'est sur ce fond onirique que le passé personnel met des cou-leurs particuliěres. Aussi, c'est trěs loin dans le cours de la vie qu'on véněre vraiment une image en découvrant ses racines au dela de ľhis-toire fixée dans la mémoire. Dans le rěgne de Timagination absolue, on est jeune trěs tard. II f aut perdre le paradis terrestre pour y vraiment vivre, pour le vivre dans la realite de ses images, dans la sublimation absolue qui transcende toute passion. Un poete, méditant sur la vie ďun grand poete, Victor-Emile Michelet méditant ľceuvre de Villiers de TIsle-Adam, écrit: « Hélas ! II faut avancer en äge pour conquérir la jeunesse, pour la délivrer des entraves, pour vivre selon son initial élan. » La poésie nous donne non pas tant la nostalgie de la jeunesse, ce qui serait vulgaire, mais la nostalgie des expressions de la jeunesse. Elle nous offre des images comme nous aurions du les imaginer dans « ľinitial élan » de la jeunesse. Les images princeps, les gravures simples, les reveries de la hutte sont autant d'invitations ä recommencer d'imaginer. Elles nous rendent des séjours d'etre, des maisons de ľétre, oú se concentre une certitude d'etre. II semble qu'en habitant de telies images, des images aussi stabilisantes, on recommencerait une autre vie, une vie qui serait nôtre, ä nous dans les profondeurs de ľétre. A contempler de telies images, ä lire les images du livre de Bachelin, on rumine de la primitivitě. Du fait méme de cette primitivitě restituée, désirée, vécue dans des images simples, un album de [48] huttes serait un manuel d'exercices simples pour la phénoménologie de ľimagina-tion. 33 Henry-David THOREAU, Un philosophe dans les bois, trad., p. 50. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 60 En suite de la lointaine lumiere de la hutte de Termite, Symbole de l'homme qui veille, un dossier considerable de documents litteraires relatifs ä la poesie de la maison pourrait etre exploite sous le seul si-gne de la lampe qui brille ä la fenetre. II faudrait mettre cette image sous la dependance d'un des plus grands theoremes de l'imagination du monde de la lumiere : Tout ce qui brille voit. Rimbaud a dit en trois syllabes ce theoreme cosmique : « Nacre voit» 34. La lampe veille, done eile surveille. Plus etroit est le filet de lumiere, plus penetrante est la surveillance. La lampe ä la fenetre est l'ceil de la maison. La lampe, dans le regne de l'imagination, ne s'allume jamais dehors. Elle est lumiere en-fermee qui ne peut que filtrer dehors. Un poeme ecrit sous le titre Emmure, commence ainsi : Une lampe allumee derriere la fenetre Veille au cceur secret de la nuit. Quelques vers auparavant le poete parle : Du regard emprisonne Entre ses quatre murs de pierre 35. Dans le roman d'Henri Bosco, Hyacinthe, qui, avec un autre recit, Le jardin d'Hyacinthe, constituent un des plus etonnants romans psy-chiques de notre temps, une lampe attend ä la fenetre. Par eile la maison attend. La lampe est le signe d'une grande attente. Par la lumiere de la maison lointaine, la maison voit, veille, surveille, attend. Quand je me laisse aller ä l'ivresse des inversions entre la reverie et la realite, il me vient cette image : la maison lointaine et sa lumiere, e'est pour moi, devant moi, la maison qui regarde dehors — c'est bien 34 RIMBAUD, Oeuvres completes, ed. du Grand-Chene, Lausanne, p.321. 35 Christiane BARUCOA, Antee, Cahiers de Rochefort, p.5. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 61 son tour ! — par le trou de la serrure. Oui, quelqu'un est dans la mai-son qui veille, un homme y travaille tandis que je reve, il est une existence opiniatre tandis que je poursuis des reves futiles. Par sa seule lumiere, la maison est humaine. Elle voit comme un homme. Elle est un ceil ouvert sur la nuit. Et d'autres images sans fin viennent fleurir la poesie de la [49] maison dans la nuit. Parfois, elle brille comme un ver luisant dans l'herbe, l'etre a la lumiere solitaire : Je verrai vos maisons comme des vers luisants au creux des collines . Un autre poete appelle les maisons qui brillent, sur terre des « etoi-les d'herbe ». Christiane Burucoa dit encore de la lampe dans la maison humaine : Etoile prisonniere prise au gel de Vinstant. II semble que, dans de telles images, les etoiles du ciel viennent habiter la terre. Les maisons des hommes forment des constellations sur terre. G.-E. Clancier, avec dix villages et leur lumiere, cloue une constellation du Leviathan sur la terre : Une nuit, dix villages, une montagne, Un leviathan noir chute d'or. (G.-E. Clancier, Une voix, ed. Gallimard, p. 172.) Erich Neumann a etudie le reve d'un patient qui, regardant du haut d'une tour, voyait les etoiles naitre et briller dans la terre. Elles sor-taient du sein de la terre ; la terre n'etait, pas en cette obsession une 36 Helene MORANGE, Asphodeles et pervenches, ed. Seghers, p. 29. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 62 simple image du ciel etoile. Elle etait la grande mere productrice du monde, productrice de la nuit et des etoiles 37. Dans le reve de son patient, Neumann montre la force de l'archetype de la terre-mere, de la Mutter-Erde. La poesie naturellement vient d'une reverie qui insiste moins que le reve nocturne. II ne s'agit que du « gel d'un instant». Mais le document poetique n'en est pas moins indicatif. Un signe ter-restre est pose sur un etre du ciel. Larcheologie des images est done eclairee par l'image rapide, par l'image instantanee du poete. Nous avons donne tous ces developpements a une image qui peut sembler banale pour montrer que les images ne peuvent pas se tenir tranquilles. La reverie poetique, a l'inverse de la reverie de somnolence, ne s'endort jamais. II lui faut toujours, a partir de la plus simple image, faire rayonner des ondes d'imagination. Mais si cosmique que devienne la maison isolee eclairee par l'etoile de sa lampe, elle s'im-pose toujours comme une solitude : donnons un dernier texte qui met l'accent sur cette solitude. [50] Dans les Fragments d'un journal intime reproduit au debut d'un choix de lettres de Rilke 38, on trouve la scene suivante : Rilke et deux de ses compagnons apercoivent dans la nuit profonde «la croisee eclairee d'une hutte lointaine, la derniere hutte, celle qui est toute seu-le a l'horizon devant les champs et les marais e. Cette image d'une solitude symbolisee par une unique lumiere emeut le cceur du poete, elle l'emeut si personnellement qu'elle l'isole de ses compagnons. Rilke ajoute, parlant du groupe des trois amis : « Nous avions beau etre fort pres l'un de l'autre, nous demeurions trois isoles qui voient la nuit pour la premiere fois. » Expression qu'on ne meditera jamais assez puisque la plus banale des images, une image que le poete a vue certainement des centaines de fois, recoit soudain le signe de « la premiere fois » et transmet ce signe a la nuit familiere. Ne peut-on pas dire que la lumiere venant d'un veilleur solitaire, d'un veilleur obstine prend une puissance d'hypnotisme. Nous sommes hypnotises par la solitude, hypnotises par le regard de la maison solitaire. D'elle a nous le lien est si fort que nous ne revons plus qu'a une maison solitaire dans la nuit: 37 Erich NEUMANN, Eranos-Jahrbuch, 1955, p. 40-41. 38 RILKE, Choix de Lettres, ed. Stock, 1934, p. 15. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 63 0 Licht im schlafenden Haus 39 / Avec la hutte, avec la lumiere qui veille ä l'horizon lointain, nous venons d'indiquer sous sa forme la plus simplifiee la condensation d'intimite du refuge. Nous avions d'abord, au debut de ce chapitre, tente au contraire de differencier la maison selon sa verticalite. II nous faut maintenant, toujours avec Tai de de documents litteraires circons-tancies, mieux dire les valeurs de protection de la maison contre les forces qui l'assiegent. Apres avoir examine cette dialectique dynami-que de la maison et de l'univers, nous examinerons des poemes oü la maison est tout un monde. 39 Richard VON SHAUKAL, Anthologie de la poesie allemande, éd. Stock, II, p. 125. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 64 [51] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre II MAISON ET UNIVERS « Quand les cimes de notre ciel se rejoindront « Ma maison aura un toit. » Paul Eluard, Dignes de vivre, ed. Julliard, 1941, p. 116 Retour ä la table des matieres Nous indiquions dans le chapitre precedent qu'il y a un sens ä dire qu'on « lit une maison », qu'on « lit une chambre », puisque chambre et, maison sont des diagrammes de psychologie qui guident les ecri-vains et les poetes dans l'analyse de l'intimite. Nous allons prendre en lecture lente quelques maisons et quelques chambres « ecrites » par de grands ecrivains. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 65 I Bien qu'il soit, dans le fond de son etre, un citadin, Baudelaire sent l'accroissement de valeur d'intimite quand une maison est attaquee par l'hiver. Dans Les paradis artificiels (p. 280), il dit le bonheur de Thomas de Quincey, enferme dans l'hiver, tandis qu'il lit, Kant, aide par l'idealisme de l'opium. La scene se passe dans un « cottage » 40 du Pays de Galles. « Une jolie habitation ne rend-elle pas l'hiver plus poetique, et l'hiver n'augmente-t-il pas la poesie de l'habitation ? Le blanc cottage etait assis au fond d'une petite vallee fermee de monta-gnes suffisamment hautes ; il etait, comme emmaillote d'arbustes. » Nous avons souligne les mots qui, dans cette courte phrase, appartien-nent a l'imagination du repos. Quel cadre, quel encadrement de tran-quillite pour un mangeur d'opium qui, lisant Kant, conjoint la solitude du reve et la solitude de la pensee ! Nous pouvons sans doute lire la page de Baudelaire comme on lit une page facile, trop facile. [52] Un critique litteraire pourrait meme s'etonner que le grand poete ait si ai-sement use des images de la banalite. Mais si nous la lisons, cette page trop simple, en acceptant les reveries de repos qu'elle suggere, si nous faisons une pause sur les mots soulignes, la voici qui nous met corps et ame dans la tranquillite. Nous nous sentons places au centre de protection de la maison du vallon, « emmaillotes », nous aussi, dans les tissus de l'hiver. Et nous avons bien chaud, parce qu'il fait froid dehors. Dans la suite de ce « paradis artificiel » plonge dans l'hiver, Baudelaire dit que le reveur demande un hiver rude. « II demande annuellement au ciel au-tant de neige, de grele et de gelee qu'il en peut contenir. II lui faut un hiver canadien, un hiver russe. Son nid en sera plus chaud, plus doux, Ce mot doux a l'ceil, comme il detonne dans un texte francais si on le prononce a l'anglaise ! Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 66 plus aime... 41. » Comme Edgar Poe, grand reveur de rideaux, Baudelaire, pour calfeutrer le logis entoure par l'hiver, demande encore « de lourds rideaux ondoyant jusqu'au plancher ». Derriere les rideaux sombres, il semble que la neige soit plus blanche. Tout s'active quand s'accumulent les contradictions. Baudelaire nous a livre un tableau centre ; il nous a menes au centre d'une reverie que nous pouvons alors prendre pour nous-memes. Nous y apporterons sans doute des traits personnels. Dans le cottage de Thomas de Quincey evoque par Baudelaire, nous mettrons les etres de notre passe. Nous recevons ainsi le benefice d'une evocation sans surcharge. Nos souvenirs les plus personnels peuvent ici venir habiter. Par je ne sais quelle sympathie, la description de Baudelaire a perdu sa banalite. Et c'est toujours ainsi : les centres de reverie bien determines sont des moyens de communication entre les hommes du songe avec la meme surete que les concepts bien definis sont des moyens de communication entre les hommes de pensee. Dans Curiosites esthetiques (p. 331), Baudelaire parle aussi d'une toile de Lavieille qui represente « une chaumiere sur une lisiere de bois » en hiver, « la saison triste ». Et cependant: « Quelques-uns des effets que Lavieille a souvent rendus me semblent, dit Baudelaire, des extraits du bonheur d'hiver. » L'hiver evoque est un renforcement du bonheur d'habiter. Dans le regne de la seule imagination, l'hiver evoque augmente la valeur d'habitation de la maison. Si Ton nous demandait de faire une expertise d'onirisme du cottage de Thomas de Quincey revecu par Baudelaire, nous [53] dirions qu'il y traine la fade odeur d'opium, une atmosphere d'assoupissement. Rien ne nous dit la vaillance des murs, le courage du toit. La maison ne lutte pas. On dirait que Baudelaire ne sait s'enfermer que dans des rideaux. Ce manque de lutte est souvent le cas des maisons dans l'hiver qu'on trouve en litterature. La dialectique de la maison et de l'univers y est trop simple. La neige, en particulier, neantise a trop bon compte le monde exterieur. Elle universalise l'univers en une seule tonalite. D'un mot, du mot neige, l'univers est exprime et supprime pour l'etre Henri BOSCO dit bien le type d'une telle reverie en cette courte formule « Quand l'abri est súr, la tempéte est bonne. » Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 67 abrité. Dans Les deserts de ľamour (p. 104), Rimbaud dit lui-méme : « C'était comme une nuit d'hiver, avec une neige pour étouffer le monde décidément. » De toute facon, au dela de la maison habitée, le cosmos d'hiver est un cosmos simplifié. II est une non-maison dans le style oú le méta-physicien parle d'un non-moi. De la maison ä la non-maison s'ordon-nent facilement toutes les contradictions. Dans la maison, tout se dif-férencie, se multiplie. De l'hiver, la maison recoit des reserves d'inti-mité, des finesses ďintimité. Dans le monde hors de la maison, la neige efface les pas, brouille les chemins, étouffe les bruits, masque les couleurs. On sent en action une negation cosmique par l'universeile blancheur. Le réveur de maison sait tout cela, sent tout cela, et par la diminution d'etre du monde extérieur il connait une augmentation d'in-tensité de toutes les valeurs ďintimité. II De toutes les saisons, l'hiver est la plus vieille. Elle met de ľäge dans les souvenirs. Elle renvoie ä un long passé. Sous la neige la maison est vieille. II semble que la maison vive en arriére dans les siécles lointains. Ce sentiment est bien évoqué par Bachelin dans les pages oú l'hiver a toute son hostilité 42. « C'étaient des soirs, oú, dans de vieilles maisons entourées de neige et de bise, les grandes histoires, les belles légendes que se transmettent les hommes, prennent un sens concret et deviennent susceptibles, pour qui les creuse, d'une application immediate. Et c'est ainsi que peut-étre un de nos ancétres, expirant en ľan mille, a pu croire ä la fin du monde. » Car les histoires ne sont pas ici des contes de la veillée, des histoires de fées contées par les grand'mé-res ; ce sont des histoires d'hommes, des histoires qui méditent des forces et des signes. En ces hivers, dit ailleurs [54] Bachelin (p. 58), « il me semble que (sous le manteau de la vaste cheminée) les vieilles 42 Henri BACHELIN, Le serviteur, p. 102. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 68 legendes devaient étre alors beaucoup plus vieilles qu'elles ne le sont aujourd'hui ». Elles avaient précisément cette ancienneté du drame des cataclysmes, des cataclysmes qui peuvent annoncer la fin du monde. Évoquant ces veillées d'hiver dramatique dans la maison paternel-le, Michelin écrit (p. 104) : « Lorsque nos compagnons de veillées partirent les pieds dans la neige et la tete dans les rafales, il me sem-blait qu'ils s'en allassent trés loin, dans des pays inconnus de chouettes et de loups. J'étais tenté de leur crier comme je ľavais lu dans mes premiers livres d'histoire : A la grace de Dieu ! » N'est-il pas frappant que dans ľäme d'un enfant, la simple image de la maison familiale sous la neige amoncelée puisse integrer des images de ľan mille ? III Prenons maintenant un cas plus complexe, un cas qui peut sembler paradoxal. Nous l'empruntons ä une page de Rilke 43. Pour lui, contrairement ä la these generale que nous soutenions dans le chapitre precedent, c'est en ville surtout que l'orage est offen-sif, que le ciel nous dit le plus nettement son courroux. A la Campagne, la tempete nous serait moins hostile. C'est lä, de notre point, de vue, un paradoxe de cosmicite. Mais, bien entendu, la page rilkeenne est belle et nous aurons interet ä la commenter. Voici ce que Rilke ecrit ä « la musicienne » : « Sais-tu que je suis effraye, en ville, par ces ouragans nocturnes ? On dirait, n'est-ce pas, que dans leur fierte d'elements, ils ne nous voient meme pas. Tandis qu'une maison solitaire, ä la Campagne, ils la voient, ils la prennent dans leurs bras puissants et ainsi, l'endurcissent, et lä-bas on voudrait etre dehors, dans le jardin mugissant, et du moins on se tient ä la fene- RILKE, Lettres ä une musicienne, trad., p. 112. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 69 tre, et Ton approuve les vieux arbres encoleres qui s'agitent comme si l'esprit des prophetes etait en eux. » La page de Rilke me parait, dans le style photographique, un « ne-gatif » de la maison, une inversion de la fonction d'habiter. L'orage gronde et tord les arbres ; Rilke, abrite dans la maison voudrait etre dehors, non pas par le besoin de jouir du vent, et de la pluie, mais pour une recherche de reverie. Alors Rilke participe, on le sent, a la contre-colere de l'arbre attaque par la colere du [55] vent. Mais il ne participe pas a la resistance de la maison. II met sa confiance en la sa-gesse de l'ouragan, en la clairvoyance de l'eclair, en tous les elements qui, dans leur furie meme, voient la demeure de l'homme et s'enten-dent pour l'epargner. Mais ce « negatif » d'image n'en est pas moins revelateur. II temoi-gne d'un dynamisme de lutte cosmique. Rilke — il en a donne bien des preuves et nous aurons souvent a nous y referer connait le drame des demeures humaines. Quel que soit, le pole de la dialectique ou le reveur se situe, que ce soit la maison ou l'univers, la dialectique se dynamise. La maison et l'univers ne sont pas simplement, deux espa-ces juxtaposes. Dans le regne de l'imagination, ils s'animent l'un par l'autre en des reveries contraires. Deja, Rilke concede que les epreuves « endurcissent» la vieille maison. La maison capitalise ses victoires contre l'ouragan. Et puisque dans une recherche sur l'imagination nous devons depasser le regne des faits, nous savons bien que nous sommes plus tranquilles, plus rassures dans la vieille demeure, dans la maison natale que dans la maison des rues que nous n'habitons qu'en passant. IV En opposition avec le « négatif» que nous venons d'examiner, donnons l'exemple ďune positivitě ďadhésion totale au drame de la maison attaquée par la tempéte. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 70 La maison de Malicroix 44 s'appelle La Redousse. Elle est construi-te sur une ile de la Camargue, non loin du fleuve mugissant. Elle est humble. Elle parait faible. On va voir son courage. L'ecrivain prepare la tempéte en de longues pages. Une meteorologie poétique va aux sources d'ou naitront le mouvement et le bruit. Avec quel art, l'ecrivain touche d'abord l'absolu du silence, l'immensi-té des espaces du silence ! « Rien ne suggěre comme le silence le sentiment des espaces illimités. J'entrai dans ces espaces. Les bruits colo-rent l'etendue et lui donnent une sorte de corps sonore. Leur absence la laisse toute pure et c'est la sensation du vaste, du profond, de l'illi-mité qui nous saisit dans le silence. Elle m'envahit, et je fus, pendant quelques minutes, confondu á cette grandeur de la paix nocturne. « Elle s'imposait comme un étre. « La paix avait, un corps. Pris dans la nuit, fait avec de la nuit. Un corps reel, un corps immobile. » [56] Dans ce vaste poéme en prose viennent alors des pages qui ont le méme progres de rumeurs et de craintes que les stances des Djinns chez Victor Hugo. Mais ici, l'ecrivain se donne le temps de montrer le resserrement de l'espace au centre duquel la maison vivra comme un cceur angoissé. Une sorte d'angoisse cosmique prelude á la tempéte. Puis, toutes les gorges du vent se détendent. Bientót, tous les animaux de l'ouragan donnent de la voix. Quel bestiaire du vent on pourrait établir si on avait le loisir, non seulement dans les pages que nous in-voquons, mais dans toute l'ceuvre de Henri Bosco, d'analyser la dyna-mologie des tempétes ! L'ecrivain sait d'instinct que toutes les agressions, qu'elles viennent de l'homme ou du monde, sont animales. Si subtile que soit une agression venant de l'homme, si indirecte, si ca-mouflée, si construite qu'elle soit, elle révěle des origines inexpiées. Un petit filament animal vit dans la plus petite des haines. Le poete psychologue — ou le psychologue poete, s'il en existe — ne peut se tromper en marquant d'un cri animal les différents types d'agression. Et c'est aussi une des marques terribles de l'homme que de ne com- 44 Henri BOSCO, Malicroix, p. 105 et suiv. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 71 prendre intuitivement les forces de l'univers que par une psychologie du courroux. Et la maison contre cette meute qui, peu a peu, se dechaine devient le veritable etre d'une humanite pure, l'etre qui se defend sans jamais avoir la responsabilite d'attaquer. La Redousse est la Resistance de l'homme. Elle est valeur humaine, grandeur de l'Homme. Voici la page centrale de la resistance humaine de la maison au centre de la tempete (p. 115). « La maison luttait bravement. Elle se plaignit tout d'abord ; les pi-res souffles l'attaquerent de tous les cotes a la fois, avec une haine dis-tincte et de tels hurlements de rage que, par moments, je frissonnais de peur. Mais elle tint. Des le debut de la tempete des vents hargneux avaient pris le toit a partie. On essaya de l'arracher, de lui casser les reins, de le mettre en lambeaux, de l'aspirer. Mais il bomba le dos et s'accrocha a la vieille charpente. Alors d'autres vents arriverent et se ruant au ras du sol ils foncerent contre les murailles. Tout flechit sous le choc impetueux, mais la maison flexible, ayant plie, resista a la bete. Elle tenait sans doute au sol de 1'ile par des racines incassables, d'ou ses minces parois de roseaux crepis et de planches tenaient une force surnaturelle. On eut beau insulter les volets et, les portes, pro-noncer des menaces colossales, claironner dans la cheminee, l'etre de-ja humain, ou j'abritais mon corps, ne ceda rien a la tempete. La maison se serra contre moi, comme une louve, et [57] par moments je sentais son odeur descendre maternellement jusque dans mon cceur. Ce fut, cette nuit-la, vraiment ma mere. « Je n'eus qu'elle pour me garder et me soutenir. Nous etions seuls. » En parlant de la maternite de la maison dans notre livre : La terre et les reveries du repos, nous avions cite ces deux vers immenses de Milosz ou s'unissent les images de la Mere et de la Maison : Je dis ma Mere. Et c 'est a vous que je pense, 6 Maison ! Maison des beaux etes obscurs de mon enfance. (Melancolie.) Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 72 Cest une semblable image qui s'impose ä la reconnaissance émue de ľhabitant de La Redousse. Mais ici, ľimage ne vient pas de la nostalgie d'une enfance. Elle est donnée dans son actualité de protection. Au dela aussi d'une communauté de la tendresse, il y a ici communau-té de la force, concentration de deux courages, de deux resistances. Quelle image de concentration d'etre que cette maison qui se « serre » contre son habitant, qui devient la cellule d'un corps avec ses murs proches. Le refuge s'est contracté. Et davantage protecteur, il est de-venu extérieurement plus fort. De refuge, il est devenu redouta chau-miěre est devenue un chateau fort du courage pour le solitaire qui doit y apprendre ä vaincre la peur. Une telle demeure est éducatrice. On lit les pages de Bosco comme un emboitement des reserves de force dans les chateaux intérieurs du courage. Dans la maison devenue par l'ima-gination le centre merne d'un cyclone, il faut dépasser les simples impressions du réconfort qu'on éprouve dans tout abri. II faut participer au drame cosmique soutenu par la maison qui lutte. Tout le drame de Malicroix est une épreuve de solitude. Ľhabitant de La Redousse doit dominer la solitude dans la maison d'une ile sans village. II doit y ac-quérir la dignitě de solitude atteinte par un ancétre qu'un grand drame de la vie a rendu solitaire. II doit étre seul, seul dans un cosmos qui n'est pas celui de son enfance. II doit, homme d'une race douce et heu-reuse, hausser son courage, apprendre le courage devant un cosmos rude, pauvre, froid. La maison isolée vient lui donner des images fortes, c'est-ä-dire des conseils de resistance. Ainsi, en face de ľhostilité, aux formes animales de la tempéte et de ľouragan, les valeurs de protection et de resistance de la maison sont transposées en valeurs humaines. La maison prend les energies physiques et morales d'un corps humain. Elle bombe [58] le dos sous l'averse, elle raidit les reins. Sous les rafales, elle plie quand il faut plier, sure de se redresser ä temps en niant toujours les défaites passa-gěres. Une telle maison appelle l'homme ä un héroisme de cosmos. Elle est un instrument ä affronter le cosmos. Les métaphysiques « de l'homme jeté dans le monde » pourraient méditer concrětement, sur la maison jetée ä travers ľouragan, bravant la colére du ciel. Envers et contre tout, la maison nous aide ä dire : je serai un habitant du monde, malgré le monde. Le probléme n'est pas seulement un probléme d'etre, c'est un probléme d'énergie et par consequent de contre-énergie. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 73 Dans cette communauté dynamique de 1'homme et de la maison, dans cette rivalitě dynamique (le la maison et de l'univers, nous som-mes loin de toute reference aux simples formes géométriques. La maison vécue n'est, pas une boite inerte. L'espace habite transcende l'espace géométrique. Cette transposition de l'etre de la maison en valeurs humaines peut-elle étre considérée comme une activité de métaphores ? N'y a-t-il la que langage image ? En tant que métaphores, un critique littéraire les jugerait aisément excessives. D'autre part, un psychologue positif ré-duirait immédiatement le langage image á la réalité psychologique de la peur d'un homme mure dans sa solitude, loin de tout secours hu-main. Mais la phénoménologie de l'imagination ne peut se satisfaire d'une reduction qui fait des images des moyens subalternes d'expres-sion : la phénoménologie de l'imagination demande qu'on vive direc-tement les images, qu'on prenne les images comme des événements subits de la vie. Quand l'image est, nouvelle, le monde est nouveau. Et dans la lecture mise dans la vie, toute passivité disparait si nous essayons de prendre conscience des actes créateurs du poete expri-mant le monde, un monde qui s'ouvre á nos reveries. Dans le roman de Henri Bosco, Malicroix, le monde travaille 1'homme solitaire plus que les personnages ne peuvent le faire. Si Ton enlevait du roman tous les poěmes en prose qu'il contient, il ne resterait guěre qu'une question d'heritage, un duel de notaire et d'heritier. Mais quel gain pour un psychologue de l'imagination si á la lecture « sociále », il ajoute la lecture « cosmique » ! II se rend bien compte que le cosmos forme 1'homme, transforme un homme des collines en un homme de l'ile et du fleuve. II se rend compte que la maison remoděle rhomme. Avec la maison vécue par le poete, nous sommes ainsi con-duits á un point sensible de l'anthropo-cosmologie. La maison est done bien un instrument de topo-analyse. Cest un instrument trěs [59] efficace précisément parce qu'il est d'un usage difficile. En somme, la discussion de nos theses est placée sur un terrain qui nous est défavorable. En effet, la maison est de prime abord un objet á forte geometrie. On est tenté de l'analyser rationnellement. Sa réalité premiére est visible et tangible. Elle est faite de solides bien taillés, de charpentes bien as-sociées. La ligne droite y est dominatrice. Le fil á plomb lui a laissé la Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 74 marque de sa sagesse, de son equilibre 45. Un tel objet geometrique devrait resister a des metaphores qui accueillent le corps humain, l'Ai-ne humaine. Mais la transposition a l'humain se fait tout de suite, des qu'on prend la maison comme un espace de reconfort et d'intimite, comme un espace qui doit condenser et defendre l'intimite. Alors s'ouvre, en dehors de toute rationalite, le champ de l'onirisme. En li-sant et en relisant Malicroix, j'entends sur le toit de La Redousse, passer, comme dit Pierre-Jean Jouve, a le sabot de fer du songe ». Mais le complexe realite et songe n'est jamais definitivement reso-lu. La maison meme quand elle se met a vivre humainement ne perd pas toute son « objectivite ». II faut que nous examinions de plus pres comment se presentent, en geometrie reveuse, les maisons du passe, les maisons ou nous allons retrouver, en nos reveries, l'intimite du passe. Sans cesse, il nous faut etudier comment la douce matiere de l'intimite retrouve, par la maison, sa forme, la forme qu'elle avait quand elle enfermait une chaleur premiere 46 : Et Vancienne maison Je sens sa rousse tiedeur Vient des sens a Vesprit. 45 En fait, il est a noter que le mot maison ne figure pas dans l'index tres minutieusement dresse de la nouvelle edition du livre de C.-G. JUNG, Metamorphose de I'dme et de ses symboles, trad. Yves LE LAY. 46 Jean WAHL, Poemes, p. 23. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 75 V D'abord, ces anciennes maisons, nous pouvons les dessiner, en donner par consequent une representation qui a tous les caractěres d'une copie du reel. Un tel dessin objectif, détaché de toute reverie, est un document dur et stable qui marque une biographic Mais cette representation extérioriste, si seulement eile manifeste un art de dessin, un talent de representation, la voici qui se fait insis-tante, invitante et que le seul jugement du bien [60] rendu, du bien fait se continue en contemplation et en reverie. La reverie revient, habiter le dessin exact. La representation d'une maison ne laisse pas long-temps un réveur indifferent. Souvent je metais dit, bien avant le temps ou je me suis mis ä lire tous les jours les poětes, que j'aimerais habiter une maison comme on en voit dans les estampes. La maison ä gros traits, la maison d'un bois grave me parlait encore davantage. Les bois graves exigent, me sem-ble-t-il, la simplicitě. Par eux ma reverie habitait la maison essentielle. Ces reveries naives que je croyais miennes, quel étonnement fut pour moi d'en trouver traces dans mes lectures. André Lafon avait écrit en 1913 47 : Je réve d'un logis, maison basse äfenetres Hautes, aux trois degrés uses, plats et verdis Logis pauvre et secret a I'air d'antique estampe Qui ne vit qu 'en moi-meme, ou je rentre parfois M'asseoir pour oublier le jour gris et la pluie. André LAFON, Poésies. Le réve d'un logis, p. 91. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 76 Tant d'autres poemes d'Andre Lafon sont ecrits sous le signe de «la maison pauvre » ! La maison, dans les « estampes » litteraires qu'il en trace, accueille le lecteur comme un note. Une audace de plus et le lecteur prendrait le burin en main pour graver sa lecture. Des types d'estampes en viennent a preciser des types de maison. Annie Duthil ecrit ainsi 48 : « Je suis dans une maison d'estampes japonaises. Le soleil est par-tout, car tout est transparent. » II est des maisons claires ou habite, en toute saison, l'ete. Elles ne sont que fenetres. N'est-il pas aussi un habitant d'estampes le poete qui nous dit49 : Qui n'apas aufond de son cceur Un sombre chateau d'Elseneur A I'instar des gens du passe On construit en soi-meme pierre Par pierre un grand chateau hante. [61] Ainsi, je me reconforte dans les dessins de mes lectures. Je vais habiter les « estampes litteraires » que m'offrent les poetes. Plus la maison gravee est simple, plus elle travaille mon imagination d'habi-tant. Elle ne reste pas une « representation ». Les lignes y sont fortes. L'abri est fortifiant. II demande a etre habite simplement, avec la gran-de securite que donne la simplicity. La maison gravee reveille en moi le sens de la hutte ; j'y revis la force de regard qu'a la petite fenetre. Et voyez ! Si je dis sincerement l'image, voici que j'eprouve le besoin de souligner. Souligner, n'est-ce pas graver en ecrivant ? 48 Annie DUTHIL, La pecheuse d'absolu, ed. Seghers, p. 20. 49 Vincent MONTEIRO, Vers sur verre, p. 15. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 77 VI Parfois, la maison grandit, s'étend. II faut une plus grande elasticite de reverie, une reverie moins dessinée, pour ľhabiter. « Ma maison, dit Georges Spyridaki50, est diaphane, mais non pas de verre. Elle serait plutôt de la nature de la vapeur. Ses murs se condensent et se relächent suivant mon désir. Parfois, je les serre autour de moi, telle une armure d'isolement... Mais parfois, je laisse les murs de ma maison s'épanouir dans leur espace propre, qui est ľextensibilité infinie. » La maison de Spyridaki respire. Elle est vétement d'armure et puis elle s'étend ä l'infini. Autant dire que nous y vivons tour ä tour dans la sécurité et dans l'aventure. Elle est cellule et elle est monde. La geometrie est transcendée. Donner ľirréalité ä ľimage attachée ä une forte realite nous met dans le souffle de la poésie. Des textes de René Gazelles vont nous dire cette expansion si nous acceptons d'aller habiter les images du poete. II écrit, du fond de sa Provence, le pays des plus nets contours 51 : « L'introuvable maison ou respire cette fleur de laves, ou naissent les orages, ľexténuant bonheur, quand m'arréterai-je de la chercher ? « Détruite la symetrie, servir de päture aux vents. 50 Georges SPYRIDAKI, Mort lucide, éd. Seghers, p. 35. 51 René CAZELLES, De terre et ďenvolée, éd. G. L. M., 1953, p. 23 et 36. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 78 « Ma maison je la voudrais semblable ä celle du vent de mer, toute palpitante de mouettes. » Ainsi, une immense maison cosmique est en puissance dans tout réve de maison. De son centre rayonnent les vents, et les [62] mouettes sortent de ses fenétres. Une maison si dynamique permet au poete d'habiter l'univers. Ou, autre maniěre de dire, l'univers vient habiter sa maison. Parfois, dans un repos, le poete revient au centre de sa demeure (p. 29): .... Tout respire á nouveau La nappe est blanche. La nappe, cette poignée de blancheur, a suffi pour ancrer la maison sur son centre. Les maisons littéraires de Georges Spyridaki et de René Cazelles sont des demeures ďimmensité. Les murs ont pris des vacances. Dans de telles maisons, on soigne la claustrophobic II est des heures ou il est salutaire d'aller ; les habiter. L'image de ces maisons qui intěgrent le vent, qui aspirent ä une lé-gěreté aérienne, qui portent sur l'arbre de leur invraisemblable crois-sance un nid tout prét ä s'envoler, une telle image peut étre refusée par un esprit positif, realisté. Mais pour une these generale sur l'imagina-tion, eile est précieuse parce qu'elle est louchée, sans que vraisembla-blement le poete le sache, par l'appel des contraires qui dynamisent les grands archetypes. Erich Neumann, dans un article ďEranos 52 a mon-tré que tout étre fortement terrestre — et la maison est un étre forte-ment terrestre — enregistrait quand méme les appels ďun monde aé-rien, d'un monde celeste. La maison bien enracinée aime avoir une branche sensible au vent, un grenier qui a des bruits de feuillage. C'est en pensant ä un grenier qu'un poete écrit: 52 Erich NEUMANN, Die Bedeutung des Erdachelyps für die Neuzeit, loc. cit., p. 12. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 79 L'escalier des arbres On y monte 53. Si d'une maison on fait un poěme, il n'est pas rare que les plus internes contradictions viennent nous réveiller, comme dirait le philoso-phe, de nos sommeils dans les concepts, et nous libérer de nos geometries utilitaires. Dans la page de René Gazelles, c'est la solidite qui est atteinte par la dialectique imaginaire. On y respire l'impossible odeur de lave, le granit a des ailes. Inversement, le vent soudain est raide comme une poutre. La maison conquiert sa part de ciel. Elle a tout le ciel comme terrasse. [63] Mais notre commentaire devient trop precis. II accueille facilement des dialectiques partielles sur les différents caractěres de la maison. A le poursuivre, nous briserions 1'unité de 1'archétype. II en est toujours ainsi. II vaut, mieux laisser les ambivalences des archetypes enrobées dans leur valeur dominante. C'est pourquoi le poete sera toujours plus suggestif que le philosophe. II a précisément le droit d'etre suggestif. Alors, suivant le dynamisme qui appartient ä la suggestion, le lecteur peut aller plus loin, trop loin. En lisant et relisant le poéme de René Cazelles, une fois accepté le jet de l'image, on sait qu'on peut sojourner, non pas seulement dans la hauteur de la maison, mais dans une sur-hauteur. Sur de nombreuses images, j'aime ä faire ainsi du sur-hauteurisme. La hauteur de l'image de la maison est repliée dans la representation solide. Quand le poete la déplie, 1'étend, eile s'offre dans un aspect phénoménologique trěs pur. La conscience « s'eleve » ä l'occasion d'une image qui communément « repose ». L'image n'est plus descriptive, eile est résolument inspirative. Étrange situation, les espaces qu'on aime ne veulent pas toujours étre enfermés ! Iis se déploient. On dirait qu'ils se transportent aisé-ment ailleurs, en d'autres temps, dans des plans différents de réves et de souvenirs. 53 Claude HARTMANN, Nocturnes, éd. La Galěre. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 80 Comment chaque lecteur ne profiterait-il pas de 1'ubiquité d'un poěme comme celui-ci: Une maison dressée au cceur Ma cathédrale de silence Chaque malin reprise en rive Et chaque soir abandonnée Une maison couverte d'aube Ouverte au vent de ma jeunesse 54. Cette « maison » est une sorte de maison légěre qui se déplace, pour moi, sur les souffles du temps. Elle est vraiment ouverte au vent d'un autre temps. On dirait qu'elle peut nous accueillir en tous les matins de notre vie pour nous donner une confiance en la vie. Des vers de Jean Laroche je rapproche, en mes reveries, la page oú René Char 55 réve « dans la chambre devenue légěre et qui peu á peu déve-loppait les grands espaces du voyage ». Si le Créateur écoutait le Poete, il créerait la tortue volante qui emporterait dans le ciel bleu les grandes sécurités de la terre. [64] Faut-il encore une preuve de ces maisons légěres ? Dans un poéme qui a pour titre : Maison de vent, Louis Guillaume réve ainsi 56 : Longtemps je Vai construite, d maison I A chaque souvenir je transportais des pierres Du rivage au sommet de tes murs Et je voyais, chaume couvé par les saisons Ton toit changeant comme la mer Danser sur lefond des nuages Auxquels il mélait sesfumées Maison de vent demeure qu 'un souffle effagait. 54 Jean LAROCHE, Memoire ďété, éd. Cahiers de Rochefort, p. 9. 55 René CHAR, Fureur et mystěre, p. 41. 56 Louis GUILLAUME, Noir comme la mer, éd. Les Lettres, p. 60. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 81 On peut s'etonner que nous accumulions tant d'exemples. Un esprit realisté est fixe : « cela ne tient pas debout! Ce n'est que vaine et in-consistante poesie, une poesie qui ne tient méme plus «la réalité ». Pour l'homme positif, tout ce qui est irréel se ressemble, submergées et, noyées que sont les formes dans 1'irréalité. Seules, les maisons reelles pourraient avoir une individualitě. Mais un réveur de maisons, il voit des maisons partout. Pour des réves de logis, tout lui est germe. Jean Laroche dit encore : Celle pivoine est une maison vague Oú chacun retrouve la nuit. La pivoine n'enferme-t-elle pas dans sa nuit rouge un insecte en-dormi : Tout calice est demeure. De cette demeure, un autre poete fait un sej our ďéternité : Pivoines et pavois paradis taciturnes ! écrit Jean Bourdeillette en un vers ďinfini 57. Quand on a tant révé au creux ďune fleur, on se souvient autrement dans la maison perdue, dissoute dans les eaux du passé. Qui lira sans entrer dans un réve sans fin ces quatre vers : 57 Jean BOURDEILLETTE, Les étoiles dans la main, éd. Seghers, p. 48. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 82 La chambre meurt miel et tilleul Ou les tiroirs s'ouvrirent en deuil La maison se mile a la mort Dans un miroir qui se ternit 58. [65] VI Si nous passons de ces images tout en lueurs a des images qui insistent, qui nous obligent a nous souvenir plus avant dans notre passe, les poetes sont nos maitres. Avec quelle force ils nous prouvent que les maisons a jamais perdues vivent en nous. En nous, elles insistent pour revivre, comme si elles attendaient de nous un supplement d'etre. Comme nous habiterions mieux la maison ! Comme nos vieux souvenirs ont subitement une vivante possibilite d'etre ! Nous jugeons le passe. Une sorte de remords de ne pas avoir vecu assez profondement dans la vieille maison vient a l'ame, monte du passe, nous submerge. Rilke dit ce poignant regret dans des vers inoubliables, dans des vers que nous faisons douloureusement notres, non pas tant dans leur expression que dans un drame du sentiment profond 59 : O nostalgie des lieux qui n 'etaient point Assez aimes a I'heure passagere Que je voudrais leur rendre de loin Le geste oublie, Vaction supplemental e. 58 P. 28. Cf. aussi (p. 64), revocation de la maison perdue. 59 RILKE, Vergers, XLI. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 83 Pourquoi s'est-on rassasie si vite du bonheur d'habiter la demeure ? Pourquoi n'a-t-on pas fait durer lei heures passageres ? Quelque chose de plus que la realite a manque a la realite. Dans la maison nous n'avons pas assez reve. Et puisque c'est par la reverie que nous pou-vons la retrouver, la liaison se fait mal. Des faits encombrent notre memoire. Nous voudrions, par-dela les souvenirs ressasses, revivre nos impressions abolies et les songes qui nous faisaient croire au bonheur : Ou vous ai-je perdue, mon imagerie pietinee ? dit le poete 60. Alors, si nous maintenons du songe dans la memoire, si nous de-passons la collection des souvenirs precis, la maison perdue dans la nuit des temps sort de l'ombre, lambeau par lambeau. Nous ne faisons rien pour la reorganises Son etre se restitue a partir de son intimite, dans la douceur et l'imprecision de la vie interieure. II semble que quelque chose de fluide reunit nos souvenirs. Nous nous fondons dans ce fluide du passe. Rilke a connu cette intimite de fusion. II dit cette fusion de l'etre dans la maison perdue : « Je n'ai jamais revu par la suite cette etrange demeure. Telle que je la retrouve dans mon souvenir au developpement [66] enfantin, ce n'est pas un batiment; elle est tou-te fondue et, repartie en moi : ici une piece, la une piece, et ici un bout de couloir qui ne relie pas ces deux pieces, mais est conserve en moi comme un fragment. C'est ainsi que tout est repandu en moi, les chambres, les escaliers qui descendaient avec une lenteur si ceremo-nieuse, d'autres escaliers, cages etroites montant en spirale, dans l'obs-curite desquels on avancait comme le sang dans les veines 61. » Ainsi, les songes descendent parfois si profondement, dans un passe indefini, dans un passe debarrasse de ses dates, que les souvenirs nets de la maison natale paraissent se detacher de nous. Ces songes etonnent notre reverie. Nous en arrivons a douter d'avoir vecu ou nous avons vecu. Noire passe est dans un ailleurs et une irrealite impregne 60 André De RICHAUD, Le droit ďasile, éd. Seghers, p. 26. 61 RILKE, Les cahiers de Malle Laurids Brigge, trad., p. 33. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 84 les lieux et les temps. II semble qu'on séjourne dans les limbes de ľétre. Et le poéte et le songeur se trouvent écrire des pages qu'un mé-taphysicien de ľétre gagnerait. ä méditer. Voici, par exemple, une page de métaphysique concrete qui, en couvrant de reveries le souvenir ďune maison natale, nous introduit dans les lieux mal définis, mal si-tués, de ľétre oú un étonnement d'etre nous saisit: William Goyen écrit 62 : « Penser qu'on puisse venir au monde dans un endroit qu'au debut on n'aurait merne pas su nommer, qu'on voit pour la premiére fois et que, dans cet endroit anonyme, inconnu, on puisse grandir, cir-culer jusqu'ä ce qu'on en connaisse le nom, le prononcer avec amour, qu'on appelle un foyer, oú on enfonce des racines, y abriter ses amours, si bien que, chaque fois qu'on en parle, c'est ä la facon des amants, en chants nostalgiques, en poémes débordants de désir. » Le terrain oú le hasard a semé la plante humaine n'était rien. Et sur ce fond de néant poussent, les valeurs humaines ! Inversement, si, au de-la des souvenirs, on va jusqu'au fond des songes, dans cette pré-mémoire, il semble que le néant caresse ľétre, pénétre ľétre, délie doucement les liens de ľétre. On se demande : ce qui fut été a-t-il été ? Les faits ont-ils eu la valeur que leur donne la mémoire ? La mémoire lointaine ne s'en souvient qu'en leur donnant une valeur, une aureole de bonheur. Effacée la valeur, les faits ne tiennent plus. Ont-ils été ? Une irréalité s'infiltre dans la realite des souvenirs qui sont, ä la fron-tiére de notre histoire personnelle et d'une préhistoire indéfinie, au point précisément oú la maison natale, aprés nous, s'en vient ä naitre en nous. Car avant nous — Goyen nous le fait comprendre — elle était bien anonyme. C'était un lieu perdu dans [67] le monde. Ainsi, au seuil de notre espace, avant ľére de notre temps, régne un tremble-ment de prises d'etre et de pertes d'etre. Et toute la realite du souvenir de vient fantomatique. Mais cette irréalité formulée dans les songes du souvenir n'atteint-elle pas le réveur devant les choses les plus solides, devant la maison de pierre vers laquelle, révant du monde, le réveur retourne le soir ? William Goyen connait cette irréalité du réel {loc. cit., p. 88) : « Voilä done pourquoi, si souvent, quand tu revenais seul, suivant la sente dans un voile de pluie, la maison semblait s'élever sur la plus diaphane des gazes, une gaze tissée d'une haleine que tu avais soufflée. Et tu 62 William GOYEN, La maison ďhaleine, trad. COINDREAU, p. 67. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 85 pensais alors que la maison nee du travail des charpentiers n'existait peut-etre pas, quelle n'avait peut-etre jamais existe, que ce n'etait qu'une imagination creee par ton haleine et que toi qui l'avais soufflee, tu pouvais, d'une haleine semblable, la reduire au neant. » Dans une telle page, l'imagination, la Memoire, la perception echangent leur fonction. L'image s'etablit dans une cooperation du reel et. de l'irreel, par le concours de la fonction du reel et de la fonction de l'irreel. Pour etudier, non pas cette alternative des contraires, mais cette fusion des contraires, les instruments de la dialectique logique seraient bien ino-perants. lis feraient l'anatomie d'une chose vivante. Mais si la maison est une valeur vivante, il faut qu'elle integre une irrealite. II faut que toutes les valeurs tremblent. Une valeur qui ne tremble pas est une valeur morte. Quand deux images singuliéres, ceuvres de deux poétes qui ménent séparément leur reverie, viennent ä se rencontrer, il semble qu'elles se renforcent l'une l'autre. Cette convergence de deux images exception-nelles donne, en quelque maniere, un recoupement pour l'enquete phénoménologique. L'image perd sa gratuité. Le libre jeu de l'imagination n'est plus une anarchie. De l'image de La maison d'haleine de William Goyen, rapprochons done une image que nous avons déjä citée dans notre livre : La terre et les reveries du repos (p. 96), image que nous n'avions pas su apparenter. Pierre Seghers écrit 63 : Une maison oú je vais seul en appelant Un nom que le silence et les murs me renvoient Une étrange maison qui se tient dans ma voix Et qu 'habite le vent. 63 Pierre SEGHERS, Le domaine public, p. 70. Nous poussons plus loin la citation que nous donnions en 1948, car notre imagination de lecteur est encouragee par les reveries que nous avons revues du livre de William GOYEN. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 86 [68] Je ľinvente, mes mains dessinent un nuage Un bateau de grand ciel au-dessus desforéts Une brume qui se dissipe et disparait Comme au jeu des images. Pour mieux bätir cette maison dans la brume, dans le souffle, il faudrait, dit le poete : ... Une voix plus forte et Vencens Bleu du cceur et des mots. Comme la maison d'haleine, la maison du souffle et, de la voix est une valeur qui tremble ä la limite du reel et de ľirréalité. Sans doute, un esprit realisté restera bien en decä de cette region des tremble -ments. Mais celui qui lit les poěmes dans la joie d'imaginer marquera d'une pierre blanche le jour ou il peut entendre sur deux registres les échos de la maison perdue. A qui sait écouter la maison du passé, n'est-elle pas une geometrie d'échos ? Les voix, la voix du passé ré-sonnent autrement dans la grande piece et, dans la petite chambre. Au-trement encore retentissent les appels dans l'escalier. Dans ľordre des souvenirs difficiles, bien au dela des geometries du dessin, il faut re-trouver la tonalité de la lumiěre, puis viennent les douces odeurs qui restent dans les chambres vides, mettant un sceau aérien ä chacune des chambres de la maison du souvenir. Est-il possible, au dela encore, de restituer non pas simplement le timbre des voix, « ľinflexion des voix, chěres qui se sont tues », mais encore la resonance de toutes les chambres de la maison sonore ? En cette extréme ténuité des souvenirs, aux seuls poětes on peut demander des documents de psychologie raffinée. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 87 VII Parfois, la maison de l'avenir est plus solide, plus claire, plus vaste que toutes les maisons du passe. A l'oppose de la maison natale tra-vaille l'image de la maison revee. Tard dans la vie, en un courage invincible, on dit, encore : ce qu'on n'a pas fait, on le fera. On batira la maison. Cette maison revee peut etre un simple reve de proprietaire, un concentre de tout ce qui est, juge commode, confortable, sain, solide, voire desirable aux autres. Elle doit satisfaire alors l'orgueil et la raison, termes inconciliables. Si ces reves doivent se realiser, ils quit-tent le domaine de notre enquete. Ils entrent dans le domaine de la psychologie des projets. Mais nous avons dit assez que le projet est pour nous de l'onirisme a petite projection. L'esprit s'y deploie, mais l'ame [69] n'y trouve pas sa large vie. Peut-etre est-il bon que nous gardions quelques songes vers une maison que nous habiterons plus tard, toujours plus tard, si tard que nous n'aurons pas le temps de la realiser. Une maison qui serait finale, symetrique de la maison natale preparerait des pensees et non plus des songes, des pensees graves, des pensees tristes. Mieux vaut vivre dans le provisoire que dans le definitif. Voici une anecdote de bon conseil. Elle est contee par Campenon qui parlait poesie avec le poete Du-cis : « Quand nous en fumes aux petits poemes qu'il adresse a son lo-gis, a ses parterres, a son potager, a son petit bois, a son caveau..., je ne pus m'empecher de lui faire remarquer en riant, que dans cent ans, il courrait le risque de mettre a la torture l'esprit de ses commenta-teurs. II se mit a rire, et me raconta comment ay ant desire inutilement depuis sa jeunesse d'avoir une maison de campagne avec un petit jar-din, il avait pris le parti, a l'age de soixante-dix ans, de se les donner de sa propre autorite de poete, et sans bourse delier. II avait d'abord commence par avoir la maison, puis le gout de la possession augmen-tant, il avait ajoute le jardin, puis le petit bois, etc. Tout cela n'existait Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 88 que dans son imagination ; mais e'en etait assez pour que ces petites possessions chimeriques eussent de la realite a ses yeux. II en parlait, il en jouissait comme de choses vraies ; et son imagination avait une telle puissance que je ne serais pas etonne que dans les gelees des mois d'avril ou de mai, on lui eut surpris un sentiment d'inquietude pour son vignoble de Marly. « II me conta a ce sujet qu'un honnete et bon provincial, ayant lu dans les journaux quelques-unes des pieces ou il chante ses petits do-maines, lui avait ecrit pour lui offrir ses services en qualite de regis-seur, ne lui demandant que le logement et les honoraires qui seraient juges convenables. » Loge partout, mais enferme nulle part, telle est la devise du reveur de demeures. Dans la maison finale comme dans ma maison reelle, la reverie d'habiter est brimee. II faut toujours laisser ouverte une reverie de l'ailleurs. Quel bel exercice alors de la fonction d'habiter la maison revee que le voyage en chemin de fer ! Ce voyage deroule un film de maisons revees, acceptees, refusees... Sans que jamais, comme en automobile, on soit tente de s'arreter. On est en pleine reverie avec la salutaire interdiction de verifier. Comme j'ai peur que cette maniere de voyager ne soit qu'une douce manie personnelle, voici un texte. « Devant toutes les maisons solitaires que je rencontre dans [70] la campagne, je me dis, ecrit Henry-David Thoreau 64, que je pourrais, satisfait, passer la ma vie, car je les vois, a leur avantage, sans in-con venients. Je n'y ai pas encore apporte mes ennuyeuses pensees et mes prosai'ques habitudes et ainsi je n'ai pas gate le paysage. » Et plus loin, Thoreau dit par la pensee aux heureux proprietaries des maisons rencontrees : « Je ne demande que des yeux qui voient ce que vous possedez. » George Sand dit qu'on peut classer les hommes suivant qu'ils aspi-rent a vivre dans une chaumiere ou dans un palais. Mais la question est plus complexe : qui a chateau reve chaumiere, qui a chaumiere re-ve palais. Mieux encore, nous avons chacun nos heures de chaumiere 64 Henry-David THOREAU, Un philosophe dans les bois, trad. R. MICHAUD et S. DAVID, pp. 60 et 80. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 89 et nos heures de palais. Nous descendons habiter pres (le la terre, sur le sol de la chaumiěre et puis, en quelques chateaux en Espagne, nous voudrions dominer l'horizon. Et, quand la lecture nous a donné tant de lieux habités, nous savons faire retentir en nous la dialectique de la chaumiěre et du chateau. Un grand poete en a vécu. Dans Les féeries intérieures (le Saint-Pol Roux, on trouvera deux contes qu'il suffit de rapprocher pour avoir deux Bretagnes, pour doubler le monde. De l'un á l'autre monde, de l'une á l'autre demeure, vont et reviennent les ré-ves. Le premier conte a pour titre : Adieux á la chaumiěre (p. 205) ; le second : Le chatelain et le paysan (p. 359). Voici l'arrivee dans la chaumiěre. Elle ouvre tout de suite son cceur et son arne « A l'aube, ton étre frais badigeonné de chaux s'ouvre á nous : les enfants crurent pénétrer au sein d'une colombe, et tout de suite nous aimámes l'echelle — ton escalier. » Et en d'autres pages le poete nous dit comment la chaumiěre rayonne 1'humanité, la fraternitě paysannes. Cette maison-colombe est une arche accueillante. Mais un jour, Saint-Pol Roux quitte la chaumiěre pour le « ma-noir » « Avant de partir pour « le luxe et l'orgueil s, nous dit Théophi-le Briant 65, il gémissait dans son arne franciscaine et s'attardait une fois encore sous le linteau de Roscanvel » et Théophile Briant cite le poete : « Une derniěre fois, chaumiěre, laisse que je baise les murs modes-tes et jusqu'a leur ombre couleur de ma peine... » Le manoir de Camard, oú va vivre le poete, est sans doute, dans toute la force du terme, une ceuvre de poesie, la realisation du cha-teau-révé par un poete. Tout contre les flots, au faite de la dune appe-lée par les habitants de la presqu'ile bretonne, le [71] Lion du Toulin-guet, Saint-Pol Roux acheta la maison d'un pécheur. Avec un ami, of-ficier d'artillerie, il fit le plan d'un manoir á huit tourelles dont la maison qu'il venait d'acheter était le centre. Un architecte modéra les pro-jets du poete et le chateau á cceur de chaumiěre fut construit. « Un jour, nous conte Théophile Briant (loc. cit., p. 37), pour me donner la synthěse de la « presqu'ilette » de Camaret, Saint-Pol dessi-na sur une feuille volante une pyramide de pierre, les hachures du vent 65 Théophile BRIANT, Saint-Pol Roux, éd. Seghers, p. 42. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 90 et les ondulations de la mer, avec cette formule : « Camaret est une pierre dans le vent sur une lyre. » Nous parlions, il y a quelques pages, de poěmes qui chantent les maisons des souilles et du vent. Nous pensions qu'avec ces poěmes nous étions á V extremitě des métaphores. Et voici que le poete suit 1'épure de ces métaphores pour construire sa demeure. Nous měnerions encore de semblables reveries si nous allions ré-ver sous le cone trapu du moulin á vent. Nous sentirions son caractěre terrestre, nous 1'imaginerions comme une hutte primitive toute pétrie de terre, bien assise sur la terre pour résister au vent. Et puis, synthěse immense, nous réverions dans le méme temps, á la maison ailée qui geint á la moindre brise et qui subtilise les energies du vent. Le meu-nier, voleur de vent, avec de la tempéte fait de la bonne farine. Dans le deuxiěme conte des Féeries intérieures, auquel nous fai-sions allusion, Saint-Pol Roux nous dit comment, chátelain du manoir de Camaret, il y a vécu une vie de chaumiěre. Jamais peut-étre on n'a si simplement et si fortement renversé la dialectique de la chaumiěre et du chateau. « Rivé, dit le poete, á la premiére marche du perron par mes sabots ferrés, j'hesite á jaillir en seigneur de ma chrysalide de manant 66. » Et plus loin (p. 362) : « Ma souple nature s'accommode á ce bien-étre en aigle sur la ville et sur 1'océan, bien-étre oú la folie du logis ne tarde pas á me conférer une suprématie sur les elements et sur les étres. Bientót, sous 1'égoisme enlace, j'oublie, paysan parvenu, que l'initiale raison du chateau fut de me reveler par antithěse la chaumiěre. » Á lui seul le mot chrysalide est une touche qui ne trompe pas. Deux réves s'y conjoignent qui disent le repos de l'etre et son essor, la cristallisation du soir et les ailes qui s'ouvrent au jour. Dans le corps du chateau ailé qui domine et la ville et 1'océan, et les hommes et l'univers, il a garde une chrysalide de chaumiěre pour s'y blottir seul dans le plus grand des repos. 66 SAINT-POL ROUX, Les féeries intérieures, p. 361. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 91 [72] En nous referant a l'oeuvre du philosophe bresilien, Lucio Alberto Pinheiro dos Santos 61, nous disions jadis, qu'en examinant les ryth-mes de la vie dans leur detail, en descendant des grands rythmes imposes par l'univers a des rythmes plus fins jouant sur les sensibilites extremes de l'homme, on pouvait etablir une rythmanalyse qui tendrait a rendre heureuses et legeres les ambivalences que les psychanalystes decouvrent dans les psychismes troubles. Mais si Ton ecoute le poete, les reveries alternees perdent leur rivalite. Les deux realites extremes de la chaumiere et du chateau, avec Saint-Pol Roux, encadrent nos besoins de retraite et d'expansion, de simplicite et de magnificence. Nous y vivons une rythmanalyse de la fonction d'habiter. Pour bien dormir, il ne faut pas dormir dans une grande piece. Pour bien travail-ler, il ne faut pas travailler dans un reduit. Pour rever le poeme et pour l'ecrire, il faut les deux logis. Car c'est pour les psychismes ceuvrant que la rythmanalyse est utile. Ainsi, la maison revee doit tout avoir. Elle doit etre, si large qu'en soit l'espace, une chaumiere, un corps de colombe, un nid, une chrysa-lide. L'intimite a besoin du cceur d'un nid. Erasme, nous dit son bio-graphe, fut longtemps « a trouver, dans sa belle maison, un nid ou il put mettre en surete son petit corps. II finit par se confiner dans une chambre au point qu'il put respirer cet air cuit qui lui etait necessai-re » 68. Et bien des reveurs veulent trouver dans la maison, dans la chambre, un vetement a leur taille. Mais encore une fois, nid, chrysalide et vetement ne forment qu'un moment de la demeure. Plus condense est le repos, plus fermee est la chrysalide, plus l'etre qui en sort est l'etre d'un ailleurs, plus grande est son expansion. Et le lecteur, croyons-nous, allant d'un poete a un autre, est dynamise par l'imagination de lecture quand il ecoute un Su-pervielle au moment ou il fait rentrer l'univers dans la maison par tou-tes les portes, par toutes les fenetres grandes ouvertes 69. 67 Cf. La dialectique de la durée, éd. Presses Universitaires de France, p. 129. 68 André SAGLIO, Maisons ďhommes célěbres, Paris, 1893, p. 82. 69 Jules SUPERVIELLE, Les amis inconnus, p. 93, p. 96. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 92 Tout ce qui fait les bois, les rivieres ou Vair A place entre ces murs qui croient fermer une chambre Accourez, cavaliers qui traversez les mers Je n'ai qu'un toit du ciel, vous aurez de la place. [73] L'accueil de la maison est, alors si total que ce qu'on voit de la fe-netre appartient a la maison : Le corps de la montagne hesite a mafenetre : « Comment peut-on entrer si Von est la montagne, Si Von est en hauteur, avec roches, cailloux, Un morceau de la Terre, altere par le Ciel ? Quand on se rend sensible a une rythmanalyse en allant de la maison concentree a la maison expansive, les oscillations se repercutent, s'amplifient. Les grands reveurs professent comme Supervielle, l'inti-mite du monde, mais ils ont appris cette intimite en meditant la maison. VIII La maison de Supervielle est une maison avide de voir. Pour elle, voir c'est avoir. Elle voit le monde, elle a le monde. Mais comme un enfant gourmand, elle a les yeux plus grands que le ventre. Elle nous a donne un de ces exces d'image qu'un philosophe de l'imagination doit noter en souriant d'avance d'une critique raisonnable. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 93 Mais, apres ces vacances de 1'imagination, il faut se rapprocher de la realite. II nous faut dire des reveries qui accompagnent les actions menageres. Ce qui garde activement la maison, ce qui lie dans la maison le passe le plus proche et l'avenir le plus proche, ce qui la maintient dans une securite d'etre, c'est Taction menagere. Mais comment donner au menage une activite creatrice ? Des qu'on apporte une lueur de conscience au geste machinal, des qu'on fait de la phenomenologie en frottant un vieux meuble, on sent naitre, au-dessous de la douce habitude domestique, des impressions nouvelles. La conscience rajeunit tout. Elle donne aux actes les plus familiers une valeur de commencement. Elle domine la memoire. Quel emerveillement de redevenir vraiment l'auteur de l'acte machinal ! Ainsi, quand un poete frotte un meuble — serait-ce par personne interposee — quand il met avec le torchon de laine qui rechauffe tout ce qu'il touche un peu de cire odorante sur sa table, il cree un nouvel objet, il augmente la dignite humaine d'un objet, il inscrit l'objet dans l'etat civil de la maison humaine. Henri Bosco ecrit 70 : « La cire douce penetrait dans cette matiere polie sous la pression des mains et [74] la chaleur utile de la laine. Lentement, le plateau prenait un eclat sourd. II semblait que montat, de l'aubier centenaire, du cceur meme de l'arbre mort, ce rayonnement attire par le frottement magnetique et qu'il s'epandit peu il peu a l'etat de lumiere sur le plateau. Les vieux doigts charges de vertus, la paume genereuse, tiraient du bloc massif et des fibres inanimees les puissances latentes de la vie. C'etait la creation d'un objet, l'ceuvre meme de la foi, devant mes yeux emerveil-les. » Les objets ainsi choyes naissent vraiment d'une lumiere intime ; ils montent a un niveau de realite plus eleve que les objets indifferents, que les objets defmis par la realite geometrique. Ils propagent une nouvelle realite d'etre. Ils prennent non pas seulement leur place dans un ordre, mais une communion d'ordre. D'un objet a l'autre, dans la chambre, les soins menagers tissent des liens qui unissent un tres an- 70 Henri BOSCO, Le jardin d'Hyacinthe, p. 192. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 94 cien passe au jour nouveau. La menagere reveille les meubles endor-mis. Si Ton va jusqu'a la limite ou le songe s'exagere, on sent comme une conscience de construire la maison dans les soins memes qu'on apporte a la maintenir en vie, a lui donner toute sa clarte d'etre. II semble que la maison lumineuse de soins soit reconstruite de l'inte-rieur, qu'elle soit neuve par l'interieur. Dans l'equilibre intime des murs et des meubles, on peut dire qu'on prend conscience d'une maison construite par les femmes. Les hommes ne savent construire les maisons que de l'exterieur. lis ne connaissent guere la civilisation de la cire. Comment mieux dire l'integration de la reverie au travail, des reves les plus grands aux travaux les plus humbles, que ne le fait Henri Bos-co en parlant de Sidoine, une servante au grand cceur 71 « Cette vocation au bonheur, loin de nuire a sa vie pratique, en nourrissait les ac-tes. Cependant qu'elle lessivait un drap ou une nappe, qu'elle astiquait soigneusement le panneau de la panetiere, ou polissait un chandelier de cuivre, il lui montait du fond de l'ame ces petits mouvements de joie qui animait ses fatigues domestiques. Elle n'attendait pas d'avoir fini sa tache pour redescendre en soi et y contempler a son aise les images surnaturelles qui l'habitaient. C'est pendant, qu'elle travaillait au plus banal ouvrage que les figures de ce pays lui apparaissaient fa-milierement. Sans avoir l'air de rever le moins du monde, elle lavait, epoussetait, balayait, en compagnie des anges. » J'ai lu dans un roman italien, l'histoire d'un balayeur des rues qui balancait son balai avec le geste majestueux du faucheur. [75] En sa reverie, il fauchait sur l'asphalte un pre imaginaire, le grand pre de la vraie nature ou il retrouvait sa jeunesse, le grand metier du faucheur au soleil levant. II faut aussi des « reactifs » plus purs que ceux de la psychanalyse pour determiner la « composition » d'une image poetique. Avec les determinations fines qu'exige la poesie, nous sommes en micro-chimie. Un reactif altere par les interpretations toutes preparees du psychanalyste peut troubler la liqueur. Aucun phenomenologue, revi- 71 Henri BOSCO, Le jardin d'Hyacinthe, p. 173. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 95 vant l'invitation que fait Supervielle aux montagnes d'entrer par la fe-nétre, n'y verra une monstruosité sexuelle. Nous sommes plutot devant le phénoměne poétique de liberation pure, de sublimation absolue. L'image n'est plus sous la domination des choses, non plus que sous la poussée de l'inconscient. Elle flotte, eile vole, immense, dans l'atmos-phěre de liberté ďun grand poéme. Par la fenétre du poete, la maison engage avec le monde un commerce ďimmensité. Elle aussi, comme aime ä le dire le métaphysicien, la maison des hommes s'ouvre au monde. Et de méme, le phénoménologue qui suit la construction de la maison des femmes dans le renouveau quotidien de la luisance doit dé-passer les interpretations du psychanalyste. Ces interpretations nous avaient nous-méme retenu dans des livres antérieurs(72). Mais nous croyons qu'on peut aller plus ä fond, qu'on peut sentir comment un étre humain se donne aux choses et se donne les choses en parache-vant leur beauté. Un peu plus beau, done autre chose. Un rien plus beau, done tout autre chose. Nous touchons ici au paradoxe ďune initialité d'une action trěs coutumiěre. Par les soins du menage est rendue ä la maison non pas tant son originalitě, que son origine. Ah ! quelle grande vie si, dans la maison, chaque matin, tous les objets pouvaient étre refaits de nos mains, a sortir » de nos mains ! Dans une lettre ä Theo, Vincent Van Gogh lui dit qu'il faut « conserver quelque chose du caractěre original d'un Robinson Crusoe » (p. 25). Faire tout, refaire tout, donner ä chaque objet un « geste supplemental », une facette de plus au miroir de la cire, autant de bienfaits que nous donne l'imagination en nous fai-sant sentir la croissance interne de la maison. Pour étre actif dans la journée, je me redis : « Chaque matin donne une pensée ä saint Robinson. » Quand un songeur reconstruct le monde ä partir d'un objet qu'il en-chante de ses soins, on se convainc que tout est germe dans la vie d'un poete. Voici une longue page de Rilke qui nous [76] met, malgré un certain embarras (gants et costumes), en état de simplicitě. (72) Qf La psychanalyse du feu. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 96 Dans les Lettres d'une musicienne (trad. p. 109), Rilke ecrit a Ben-venuta qu'en l'absence de la femme de menage, il a frotte les meu-bles : « J'etais done magnifiquement seul... quand je fus repris a Tim-proviste par cette vieille passion. II faut que tu le saches : ce fut sans doute la plus grande passion de mon enfance et aussi mon premier contact avec la musique ; car notre pianino tombait sous ma juridic-tion d'epousseteur, etant un des rares objets qui se pretaient de bon gre a cette operation et ne manifestait point d'ennui. Sous le zele du torchon, au contraire, il se mettait soudain a ronronner metalliquement... et son beau noir profond se faisait de plus en plus beau. Que n'a-t-on connu lorsqu'on a vecu cela ! Fier deja, rien que de l'indispensable costume : le grand tablier et aussi les petits gants lavables en peau de suede pour proteger ses delicates mains, on avait une politesse teintee d'espieglerie pour repondre a 1'amitie des choses si heureuses d'etre bien traitees, si soigneusement reposees. Et. de meme aujourd'hui, je dois te l'avouer, tandis que tout, se faisait clair autour de moi et, que l'immense surface noire de ma table de travail que tout regarde alen-tour... prenait, en quelque sorte, une nouvelle conscience du volume de la piece, en le reflechissant de mieux en mieux : gris clair, presque cubique..., oui je me sentais emu comme s'il se passait la quelque chose, non pas seulement de superficiel, a vrai dire, mais quelque chose de grandiose qui s'adressait a Tame : un empereur lavant les pieds de vieilles gens ou saint Bonaventure, la vaisselle de son couvent. » Benvenuta donne de ces episodes un commentaire qui durcit le tex-te 73 quand elle dit. que la mere de Rilke « des sa plus tendre enfance, l'avait oblige a epousseter les meubles et, a faire des travaux domesti-ques ». Comment ne pas sentir la nostalgie du travail qui transparait dans la page rilkeenne. Comment ne pas comprendre que s'accumulent des documents psychologiques d'ages mentaux differents puisqu'a la joie d'aider la mere s'ajoute la gloire d'etre un grand de la terre qui lave les pieds des indigents. Le texte est un complexe de sentiments, il associe la politesse et l'espieglerie, l'humilite et, Taction. Et puis, il y a le grand mot qui ouvre la page : « J'etais magnifiquement seul ! » Seul comme a l'origine de toute veritable action, d'une action qu'on n'est pas « oblige » de faire. Et c'est la merveille des actions faciles que tout, de meme elles nous mettent a l'origine de Taction. 73 BENVENUTA, Rilke et Benvenuta, trad., p. 30. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 97 [77] Detachee de son contexte, la longue page que nous venons de citer nous parait un bon test de l'interet de lecture. Elle peut. etre dedai-gnee. On peut s'etonner qu'on y prenne interet. On peut au contraire y prendre un interet inavoue. Elle peut enfin sembler vivante, utile, re-confortante. Ne nous donne-t-elle pas le moyen de prendre conscience de notre chambre en synthetisant fortement tout ce qui vit dans la chambre, tous les meubles qui nous offrent leur amitie ? Et n'y a-t-il pas en cette page un courage d'ecrivain a vaincre la censure qui interdit les confidences «insignifiantes » ? Mais quelle joie de lecture quand on reconnait l'importance des choses insignifiantes ! Quand on complete par des reveries personnelles le souvenir « insignifiant » que nous confie l'ecrivain ! L'insignifiant devient alors le signe d'une extreme sensibilite pour des significations intimes qui etablissent, une communaute d'ame entre l'ecrivain et son lecteur. Et quelle douceur dans les souvenirs quand on peut se dire que, moins les gants en peau de suede, on a vecu des heures rilkeennes ! IX Toute grande image simple est révélatrice ďun état d'ame. La mai-son, plus encore que le pay sage, est, « un état d'ame ». Méme reproduce dans son aspect extérieur, elle dit une intimitě. Des psycholo-gues, en particulier Francoise Minkowska, et les travailleurs qu'elle a su entrainer, ont étudié les dessins de maison faits par les enfants. On peut en faire le motif d'un test. Le test de la maison a méme l'avantage d'etre ouvert á la spontaneitě, car beaucoup d'enfants dessinent spon-tanément en révant, le crayon á la main, une maison. D'ailleurs, dit Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 98 Mme Balif 74 : « Demander á l'enfant de dessiner la maison, c'est lui demander de révéler le réve le plus profond ou il veut abriter son bon-heur ; s'il est heureux, il saura trouver la maison close et protegee, la maison solide et, profondément enracinée. Elle est dessinée dans sa forme, mais presque toujours quelque trait designe une force intime. Dans certains dessins, de toute evidence, dit Mme Balif et il fait chaud á 1'intérieur, il y a du feu, un feu si vif qu'on le voit s'echapper de la cheminée ». Quand la [78] maison est heureuse, la fumée s'amuse doucement au-dessus du toit. Si l'enfant est malheureux, la maison porte la trace des angoisses du dessinateur. Francoise Minkowska a exposé une collection particu-liěrement émouvante de dessins d'enfants polonais ou juifs qui ont, subi les sévices de l'occupation allemande pendant la derniěre guerre. Telle enfant qui a vécu cachée, á la moindre alerte, dans une armoire, dessine longtemps aprěs les heures maudites, des maisons étroites, froides et fermées. Et c'est ainsi que Francoise Minkowska parle de « maisons immobiles », de maisons immobilisées dans leur raideur : « Cette raideur et, cette immobilité se retrouvent, aussi bien á la fumée que dans les rideaux des fenétres. Les arbres autour d'elle sont droits, ont l'air de la garder » (loc. cit., p. 55). Francoise Minkowska sait qu'une maison vivante n'est pas vraiment «immobile ». Elle intěgre en particulier les mouvements par lesquels on accede á la porte. Le chemin qui conduit, á la maison est souvent une montée. Parfois il invite. II y a toujours des elements kinesťhésiques. La maison a du K, dirait le Rorschachien. Á un detail, la grande psychologue qu'etait Francoise Minkowska reconnaissait le mouvement de la maison. Dans la maison dessinée par un enfant de huit ans, Francoise Minkowska note qu'a la porte, il y a « une poignée ; on y entre, on y habite ». Ce n'est pas simplement une maison-construction, « c'est une maison-habitation ». La poignée de la porte designe évidemment une fonctionnalité. La kinesťhésie est marquee par ce signe, si souvent oublié dans les dessins des enfants « rigides ». De Van Gogh et Seurat aux dessins d'enfants, Guide catalogue illustre d'une exposition au Musee pedagogique (1949) commente par le Dr F. MINKOWSKA, article de Mme BALIF, p. 137. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 99 Remarquons bien que la « poignee » de la porte ne pourrait guere etre dessinee a l'echelle de la maison. C'est, sa fonction qui prime tout souci de grandeur. Elle traduit une fonction d'ouverture. Seul un esprit logique peut objecter qu'elle sert, aussi bien a fermer qu'a ouvrir. Dans le regne des valeurs, la clef ferme plus qu'elle n'ouvre. La poignee ou-vre plus qu'elle ne ferme. Et le geste qui ferme est toujours plus net, plus fort, plus bref que le geste qui ouvre. C'est en mesurant ces finesses qu'on devient, comme Francoise Minkowska, un psychologue de la maison. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 100 [79] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre III LE TIROIR, LES COFFRES ET LES ARMOIRES I Retour a la table des matieres Je recois toujours un petit choc, une petite souffrance de langage quand un grand ecrivain prend un mot dans un sens pejoratif. D'abord les mots, tous les mots font honnetement leur metier dans le langage de la vie quotidienne. Ensuite les mots les plus usuels, les mots attaches aux realties les plus communes ne perdent pas pour cela leurs possibilites poetiques. Quand Bergson parle d'un tiroir, quel dedain ! Le mot vient toujours comme une metaphore polemique. II commande et il juge, il juge toujours de la meme facon. Le philosophe n'aime pas les arguments en tiroirs. L'exemple nous parait bon pour montrer la difference radicale en-tre l'image et la metaphore. Nous allons insister un peu sur cette difference avant de revenir a nos enquetes sur les images d'intimite qui Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 101 sont solidaires des tiroirs et des coffres, solidaires de toutes les cachet-tes oü l'homme, grand reveur de serrures, enferme ou dissimule ses secrets. Chez Bergson, les metaphores sont surabondantes et, tout compte fait, les images sont tres rares. II semble que l'imagination soit pour lui toute metaphorique. La metaphore vient donner un corps concret ä une impression difficile ä exprimer. La metaphore est relative ä un etre psychique different d'elle. L'image, ceuvre de l'imagination abso-lue, tient au contraire tout son etre de l'imagination. En poussant par la suite notre comparaison de la metaphore et de l'image, nous compren-drons que la metaphore ne peut, guere recevoir une etude phenomeno-logique. Elle n'en vaut pas la peine. Elle n'a pas de valeur phenomeno-logique. Elle est, tout au plus, une image fabriquee, sans racines pro-fondes, vraies, reelles. C'est une expression ephemere, [80] ou qui de-vrait etre ephemere, employee une fois en passant. II faut prendre garde de ne pas trop la penser. II faut craindre que ceux qui la lisent ne la pensent. Or, quel succes la metaphore du tiroir a recu chez les bergso-niens ! Au contraire de la metaphore, ä une image, on peut donner son etre de lecteur ; eile est donatrice d'etre. L'image, ceuvre pure de l'imagination absolue, est un phenomene d'etre, un des phenomenes specifiques de l'etre parlant. II Comme on le sait, la metaphore du tiroir ainsi que quelques autres comme « l'habit de confection » sont utilisees par Bergson pour dire l'insuffisance d'une philosophic du concept. Les concepts sont des tiroirs qui servent a classer les connaissances ; les concepts sont des habits de confection qui desindividualisent des connaissances vecues. A chaque concept son tiroir dans le meuble des categories. Le concept, le voici pensee morte puisqu'il est, par definition, pensee classee. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 102 Indiquons quelques textes qui marquent bien le caractěre polémi-que de la métaphore du tiroir dans la philosophic bergsonienne. On lit dans VEvolution créatrice en 1907 (p. 5) : « La mémoire, comme nous avons essayé de le prouver 75 n'est pas une faculté de classer des souvenirs dans un tiroir ou de les inscrire sur un registre, II n'y a pas de registre, pas de tiroir... » La raison, devant n'importe quel objet nouveau, se demande (L 'evolution créatrice, p. 52) « quelle est celle de ses categories an-ciennes qui convient á l'objet nouveau. Dans quel tiroir prét á s'ouvrir le ferons-nous entrer ? De quels vétements déjá coupes allons-nous l'habiller » ? Car bien entendu, un habit de confection voilá ce qui suf-fit pour enfermer dans un habit un pauvre rationaliste. Dans la se-conde conference á Oxford, le 27 mai 1911 (reproduite dans La pen-sée et le mouvant, p. 172), Bergson montre la pauvreté de l'image qui voudrait qu'il y ait « ca et la, dans le cerveau des boites á souvenirs qui conserveraient des fragments du passé ». Dans l'lntroduction á la Métaphysique (La pensée et le mouvant, p. 221), Bergson dit que pour Kant la science « ne lui montre que des cadres emboités dans des cadres ». La métaphore hante encore l'esprit du philosophe quand il [81] écrit son essai, La pensée et le mouvant, 1922, essai qui, á bien des égards, resume sa philosophic II redit (p. 80, 26e éd.) que les mots dans la mémoire n'ont pas été deposes « dans un tiroir cerebral ou autre ». Si e'en était le lieu, on pourrait montrer 76 que dans la science contemporaine, l'activite dans l'invention des concepts rendue néces-saire par 1'évolution de la pensée scientifique dépasse les concepts qui se déterminent par de simples classifications, en s'emboitant les uns dans les autres », suivant l'expression du philosophe (La pensée et le mouvant). Contre une philosophic qui veut s'instruire sur la conceptualisation dans les sciences contemporaines, la métaphore des tiroirs reste un instrument polémique rudimentaire. Mais pour le probléme qui nous occupe actuellement, qui est de distinguer métaphore et ima- BERGSON renvoie ä Matiěre et memoire, chap. II et III. 7() Cf. Le rationalisme applique, chap. « Les interconeepts ». Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 103 ge, nous avons ici un exemple d'une metaphore qui s'indure, qui perd jusqu'ä sa spontaneite d'image. C'est surtout sensible dans le bergso-nisme tel que l'enseignement le simplifie. La metaphore polemique qu'est le tiroir en son classeur revient souvent dans les exposes ele-mentaires pour denoncer les idees stereotypees. On peut meme pre-voir, en ecoutant certaines lecons, que la metaphore du tiroir va appa-raitre. Or, quand on pressent une metaphore, c'est que l'imagination est hors de cause. Cette metaphore — instrument polemique rudimen-taire — et quelques autres qui la varient fort peu, ont mecanise la polemique des bergsoniens contre les philosophies de la connaissance, en particulier contre ce que Bergson appelait, avec un epithete qui ju-ge vite, « le rationalisme sec ». III Ces remarques rapides ne tendent qu'ä montrer qu'une metaphore ne devrait etre qu'un accident de l'expression et qu'il y a danger ä en faire une pensee. La metaphore est une fausse image puisqu'elle n'a pas la vertu directe d'une image productrice d'expression, formee dans la reverie parlee. Un grand romancier a rencontre la metaphore bergsonienne. Mais eile lui a servi ä caracteriser, non pas la psychologie d'un rationaliste kantien, mais la psychologie d'un maitre sot. On trouvera la page dans un roman de Henri Bosco 11. Elle renverse d'ailleurs la metaphore du philosophe. Ce n'est pas ici l'intelligence [82] qui est un meuble ä ti-roirs. C'est le meuble ä tiroirs qui est une intelligence. De tous les meubles de Carre-Benoit, un seul l'attendrissait, c'etait son classeur de chene. Toutes les fois qu'il passait devant le meuble massif, il le re-gardait avec complaisance. La, du moins, tout restait solide, fidele. On voyait ce que l'on voyait, on touchait ce que l'on touchait. La largeur n'entrait pas dans la hauteur, ni, dans le plein, le vide. Rien qui ne füt Henri BOSCO, Monsieur Carre-Benoit ä la Campagne, p. 90. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 104 prévu, calculé, pour 1'utile, ďun esprit méticuleux. Et quel merveilleux instrument! II tenait lieu de tout: c'etait une memoire et une intelligence. Pas ca de flou ni de fuyant dans ce cube si bien charpenté. Ce qu'on y mettait une fois, cent fois, dix mille fois, on pouvait l'y retrou-ver en un clin ďceil, si j'ose dire. Quarante-huit tiroirs ! De quoi contenir tout un monde bien classé de connaissances positives. M. Carre-Benoit attachait aux tiroirs une sorte de puissance magique. « Le tiroir, disait-il parfois, est le fondement de l'esprit humain 78. » C'est dans le roman, répétons-le, un homme mediocre qui parle. Mais c'est un romancier de génie qui le fait parier. Et le romancier, avec le meuble aux tiroirs, concretise l'esprit de sotte administration. Et comme il faut qu'une dérision soit attachée ä une stupiditě, ä peine le héros de Henri Bosco a-t-il dit son aphorisme, qu'en tirant les tiroirs « du meuble auguste », il découvre free la bonne y a range la moutar-de et le sel, le riz, le café, les pois et les lentilles. Le meuble qui pense était devenu un garde-manger. Aprěs tout, c'est peut-étre la une image qui pourrait illustrer une « philosophic de l'avoir ». Elle servirait au propre et au figure. II est des érudits qui accumulent les provisions. On verra par la suite, se di-sent-ils, si 1'on veut sen nourrir. IV En maniere de preambule ä notre étude positive des images du secret, nous avons considéré une métaphore qui pense vite et qui ne ré-unit pas vraiment les réalités extérieures ä la réalité intime. Puis, avec la page de Henri Bosco, nous avons trouvé une prise directe de carac-tériologie ä partir ďune réalité bien dessinée. Nous devons revenir ä nos études toutes positives sur 1'imagination créatrice. Avec le thěme 78 Cf. op. cit., p. 126. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 105 des tiroirs, des coffres, des serrures et des armoires, nous allons re-prendre contact avec l'insondable reserve des reveries d'intimite. [83] L'armoire et, ses rayons, le secretaire et ses tiroirs, le coffre et, son double fond sont de veritables organes de la vie psychologique secrete. Sans ces « objets » et quelques autres aussi valorises, notre vie in-time manquerait de modele d'intimite. Ce sont dei objets mixtes, des objets-sujets. lis ont, comme nous, par nous, pour nous, une intimite. Est-il un seul reveur de mots qui ne resonnera pas au mot armoire ? Armoire, un des grands mots de la langue francaise, a la fois majes-tueux et familier. Quel beau et grand volume de souffle ! Comme il ouvre le souffle avec l'a de sa premiere syllabe et comme il le ferme doucement, lentement en sa syllabe qui expire. On n'est jamais presse quand on donne aux mots leur etre poetique. Et Ye d'armoire est si muet qu'aucun poete ne voudrait le faire sonner. C'est peut-etre pour-quoi, en poesie, le mot est toujours employe au singulier. Au pluriel, la moindre liaison lui donnerait trois syllabes. Or, en francais, les grands mots, les mots poetiquement dominateurs, n'en ont que deux. Et a beau mot, belle chose. Au mot qui sonne gravement, l'etre de la profondeur. Tout poete des meubles — fut-ce un poete en sa man-sarde, un poete sans meubles — sait d'instinct que l'espace interieur a la vieille armoire est profond. L'espace interieur a l'armoire est un es-pace d'intimite, un espace qui ne s'ouvre pas a tout venant. Et les mots obligent. Dans une armoire, seul un pauvre d'ame pour-rait mettre n'importe quoi. Mettre n'importe quoi, n'importe comment, dans n'importe quel meuble, marque une faiblesse insigne de la fonc-tion d'habiter. Dans l'armoire vit un centre d'ordre qui protege toute la maison contre un desordre sans borne. La regne l'ordre ou plutot, la l'ordre est un regne. L'ordre n'est pas simplement geometrique. L'ordre s'y souvient de l'histoire de la famille. Le poete le sait qui ecrit 79 : 79 Colette WARTZ, Paroles pour Vautre, p. 20. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 106 Ordonnance. Harmonie Piles de draps de l'armoire Lavande dans le linge. Avec la lavande entre aussi dans l'armoire l'histoire des Saisons. Ä eile seule la lavande met, une duree bergsonienne dans la hierarchie des draps. Ne faut-il pas attendre avant de s'en servir qu'ils soient, comme on disait chez nous, assez « lavandes » ? Que de reves en reserve si Ton se souvient, si l'on retourne au pays de la vie tranquille ! En foule les souvenirs reviennent si l'on [84] revoit dans la memoire le rayon oü reposaient les dentelles, les batistes, les mousselines posees sur de plus dures etoffes : « L'armoire, dit Milosz, (est) toute pleine du tumulte muet des souvenirs 80. » Le philosophe ne voulait pas qu'on prit la memoire pour une ar-moire ä souvenirs. Mais les images sont plus imperieuses que les idees. Et le plus bergsonien des disciples, des qu'il est poete, reconnait que la memoire est une armoire. Peguy n'ecrit-il pas ce grand vers : Aux rayons de memoire et aux temples de l'armoire 81. Mais la veritable armoire n'est pas un meuble quotidien. Elle ne s'ouvre pas tous les jours. Ainsi d'une äme qui ne se confie pas, la clef n'est pas sur la porte. — L'armoire etait sans clefs !... Sans clefs la grande armoire On regardait souvent sa porte brune et noire Sans clefs !... Cetait Strange ! — On revait bien desfois Aux mysteres dormant entre sesflancs de bois El l'on croyait ou'ir, au fond de la serrure Beante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure 82. 80 MILOSZ, Amoureuse initiation, p. 217. 81 Cite par BEGUIN, Eve, p. 49. 82 RIMBAUD, Les etrennes des orphelins. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 107 Rimbaud designe ainsi un axe de l'esperance : quel bienfait est en reserve dans le meuble fermé. L'armoire a des promesses, eile est, cet-te fois, plus qu'une histoire. D'un mot, André Breton va ouvrir les merveilles de 1'irréel. A 1'énigme de l'armoire, il ajoute une bienheureuse impossibilité. Dans le Revolver aux cheveux blancs 83, il écrit avec la tranquillité du surrealisme L'armoire estpleine de linge Ily a méme des rayons de lune que je peux déplier. Avec les vers d'Andre Breton, voilä l'image conduite au point d'ex-cěs que ne veut point atteindre un esprit raisonnable. Mais un exces est toujours au sommet d'une image vivante. Ajouter un linge de fee, n'est-ce pas dessiner, en une volute parlée, tous les biens surabon-dants, pliés, empilés, amasses entre les [85] flancs de l'armoire d'un autre temps. Comme c'est grand, agrandissant un vieux drap qu'on dé-plie. Et comme la nappe ancienne était blanche, blanche comme la lune d'hiver sur le pré ! En révant un peu on trouve l'image de Breton toute naturelle. On ne doit pas s'etonner qu'un étre d'une si grande richesse intime soit l'objet des plus tendres soins de la ménagěre. Anne de Tourville dit de la pauvre bücheronne : « Elle s'etait remise ä frotter et les reflets qui jouaient sur l'armoire lui égayaient le cceur 84 ! » L'armoire ray on -ne dans la chambre une lumiěre trěs douce, une lumiěre communicative. A juste titre, un poete voit jouer sur l'armoire la lumiěre d'octobre : 83 André BRETON, Le revolver aux cheveux blancs, p. 110. Un autre poete écrit: Dans le linge mort des placards, Je cherche le surnaturel. (Joseph ROUFFANGE, Deuil et luxe du cceur, éd. Rougerie.) 84 Anne DE TOURVILLE, Jabadao, p. 51. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 108 Le reflet de Varmoire ancienne sous La braise du crepuscule d'octobre 85. Quand on donne aux objets l'amitie qui convient, on n'ouvre pas l'armoire sans tressaillir un peu. Sous son bois roux, l'armoire est une tres blanche amande. L'ouvrir, c'est vivre un evenement de la blan-cheur. V Une anthologie du « coffret» constituerait un grand chapitre de psychologic Les meubles complexes realises par l'ouvrier sont un te-moignage bien sensible d'un besoin de secrets, d'une intelligence de la cachette. II ne s'agit pas simplement de garder fortement un bien. II n'y a pas de serrure qui puisse resister ä la totale violence. Toute serru-re est un appel au crocheteur. Quel seuil psychologique qu'une serrure. Quel defi ä l'indiscret quand eile se couvre d'ornements ! Que de « complexes » dans une serrure ornee ! Chez les Bambara, ecrit Deni-se Paulme 86, la partie centrale de la serrure est sculptee « en forme d'etres humains, de cai'man, de lezard, de tortue... ». II faut que la puissance qui ouvre et qui ferme ait une puissance de vie, la puissance humaine, la puissance d'un animal sacre. « Les serrures des dogons sont decorees de deux personnages (le couple ancestral). » (Loc. cit., p. 35.) Mais, plutöt que de defier l'indiscret, plutöt que de l'effrayer par des signes de puissance, il vaut mieux le tromper. Alors commencent les coffrets multiples. On place les premiers secrets dans la premiere 85 Claude VIGEE, loc. cit., p. 161. 86 Denise PAULME, Les sculptures de VAfrique noire, P.U.F., collection « Loeil du connaisseur », 1956, p. 12. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 109 boite. S'ils sont découverts, 1'indiscrétion sera [86] rassasiée. On peut aussi la nourrir avec de faux secrets. Bref, il existe une ébénisterie « complexuelle ». Qu'il y ait homologie entre la geometrie du coffret et la psychologie du secret, c'est ce qui n'a pas besoin, croit-on, de longs commen-taires. Les romanciers parfois notent cette homologie en quelques phrases. Un personnage de Franz Hellens, voulant offrir un cadeau á sa fille hésite entre un fichu de soie ou une petite boite en laque du Japon. II choisit le coffret « parce qu'il me semble convenir mieux á son caractěre fermé » 87. Une note aussi rapide, aussi simple, échappe-ra peut-étre au lecteur pressé. Elle est cependant au centre ďun étrange récit, car dans ce récit, le pere et la fille cachent le méme mystěre. Ce méme mystěre prepare un méme destin. II faut tout le talent du ro-mancier pour faire sentir cette identitě des ombres intimes. II faut alors verser le livre, sous le signe du coffret, au dossier de la psychologie de l'ame fermée. On saura alors qu'on ne fait pas la psychologie de 1'étre fermé en totalisant ses refus, en faisant le catalogue de ses froideurs, l'histoire de ses silences ! Surveillez-le plutot dans la positivitě de sa joie tandis qu'il ouvre un nouveau coffret, comme cette jeu-ne fille qui recoit de son pere la permission implicite de cacher ses secrets, c'est-a-dire de dissimuler son mystěre. Dans le récit de Franz Hellens, deux étres se « comprennent» sans se le dire, sans le dire, sans le savoir. Deux étres fermés communiquent par le méme symbole. 87 Franz HELLENS, Fantómes vivants, p. 126. Cf. dans Les petits poěmes en prose, p. 32, BAUDELAIRE parle de « 1'égoiste, fermé comme un coffre ». Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 110 VI Dans un chapitre antérieur, nous déclarions qu'il y a un sens á dire qu'on lit une maison, qu'on lit une chambre. On pourrait dire de méme que des écrivains nous donnent á lire leur coffret. Entendons que ce n'est pas seulement en une description de geometrie bien ajustée qu'on peut écrire « un coffret». Déjá cependant, Rilke nous dit sa joie de contempler une boite qui ferme bien. Dans les Cahiers (trad. p. 266), on peut lire : « Le couvercle d'une boite saine dont le bord ne serait pas bosse lé, un tel couvercle ne devrait pas avoir d'autre désir que de se trouver sur sa boite. » Comment se peut-il, demandera un critique littéraire, que dans un texte aussi travaillé que les Cahiers, Rilke ait laissé une telle « banalitě » ? On ne s'arretera pas á cette objection si Ton accepte ce germe de reverie de la douce fermeture. Et comme le mot désir va loin ! Je pense au [87] proverbe optimiste de mon pays : « II n'est point de pot qui ne trouve son couvercle. » Comme tout irait bien dans le monde si pot et couvercle restaient toujours bien ajustés. Á fermeture douce, ouvertuře douce, on voudrait que toujours la vie fůt bien huilée. Mais «lisons » un coffre rilkéen, voyons avec quelle fatalitě une pensée secrete trouve 1'image du coffret. Dans une lettre á Liliane^88), on peut lire : « Tout ce qui a trait á cette experience indicible doit encore rester distant ou ne donner lieu qu'aux accointances les plus discretes tot ou tard. Oui, si je dois l'avouer, j'imagine que cela devrait un jour se passer comme avec ces serrures fortes et imposantes du XVII6 siěcle, qui emplissaient tout le couvercle d'un bahut, de toutes sortes de verrous, de griffes, de barres et de leviers, alors qu'une seule clef douce retirait tout cet appareil de defense et d'empechement de son centre le plus centre. Mais la clef n'agit pas seule. Tu sais aussi que les trous de serrure de pareils coffres sont caches sous un bouton ou sous (88) Claire GOLL, Rilke et lesfemmes, p. 70. Gaston Bachelard, Lapoétique de l'espace. (1957) [1961] 111 une languette, qui n'obeissent, á leur tour, qu'a une pression secrete. » Que ďimages matérialisées de la formule «Sesame ouvre-toi ! » Quelle pression secrete, quelle parole douce ne faut-il pas pour ouvrir une arne, pour détendre un coeur rilkéen. Rilke, sans nul doute, a aimé les serrures. Mais qui n'aime clefs et serrures ? La littérature psychanalytique, sur ce theme, est abondante. II serait done particuliěrement facile de constituer un dossier. Mais, pour le but que nous poursuivons, en mettant en evidence des symbo-les sexuels, nous masquerions la profondeur des reveries de l'intimité. Jamais peut-étre, on ne sentira mieux la monotonie du symbolisme retenu par la psychanalyse qu'en un tel exemple. Qu'il apparaisse dans un réve de la nuit un conflit de la clef et de la serrure, e'est la pour la psychanalyse un signe clair entre tous, un signe si clair qu'il abrěge l'histoire. On n'a plus rien á avouer quand on réve de clef et de serrure. Mais la poesie déborde de toute part la psychanalyse. D'un réve elle fait toujours une reverie. Et la reverie poétique ne peut se satisfaire d'un rudiment d'histoire ; elle ne peut se nouer sur un nceud com-plexuel. Le poete vit une reverie qui veille et surtout sa reverie reste dans le monde, devant les objets du monde. Elle amasse de l'univers autour d'un objet, dans un objet. La voici qui ouvre les coffres, qui condense des richesses cosmiques en un mince coffret. Si dans le cof-fret il y a des bijoux et des pierres, e'est un passé, un long passé, un passé qui traverse les [88] generations que le poete va romancer. Les pierres parleront d'amour, certes. Mais aussi de puissance, mais aussi de destin. Tout cela est tellement plus grand qu'une clef et que sa serrure ! Dans le coffret sont les choses inoubliables, inoubliables pour nous, mais inoubliables pour ceux auxquels nous donnerons nos tré-sors. Le passé, le present, un avenir sont la condenses. Et ainsi, le coffret est la mémoire de l'immémorial. Si Ton profite des images pour faire de la psychologie, on recon-naitra que chaque grand souvenir — le souvenir pur bergsonien — est serti dans son petit coffret. Le souvenir pur, image qui n'est qu'a nous, on ne veut pas le communiquer. On n'en confie que des details pitto-resques. Mais son étre méme est á nous et nous ne voudrons jamais en tout dire. Rien la qui ressemble á un refoulement. Le refoulement est un dynamisme malhabile. Cest pourquoi il a des symptomes si voyants. Mais, chaque secret a son petit coffret, ce secret absolu, bien Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 112 enfermé, échappe ä tout dynamisme. La vie intime connait ici une synthése de la Memoire et de la Volonte. Ici est la Volonte de Fer, non pas contre ľextérieur, contre les autres, mais au delä de toute psychológie du contre. Autour de certains souvenirs de notre étre, nous avons la sécurité ďun coffret absolu 89. Mais avec ce coffret absolu, voilä que nous aussi nous parlons par métaphore. Revenons ä nos images. VII Le coffre, le coffret surtout, dont on prend une plus entiere maitri-se, sont des objets qui s'ouvrent. Quand le coffret se ferme, il est rendu a la communaute des objets ; il prend sa place dans l'espace exte-rieur. Mais il s'ouvre ! Alors, cet objet qui s'ouvre est, dirait un philo-sophe mathematicien, la premiere differentielle de la decouverte. Nous etudierons dans un chapitre ulterieur la dialectique du dedans et du dehors. Mais au moment ou le coffret s'ouvre, plus de dialectique. Le dehors est raye d'un trait, tout est a la nouveaute, a la surprise, a l'inconnu. Le dehors ne signifie plus rien. Et meme, supreme para-doxe, les dimensions du volume n'ont plus de sens parce qu'une dimension vient de s'ouvrir : la dimension d'intimite. [89] Pour quelqu'un qui valorise bien, pour quelqu'un qui se met dans la perspective des valeurs d'intimite, cette dimension peut etre infinie. 89 Mallarme dans une lettre ä Aubanel ecrit: « Tout homme a un secret en lui, beaucoup meurent sans l'avoir trouve, et ne le trouveront pas parce que morts, il n'existe plus, ni eux. Je suis mort et ressuscite avec la clef de pierreries de ma derniere cassette spirituelle. A moi maintenant de l'ouvrir en l'absence de toute impression empruntee et son mystere s'emanera en un fort beau ciel. » (Lettre du 16 juillet 1866.) Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 113 Une page merveilleuse de lucidité va nous le prouver en nous don-nant un veritable théorěme de topo-analyse des espaces de l'intimite. Nous prenons cette page dans l'ceuvre ďun écrivain qui analyse les oeuvres littéraires en fonction des images dominantes 90. Jean-Pierre Richard nous fait, revivre l'ouverture du coffret trouvé sous le signe du Scarabée d'or dans le conte d'Edgar Poe. D'abord, les bijoux trou-vés ont un prix inappreciable ! lis ne sauraient étre des bijoux « ordinales ». Le tresor n'est pas inventorié par un notaire, mais par un poete. II se charge « d'inconnu et de possible, le tresor redevient objet imaginaire, générateur ďhypothěses et de réves, il se creuse et s'echappe ä lui-méme vers une infinite ďautres trésors ». II semble ainsi qu'au moment oü le conte arrive ä sa conclusion, ä une conclusion froide comme celle d'une histoire de police, il ne veuille rien per-dre de sa richesse d'onirisme. Jamais l'imagination ne peut dire : ce n'est que cela. II y a toujours plus que cela. Comme nous l'avons dit, plusieurs fois, l'image d'imagination n'est pas soumise ä une verification par la réalité. Et achevant la valorisation du contenu par la valorisation du conte-nant, Jean-Pierre Richard a cette dense formule : « Nous n'arrivons jamais au fond du coffret. » Comment mieux dire 1'infinité de la dimension intime ? Parfois, un meuble amoureusement travaillé a des perspectives in-térieures sans cesse modifiées par la reverie. On ouvre le meuble et, l'on découvre une demeure. Une maison est cachée dans un coffret. Ainsi, dans un poěme en prose de Charles Cros, on trouve une telle merveille oü le poete continue 1'ébéniste. Les beaux objets realises d'une main heureuse sont tout naturellement « continues » par la reverie du poete. Pour Charles Cros, des étres imaginaires naissent du « secret » du meuble de marqueterie. « Pour découvrir le mystěre du meuble, pour pénétrer derriěre les perspectives de marqueterie, pour atteindre le monde imaginaire ä travers les petites glaces », il lui a fallu avoir le « regard bien rapide, l'oreille bien fine, l'attention bien aiguisée ». L'imagination met en 90 Jean-Pierre RICHARD, Le vertige de Baudelaire, apud Critique, nos 100-101, p. 777. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 114 effet une pointe á tous nos sens. L'attention [90] imaginante prepare nos sens á 1'instantanéité. Et le poete continue : « Mais j'ai enfin entrevu la fete clandestine, j'ai entendu les menuets minuscules, j'ai surpris les intrigues compliquées qui se trament dans le meuble. « On ouvre les battants, on voit comme un salon pour des in-sectes, on remarque les carrelages blancs, bruns et noirs en perspective exagérée 91. » Ferme-t-il le coffret, le poete y suscite une vie de la nuit dans l'intimite du meuble (p. 88). « Quand le meuble est fermé, quand l'oreille des importuns est bouchée par le sommeil ou remplie des bruits extérieurs, quand la pensée des hommes s'appesantit sur quelque objet po-sitif, « Alors d'etranges scenes se passent dans le salon du meuble, quelques personnages de taille et d'aspect insolites sortent des petites glaces. » Cette fois, dans la nuit du meuble, ce sont les reflets enfermés qui reproduisent des objets. L'inversion de 1'intérieur et de l'exterieur est vécue avec une telle intensitě par le poete qu'elle se répercute en une inversion des objets et des reflets. Et encore une fois, aprěs avoir révé á ce salon minuscule qu'enfie-vre un bal de personnages surannés, le poete ouvre le meuble (p. 90) : « Les lumiěres et les feux s'eteignent, les invites, elegants, coquettes et vieux parents disparaissent péle-méle, sans souci de leur dignitě, dans les glaces, couloirs et colonnades ; les fauteuils, les tables et les ri-deaux s'evaporent. « Et le salon reste vide, silencieux et propre. » Les gens sérieux peuvent alors dire, avec le poete, « c'est un meuble de marqueterie et 91 Charkes CROS, Poernes et proses, éd. Gallimard, p. 87. Le poěme Le meuble, apud Le coffret de Santal est dédié á Mme Mauté de Fleurville. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 115 voila tout ». En echo a ce jugement raisonnable, le lecteur qui ne vou-dra pas jouer des inversions du grand et du petit, de l'exterieur et de l'intimite, pourra dire a son tour: « C'est un poeme et voila tout. » « And nothing more. » En fait, le poete a traduit au concret un theme psychologique bien general: il y aura toujours plus de choses dans un coffret ferme que dans un coffret ouvert. La verification fait mourir les images. Toujours, imaginer sera plus grand que vivre. Le travail du secret va sans fin de l'etre qui cache a l'etre qui se cache. Le coffret est un cachot d'objets. Et voici que le reveur se sent dans le cachot de son secret. On voudrait ouvrir et Ton [91] voudrait s'ouvrir. Ne peut-on pas lire ces vers de Jules Supervielle dans les deux sens 92 : Je cherche dans des coffres qui m 'entourent brutalement Mettant des tenebres sens dessus dessous Dans des caisses profondes, profondes Comme si elles n'etaientplus de ce monde. Qui enterre un tresor s'enterre avec lui. Le secret est une tombe et ce n'est pas pour rien que rhomme discret se vante d'etre le tombeau des secrets. Toute intimite se cache. Joe Bousquet ecrit 93 : « Personne ne me voit changer. Mais qui me voit ? Je suis ma cachette. » Nous ne voulons pas, dans cet ouvrage, rappeler le probleme de l'intimite des substances. Nous l'avons esquisse dans d'autres ouvra-ges 94. Du moins, il nous faut noter rhomodromie des deux reveurs qui cherchent l'intimite de l'homme et l'intimite de la matiere. Jung a bien mis en lumiere cette correspondance des reveurs alchimiques (cf. 92 SUPERVIELLE, Gravitations, p. 17. 93 Joe BOUSQUET, La neige d'un autre age, p. 90. 94 Cf. La terre et les reveries du r epos, chap. I, et. La formation de ľ esprit scientifique. Contribution ä une psychanalyse de la connaissance objective, chap. VI. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 116 Psychologie und Alchemie). Autrement dit, il n'y a qu'un lieu pour ce qui est le superlatifdu cache. Le cache dans l'homme et le cache dans les choses relěvent de la méme topo-analyse děs qu'on entre dans cette étrange region du superlatif, region á peine étudiée par la psychologic A vrai dire, toute positivitě fait retomber le superlatif sur le compara-tif. Pour entrer dans le domaine du superlatif, il faut quitter le positif pour l'imaginairc II faut écouter les poětes. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 117 [92] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre IV LE NID Je cueillis un nid dans le squelette du lierre Un nid doux de mousse champetre et d'herbe de songe. (Yvan Goll, Tombeau du pere, apud Poetes d'aujourd'hui, 50, Ed. Seghers, p. 156. Nids blancs, vos oiseaux vont fleurir Vous volerez, sentiers de plume. (Robert GANZO, L'ceuvre poetique, Ed. Grasset, p. 63.) I Retour ä la table des matieres En une courte phrase, Victor Hugo associe les images et les etres de la fonction d'habiter. Pour Quasimodo, dit-il 95, la cathedrale avait ete successivement «l'ceuf, le nid, la maison, la patrie, l'univers ». « On pourrait presque dire qu'il en avait pris la forme comme le coli-magon prend la forme de sa coquille. C'etait sa demeure, son trou, son enveloppe... II y adherait en quelque sorte comme la tortue en son ecaille. La rugueuse cathedrale etait sa carapace. » H ne fallait pas 95 Victor HUGO, Notre-Dame de Paris, liv. IV, § 3. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 118 moins de routes ces images pour dire comment un étre disgracié prend la forme tourmentée de toutes ses cachettes aux coins du complexe edifice. Ainsi le poete, par la multiplicité des images, nous rend sensibles aux puissances des divers refuges. Mais il ajoute tout de suite aux images foisonnantes un signe de moderation. « II est inutile, continue Hugo, d'avertir le lecteur de ne pas prendre ä la lettre les figures que nous sommes oblige d'employer ici pour exprimer cet assouplissement singulier, symétrique, immédiat, presque consubstantiel d'un homme et d'un edifice. » II est d'ailleurs trěs frappant que méme dans la maison claire [93] la conscience du bien-étre appelle les comparaison de l'animal en ses refuges. Le peintre Vlaminck vivant dans sa maison tranquille, écrit 96 : « Le bien-étre que j'eprouve devant le feu, quand le mauvais temps fait rage, est tout animal. Le rat dans son trou, le lapin dans son terrier, la vache dans 1'étable doivent étre heureux comme je le suis. » Ainsi le bien-étre nous rend ä la primitivitě du refuge. Physiquement, l'etre qui recoit le sentiment du refuge se resserre sur soi-méme, se retire, se blottit, se cache, se müsse. En cherchant dans les richesses du vocabulaire tous les verbes qui diraient toutes les dynamiques de la retraite, on trouverait des images du mouvement animal, des mouve-ments de repli qui sont inscrits dans les muscles. Quel approfondisse-ment de la psychologie si l'on pouvait donner la psychologie de cha-que muscle ! Quelle somme d'etres animaux il y a dans l'etre de l'homme ! Nos recherches ne vont pas si loin. Cest déja beaucoup si nous pouvions donner des images valorisées du refuge en montrant qu'en comprenant ses images nous les vivons un peu. Avec le nid, avec la coquille surtout, nous trouverons tout un lot d'images que nous allons essayer de caractériser comme images premieres, comme images qui sollicitent en nous une primitivitě. Nous montrerons ensuite comment, en un physique bonheur, l'etre aime ä se « retirer dans son coin ». VLAMINCK, Poliment, 1931, p. 52. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 119 II Dejä, dans le monde des objets inertes, le nid recoit une valorisation extraordinaire. On veut qu'il soit parfait, qu'il porte la marque d'un instinct tres sür. De cet instinct on s'emerveille, et le nid passe aisement pour une merveille de la vie animale. Prenons, dans l'ceuvre d'Ambroise Pare, un exemple de cette perfection vantee 97 : « L'indus-trie et artifice, laquelle tous les animaux ont ä faire leurs nids est faite tant proprement qu'il n'est possible de mieux, tellement qu'ils surpas-sent tous les macons, charpentiers et edificateurs ; car il n'y a homme qui süt faire edifice plus propre pour lui et ses enfants, que ces petits animaux les font pour eux, tellement que nous en avons un proverbe, que les hommes savent tout faire sinon les nids des oiseaux. » La lecture d'un livre qui se limite aux faits reduit bien vite cet en-thousiasme. Par exemple dans l'ouvrage de Landsborough-Thomson, [94] on apprend que les nids sont, souvent ä peine ebauches, parfois bäcles. « Lorsque l'Aigle dore niche sur un arbre, il eleve parfois une enorme pile de branchages ä laquelle il en ajoute d'autres tous les ans, jusqu'ä ce que tout l'echafaudage s'ecroule un jour sous son propre poids 98. » Entre l'enthousiasme et la critique scientifique, on trouve-rait mille nuances si Ton suivait l'histoire de l'ornithologie. Ce n'est pas la notre sujet. Notons seulement que nous surprenons ici une po-lemique des valeurs qui deforme bien souvent des deux cotes les faits. On peut se demander si cette chute non pas de l'aigle, mais du nid d'aigle ne donne pas ä l'auteur qui la rapporte la petite joie d'etre irre-verencieux. 97 Ambroise PARE, Le livre des animaux et de l'intelligence de l'homme, Oeuvres completes, éd. J.-F. Malgaigne, t. Ill, p. 740. 98 A. LANNDBOROUGH-THOMSON, Les oiseaux, trad. éd. CLUNY, 1934, p. 104. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 120 III Rien de plus absurde, positivement parlant, que les valorisations humaines des images du nid. Le nid, pour Voiseau, est sans doute une chaude et douce demeure. II est une maison de vie : il continue de couver l'oiseau qui sort de l'ceuf. Pour l'oiseau qui sort de l'ceuf, le nid est un duvet externe avant que la peau toute nue trouve son duvet cor-porel. Mais quelle häte de faire d'une si pauvre chose une image hu-maine, une image pour l'homme ! On sentirait le ridicule de l'image si l'on rapprochait vraiment le « nid » bien clos, le « nid » bien chaud que se promettent les amoureux, du nid reel perdu dans la feuillée. Les oiseaux, faut-il le dire, ne connaissent que les amours buissonniěres. Le nid se construit plus tard, aprěs la folie amoureuse ä travers les champs. S'il fallait réver ä tout cela et en tirer des lecons humaines il faudrait faire encore une dialectique de l'amour dans les bois et de l'amour dans une chambre des villes. Cela non plus n'est pas notre sujet. II faut étre André Theuriet pour comparer la mansardě ä un nid en assortissant de cette seule remarque sa comparaison : « Le réve n'ai-me-t-il pas se percher haut 99 ? » Bref, en littérature, d'une facon generale, l'image du nid est une puérilité. Le « nid vécu » est done une image mal partie. Cette image a cependant des vertus initiales que le phénoménologue qui aime les petits problěmes peut découvrir. Cest une occasion nouvelle d'effacer un malentendu sur la fonction principále de la phénoménologie philo-sophique. La täche de cette phénoménologie n'est pas de décrire les nids rencontres dans la nature, täche toute [95] positive réservée ä 1'ornithologue. La phénoménologie philosophique du nid commence-rait si nous pouvions élucider 1'intérét que nous prenons en feuilletant un album de nids, ou, plus radicalement encore, si nous pouvions re-trouver notre naif émerveillement quand jadis nous découvrions un 99 André THEURIET, Colette, p. 209. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 121 nid. Cet emerveillement ne s'use pas. Decouvrir un nid nous renvoie a notre enfance, a une enfance. A des enfances que nous aurions du avoir. Rares sont ceux d'entre nous auxquels la vie a donne la pleine mesure de sa cosmicite. Que de fois, dans mon jardin, j'ai connu la deception de decouvrir un nid trop tard. L'automne est venu, le feuillage s'eclaircit deja. A Tangle de deux branches, voici un nid abandonne. Ainsi, ils etaient la, le pere, la mere et les petits et je ne les ai pas vus ! Tardivement decouvert dans la foret d'hiver, le nid vide nargue le denicheur. Le nid est une cachette de la vie ailee. Comment a-t-il pu etre invisible ? Invisible a la face du ciel, loin des solides cachettes de la terre ? Mais puisque, pour bien determiner les nuances d'etre d'une image, il faut y joindre une surimpression, voici une legende qui pousse jusqu'a l'extreme l'imagination du nid invisible. Nous l'em-pruntons au beau livre de Charbonneaux-Lassay : Le bestiaire du Christ 10°. « On pretendait que la huppe pouvait se dissimuler comple-tement a la vue de tous etres vivants d'ou vient qu'a la fin du moyen-age on croyait encore qu'au nid de la huppe il y avait une herbe de di-verses couleurs qui fait l'homme invisible quand il la porte sur lui. » Voila peut-etre « l'herbe de songe » d'Yvan Goll. Mais les reves de notre temps ne vont pas si loin et le nid abandonne ne contient plus l'herbe de l'invisibilite. Ramasse dans la haie comme une fleur morte, le nid n'est plus qu'une « chose ». J'ai le droit de le prendre dans la main, de l'effeuiller. Je me refais melancolique-ment homme des champs et des buissons, un peu vaniteux du savoir a transmettre a un enfant en disant: « C'est un nid de mesange. » Ainsi, le vieux nid entre dans une categorie d'objets. Plus divers se-ront les objets, plus simple deviendra le concept. A force de collec-tionner les nids, on laisse l'imagination tranquille. On perd le contact avec le nid vivant. C'est cependant le nid vivant qui pourrait introduire une phenome-nologie du nid reel, du nid trouve dans la nature et qui [96] devient un instant — le mot n'est pas trop grand — le centre d'un univers, la don- L. CHARBONNEAUX-LASSAY, Le bestiaire du Christ, Paris, 1940, p. 489. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 122 née ďune situation cosmique. Je soulěve doucement une branche, l'oi-seau est la couvant les oeufs. C'est un oiseau qui ne s'envole pas. II frémit seulement un peu. Je tremble de le faire trembler. J'ai peur que l'oiseau qui couve sache que je suis un homme, l'etre qui a perdu la confiance des oiseaux. Je reste immobile. Doucement s'apaisent — je l'imagine ! — la peur de l'oiseau et ma peur de faire peur. Je respire mieux. Je laisse retomber la branche. Je reviendrai demain. Aujour-d'hui, une joie est en moi: les oiseaux ont fait un nid dans mon jardin. Et le lendemain quand je reviens, marchant dans l'allee plus doucement que la veille, je vois au fond du nid huit oeufs d'un blanc rose. Mon Dieu ! Qu'ils sont petits ! Comme c'est petit un ceuf des buis-sons ! Voilá le nid vivant, le nid habite. Le nid est la maison de l'oiseau. II y a longtemps que je le sais, il y a longtemps qu'on me l'a dit. C'est une si vieille histoire que j'hesite á la redire, á me la redire. Et pour-tant, je viens de la revivre. Et je me souviens, dans une grande simplicitě de la mémoire, des jours oú, dans ma vie, j'ai découvert un nid vivant. Comme ils sont rares, dans une vie, ces souvenirs vrais ! Comme je comprends alors la page de Toussenel qui écrit: « Le souvenir du premier nid d'oiseaux que j'ai trouvé tout seul est reste plus profondément grave sans ma mémoire que celui du premier prix de version que j'ai remporté au college. Cétait un joli nid de verdier avec quatre oeufs gris-rose histories de lignes rouges comme une carte de géographie emblématique. Je fus frappé sur place d'une commotion de plaisir indicible qui fixa pendant plus d'une heure mon regard et mes jambes. Cétait ma vocation que le hasard m'indiquait ce jour-lá 101. » Quel beau texte pour nous qui cherchons les intéréts premiers En retentissant, au depart, á une telle « commotion », on comprend mieux que Toussenel ait pu intégrer, dans sa vie et dans son oeuvre, toute la philosophic harmonique d'un Fourier, aj outer á la vie de l'oiseau une vie emblématique á la dimension d'un univers. Mais dans la vie la plus coutumiěre, chez un homme qui vit dans les bois et les champs, la découverte d'un nid est toujours une emotion neuve. Fernand Lequenne, l'ami des plantes, se promenant avec sa A. TOUSSENEL, Le monde des oiseaux, Ornithologie passionnelle, Paris, 1853, p. 32. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 123 femme Mathilde, voit un nid de fauvette dans [97] un buisson d'epine noir : « Mathilde s'agenouille, avance un doigt, effleure la fine mousse, laisse le doigt en suspens... « Tout ä coup je suis secoue d'un frisson. « La signification feminine du nid perche ä la fourche de deux rameaux, je viens de la decouvrir. Le buisson prend une valeur si humaine que je crie : « — N'y touche pas, surtout, n'y touche pas 102. » IV La « commotion » de Toussenel, le « frisson » de Lequenne ont la marque de la sincerite. Nous y avons fait echo dans notre lecture, puisque c'est dans les livres que nous jouissons de la surprise de « decouvrir un nid ». Poursuivons done notre recherche des nids en littera-ture. Nous allons donner un exemple ou l'ecrivain augmente d'un ton la valeur domiciliaire du nid. Nous empruntons cet exemple a Henry-David Thoreau. Dans la page de Thoreau, l'arbre entier est, pour l'oi-seau, le vestibule du nid. Deja l'arbre qui a l'honneur d'abriter un nid participe au mystere du nid. L'arbre est deja pour l'oiseau un refuge. Thoreau nous montre le pivert prenant tout un arbre pour demeure. II met cette prise de possession en parallele avec la joie d'une famille qui revient habiter la maison longtemps abandonnee. « Ainsi lorsqu'une famille voisine, apres une longue absence, rentre a la maison vide, j'entends le bruit joyeux des voix, les rires des enfants, je vois la fu-mee de la cuisine. Les portes sont grandes ouvertes. Les enfants cou-rent dans le hall en criant. Ainsi le pivert se precipite dans le dedale des branches, perce ici une fenetre, en sort en caquetant, se jette ail- Fernand LEQUENNE, Plantes sauvages, p. 269. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 124 leurs, aere la maison. II fait retentir sa voix en haut, en bas, prepare sa demeure... et en prend possession 103. » Thoreau vient de nous donner et le nid et la maison en expansion. N'est-il pas frappant que le texte de Thoreau s'anime dans les deux directions de la metaphore : la maison joyeuse est un nid vigoureux — la confiance du pivert a l'abri dans l'arbre ou il cache son nid est une prise de possession d'une demeure. Nous depassons ici la portee des comparaisons et des allegories. Le pivert « proprietaire » qui apparait a la fenetre de l'arbre, qui chante au balcon, correspond, dira sans dou-te la critique [98] raisonnable, a une « exageration ». Mais l'ame poetique saura gre a Thoreau de lui donner, avec le nid a la dimension de l'arbre, une augmentation d'image. L'arbre est un nid des qu'un grand reveur se cache dans l'arbre. On lit dans les Memoires d'Outre-tombe cette confidence-souvenir de Chateaubriand. « J'avais etabli un siege, comme un nid, dans un de ces saules : la, isole entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes. » En fait, dans le jardin, l'arbre habite par l'oiseau nous devient, plus cher. Si mysterieux, si invisible que soit souvent le pic tout de vert vetu dans la feuillee, il nous devient familier. Le pic n'est, pas un habitant silencieux. Et ce n'est pas quand il chante qu'on pense a lui; c'est quand il travaille. Tout le long du tronc d'arbre, son bee, en des coups retentissants, frappe le bois. II disparait souvent, mais toujours on l'en-tend. C'est un ouvrier du jardin. Et ainsi le pic est entre dans mon univers sonore. J'en fais pour moi-meme une image salutaire. Quand un voisin, dans ma demeure parisienne, plante trop tard des clous dans le mur, je « naturalise » le bruit. Fidele a ma methode de tranquillisation a l'egard de tout ce qui m'incommode, je m'imagine etre dans ma maison de Dijon et je me dis, trouvant naturel tout ce que j'entends : « C'est mon pic qui travaille dans mon acacia. » Henry-David THOREAU, Un philosophe dans les bois, trad., p. 227. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 125 V Le nid comme toute image de repos, de tranquillité, s'associe im-médiatement á l'image de la maison simple. De l'image du nid á l'ima-ge de la maison ou vice versa, les passages ne peuvent se faire que sous le signe de la simplicitě. Van Gogh qui a peint beaucoup de nids et beaucoup de chaumiěres écrit á son frěre : « La chaumiěre au toit de roseaux m'a fait penser au nid d'un roitelet104. » N'y a-t-il pas pour l'ceil du peintre un redoublement ďintérét si, peignant un nid, il réve á la chaumiěre, si peignant une chaumiěre, il réve á un nid. A de tels nceuds d'images, il semble qu'on réve deux fois, qu'on réve sur deux registres. L'image la plus simple se double, elle est elle-méme et autre chose qu'elle-meme. Les chaumiěres de Van Gogh sont surchargées de chaume. Une paille épaisse, grossiěrement tressée souligne la vo-lonté d'abriter en débordant les murs. De toutes les vertus d'abri, le toit est ici le témoin dominant. Sous la couverture du [99] toit les murs sont de la terre maconnée. Les ouvertures sont basses. La chaumiěre est posée sur la terre comme un nid sur le champ. Et le nid du roitelet est bien une chaumiěre, car c'est un nid cou-vert, un nid rond. L'abbe Vincelot le décrit en ces termes : « Le roitelet donne á son nid la forme ďune boule trěs ronde, dans laquelle est pratique un petit trou place en dessous, afin que l'eau n'y puisse péné-trer. Cette ouvertuře est ordinairement dissimulée sous une branche. Souvent il m'est arrive d'examiner le nid dans tous les sens avant d'apercevoir l'ouverture qui donne passage á la femelle 105. » En vi-vant en sa liaison manifeste la chaumiěre-nid de Van Gogh, soudain en moi les mots plaisantent. II me plait de me redire que c'est un petit VAN GOGH, Lettres ä Theo, trad., p. 12. VINCELOT, Les noms des oiseaux expliqués par leurs moeurs ou essais étymologiques sur 1'Ornithologie, Angers, 1867, p. 233. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 126 roi qui habite la chaumiěre. Voilä bien une image-conte, une image qui suggére des histoires. VI La maison-nid n'est jamais jeune. On pourrait, dire, sur un mode pedant, qu'elle est le lieu naturel de la fonction d'habiter. On y revient, on réve d'y revenir comme l'oiseau revient au nid, comme l'agneau revient au bercail. Ce signe du retour marque d'infinies reveries, car les retours humains se font sur le grand rythme de la vie humaine, rythme qui franchit des années, qui lutte par le réve contre toutes les absences. Sur les images rapprochées du nid et de la maison retentit une composante intime de fidélité. Tout se passe, dans ce domaine, en touches simples et délicates. L'ame est si sensible á ces simples images que dans une lecture har-monique elle entend toutes les resonances. La lecture au niveau des concepts serait fade, froide, elle serait linéaire. Elle nous demande de comprendre les images les unes aprěs les autres. Et dans ce domaine de 1'image du nid les traits sont si simples qu'on s'etonne qu'un poete puisse s'en enchanter. Mais la simplicitě donne l'oubli et tout d'un coup on a une gratitude pour le poete qui trouve, en une touche rare, le talent de la renouveler. Comment, le phénoménologue ne retentirait-il pas á ce renouvellement d'une image simple ? On lit alors, le cceur ému, le simple poéme que Jean Cauběre écrit sous le titre : Le nid tie-de. [100] Ce poěme prend encore plus d'ampleur si Ton considěre qu'il apparait dans un livre austere écrit sous le signe du desert106 : Jean CAUBĚRE, Deserts, éd. Debresse, Paris, p. 25. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 127 Le nid tiede et calme Oü chante l'oiseau Rappelle les chansons, les charmes Le seuil pur De la vieille maison. Et le seuil, ici, est le seuil accueillant, le seuil qui n'impose pas par sa majeste. Les deux images : le nid calme et la vieille maison, sur le metier des songes, tissent la forte toile de l'intimite. Et les images sont toutes simples, sans nul souci de pittoresque. Le poete a justement senti qu'une sorte d'accord musical allait retentir dans l'ame de son lecteur par revocation du nid, d'un chant d'oiseau, des charmes qui nous rappellent vers la vieille maison, vers la premiere demeure. Mais pour comparer si doucement la maison et le nid, ne faut-il pas avoir perdu la maison du bonheur ? II y a un helas dans ce chant de tendres-se. Si on revient dans la vieille maison comme on retourne au nid, c'est que les souvenirs sont des songes, c'est que la maison du passe est devenue une grande image, la grande image des intimites perdues. VII Ainsi, les valeurs deplacent les faits. Des qu'on aime une image, eile ne peut plus etre la copie d'un fait. Un des plus grands reveurs de la vie ailee, Michelet, va nous en donner une nouvelle preuve. II ne consacre pourtant que quelques pages ä « l'architecture des oiseaux », mais, en meme temps, ces pages pensent et revent. L'oiseau, dit Michelet, est un ouvrier depourvu de tout outil. II n'a « ni la main de l'ecureuil, ni la dent du castor ». « L'outil, reellement, c'est le corps de l'oiseau lui-meme, sa poitrine dont il presse et serre les materiaux jusqu'ä les rendre absolument dociles, les meler, les as- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 128 sujettir ä l'ceuvre generale 107'. » Et Michelet nous suggěre la maison construite par le corps, pour le corps, prenant sa forme par 1'intérieur, comme une coquille, [101] dans une intimitě qui travaille physique-ment. C'est le dedans du nid qui impose sa forme. « Au-dedans, l'ins-trument qui impose au nid la forme circulaire n'est autre chose que le corps de l'oiseau. C'est en se tournant constamment et refoulant le mur de tous cótés, qu'il arrive ä former ce cercle. » La femelle, tour vivant, creuse sa maison. Le male apporte de l'exterieur des matériaux hétéro-clites, des brins solides. De tout cela, par une pression active, la femelle fait un feutre. Et Michelet continue : « La maison, c'est la personne méme, sa forme et son effort le plus immédiat; je dirai sa souffrance. Le résultat n'est obtenu que par la pression constamment répétée de la poitrine. Pas un de ces brins d'herbe qui, pour prendre et garder la courbe, n'ait été mille et mille fois poussé du sein, du cceur, certainement avec trouble de la respiration, avec palpitation peut-étre. » Quelle invraisemblable inversion des images N'est-ce pas ici le sein créé par l'embryon ? Tout y est poussée interne, intimitě physi-quement dominatrice. Le nid est un fruit qui se gonfle, qui presse sur ses Limites. Du fond de quelles reveries montent de telles images ? Ne vien-nent-elles pas du réve de la protection la plus proche, de la protection ajustée ä notre corps ? Les réves de la maison-vétement ne sont pas inconnus ä ceux qui se complaisent dans 1'exercice imaginaire de la fonction ďhabiter. En travaillant le gite ä la maniěre dont Michelet réve ä son nid, on ne revétirait pas un habit de confection, si souvent marqué ďun mauvais signe par Bergson. On aurait la maison personnels, le nid de notre corps, feutré ä notre mesure. Quand, aprěs les épreuves de la vie, on offre ä Colas Breugnon, le héros de Romain Rolland, une maison plus grande, plus commode, il la refuse comme Jules MICHELET, L'oiseau, 4e ed., 1858, p. 208 et suiv. JOUBERT (Pensees, II, p. 167) ecrit: «II serait utile de rechercher si les formes que donne ä son nid un oiseau, qui n'a jamais vu de nid, n'ont pas quelque analogie avec sa constitution interieure ». Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 129 un vetement qui ne serait pas a sa mesure. « Elle goderait sur moi ou je la ferais claquer s, dit-il108. Ainsi, en continuant jusqu'a l'humain les images du nid assemblies par Michelet, on se rend compte que, des leur origine, ces images etaient humaines. II est douteux qu'aucun ornithologue decrive, a la Michelet, la construction d'un nid. Le nid ainsi construit, il faut l'appe-ler le nid Michelet. Le phenomenologue y experimentera les dyna-mismes d'un etrange blottissement, d'un blottissement actif, sans cesse recommence. II ne s'agit pas d'une dynamique de l'insomnie ou l'etre se tourne et se retourne sur sa couche. Michelet nous appelle au mode-lage du gite, modelage [102] qui, par fines touches, rend lisse et douce une surface primitivement herissee et composite. Incidemment, la page de Michelet nous apporte un document rare, mais par cela meme precieux, d'imagination materielle. Qui aime les images de la matiere ne peut oublier la page de Michelet, car elle nous decrit le modelage a sec. C'est le modelage, c'est le mariage dans l'air sec et le soleil d'ete de la mousse et du duvet. Le nid de Michelet est construit a la gloire du feutre. Notons qu'il y a peu de reveurs de nids qui aiment les nids d'hiron-delle, faits, disent-ils, de salive et de boue. On s'est demande ou pou-vaient bien habiter les hirondelles avant qu'il y ait des maisons et des villes ? L'hirondelle n'est done pas un oiseau « regulier » ; Charbon-neaux-Lassay ecrit (loc. cit., p. 572) : « J'ai entendu dire aux pay sans de Vendee qu'un nid d'hirondelle fait peur, meme en hiver, aux diables de la nuit. » Romain ROLLAND, Colas Breugnon, p. 107. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 130 VIII Si Ton approfondit un peu les reveries ou nous sommes devant un nid, on ne tarde pas á se heurter á une sortě de paradoxe de la sensibilitě. Le nid — nous le comprenons tout de suite — est précaire et, ce-pendant il déclenche en nous une reverie de la sécurité. Comment la précarité évidente n'arrete-t-elle pas une telle reverie ? La réponse á ce paradoxe est simple : nous révons en phénoménologue qui s'ignore. Nous revivons, en une sorte de naivete, l'instinct de l'oiseau. Nous nous complaisons á accentuer le mimétisme du nid tout vert dans le feuillage vert. Nous l'avons vu décidément, mais nous disons qu'il était bien cache. Ce centre de vie animale est dissimulé dans l'immen-se volume de la vie végétale. Le nid est un bouquet de feuilles qui chante. II participe á la paix végétale. II est un point dans l'ambiance de bonheur des grands arbres. Un poete écrit109 : J'ai révé d'un nid ou les arbres repoussaient la mort Ainsi, en contemplant le nid, nous sommes á l'origine d'une confiance au monde, nous recevons une amorce de confiance, un ap-pel á la confiance cosmique. L'oiseau construirait-il son nid s'il [103] n'avait son instinct de confiance au monde' Si nous entendons cet ap-pel, si nous faisons de cet abri précaire qu'est le nid — paradoxale-ment, sans doute, mais dans 1'élan méme de l'imagination — un refuge absolu, nous revenons aux sources de la maison onirique. Notre mai-son, saisie en sa puissance d'onirisme, est un nid dans le monde. Nous Adolphe SHEDROW, Berceau sans promesses, ed. Seghers, p. 33. Shedrow dit encore : J'ai reve d'un nid oü les äges ne dormaient plus Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 131 y vivrons dans une confiance native si vraiment nous participons, en nos reves, a la securite de la premiere demeure. Nous n'avons pas be-soin, pour vivre cette confiance, si profondement inscrite dans notre sommeil, d'enumerer des raisons materielles de confiance. Le nid aus-si bien que la maison onirique et la maison onirique aussi bien que le nid — si nous sommes bien a l'origine de nos songes — ne connais-sent pas l'hostilite du monde. La vie commence pour l'homme en dormant bien et tous les ceufs des nids sont bien couves. L'experience de l'hostilite du monde — et par consequent nos reves de defense et d'agressivite — sont plus tardifs. Dans son germe, toute vie est, bien-etre. L'etre commence par le bien-etre. En sa contemplation du nid, le philosophe se tranquillise en poursuivant une meditation de son etre dans l'etre tranquille du monde. Traduisant alors dans le langage des metaphysiciens d'aujourd'hui l'absolue naivete de sa reverie, le son-geur peut dire : le monde est le nid de l'homme. Le monde est un nid ; une immense puissance garde les etres du monde en ce nid. Dans L'histoire de la poesie des Hebreux (traduction Carlowitz, p. 269), Herder donne une image du ciel immense appuye sur la terre immense : « L'air, dit-il, est une colombe qui, appuyee sur son nid, rechauffe ses enfants. » J'avais ces pensees ; j'avais ces songes et voici que je lis dans les Cahiers G.L.M., automne 1954, une page qui m'aide a soutenir l'axiome qui « mondifie » le nid, qui fait du nid le centre d'un monde. Boris Pasternak parle de « l'instinct, a l'aide duquel, comme l'hirondel-le, nous construisons le monde — un enorme nid, agglomerat de terre et de ciel, de mort et de vie, et de deux temps, celui qui est disponible et celui qui fait defaut » no. Oui, deux temps, car quelle duree, en ef-fet, il nous faudrait pour que puisse se propager, a partir du centre de notre intimite, des ondes de tranquillite qui iraient jusqu'aux limites du monde. Cahiers G. L. M., automne 1954, trad. Andre DU BOUCHET, p. 7. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 132 Mais quelle concentration d'images il y a dans le monde-nid-d'hirondelle de Boris Pasternak. Oui, pourquoi nous arreterions-nous de maconner, d'agglomerer la pate du monde autour [104] de notre abri ? Le nid de 1'homme, le monde de l'homme n'est jamais fini. Et l'imagination nous aide a le continuer. Le poete ne peut pas quitter une si grande image, ou plus exactement une telle image ne peut quitter son poete. Boris Pasternak a justement ecrit (loc. cit., p. 5) : « L'homme est muet, c'est l'image qui parle. Car il est evident que l'image seu-le peut se maintenir au pas de la nature. » Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 133 [105] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre V LA COQUILLE I Retour a la table des matieres A la coquille correspond un concept si net, si sur, si dur que, faute de pouvoir simplement la dessiner, le poete, reduit a en parler, est d'abord en deficit d'images. II est arrete dans son evasion vers les va-leurs revees par la realite geometrique des formes. Et, les formes sont si nombreuses, souvent si nouvelles, que, des l'examen positif du monde des coquilles, l'imagination est vaincue par la realite. Ici, la nature imagine et la nature est savante. II suffira de regarder un album d'ammonites pour reconnaitre que, des l'epoque secondaire, les mol-lusques construisaient leur coquille en suivant les lecons de la geometric transcendante. Les ammonites faisaient leur demeure sur l'axe d'une spirale logarithmique. On trouvera dans le beau livre de Monod-Herzen un expose tres clair de cette construction des formes geome-triques par la vie 111. Edouard MONOD-HERZEN, Principes de morphologie generate, ed. Gauthier-Villars, 1927, t. 1, p. 119: « Les coquilles offrent d'innombrables exemples de surfaces spirales, dont les lignes de suture des spires successives Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 134 Naturellement le poete peut entendre cette categorie esthetique de la vie. Le beau texte que Paul Valery a ecrit sous le titre : Les coquil-lages est tout lumineux d'esprit, geometrique. Pour le poete : « Un cristal, une fleur, une coquille se detachent du desordre ordinaire de l'ensemble des choses sensibles. lis nous sont des objets privilegies, plus intelligibles a la vue, quoique plus mysterieux a la reflexion, que tous les autres que nous voyons indistinctement» 112. II semble que pour le poete, grand [106] cartesien, la coquille soit une verite de geometrie animale bien solidifiee, done « claire et distincte ». L'objet realise est d'une haute intelligibilite. C'est la formation et, non pas la forme qui reste mysterieuse. Mais sur le plan de forme a prendre, quelle decision de vie dans le choix initial qui est de savoir si la coquille sera enroulee a gauche ou enroulee a droite ? Que n'a-t-on pas dit sur ce tourbillon initial ! En fait, la vie commence moins en s'elan-cant qu'en tournant. Un elan vital qui tourne, quelle merveille insi-dieuse, quelle fine image de la vie ! Et que de reves on pourrait faire sur la coquille gauchere ! Sur une coquille qui derogerait a la rotation de son espece ! Paul Valery sejourne longtemps devant l'ideal d'un objet modele, d'un objet, cisele qui justifierait sa valeur d'etre par la belle et solide geometrie de sa forme en se detachant du simple souci de proteger sa matiere. La devise du mollusque serait alors : il faut, vivre pour batir sa maison et non batir sa maison pour y vivre. Dans un deuxieme temps de sa meditation, le poete prend conscience qu'une coquille ciselee par un homme serait obtenue de l'exte-rieur, en une sorte d'actes enumerables qui portent le signe d'une beau-te retouchee, tandis que (p. 10), «le mollusque emane sa coquille », « laisse suinter » la matiere a construire, « distille en mesure sa mer-veilleuse couverte ». Et des le premier suint la maison est entiere. C'est ainsi que Valery rejoint le mystere de la vie formatrice, le myste-re de la formation lente et continue. sont des helices spirales. » Plus aerienne est la geometrie de la queue du paon : « Les yeux de la roue du paon sont situes aux points d'intersection d'un double faisceau de spirales, qui semblent bien etre des spirales d'Archimede » 1.1 p. 58). Paul VALERY, Les merveilles de la mer. Les coquillages, collect. « Isis », ed. Plön, p. 5. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 135 Mais cette reference au mystere de la lente formation n'est qu'un temps de la meditation du poete. Son livre est une introduction a un musee des formes. Des aquarelles de Paul-A. Robert, illustrent le re-cueil. Avant de peintre l'aquarelle, on a prepare l'objet, on a poli les valves. Ce delicat polissage a mis a nu l'enracinement des couleurs. On participe alors a une volonte de couleur, a l'histoire meme de la coloration. La maison se revele alors si belle, si intensement belle qu'il y aurait sacrilege a rever de l'habiter. II Le phenomenologue qui veut vivre les images de la fonction d'ha-biter ne doit pas suivre les seductions des beautes exterieures. En general, la beaute exteriorise, derange la meditation de l'intimite. Le phenomenologue ne peut non plus suivre longtemps le conchyliologis-te qui doit classer l'immense variete des ecailles [107] et des coquilles. Le conchyliologiste est avide de diversite. Du moins le phenomenologue pourrait s'instruire aupres du conchyliologiste si celui-ci lui faisait confidence de ses premiers etonnements. Car la encore, comme pour le nid, il faudrait faire partir l'interet durable de l'observateur naif d'un premier etonnement. Se peut-il qu'un etre soit vivant dans la pierre, vivant dans ce morceau de pier-re ? Cet etonnement, on ne le revit guere. La vie use vite les premiers etonnements. D'ailleurs, pour une coquille « vivante », combien de coquilles mortes Pour une coquille habitee, combien de coquilles vi-des ? Mais la coquille vide, comme le nid vide, appelle des reveries de refuge. C'est sans doute un raffinement de reverie que de suivre des images aussi simples. Mais le phenomenologue a besoin, croyons-nous, d'aller au maximum de la simplicite. Nous croyons done qu'il y a interet a proposer une phenomenologie de la coquille habitee. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 136 III La meilleure marque de 1'emerveillement c'est l'exageration. Puis-que l'habitant de la coquille etonne, l'imagination ne va pas tarder a faire sortir de la coquille des etres etonnants, des etres plus etonnants que la realite. Qu'on feuillette, par exemple, le bel album de Jurgis Baltrusaitis : Le moyen age fantastique, et Ton verra des reproductions de gemmes antiques ou «les animaux les plus inattendus : un lievre, un oiseau, un cerf, un chien, sortent d'une coquille comme d'une boite de prestidigitateur » 113. Cette comparaison avec une boite de presti-digitateur sera bien inutile a qui se place dans l'axe meme ou se deve-loppent les images. Qui accepte les petits etonnements, se prepare a en imaginer de grands. Dans l'ordre imaginaire, il devient normal que l'elephant, l'animal immense, sorte d'une coquille de limacon. II est exceptionnel cependant qu'on lui demande, dans le style de l'imagination, d'y rentrer. Nous aurons l'occasion de montrer dans un autre cha-pitre que jamais, en imagination entrer et sortir ne sont des images symetriques. « Des animaux geants et libres s'echappent mysterieuse-ment d'un petit objet » dit Baltrusaitis, qui ajoute : « Aphrodite est nee dans ces conditions 114. » Ce qui [108] est beau, ce qui est grand, dilate les germes. Que le grand sorte du petit, c'est, comme nous le mon-trerons plus loin, une des puissances de la miniature. Tout est dialectique dans l'etre qui sort d'une coquille. Et comme il ne sort pas tout entier, ce qui sort contredit ce qui reste enferme. Les arrieres de l'etre restent emprisonnes dans des formes geometriques solides. Mais a la sortie, la vie est si pressee qu'eue ne prend pas tou-jours une forme designee comme celle du levraut et du chameau. Des Jurgis BALTRUSAITIS, Le moyen age fantastique, ed. Colin, p. 57. Jurgis BALTRUSAITIS, loc. cit., p. 56. « Sur les monnaies de Hatria, la tete d'une femme, les cheveux au vent, peut-etre Aphrodite elle-meme, sort d'une coquille ronde. » Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 137 gravures montrent ä la sortie ďétranges melanges d'étres comme il arrive pour ce colimacon reproduit dans le livre de Jurgis Baltrusaitis (p. 58) « ä téte humaine barbue et ä oreilles de liévre, coiffé d'une mitre et ä pattes de quadrupědes ». La coquille est une marmite de sor-ciére oú mijote ľanimalité. « Les Heures de Marguerite de Beaujeu, continue Baltrusaitis, foisonnent en ces grotesques. Plusieurs d'entre eux ont rejeté leur carapace et en conservent les enroulements. Des tétes de chien, de loup, d'oiseau, des tétes humaines s'ajustent direc-tement sur des mollusques sans protection. » Ainsi la reverie anima-lesque débridée realise le schéma d'une evolution animale condensée. II suffit d'abréger une evolution pour engendrer le grotesque. En fait, ľétre gui sort de sa coquille nous suggěre les reveries de ľétre mixte. Ce n'est pas seulement ľétre « moitié chair moitié pois-son ». Cest ľétre moitié mort moitié vivant et, dans les grands exces, moitié pierre, moitié homme. II s'agit de l'envers méme de la reverie médusante. L'homme nait de la pierre. Qu'on regarde d'un peu pres dans le livre de Jung : Psychologie und Alchemie, les figures representees page 86, on y verra des Mélusines, non pas des Mélusines roman-tiques sorties des eaux du lac, mais des Mélusines symboles d'alchi-mie qui aident ä formuler les réves de la pierre dont doivent sortir les principes de vie. Mélusine sort vraiment de sa queue écaillée et pier-reuse, de sa queue, lointain passé, légérement spiralée. On n'a pas ľimpression que ľétre inférieur a garde son energie. La queue-coquille n'expulse pas son habitant. II s'agit plutôt d'une néantisation de la vie inférieure par la vie supérieure. Lä, comme partout, la vie est énergi-que par son sommet. Et, ce sommet, c'est dans le symbole achevé de ľétre humain qu'il a un dynamisme. Tout réveur d'évolution animale pense ä l'homme. Dans le dessin des Mélusines alchimiques, la forme humaine sort d'une pauvre forme effilée ä laquelle le dessinateur n'a donne qu'un minimum de soin. Ľinerte ne sollicite pas la reverie, la coquille est une enveloppe qu'on va abandonner. Et les forces de la sortie sont [109] telies, les forces de production et de naissance sont si vives qu'il peut issir de la coquille informe deux étres humains qui sont dans la figure 11 du livre de C.-G. Jung ľun et ľautre coiffés d'un diadéme. C'est la doppelkôpfige Melusine, la Mélusine ä double téte. Tous ces exemples nous apportent des documents phénoménologi-ques pour une phénoménologie du verbe sortir. lis sont d'autant plus purement phénoménologiques qu'ils correspondent ä des « sorties » Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 138 inventees. L'animal n'est ici qu'un pretexte pour multiplier les images du « sortir ». L'homme vit des images. Comme tous les grands verbes, sortir de demanderait des recherches nombreuses oü l'on reunirait, ä cöte des instances concretes, les mouvements ä peine sensibles de cer-taines abstractions. On ne sent plus guere une action dans des derivations grammaticales, dans des deductions, dans des inductions. Les verbes eux-memes se figent comme s'ils etaient des substantifs. Les images seules peuvent remettre les verbes en mouvement. IV Sur le theme de la coquille, l'imagination travaille aussi, outre la dialectique du petit et du grand, la dialectique de l'etre libre et de l'etre enchaine : et que ne peut-on attendre d'un etre dechaine ! Certes, dans la realite, le mollusque sort mollement de sa coquille. Si notre etude portait sur les phenomenes reels du « comportement» de l'escargot, ce comportement se livrerait sans grande difficulte a nos observations. Si cependant nous pouvions restaurer, dans l'observation meme, une naivete totale, c'est-a-dire revivre vraiment l'observation premiere, nous remettrions en action ce complexe de peur et de curio-site qui accompagne toute premiere action sur le monde. On voudrait voir et Ton a peur de voir. C'est la le seuil sensible de toute connais-sance. Sur ce seuil, l'interet ondule, il se trouble, il revient. L'exemple que nous rencontrons pour indiquer le complexe peur et curiosite n'est pas gros. La peur devant l'escargot est immediatement tranquillisee, elle est usee, elle est «insignifiante ». Mais nous nous vouons dans ces pages a l'etude de l'insignifiant. II s'y revele parfois d'etranges finesses. Pour les reveler, mettons-les sous le verre grossissant de l'imagination. Ces ondulations de peur et de curiosite, comme elles s'amplifient quand la realite n'est pas la pour les moderer, quand on [110] imagine. Mais ici n'inventons rien ; donnons des documents relatifs a des images qui ont ete effectivement imaginees, reellement dessinees et qui Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 139 demeurent gravées dans les gemmes et les pierres. Méditons encore quelques pages du livre de Jurgis Baltrusaitis. II nous rappeile Vaction d'un dessinateur qui nous montre l'exploit d'un chien qui « bondit de sa coquille » et se jette sur un lapin. Une agressivité de plus et le chien encoquillé attaque un homme. Nous sommes bien en presence de l'ac-te augmentant par lequel 1'imagination dépasse la réalité. Ici l'imagina-tion opere, non seulement sur les dimensions géométriques, mais encore sur des forces, sur des vitesses — non plus dans un espace augmente, mais sur un temps accéléré. Quand, au cinéma, on accélěre la floraison ďune fleur, on a une sublime image de l'offrande. On dirait que la fleur qui s'ouvre alors sans lenteur, sans reticence, a le sens du don, qu'elle est un don du monde. Si le cinema nous présentait une acceleration de l'escargot sortant de sa coquille, d'un escargot pous-sant trěs vite ses cornes contre le ciel, quelle agression ! Quelles cor-nes agressives ! La peur bloquerait toute curiosité. Le complexe peur-curiosité serait écartelé. Un signe de violence est dans toutes ces figures oů un étre surexci-té sort de la coquille inerte. Le dessinateur brusque ses reveries anima-lesques. Aux coquilles d'escargots d'ou sortent des quadrupědes, des oiseaux, des étres humains, il faut associer, comme appartenant au méme type de reveries, ces raccourcis d'animaux oü se trouvent sou-dées téte et queue ; le dessin oublie l'intermediaire du corps. Suppri-mer les intermédiaires est un ideal de rapidité. Une sortě ďaccéléra-tion de l'elan vital imagine veut que l'etre qui sort de terre trouve tout de suite une physionomie. Mais d'oü vient done 1'évident dynamisme de ces images excessi-ves ? Ces images s'animent dans la dialectique du cache et du manifeste. L'etre qui se cache, l'etre qui « rentre dans sa coquille » prepare « une sortie ». Cela est vrai sur toute l'echelle des métaphores depuis la resurrection d'un étre enseveli jusqu'ä l'expression soudaine de 1'homme longtemps taciturne. En restant encore au centre de l'image que nous étudions, il semble qu'en se conservant dans 1'immobilité de sa coquille, l'etre prepare des explosions temporelles de l'etre, des tourbillons d'etre. Les plus dynamiques evasions se font ä partir de 1'étre comprimé et non pas dans la molle paresse de l'etre paresseux qui ne peut désirer qu'aller paresser ailleurs. Si l'on vit la paradoxale imagination du mollusque vigoureux — les gravures que nous com-mentons en donnent de claires images — on arrive ä la [111] plus dé- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 140 cisive des agressivites, a l'agressivite differee, a l'agressivite qui attend. Les loups encoquilles sont plus cruels que les loups errants. V Ainsi, en suivant une methode qui nous semble decisive en Phänomenologie des images, methode qui consiste ä designer l'image comme un exces de 1'imagination, nous avons accentue les dialecti-ques du grand et du petit, du cache et du manifeste, du placide et de l'offensif, du mou et du vigoureux. Nous avons suivi l'imagination dans sa täche d'agrandissement jusque dans un au-delä de la realite. Pour bien depasser, il faut d'abord agrandir. Nous avons vu avec quelle liberie l'imagination travaille l'espace, le temps, les forces. Mais il n'y a pas que sur le plan des images que l'imagination travaille. Sur le plan des idees, eile pousse aussi aux exces. II y a des idees qui revent. Certaines theories, qu'on a pu croire scientifiques, sont de vastes reveries, des reveries sans Limites. Nous allons donner un exemple d'une telle idee-reve qui prend la coquille comme le temoignage le plus net de la puissance qu'a la vie de constituer des formes. Tout ce qui a forme a alors connu une Ontogenese de coquille. Le premier effort de la vie est de faire des coquilles. Nous croyons qu'un grand reve de co-quilles est au centre du vaste tableau d'evolution des etres que presen-te l'ceuvre de J.-B. Robinet. A lui seul, le titre d'un des livres de Robi-net dit bien l'orientation de ses pensees : Vues philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'etre, ou les essais de la nature qui apprend ä faire l'homme (Amsterdam, 1768). Le lecteur qui aura la patience de lire tout l'ouvrage retrouvera, sous une forme dogmatique, un veritable commentaire des images dessinees que nous evoquions un peu plus haut. Des animalites partielles apparaissent de toutes parts. Les fossiles sont, pour Robinet, des morceaux de vie, des ebau-ches d'organes qui trouveront leur vie coherente au sommet d'une evolution qui prepare l'homme. On pourrait dire qu'interieurement l'homme estiva assemblage de coquilles. Chaque organe a sa causalite formelle propre, dejä essayee, dans les longs siecles ou la nature s'appre- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 141 nait ä faire l'homme, par quelque coquillage. La fonction construit sa forme sur d'anciens modeles, la vie partielle construit sa demeure comme le coquillage construit sa coquille. Si Ton sait revivre cette vie partielle, dans la precision d'une vie qui se donne une forme, l'etre qui a une forme domine les [112] millenai-res. Toute forme garde une vie. Le fossile n'est plus simplement un etre qui a vecu, c'est un etre qui vit encore, endormi dans sa forme. La coquille est l'exemple le plus manifeste d'une vie universelle coquil-lante. Tout cela est affirme sans defaillance par Robinet: « Persuade, ecrit-il (loc. cit., p. 17), que les fossiles vivent, sinon d'une vie exte-rieure, parce qu'ils manquent peut-etre de membres et de sens, ce que je n'oserais pourtant assurer, au moins d'une vie interne, enveloppee, mais tres reelle en son espece, quoique beaucoup au-dessous de l'ani-mal endormi et de la plante ; je n'ai garde de leur refuser les organes necessaires aux fonctions de leur economie vitale et quelque forme qu'ils aient, je la concois comme un progres vers la forme de leurs analogues dans les vegetaux, dans les insectes, dans les grands ani-maux, et finalement dans l'homme. » Viennent ensuite, dans le livre de Robinet, des descriptions assor-ties de fort belles gravures, representant des Lithocardites, des pierres de cceur, des Encephalithes, preludant ä la cervelle, des pierres qui imitent la mächoire, le pied, le rein, l'oreille, la main, le muscle — puis les Orchis, Diorchis, Triorchis, les Priapolithes, Colites et Phal-loides imitant les organes masculins — l'Histerapetia imitant les organes feminins. On se tromperait si l'on ne voyait la qu'une simple reference aux habitudes du langage qui nomment les objets nouveaux en se servant de comparaisons avec des objets communs. Ici les noms pensent et revent, l'imagination est active. Les lithocardites sont des coquilles de cceur, les ebauches d'un cceur qui battra. Les collections mineralogi-ques de Robinet sont des pieces anatomiques de ce que sera l'homme quand la Nature saura le faire : le naturaliste du XVIII6 siecle, objecte-ra un esprit critique, est « victime de son imagination ». Mais le phe-nomenologue qui, par principe, s'interdit toute attitude critique, ne peut meconnaitre que dans l'exces meme de l'etre donne ä des mots, dans l'exces meme des images, une reverie en profondeur se manifes- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 142 te. En toute occasion, Robinet pense, de 1'intérieur, la forme. Pour lui, la vie est cause de formes. II est tout naturel que la vie, cause de formes, forme des formes vivantes. Encore une fois, pour de telles reveries, la forme est l'habitation de la vie. Les coquillages, comme les fossiles, sont autant d'essais de la Nature pour preparer les formes des différentes parties du corps humain ; ce sont des morceaux d'homme, des morceaux de femme. Robinet donne une description de la Conque de Venus qui représente la vulve d'une femme. Un psychanalyste ne [113] manquerait pas de voir la une obsession sexuelle dans ces designations et dans les descriptions qui entrent dans le detail. II n'aurait pas de peine á trouver, dans le musée des coquilles, des representations de fantasmes comme le fan-tasme du vagin denté qui est un des motifs principaux de l'etude que Mme Marie Bonaparte a consacré á Edgar Poe. En écoutant Robinet, on croirait alors que la Nature a été folie avant l'homme. Et quelle ré-ponse plaisante Robinet ferait aux observations psychanalytiques ou psychologiques pour défendre son systéme. II écrit simplement, po-sément (loc. cit., p. 73) : « On ne doit pas étre surpris de l'attention de la Nature á multiplier les moděles des parties de la generation, vu l'importance de ces parties. » En face d'un réveur de pensées savantes, comme fut Robinet, qui organise ses idées-visions en systéme, un psychanalyste habitué á dé-lier des complexes familiaux serait bien inopérant. II faudrait une psy-chanalyse cosmique, une psychanalyse qui quitterait un instant les preoccupations humaines pour s'inquieter des contradictions du Cosmos. II faudrait aussi une psychanalyse de la matiěre qui, tout en ac-ceptant l'accompagnement humain de l'imagination de la matiěre, sui-vrait de plus pres le jeu profond des images de la matiěre. Ici, dans le domaine trěs circonscrit ou nous étudions les images, il faudrait ré-soudre les contradictions de la coquille, parfois si rude en son exté-rieur et si douce, si nacrée en son intimitě. Comment peut-il s'obtenir ce poli par le frottement d'un étre mou ? Le doigt qui réve en frolant la nacre intime ne dépasse-t-il pas les réves humains, trop humains ? Les choses les plus simples sont parfois psychologiquement complexes. On n'en finirait pas si Ton se laissait aller á toutes les reveries de la pierre habitée. Curieusement, ces reveries sont longues et brěves. On peut les poursuivre sans fin et cependant la reflexion les arréte d'un ton bref. Au moindre signe, la coquille s'humanise et cependant on Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 143 sait tout de suite que la coquille n'est pas humaine. Avec la coquille, l'elan vital d'habitation va trop rapidement a son terme. La nature ob-tient trop vite la securite de la vie enfermee. Mais le reveur ne peut croire que le travail est fini quand les murs sont solides et c'est ainsi que les songes constructeurs de coquille donnent vie et action aux molecules si geometriquement associees. Pour eux, la coquille, dans le tissu meme de sa matiere, est vivante. Nous allons en trouver une preuve dans une grande legende naturelle. [114] VI Le Pere jesuite Kircher pretend que sur le rivage de la Sicile, « les coquillages de poisson, qu'on a réduits en poudre renaissent et se re-produisent si on arrose ďeau salée cette poussiere ». Labbé de Valle-mont(115) cite cette fable en parallele avec celle du Phénix qui renait de ses cendres. Voilä done un phénix de l'eau. L'abbe de Vallemont ne donne aucune creance ä la fable de Tun et de l'autre phénix. Mais, pour nous qui nous placons dans le regne de l'imagination, nous de-vons enregistrer que les deux phénix ont été imagines. Ce sont lä des faits de l'imagination, les faits trěs positifs du monde imaginaire. Ces faits d'imagination s'attachent d'ailleurs ä des allegories qui traversent les ages. Jurgis Baltrusaitis rappelle (loc. cit., p. 57), que «jusqu'ä 1'époque carolingienne, les sepultures contiennent souvent des coquilles de limacon — allégorie ďune tombe ou l'homme va étre reveille ». De son coté, Charbonneaux-Lassay éerit (Le bestiaire du Christ, p. 922) : « Pris dans son ensemble, test et organisme sensible, le coquillage fut, pour les Anciens, un embléme de 1'étre humain com-plet, corps et äme. La symbolique des Anciens fit de la coquille l'em- (115) Abbé DE VALLEMONT, Curiosités de la nature et de ľart sur la vegetation ou ľagriculture et le jardinage dans leur perfection, Paris, 1709, lre Partie, p. 189. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 144 bleme de notre corps qui renferme dans une enveloppe exterieure l'äme qui anime l'etre entier, represente par l'organisme du mollusque. Ainsi, dirent-ils, que le corps devient inerte quand l'äme en est, sepa-ree, de meme aussi, la coquille devient incapable de se mouvoir quand eile est separee de la partie qui l'anime. » Un epais dossier pourrait etre reuni sur les « coquilles de resurrec-tion(116). Dans les simples recherches qui nous occupent dans cet ouvrage, nous n'avons pas ä insister sur les lointaines traditions. Tout ce que nous avons ä faire, dans ces recherches, c'est, de nous demander comment, les plus simples images peuvent, dans certaines reveries naives, nourrir une tradition. Charbonneaux-Lassay dit ces choses avec toute la simplicite, toute la naivete souhaitable. Apres avoir cite le livre de Job et l'invin-cible esperance de la resurrection, l'auteur du Bestiaire du Christ ajoute (loc. cit., p. 927): « Comment, s'est-il pu faire que le tranquille es-cargot terrestre ait ete choisi pour symboliser cette fougueuse et invincible esperance ? C'est qu'au temps morose ou la mort de l'hiver etreint. la terre, il s'enfonce en elle, s'y clot dans sa [115] coquille comme en un cercueil par une solide epiphragme calcaire, jusqu'ä ce que le printemps vienne chanter sur sa tombe les alleluias de Päques... alors, il rompt sa cloison et reapparait au jour, plein de vie. » Au lecteur qui sourirait d'un tel enthousiasme, nous demanderions de revivre l'etonnement que l'archeologue a vecu quand il a decouvert dans une tombe d'Indre-et-Loire « un cercueil contenant pres de trois cents coquilles d'escargots disposees des pieds jusqu'ä la ceinture du squelette... ». Un tel contact avec une croyance nous met ä l'origine de la croyance. Un symbolisme perdu se reprend ä reunir des songes. Alors, toutes les preuves de puissance de renovation, de resurrection, de reveil d'etre que nous sommes oblige d'exposer les unes apres les autres doivent etre prises en une coalescence des reveries. Si, ä ces allegories et symboles de resurrection, on joint le caracte-re synthetisant des reveries des puissances de la matiere, on comprend que de grands songeurs ne puissent ecarter le reve du phenix des eaux. La coquille ou se prepare une resurrection, dans le songe synthetique, est elle-meme matiere de resurrection. Si la poussiere dans la coquille (116) CHARBONNEAUX-LASSAY cite Piaton, Jamblique et renvoie au livre de Victor MAGNIEN, Les mysteres d'Eleusis, VI, Payot. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 145 peut connaitre la resurrection, la coquille réduite en poussiere, comment ne retrouverait-elle pas sa force spiralante ? Bien entendu, l'esprit critique se gausse — c'est sa fonction — des images inconditionnées. Pour un peu, un realisté demanderait des experiences. II voudrait, ici comme partout, qu'on vérifie les images en les confrontant ä la réalité. Devant un mortier plein de coquilles concassées, il nous dirait: fais done un escargot ! Mais les projets d'un phénoménologue sont plus ambitieux : il veut vivre tel que les grands réveurs ďimages ont vécu. Et puisque nous soulignons des mots, prions le lecteur de remarquer que le mot tel dépasse le mot comme qui oublierait précisément une nuance phénoménologique. Le mot comme imite, le mot tel implique qu'on devient le sujet méme qui réve la reverie. Ainsi, nous n'amasserons jamais assez de reveries si nous voulons comprendre phénoménologiquement comment l'escargot fabrique sa maison, comment l'etre le plus mou constitue la coquille la plus dure, comment dans cet étre enfermé retentit le grand rythme cosmique de l'hiver et du printemps. Et ce probléme n'est pas un probléme psycho-logiquement vain. II se pose ä nouveau, de lui-méme, děs qu'on re-vient — comme disent les phénoménologues — ä la chose méme, děs qu'on vient ä réver ä une maison qui s'aecroit dans la mesure méme oů s'aecroit le [116] corps qui l'habite. Comment le petit escargot dans sa prison de pierre peut-il grandir ? Voilä une question naturelle, une question qui se pose naturellement. Nous n'aimons pas ä la faire, car eile nous renvoie ä nos questions d'enfant. Celte question reste sans réponse pour l'abbe de Vallemont qui ajoute : « Dans la Nature on est rarement en pays de connaissance. II y a ä chaque pas de quoi humi-lier et mortifier les Esprits süperbes. » Autrement dit, la coquille de l'escargot, la maison qui grandit ä la mesure de son hote est une mer-veille de l'Univers. Et ďune maniěre generale, conclut l'abbe de Vallemont (loc. cit., p. 255), les coquillages sont « de sublimes sujets de contemplation pour l'esprit». Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 146 VII II est toujours plaisant de voir un destructeur de fables victime d'une fable. L'abbe de Vallemont, au debut du XVIII6 siecle, ne croit pas plus au phenix du feu qu'au phenix de l'eau ; mais il croit a la pa-lingenese, a une sorte de mixte du phenix du feu et (lu phenix de l'eau. Reduisez en cendre une fougere ; dissolvez ces cendres dans une eau pure, faites evaporer la dissolution. II nous restera de beaux cristaux qui ont la forme d'une feuille de fougere. Et bien d'autres exemples pourraient etre apportes ou des reveurs meditent pour trouver ce qu'il faudrait appeler des sels de croissance satures de causalite formel-le H7(ii8). Mais, plus pres des problemes qui nous preoccupent actuellement, on peut sentir Taction, dans le livre de l'abbe de Vallemont, d'une contamination des images du nid et des images de la coquille. L'abbe de Vallemont parle (loc. cit., p. 243) de la Plante Anatifere ou Coquil-lage Anatifere qui pousse sur le bois des navires. « C'est, dit-il, un assemblage de huit coquilles qui ressemblent assez a un bouquet de tuli-pes... La matiere en est toute de meme que celles dont sont formees les coquilles de moule..., l'entree en est en haut, et elle se ferme par de petites portes, qui se joignent d'une maniere qu'on ne saurait trop admirer. II ne s'agit plus que de savoir comment se forme cette plante marine et les petits hotes qui logent dans ces appartements si artiste-ment faits. » Quelques pages plus loin, la contamination de la coquille et du nid se presente en toute clarte. Ces coquilles sont des nids d'ou s'echap-pent des oiseaux (p. 246). « Je dis que les differentes coquilles de ma plante anatifere... sont des nids ou se forment et [117] eclosent ces Cf. La formation de Vesprit scientifique, ed. Vrin, p. 206. (118) Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 147 oiseaux d'une origine si obscure et que nous nommons en France Ma-creuses. » Nous touchons ici ä une confusion des genres bien commune aux reveries des époques préscientifiques. Les Macreuses étaient tenues pour des oiseaux ä sang froid. Quand on demandait comment ces oiseaux couvaient, on répondait souvent: pourquoi couveraient-ils puisqu'ils ne peuvent, par nature, réchauffer ceufs et petits ? « Une assembled de théologiens de Sorbonne, ajoute l'abbe de Vallemont (p. 250), a decide qu'on tirerait les Macreuses de la classe des oiseaux pour les mettre dans celle des poissons. » C'est done un aliment de Caréme. Avant de quitter leur nid-coquillage, les Macreuses, ces oiseaux -poissons y sont attaches par un bec-pédoncule. Ainsi s'amassent, dans une reverie savante, les traits d'union légendaires. Les gran des reveries du nid et de la coquille se présentent ici en deux perspectives qu'on pourrait dire en réciproque anamorphose. Nid et coquille, deux grandes images qui répereutent leurs reveries. Les formes ne suffisent pas ici ä determiner de tels rapprochements. Le principe des reveries qui accueillent de telles legendes dépasse 1'expérience. Le réveur est entré dans le domaine oů se forment les convictions qui naissent au delä de ce qu'on voit et de ce qu'on touche. Si les nids et coquilles n'etaient pas des valeurs, on ne synthétiserait pas si facilement, si im-prudemment leur image. Les yeux fermés, sans égard pour les formes et les couleurs, le réveur est pris par les convictions du refuge. Dans ce refuge, la vie se concentre, se prepare, se transforme. Nids et coquilles ne peuvent s'unir si fortement que par leur onirisme. Tout un rameau de « maisons oniriques » trouve ici deux racines lointaines, deux racines qui s'entremelent comme tout ce qui est « lointain » dans une reverie humaine. Ces reveries, on n'aime guěre les expliciter. Aucun souvenir explicite ne les explique. A les prendre dans le resurgissement qui se manifeste dans les textes que nous venons de rapporter, on se prend ä penser que l'imagination est antérieure ä la memoire. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 148 VIII Aprěs cette longue excursion dans les lointains de la reverie, reve-nons ä des images qui semblent plus pres de la réalité. Nous nous de-mandons cependant — soit dit entre parentheses — si une image de l'imagination est jamais proche de la réalité. Bien souvent on imagine alors qu'on prétend décrire. On obtient la [118] description qui ins-truit, croit-on, en amüsant. Ce genre faux couvre toute une littérature. Dans un livre du XVIIT siěcle, qui se donne comme un ouvrage pour l'instruction d'un jeune chevalier 119, l'auteur « décrit » ainsi la moule ouverte attachée ä un galet: « On la prendrait pour une tente avec ses cordes et ses piquets. » On ne manque pas de dire qu'avec ces cordes minuscules on a fait des tissus. On a fait effectivement du fil avec les amarres de la moule. L'auteur tire aussi une conclusion philosophique en une image fort banale, mais que nous devons noter une fois : « Les limacons construisent une petite maison qu'ils portent avec eux. » Ainsi «le limacon est toujours chez lui en quelque pays qu'il voyage ». Nous ne dirions pas une si pauvre chose si nous ne l'avions trou-vée des centaines de fois dans des textes. Ici eile est donnée ä la meditation d'un chevalier de seize ans. Retentit toujours aussi une reference ä la perfection des maisons naturelles. « Elles sont toutes faites, dit l'auteur (p. 256), sur un méme dessein, qui est de mettre l'animal ä l'abri. Mais quelle varieté dans ce dessein si simple ! Elles ont toutes une perfection, des graces et des commodités qui leur sont propres. » Toutes ces images et reflexions correspondent ä un émerveillement puéril, superficiel, éparpillé ; mais une psychologie de l'imagination doit tout noter. Les plus petits intéréts préparent les grands. Vient aussi un temps ou l'on refoule les trop naives images, oů Ton dédaigne les images usees. II n'en est pas de plus usee que celle de la coquille-maison. Elle est trop simple pour qu'on puisse la compliquer heureusement, trop vieille pour qu'on puisse la rajeunir. Elle dit ce quelle a ä dire en un seul mot. Mais il n'en reste pas moins que c'est Le spectacle de la nature, p. 231. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 149 une image initiale et c'est une image indestructible. Elle appartient ä l'indestructible bazar des vieilleries de l'imagination humaine. En fait, le folklore est rempli des chansonnettes qu'on chante ä l'es-cargot pour qu'il montre ses cornes. L'enfant s'amuse aussi en le ta-quinant d'un brin d'herbe ä faire rentrer l'escargot dans sa coquille. Les comparaisons les plus inattendues expliquent cette retraite. Un biolo-giste ecrit: l'escargot se retracte « sournoisement dans son kiosque comme une fille taquinee va pleurer dans sa chambre » 120. Des images trop claires — nous en voyons ici un exemple — [119] deviennent des idees generates. Elles bloquent alors l'imagination. On a vu, on a compris, on a dit. Tout est clos. II faut alors rencontrer une image particuliere pour redonner vie ä l'image generale. En voici une, pour ranimer ce paragraphe, ou nous semblons victime de la banalite. Robinet a pense que c'est en roulant sur lui-meme que le limacon a fabrique son « escalier ». Ainsi, toute la maison de l'escargot serait une cage d'escalier. A chaque contorsion, l'animal mou fait une mar-che de son escalier en colimacon. II se contorsionne pour avancer et grandir. L'oiseau faisant son nid se contentait de tourner. On rappro-chera l'image dynamique de la coquille Robinet de l'image dynamique du nid Michelet. IX La nature a une maniere tres simple de nous etonner : c'est de faire grand. Avec le coquillage qu'on appelle communement le Grand Beni-tier, nous voyons la nature mener un immense reve de protection, un delire de protection et aboutir ä une monstruosite de la protection. Le mollusque « ne pese que 14 livres, mais le poids de chacune de ses valves est de 250 ä 300 kilogrammes, et elles ont un metre ä un metre Leon BINET, Secrets de la vie des animaux, Essai de physiologie animale, P. U. F., p. 19. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 150 et demi de longueur » 121(122) L'auteur de ce livre qui fait partie de la célěbre Bibliothěque des merveilles ajoute : «En Chine... de riches mandarins possědent des baignoires faites d'une de ces coquilles. » Quel bain amollissant on doit connaitre dans la demeure ďun tel mol-lusque. Quel pouvoir de detente pouvait ressentir un animal de 14 li-vres en occupant tant d'espace ! Je ne sais rien des réalités biologi-ques. Je ne suis qu'un réveur de livres ! Mais avec la lecture de la page d'Armand Landrin je měne un grand réve de cosmicité. Qui ne se sen-tirait pas cosmiquement réconforté en imaginant prendre son bain dans la coquille du Grand Bénitier ? La force du Grand Bénitier va de pair avec la grandeur et la masse de se murailles. II faut, dit un auteur, atteler deux chevaux ä chaque valve pour obliger le Grand Bénitier « ä bäiller malgré lui ». Je voudrais bien voir une gravure qui fixe cet exploit. Je 1'imagine en me servant de la vielle figure, tant de fois contemplée par moi, des chevaux attelés aux deux hemispheres entre lesquels on avait fait le vide dans «1'expérience de Magdebourg ». [120] Cette image légen-daire dans la culture scientifique élémentaire aurait une illustration biologique. Quatre chevaux pour vaincre sept kilogrammes de chair molle ! Mais la nature peut bien faire grand. Lhomme imagine facilement plus grand encore. Dans une gravure de Cork ďaprěs une composition de Hieronymus Bosch connue sous le nom : Uécaille naviguant sur I'eau, on peut voir une énorme coquille de moule oů ont pris place une dizaine de personnages, quatre enfants, un chien. On verra une belle reproduction de cette moule habitée par des hommes dans le beau livre de Lafon sur Hieronymus Bosch (p. 106). Cette hypertrophic du réve ďhabiter tous les objets creux du mon-de s'accompagne de scenes grotesques propres ä l'imagination de Bosch. Dans la moule, les navigateurs font bombance. Le réve de tranquillité que nous voulons mener quand nous « rentrons dans notre coquille » est perdu par la volonte de délire qui marque le génie du peintre. 121 (122) Armand LANDRIN, Les monstres marins, éd., Hachette, 1879, p. 16. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 151 Aprěs la reverie hypertrophiée, il faut toujours revenir ä la reverie qui se designe par sa simplicitě premiere. On sait bien qu'il faut étre seul pour habiter une coquille. En vivant l'image, on sait qu'on consent ä la solitude. Habiter seul, grand réve ! L'image la plus inerte, la plus physique-ment absurde comme celle de vivre en la coquille peut servir de germe ä un tel réve. Ce réve vient ä tous, aux faibles, aux forts, dans les grandes tristesses de la vie, contre les injustices des hommes et du sort. Tel ce Salavin, l'etre ä la tristesse molle, qui se réconforte dans sa chambre étroite, parce qu'elle est étroite et qu'il peut se dire : « N'avais-je pas cette petite chambre, cette chambre profonde et secrete comme une coquille ? Ah ! les escargots ne connaissent pas leur bonheur 123. » Parfois l'image est trěs discrete, ä peine sensible, mais eile agit. Elle dit l'isolement de 1'étre replié sur soi-méme. Un poete, dans le temps méme oů il réve ä quelque maison d'enfance, magnifiée dans le souvenir, ä La vieille maison oil vont et viennent L'etoile et la rose écrit: Mon ombre forme un coquillage sonore El le poete écoule son passé Dans la coquille de Vombre de son corps 124. Parfois encore l'image prend sa force par l'effet d'un isomorphisme de tous les espaces du repos. Alors tous les creux accueillants sont des coquilles tranquilles. Gaston Puel écrit125 : 123 124 125 Georges DUHAMEL, Confession de minuit, chap. VII. Maxime ALEXANDRE, La peau et les os, ed. Gallimard, 1956, p. 18. Gaston PUEL, Le chant entre deux astres, p. 10. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 152 « Ce matin je dirai le simple bonheur d'un homme allonge au creux d'une barque. « L'oblongue coquille d'un canot s'est refermee sur lui. « II dort. C'est une amande. La barque comme un lit epouse le sommeil ». L'homme, l'animal, l'amande, tous trouvent le repos maximum dans une coquille. Les valeurs du repos commandent toutes ces images. X Puisque nous faisons effort pour multiplier toutes les nuances dia-lectiques par lesquelles l'imagination donne la vie aux images les plus simples, notons quelques references ä une offensivite du coquillage. De meme qu'il y a des maisons guet-apens, il y a des coquilles-pieges. L'imagination en fait des nasses ä poissons perfectionnees avec appäts et declic. Pline conte que la pinne de la pinnotere trouve ainsi sa sub-sistance : « Le coquillage aveugle s'ouvre, montrant son corps aux pe-tits poissons qui jouent autour d'elle. Enhardis par l'impunite, ils rem-plissent la coquille. En ce moment, la pinnotere, qui est aux aguets, avertit la pinne par une legere morsure : celle-ci se referme, ecrase tout ce qui se trouve pris entre ses valves, et partage sa proie avec son associe 126. » Armand LANDRIN, loc. cit., p 15. La méme fable est citée par Ambroise PARE (Oeuvres completes, t. Ill, p. 776). Le petit crabe auxiliaire se tient « assis comme un portier ä l'ouverture de la coquille Quand un poisson est entré dans la coquille, le coquillage mordu terme la coquille, «puis, tous deux, grignotent et mangent leur proie ensemble ». Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 153 Dans la voie des contes animaux, on ne peut guěre aller plus loin. Sans multiplier les exemples, donnons simplement encore cette fable puisqu'elle a l'appui d'un grand nom. Dans les Carnets de Leonard de Vinci: « L'huitre s'ouvre entiěrement á la pleine lune, et le crabe, quand il la voit, lui jette un morceau de pierre ou une brindille pour 1'empécher de se refermer et qu'elle lui serve de páture. » Et. Leonard assortit, comme il convient, á cette fable une moralitě : « Ainsi de la bouche qui en disant son secret se met á la merci de l'auditeur indis-cret. » De longues recherches psychologiques devraient étre faites pour determiner la valeur de l'exemple moral qu'on a toujours [122] trouvé dans la vie animale. Nous ne rencontrons ce probléme qu'accidentel-lement. Nous ne l'indiquons qu'en passant. II est d'ailleurs des noms qui se mettent d'eux-memes á conter : le nom du Bernard l'Ermite est de ceux-la. Ce mollusque ne fait pas sa coquille ; il va, aime-t-on á répéter, habiter une coquille vide. II en change quand il se sent trop á 1'étroit. A l'image du Bernard l'Ermite allant habiter les coquilles abandon-nées, on associe parfois les mceurs du coucou allant pondre dans le nid des autres. II semble que, dans l'un et l'autre cas, la Nature s'amuse á contredire la morale naturelle. L'imagination s'excite devant toute exception. Elle se complait á ajouter des ruses, des savoirs aux habitudes de l'oiseau squatter. Le coucou, dit-on, casse un ceuf dans le nid oú il va pondre le sien, aprěs avoir guetté le depart de la měre couveuse. S'il en pond deux, il en casse deux. Cet animal qui dit « cou-cou » connait bien l'art de se cacher. II est un plaisantin du jeu de la cachet-te. Mais qui 1'a vu ? Comme tant d'etres du monde vivant, on connait plus le nom que 1'étre. Qui distinguera entre le coucou roux et le coucou cendré ? N'a-t-on pas soutenu, dit 1'abbé Vincelot (loc. cit., p. 101), que le coucou roux est le gris coucou dans ses premieres années, que les uns « émigrent vers le nord, les autres vers le sud, et qu'on ne trouve pas les uns et les autres dans la méme localité, suivant la regie des oiseaux voyageurs dont les vieux et les jeunes visitent rarement le méme pays ». S'étonnera-t-on que l'oiseau qui sait si bien se cacher ait pu se voir attribuer une telle puissance de metamorphose que pendant des siě-cles, au dire de 1'abbé Vincelot (p. 102), « les anciens aient pense que le coucou se transformait en épervier ». En révassant sur une telle lé- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 154 gende, en se souvenant que le coucou est un voleur d'oeuf, je trouve que l'histoire du coucou se transformant en epervier pourrait se resu-mer dans le proverbe ä peine deforme : « Qui vole un ceuf, enleve un boeuf. » X (bis) II est des esprits pour lesquels certaines images gardent un privilege sans usure. Bernard Palissy est un tel esprit et les images de la co-quille sont pour lui des images a long destin. Si Ton devait designer Bernard Palissy par l'element dominant de son imagination materielle, on le classerait naturellement parmi les «terrestres ». Mais comme tout est nuance dans l'imagination materielle, il faudrait preciser l'imagination de Palissy comme etant celle d'un terrestre en quete de la terre dure, de la terre [123] qu'il faut durcir par le feu, mais qui aussi peut trouver un devenir de durete naturelle par Taction d'un sel conge-latif, d'un sel intime. Les coquilles manifestent ce devenir. L'etre mou, gluant, « baveux » est, de cette maniere, l'acteur de la consistance dure de sa coquille. Et le principe de solidification est si fort, la conquete de la durete est poussee si loin que la coquille gagne sa beaute d'email comme si elle avait recu l'aide du feu. A la beaute des formes geome-triques s'est jointe une beaute de substance. Pour un potier et pour un emailleur, quel grand objet de meditation que la coquille ! Dans les plats du genial potier que d'animaux qui, glaces par l'email, ont fait de leur peau la plus dure des coquilles ! Si Ton revit la passion de Bernard Palissy dans le drame cosmique des matieres, dans les luttes de la pate et du fou, on comprendra pourquoi le moindre limacon secretant sa coquille lui a donne, comme nous allons le voir, des reves infinis. De toutes ces reveries, nous ne voulons noter ici que celles qui vont chercher les plus curieuses images de la maison. En voici une qui sous le titre : De la ville de forteresse se trouve dans l'ouvrage : Re- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 155 cepte veritable 121. Nous voudrions, en la resumant, ne pas trahir l'ampleur du, recit. Bernard Palissy, devant « les horribles dangers de la guerre » son-ge a faire le plan d'une « ville de forteresse ». II n'espere plus trouver « aucun exemplaire dans les villes qui ont ete edifiees a present ». Vi-truve, explique-t-il, ne peut l'aider davantage dans le siecle du canon. II s'en va « par les bois, montagnes et vallees pour voir s'il trouverait quelque industrieux animal qui eut fait quelques maisons industrieu-ses ». Apres bien des enquetes, Bernard Palissy medite sur « une jeune limace qui batissait sa maison et sa forteresse de sa propre salive ». Une reverie de la construction par le dedans occupe Palissy plusieurs mois. En tous ses loisirs, il se promene sur le rivage de l'ocean ou il voit «tant de diverses especes de maisons et forteresses que certains petits poissons avaient faites de leur propre liqueur et salive que des lors je commencai a penser que je pourrais trouver la quelque chose de bon pour mon affaire ». « Les batailles et les briganderies de la mer » etant plus grandes que celles de la terre, aux etres los plus de-sarmes, aux etres mous, Dieu « a donne industrie de savoir-faire a chacun d'eux une maison construite et nivelee par une telle geometrie et architecture, que jamais Salomon en toute sa sapience ne sut faire chose semblable ». [124] Et quant aux coquilles en spirale, ce n'est pointa pour la beaute seulement, il y a bien autre chose. Tu dois entendre qu'il y a plusieurs poissons qui ont le museau si pointu qu'ils mangeraient la plupart des-dits poissons si leur maison etait droite ; niais quand ils sont assaillis par leurs ennemis a la porte, en se retirant au dedans, ils se retirent en vironnant128, ils suivent le trajet de la ligne aspirale et par tel moyen leurs ennemis ne peuvent leur nuire ». Sur ces entrefaites, on apporte a Bernard Palissy deux grosses coquilles venant de Guinee : « Un pourpre et un buxine. » Le pourpre etant le plus faible, ce doit etre, suivant la philosophic de Bernard Palissy, le mieux defendu. En effet, la coquille comportant « un nombre Bernard PALISSY, Recepte veritable, ed. Bibliotheca romana, p. 151 et suiv. En tournant. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 156 de pointes assez grosses qui etaient ä l'entour, je m'assurai des lors que non sans cause lesdites cornes avaient ete formees, et que cela etait autant de ballonards et defense pour la forteresse ». Nous avons cm devoir donner tous ces details preliminaires car ils montrent bien que Bernard Palissy veut trouver Yinspiration naturelle. II ne cherche rien de meilleur pour edifier sa « ville de forteresse que de prendre exemple sur la forteresse dudit pourpre ». Ainsi instruit, il s'arme de compas et de regle et commence son plan. Au centre meme de la ville de forteresse, il y aura une place carree oü sera la demeure du gouverneur. A partir de cette place commence une rue unique qui fera quatre fois le tour de la place, d'abord en deux circuits qui suivent la forme du carre, puis deux autres circuits de forme octogonale. En cette rue, quatre fois enroulee, toutes les portes et fenetres donnent sur l'interieur de la forteresse, de sorte que le dos des maisons ne fasse qu'une muraille continue. La derniere muraille des maisons s'accote au mur de la ville qui forme ainsi un gigantesque escargot. Bernard Palissy developpe longuement les avantages de cette forteresse naturelle. Lennemi en prendrait-il une partie que le noyau de la retraite serait toujours disponible. C'est ce mouvement en retraite Spirale qui a donne la ligne generale de l'image. Le canon de l'adversaire ne saura pas non plus suivre la retraite et prendre « en enfilade » les rues de la ville enroulee. Les canonniers ennemis se trouveront aussi desappointes qu'etaient, devant la coquille enroulee, les predateurs « au museau pointu ». Ce resume, qui pourra sembler trop long au lecteur, n'a cependant pu entrer dans le detail des preuves et des images [125] melees. En suivant le texte de Palissy ligne par ligne, un psychologue trouverait des images qui prouvent, des images qui sont des temoignages d'une imagination qui raisonne. Ces pages simples sont psychologiquement complexes. Pour nous, dans le siecle oü nous sommes, de telles images ne « raisonnent » plus. On n'a plus ä croire aux forteresses naturelles. Quand les militaires organisent des defenses « en herisson », ils savent qu'ils sont, non plus dans le domaine de l'image, mais dans le domaine des simples metaphores. Quelle erreur on ferait si, confon-dant les genres, on prenait l'escargot-forteresse de Palissy pour une simple metaphore ! C'est une image qui a vecu dans un grand esprit. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 157 En ce qui nous concerne personnellement, dans un livre de loisir tel que celui-ci, ou nous nous amusons de toutes les images, nous de-vions nous arreter devant cet escargot monstrueux. Et pour montrer que la grandeur travaille toute image par le simple jeu de l'imagination, citons ce poeme ou lescargot grandit a la dimension d'un village 129 : C'est un escargot enorme Qui descend de la montagne El le ruisseau I'accompagne De sa have blanche Tres vieux, il n'a plus qu'une corne C'est son court clocher carre Et le poete ajoute : Le chateau est sa coquille... Mais d'autres pages dans l'ceuvre de Bernard Palissy vont accentuer ce destin d'image qu'il faut reconnaitre dans la coquille-maison vecue par Palissy. En effet, ce constructeur virtuel de coquille-forteresse est aussi un architecte paysagiste des jardins. Pour completer des plans de jardins, il adjoint des plans de « cabinets ». Ces « cabinets » sont des retraites exterieurement rocailleuses comme une coquille d'huitre : « Le dehors dudit cabinet, ecrit Bernard Palissy 13°, sera maconne de grosses pierres de roches, sans etre polies, ni incisees, afm que le dehors dudit cabinet n'ait aucune forme de batiment. » En revanche, il voudra que l'interieur soit poli comme l'interieur d'une coquille : « Quand le cabinet sera ainsi maconne, je le voudrai couvrir de plu-sieurs couches d'email, depuis le sommet des voutes jusqu'au [126] pied et pave d'icelui: quoi fait, je voudrais faire un grand feu dedans... et ce jusques a tant que lesdits emails soient fondus ou liquefies sur René ROUQUIER, La boule de verre, éd. Seghers, p. 12. Loc. cit., p. 78. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 158 ladite maconnerie... » Ainsi le cabinet semblera « par le dedans etre tout d'une piece... luisant d'un tel polissement que les lezards et lan-grottes qui entreront, dedans se verront comme dans un miroir ». Avec ce feu allume dans la maison pour emailler les briques, nous sommes loin des flambees qui « font secher les platres ». Peut-etre Palissy revit-il la les visions de son four de potier ou le feu a laisse sur les parois des larmes de brique. En tout cas, a image extraordinaire, moyens extraordinaires. L'homme veut ici habiter une coquille. II veut que la paroi qui protege son etre soit unie, polie, close comme si sa chair sensible devait toucher les murs de sa maison. La reverie de Bernard Palissy traduit, dans l'ordre du toucher, la fonction (l'habiter. La coquille confere la reverie d'une intimite toute physique. Les images dominantes tendent a s'associer. Le quatrieme cabinet de Bernard Palissy est une synthese de la maison, de la coquille et de la grotte : « II sera maconne par le dedans d'une telle industrie, dit Palissy (loc. cit., p. 82) qu'il semblera proprement que ce soit un rocher qui aurait ete cave pour tirer la pierre du dedans ; or, ledit cabinet sera tordu, bossu ayant plusieurs bosses et concavites biaises, ne tenant aucune apparence ni forme d'art d'insculpture ni labeur de mains d'homme, et seront les voutes tortues de telle sorte qu'elles auront quelque apparence de vouloir tomber, a cause qu'il y aura plusieurs bosses pendantes. » Bien entendu, cette maison spiralee sera a l'inte-rieur couverte d'email. Ce sera une grotte en forme de coquille enrou-lee. A grand renfort de travail humain, l'artificieux architecte en fera une demeure naturelle. Pour accentuer le caractere naturel du cabinet, on le recouvrira de terre « et ayant plusieurs arbres plantes sur ladite terre, il y aura bien peu d'apparence de batiment. » Ainsi, la vraie maison du grand terrestre que fut Palissy est souterraine. II voudrait vivre au cceur d'un rocher, dans la coquille d'un rocher. Par les bosses qui pendent, la demeure rocheuse recoit le cauchemar de l'ecrasement. Par la spirale qui s'enfonce dans la roche, elle recoit une profondeur tour-mentee. Mais l'etre qui veut la demeure souterraine sait dominer les communes frayeurs. Bernard Palissy, en ses reveries, est un heros de la vie souterraine. II jouit, en imagination, de la frayeur d'un chien — il le dit — qui aboierait a l'entree de la caverne ; il jouit de l'hesitation d'un visiteur a poursuivre son chemin dans le labyrinthe tortu. La grot-te-coquille est ici une « ville de forteresse » [127] pour homme seul, pour un grand solitaire qui sait se defendre et se proteger par de sim- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 159 ples images. Pas besoin de barriěre, de porte ferrée : on aura peur ďentrer... Que de recherches phénoménologiques il faudrait faire sur les entrees noires ! XI Avec les nids, avec les coquilles, nous avons multiplié, au risque de fatiguer la patience du lecteur, les images qui illustrent, croyons-nous, sous des formes élémentaires, peut-étre trop lointainement, ima-ginées, la fonction ďhabiter. On sent bien qu'il y a la un probléme mixte ďimagination et ďobservation. L'etude positive des espaces bio-logiques n'est pas, bien entendu, notre probléme. Nous voulons sim-plement montrer que děs que la vie se loge, se protege, se couvre, se cache, l'imagination sympathise avec 1'étre qui habite l'espace protégé. L'imagination vit la protection, dans toutes les nuances de sécurité, depuis la vie dans les plus matérielles coquilles jusqu'aux plus subtiles dissimulations dans le simple mimétisme des surfaces. Comme le réve le poete Noěl Arnaud, 1'étre se dissimule sous la similitude 131. Etre á l'abri sous une couleur, n'est-ce pas porter á son comble, jusqu'a 1'im-prudence, la tranquillité ďhabiter. L'ombre aussi est une habitation. Noé ARNAUD, Létat ďébauche, Paris, 1950. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 160 XII Aprěs cette étude des coquilles, nous pourrions rapporter quelques récits et quelques contes relatifs aux carapaces. A eile seule la tortue, l'animal ä la maison qui marche, donnerait de faciles commentaires. Ces commentaires ne feraient guěre qu'illustrer, sur de nouveaux exemples, les theses quo nous venons d'exposer. Nous ferons done 1'économie ďun chapitre sur la maison de la tortue. Toutefois, comme de petites contradictions aux images prineeps activent parfois l'imagination, nous allons commenter une page de Giuseppe Ungaretti tirée des notes de voyage du poete italien dans les Flandres^132). Chez le poete Franz Hellens — il n'y a que les poětes pour avoir de telles richesses — Ungaretti a vu un bois grave ou « un artiste avait exprimé la rage du loup [128] qui, s'etant jeté sur une tor-tue retiree dans sa carapace osseuse, devient fou sans calmer sa faim ». Ces trois lignes ne quittent pas ma memoire et je m'en fais des his-toires sans fin. Je vois le loup venir de loin, d'un pays de famine. II est tout efflanqué, sa langue pend de fiěvre rouge. Justement sort d'un buisson la tortue, ce mets recherche par tous les gourmands de la terre. D'un bond le loup est sur sa proie, mais la tortue, ä laquelle la nature a donné une singuliěre célérité quand eile rentre en sa maison těte, pat-tes et queue, est plus vive que le loup. Pour le loup affamé, eile n'est plus qu'une pierre sur le chemin. Dans ce drame de la faim, pour qui prendre parti ? J'ai essayé d'etre impartial. Je n'aime pas les loups. Mais, pour une fois, la tortue n'au-rait-elle pas du se laisser faire et Ungaretti qui a révé longtemps sur la gravure ancienne, dit fort explicitement que l'artiste a su rendre le « loup sympathique et la tortue odieuse. » (132) Apud, La revue de culture européenne, 4e trimestre 1953, p. 259. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 161 Que de commentaires un phénoménologue peut faire sur ce com-mentaire ! On est ici, en effet, devant l'instance de la gravure com-mentée. L'interpretation psychologique dépasse bien entendu les faits. Aucun trait du dessin ne peut traduire une tortue odieuse. La bete, dans sa boite, est sure de ses secrets. Elle est devenue un monstre de physionomie impenetrable. II faut done que le phénoménologue se conte á lui-méme la fable du loup et de la tortue. II faut qu'il monte le drame au niveau cosmique et qu'il médite sur la-faim-dans-le-monde (avec les traits d'union quo les phénoménologues aiment á mettre pour décrire la ligne de leur entrée dans le monde). Plus simplement, il faut que le phénoménologue ait, pour un instant, devant la proie qui se fait, pierre, des entrailles de loup. Si j'avais des reproductions d'une telle gravure, j'en ferais un test pour différencier et mesurer les perspectives et les profondeurs de la participation aux drames de la faim dans le monde. Une ambiguité de cette participation se manifesterait presque surement. Certains s'aban-donnant á la somnolence de la fonction fabulatrice ne dérangeront pas le jeu des vieilles images enfantines. lis jouiront sans doute du dépit de l'animal méchant; ils riront, en catimini, avec la tortue rentrée en son enclos. Mais d'autres, alertés par l'interpretation d'Ungaretti, pour-ront renverser la situation. Dans un tel renversement d'une fable en-dormie en ses traditions, il y a comme un rajeunissement de la fonction fabulatrice. II y a, en cette occasion, un nouveau depart de l'ima-gination dont un phénoménologue peut profiter. De tels renversements de situation pourront sembler de bien [129] petits documents pour les phénoménologues qui, tout d'un bloc, prennent le Monde en vis-á-vis. Ils ont immédiatement conscience d'etre dans le Monde, d'etre au Monde. Mais le probléme se complique pour un phénoménologue de l'imagination. Sans cesse, il est confronté aux étrangetés du monde. Et davantage encore : dans sa fraicheur, dans son activité propre, l'imagination avec du familier fait de l'etrange. Avec un detail poétique, l'imagination nous place devant un monde neuf. Děs lors le detail prime le panorama. Une simple image, si elle est nouvelle, ouvre un monde. Vue des mille fenétres de l'imaginaire, le monde est chan- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 162 geant. II renouvelle done le probleme de la phenomenologie. En re-solvant les petits problemes, on s'apprend a en resoudre de grands. Nous nous sommes borne a proposer nos exercices sur le plan d'une phenomenologie elementaire. Nous sommes d'ailleurs convaincu qu'il n'y a rien d'insignifiant dans la psyche humaine. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 163 [130] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre VI LES COINS « Fermez l'espace ! Fermez la poche du Kangourou ! II y faut chaud. » Maurice Blanchard (Apud, Le temps de la poesie, G. L. M., juillet 1948, p. 32.) I Retour ä la table des matieres Avec les nids et les coquilles, nous etions evidemment devant des transpositions de la fonction d'habiter. II s'agissait pour nous d'etudier des intimites chimeriques ou grossieres, aeriennes comme le nid dans l'arbre ou symboles d'une vie durement incrustee, comme le mollus-que, dans la pierre. Nous voulons maintenant aborder des impressions d'intimite qui, alors meme qu'elles sont fugitives ou imaginaires, ont cependant une racine plus humaine. Les impressions que nous allons envisager dans ce chapitre n'ont pas besoin de transposition. On peut en faire une psychologie directe, meme si un esprit positif les prend pour de vaines songeries. Voici le point de depart de nos reflexions : tout, coin dans une mai-son, toute encoignure dans une chambre, tout espace reduit ou Ton aime ä se blottir, ä se ramasser sur soi-meme, est, pour l'imagination Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 164 une solitude, c'est-a-dire le germe d'une chambre, le germe d'une mai-son. Les documents qu'on peut réunir en lisant sont peu nombreux par-ce que ce resserrement tout physique sur soi-méme a déjá la marque d'un negativisme. Par bien des cotés, le coin « vécu » refuse la vie, restreint la vie, cache la vie. Le coin est alors une negation de l'Uni-vers. Dans le coin, on ne parle pas á soi-méme. Si Ton se souvient des heures du coin, on se souvient d'un silence, d'un silence des pensées. Pourquoi alors décrirait-on la geometrie d'une si pauvre solitude ? Le psychologue, et surtout le métaphysicien, trouveront ces circuits de topo-analyse bien inutiles. lis savent observer directement les caractě-res « renfermés ». lis [131] n'ont pas besoin qu'on leur décrive l'etre renfrogné comme un étre rencoigné. Mais nous n'effacons pas si faci-lement les conditions de lieu. Et toute retraite de l'ame a, croyons-nous, des figures de refuges. Le plus sordide des refuges, le coin, mé-rite un examen. Se retirer en son coin est sans doute une pauvre expression. Si elle est pauvre, c'est qu'elle a de nombreuses images, des images d'une grande ancienneté, peut-étre méme des images psycho-logiquement primitives. Parfois, plus simple est l'image, plus grands sont les réves. Mais d'abord le coin est un refuge qui nous assure une premiere valeur de l'etre : 1'immobilité. II est le sur local, le proche local de mon immobilité. Le coin est une sortě de demi-boite, moitié murs, moitié porte. II sera une illustration pour la dialectique du dedans et du dehors dont nous traiterons dans un prochain chapitre. La conscience d'etre en paix en son coin propage, si Ton ose dire, une immobilité. Limmobilité rayonne. Une chambre imaginaire se construit autour de notre corps qui se croit bien cache quand nous nous réfugions en un coin. Les ombres sont déjá des murs, un meuble est une barriěre, une tenture est un toit. Mais toutes ces images imagi-nent trop. Et il faut designer l'espace de 1'immobilité en en faisant l'espace de l'etre. Un poete écrit ce petit vers 133 : Je suis l'espace ou je suis Noěl ARNAUD, Létat ďébauche. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 165 dans un livre qui a pour titre : L'etat ďébauche. Ce vers est grand. Mais ou le Mieux sentir qu'en un coin ? Dans Ma vie sans moi (trad. Armand Robin), Rilke écrit: « Brusque, une chambre, avec sa lampe me fit face, presque palpable en moi. Déjá j'y étais coin, mais les volets me sentirent, se referměrent. » Comment mieux dire que le coin est la case de l'etre. II Prenons maintenant un texte ambigu ou l'etre se révěle á l'instant méme oú il sort de son coin. Dans son livre sur Baudelaire, Sartre cite une phrase qui mériterait un long commentaire. Elle est empruntée á un roman de Hughes 134 : « Emily avait joué á se faire une maison dans un recoin tout á fait á l'avant du navire... » Ce n'est pas cette phrase [132] que Sartre exploi-te, mais la suivante : « Fatiguée de ce jeu, elle marchait sans but vers l'arriere quand il lui vint tout á coup la pensée fulgurante qu'elle était elle... » Avant de tourner et de retourner ces pensées, observons que vraisemblablement elles correspondent, dans le roman de Hughes, á ce qu'il faut appeler de Venfance inventée. Les romans en foisonnent. Les romanciers rejettent sur une enfance inventée, non vécue, les évé-nements ďune naiveté inventée. Ce passé irréel projeté en arriěre ďun récit par 1'activité littéraire, masque souvent 1'actualité de la reverie, d'une reverie qui aurait toute sa valeur phénoménologique si on nous la donnait dans une naiveté vraiment actuelle. Mais étre et écrire sont difficiles á rapprocher. Cependant, tel qu'il est, le texte rapporté par Sartre est précieux parce qu'il designe topo-analytiquement, c'est-á-dire en termes d'espa-ce, en termes ďexpériences du dehors et du dedans les deux directions HUGHES, Un cyclone á la Jamaique, Plon, 1931, p. 133. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 166 que les psychanalystes marquent par les mots d'intraverti et d'extraver-ti: avant la vie, avant les passions, dans le schema meme de l'existen-ce, le romancier rencontre cette dualite. La pensee fulgurante que l'en-fant, dans le conte, recoit d'etre elle-meme, elle la trouve en sortant de « chez soi ». II s'agit d'un cogito de la sortie sans qu'on nous ait donne le cogito de l'etre replie sur soi, du cogito plus ou moins tenebreux, d'un etre qui joue d'abord a se faire un « poele » cartesien, une demeu-re chimerique dans le recoin d'un bateau. L'enfant vient de decouvrir qu'elle etait elle, en explosant vers l'exterieur, en reaction peut-etre a des concentrations dans un coin de l'etre. Car le recoin du bateau n'est-il pas un coin d'etre ? Quand l'enfant a explore le vaste univers qu'est le bateau au milieu de la mer, rentre-t-elle dans sa petite maison ? Maintenant qu'elle sait qu'elle est elle, va-t-elle reprendre son jeu domiciliate, rentrer chez elle, c'est-a-dire rentrer en elle-meme ? On peut certes prendre la conscience d'exister en echappant a l'espace, mais ici la fable de l'etre est solidaire d'un jeu de la spatialite. Le romancier nous devait tous les details de l'inversion du songe allant du chez soi a l'univers pour decouvrir l'etre. Puisqu'il s'agit d'une enfance inventee, d'une metaphysique romancee, l'ecrivain tient les clefs du double domaine. II en sent la correlation. II pourrait sans doute illus-trer autrement la prise « d'etre ». Mais puisque le chez-soi precedait l'univers, les reveries dans la petite maison devaient nous etre don-nees. Ainsi l'auteur a sacrifie — peut-etre refoule — les reveries du coin. II les a mises sous le signe d'un «jeu » d'enfant, avouant ainsi, en quelque maniere, que le serieux de la vie est a l'exterieur. [133] Mais sur la vie dans les coins, sur l'univers lui-meme replie dans un coin avec le reveur replie sur lui-meme, les poetes nous en diront davantage. lis n'hesiteront pas a donner a cette reverie toute son actua-lite. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 167 III Dans le roman du poete Milosz : L'amoureuse initiation (p. 201) le personnage central, a la cynique sincerite, n'oublie rien. II ne s'agit pas de souvenirs de jeunesse. Tout est mis sous le signe d'une actualite vecue. Et c'est dans son palais, dans le palais ou il mene une vie ar-dente, qu'il a des coins designes, des coins souvent rehabites. Tel « ce petit coin obscur entre la cheminee et le bahut de chene ou tu t'allais blottir » durant les absences de l'amie. II n'attendait pas l'infidele dans le vaste palais, mais vraiment dans le coin des attentes maussades ou Ton peut digerer sa colere. « Le cul sur le marbre dur et froid du dalla-ge, les yeux perdus au ciel faux du plafond, un livre non coupe a la main, quelles delicieuses heures de tristesse et d'attente, 6 vieille ga-nache, tu y sus vivre ! » N'est-ce pas la un refuge pour une ambivalence ? Le reveur est heureux d'etre triste, content d'etre seul et d'atten-dre. Dans ce coin on y medite sur la vie et la mort, comme il est de regie aux sommets de la passion : « Vivre et mourir dans ce coin de chambre sentimental, te disais-tu ; eh oui, y vivre et mourir ; pourquoi done pas, Monsieur de Pinamonte, ami des petits coins obscurs et poussiereux ? » Et tous les habitants des coins vont venir donner vie a l'image, multiplier toutes les nuances d'etre de l'habitant des coins. Pour les grands reveurs de coins, d'angles, de trous, rien n'est vide, la dialecti-que du plein et du vide ne correspond qu'a deux irrealites geometri-ques. La fonction d'habiter fait le joint entre le plein et le vide. Un etre vivant emplit un refuge vide. Et les images habitent. Tous les coins sont hantes, sinon habites. Le reveur de coins cree par Milosz, M. de Pinamonte, installe dans un « antre », somme toute spacieux, entre le bahut et la cheminee, continue : « Ici, la meditative aragne vit puissan-te et heureuse ; ici le passe se recroqueville et se fait tout petit, vieille coccinelle prise de peur... Ironique et rusee coccinelle, ici le passe se retrouve et demeure introuvable aux doctes lunettes des collection-neurs de jolites. » Et comment, sous la baguette de magicien du poete, Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 168 ne pas se faire coccinelle, ne pas ramasser des souvenirs et des songes sous les elytres de 1'animal rond, du plus rond des animaux. Comme elle cachait bien sa puissance [134] de voler cette boule terrestre de vie rouge ! Elle s'evade de sa sphere comme d'un trou. Peut-etre dans le ciel bleu, comme l'enfant du roman, a-t-elle la fulgurante pensee qu'elle est elle ! Comment s'arreter de rever devant cette petite coquil-le soudain volante ? EL dans les pages de Milosz se multiplient les echanges de la vie animale et de la vie humaine. Son cynique reveur dit encore (p. 242) : ici, dans le coin entre le bahut et la cheminee, « tu trouves mille reme-des a l'ennui et une infinite de choses dignes d'occuper ton esprit du-rant l'eternite : l'odeur moisissante des minutes d'avant trois siecles, le sens secret des hieroglyphes en chiures de mouches ; l'arc triomphal de ce trou de souris ; l'effilochement de la tapisserie ou se prelasse ton dos arrondi et osseux ; le bruit rongeur de tes talons sur le marbre ; le son de ton eternuement, poudreux... l'ame, enfin, de toute cette vieille poussiere de coin de salle oublie des plumeaux ». Mais, sauf « les lecteurs de coin » dont nous sommes qui continue-ra la lecture de ces nids de poussiere ? Un Michel Leiris peut-etre qui, arme d'une epingle, allait denicher la poussiere dans les rainures du plancher 135. Mais, encore une fois, ce sont la des choses que tout le monde n'avoue pas. Et pourtant, dans de telles reveries, quelle anciennete a le passe. Elles entrent dans le grand domaine du passe sans date. En laissant l'imagination errer dans les cryptes de la memoire, on retrouve sans s'en apercevoir la vie songeuse menee dans les minuscules terriers de la maison, dans le gite quasi animal des reves. Mais, sur ce fond lointain, l'enfance revient,. Dans son coin de meditation, le reveur de Milosz fait, son examen de conscience. Le passe remonte pour affleurer dans le present,. Et le reveur se surprend a pleurer : « Car, enfant, tu avais deja le gout des combles de chateaux et des coins de bibliotheques a rossignols, et tu lisais avidement, sans y entendre un traitre mot, les privileges hollandais des in-folio de Dia-foirus... Ah ! fripon, les delicieuses heures que tu sus vivre en La sce- Michel LEIRIS, Biffures, p. 9. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 169 lératesse, dans les réduits saupoudrés de nostalgie du palazzo Méro-ne ! Comme tu y gächais ton temps ä pénétrer ľäme des choses qui ont fait le leur ! Avec quel bonheur tu ťy métamorphosais en vieille pan-toufle égarée, échappée au ruisseau, sauvée des balayures. » Faut-il ici, d'un coup d'arrét, briser la reverie, suspendre la lecture ? Qui ira, par-delä ľaragne, la coccinelle et la souris, [135] jusqu'ä ľidentification avec les choses oubliées dans un coin ? Mais qu'est-ce qu'une reverie qu'on arréte ? Pourquoi ľarréter par un scrupule ou le bon gout, par un dédain pour les vieilles choses. Milosz ne s'arréte pas. En révant, guide par son livre, au dela de son livre, on réve avec lui ä un coin qui serait le tombeau d'une « poupée de bois oubliée dans ce coin de salle par une petite fille au siécle dernier... ». Sans doute, il faut aller ä fond de reverie pour s'émouvoir devant le grand musée des choses insignifiantes. Peut-on réver ä une vieille maison qui ne serait pas ľasile de vieilles choses, qui ne garderait pas ses vieilles choses, qui s'emplirait de vieilles choses d'exportation par une simple mánie de collectionneur de bibelots. Pour restituer ľäme des coins, mieux vaut la vieille pantoufle et la tete de poupée qui accrochent la meditation du réveur de Milosz : « Mystére des choses, continue le poéte (p. 243), petits sentiments dans le temps, grand vide de ľéternité ! Tout ľinfini trouve place dans cet angle de pierre, entre la cheminée et le coffre de chéne... Oú sont ä cette heure, ou sont, morbleu ! tes grandes félicités d'araignée, tes profondes meditations de petite chose gätée et morte. » Alors, du fond de son coin, le réveur se souvient de tous les objets de solitude, des objets qui sont des souvenirs de solitude et qui sont trahis par le seul oubli, abandonnés dans un coin. « Songe ä la lampe, ä la lampe si vieille qui te saluait du plus loin ä la fenétre de tes pen-sées, ä la fenétre toute brulée de soleils anciens... » Du fond de son coin, le songeur revoit une plus vieille maison, la maison d'un autre pays, faisant ainsi une synthése de la maison natale et de la maison onirique. Les objets, les anciens objets l'interrogent: « Que pensera de toi, durant les nuits d'hiver et de délaissement, la vieille lampe amie ? Que penseront de toi les objets qui te furent doux, si fraternellement doux ? Leur obscure destinée n'était-elle pas étroitement unie ä la tienne ? ... Les choses immobiles et muettes n'oublient jamais : mélan-coliques et méprisées, elles recoivent la confidence de ce que nous portons de plus humble, de plus ignore au fond de nous-mémes (p. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 170 244). » Quel appel ä l'humilite le reveur a entendu dans son coin ! Le coin nie le palais, la poussiere nie le marbre, les objets uses nient la splendeur et le luxe. Le reveur, dans son coin, a raye le monde en une reverie minutieuse qui detruit un ä un tous les objets du monde. Le coin devient une armoire de souvenirs. Ayant franchi les mille petits seuils du desordre des choses en poussiere, les objets-souvenirs met-tent le passe en ordre. A l'immobilite condensee s'associent les plus lointains voyages dans un monde disparu. Chez Milosz, le songe va si [136] loin dans le passe qu'il touche comme un au-delä de la memoire : « Toutes ces choses sont loin bien loin, elles ne sont plus, elles n'ont jamais ete, le Passe n'en a plus memoire... Regarde, cherche et t'etonne, fremis... Toi-meme, tu n'as dejä plus de passe » (p.245). En meditant les pages du livre, on se sent entraine dans une sorte d'ante-cedence de l'etre, comme dans un au-delä des songes. IV Nous avons voulu donner, avec les pages de Milosz, une des experiences les plus completes d'une reverie maussade, de la reverie de l'etre qui s'immobilise dans un coin. II y retrouve un monde use. En passant, faisons remarquer la puissance d'un adjectif, des qu'on l'acco-le a la vie. La vie maussade, l'etre maussade signe un univers. C'est plus qu'une coloration qui s'etend sur les choses, ce sont les choses elles-memes qui se cristallisent, en tristesses, en regrets, en nostalgies. Quand le philosophe va chercher pres des poetes, pres d'un grand poe-te comme Milosz des lecons d'individualisation du monde, il se convainc bientot que le monde n'est pas de l'ordre du substantif mais bien de l'ordre de l'adjectif ! Si Ton faisait la part qui lui revient a l'imagination des systemes philosophiques touchant l'univers, on verrait apparaitre au germe, un adjectif. On pourrait donner ce conseil: pour trouver l'essence d'une philosophic du monde, cherchez-en l'adjectif. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 171 V Mais reprenons contact avec des reveries plus courtes, sollicitees par le detail des choses, par des traits du reel de prime abord insigni-fiants. Que de fois n'a-t-on pas rappele que Leonard de Vinci conseil-lait aux peintres en deficit d'inspiration devant la nature, de regarder d'un ceil reveur les fissures d'un vieux mur ! N'y a-t-il pas un plan d'univers dans les lignes dessinees par le temps sur la vieille murail-le ? Qui n'a vu dans quelques lignes qui apparaissent en un plafond la carte du nouveau continent ? Le poete sait tout cela. Mais pour dire ä sa facon ce que sont ces univers crees par le hasard aux confins d'un dessin et d'une reverie, il va les habiter. II trouve un coin oü sejourner dans ce monde du plafond craquele. C'est ainsi qu'un poete suit le chemin creux d'une moulure pour re-trouver sa hutte au coin de la corniche. Ecoutons Pierre [137] Albert-Birot qui, dans les poemes ä lautre moi, « epouse », comme on dit, « la courbe qui tient chaud ».Sa douce chaleur bientöt nous enjoint de nous enrouler, de nous envelopper. D'abord, Albert-Birot se coule en la moulure : ... Je suis tout droit les moulures Qui suivent tout droit le plafond. Mais en « ecoutant» le dessin des choses, voici un angle, voici le piege qui retient le reveur : Mais il y a des angles d'oü Von ne peutplus sortir. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 172 Dans cette prison meme la paix vient. Dans ces angles, dans ces coins, il semble que le reveur connaisse le repos mitoyen de l'etre et du non-etre. II est l'etre d'une irrealite. II faut un evenement pour le jeter dehors. Precisement le poete ajoute : « Mais le klaxon m'a fait sortir de Tangle ou je commencais a mourir d'un reve d'ange. » Contre une telle page, les critiques rhetoriciennes sont aisees. De telles images, de telles songeries, Tesprit critique a bien des raisons de les disperser, de les effacer. D'abord, parce qu'elles ne sont pas « raisonnables », parce qu'on n'habite pas « les coins du plafond » alors qu'on se prelasse dans un lit confortable, parce que la toile d'araignee n'est pas, comme le dit le poete, une tenture — et, critique plus personnalisee, parce que Texces d'image devrait apparaitre comme une derision a un philosophe qui cherche a ramasser l'etre sur son centre, qui trouve dans un centre d'atre une sorte d'unite de lieu, de temps et d'action. Oui, mais quand les critiques de la raison, quand les dedains de la philosophic, quand les traditions de la poesie s'unissent pour nous ecarter des songes labyrinthiques du poete, il n'en reste pas moins que le poete a fait de son poeme un piege a reveurs. Pour moi, je m'y suis laisse prendre. J'ai suivi la moulure. Dans un de nos chapitres sur la maison, nous disions que la maison representee en une estampe sollicite aisement le desir d'y habiter. On sent qu'on aimerait vivre la, entre les traits memes du dessin bien grave. Notre chimere qui nous pousse ä vivre dans les coins nait parfois, eile aussi, par la grace d'un simple dessin. Mais alors, la grace d'une courbe n'est pas un simple mouvement bergsonien aux inflexions bien placees. Elle n'est pas seulement un temps qui se deploie. Elle est aussi un espace habitable [138] qui se constitue harmonieusement. C'est encore Pierre Albert-Birot qui nous Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 173 donne ce « coin-estampe », cette belle estampe de litterature. II ecrit dans les Poemes a I 'autre moi (p. 48) : Et void que je suis devenu un dessin d'ornement Volutes sentimentales Enroulement des spirales Surface organisee en noir et blanc El pourtant je viens de m 'entendre respirer Est-ce bien un dessin Est-ce bien moi. II semble que la spirale nous cueille de ses mains jointes. Le dessin est, plus actif a l'egard de ce qu'il enserre qu'a l'egard de ce qu'il exfo-lie. Le poete le sent qui s'en va habiter l'anse d'une volute, retrouver la chaleur et la vie tranquille dans le giron d'une courbe. Le philosophe intellectualiste qui veut maintenir les mots dans la precision de leur sens, qui prend les mots comme les mille petits outils d'une pensee lucide ne peut que s'etonner devant les temerites du poe-le. Et pourtant, un syncretisme de la sensibilite empeche que les mots se cristallisent en des solides parfaits. Au sens central du substantif s'agglomerent des adjectifs inattendus. Une ambiance nouvelle permet au mot d'entrer, non pas seulement dans des pensees, mais aussi dans des reveries. Le langage reve. L'esprit critique n'y peut rien. C'est un fait poetique qu'un reveur puisse ecrire qu'une courbe est chaude. Croit-on que Bergson ne de-passait pas le sens en attribuant a la courbe la grace et sans doute a la ligne droite la raideur ? Que faisons-nous de plus si nous disons qu'un angle est, froid et une courbe chaude ? Que la courbe nous accueille et que Tangle trop aigu nous expulse ? Que Tangle est masculin et la courbe feminine ? Un rien de valeur change tout. La grace d'une courbe est une invitation a demeurer. On ne peut s'en evader sans espoir de retour. La courbe aimee a des puissances de nid ; elle est un appel a la possession. Elle est un coin courbe. C'est une geometrie habitee. Nous sommes la a un minimum du refuge, dans le schema ultra-simplifie d'une reverie du repos. Seul le reveur qui s'arrondit a contempler des boucles tonnait ces joies simples du repos dessine. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 174 II est sans doute bien imprudent pour un auteur d'accumuler dans les dernieres pages d'un chapitre les idees les moins Hees, les images qui ne vivent que dans un detail, des convictions, pourtant si sinceres, qui ne durent qu'un instant. Mais que peut faire de plus [139] un phe-nomenologue qui veut faire face ä l'imagination fourmillante ? Pour lui, un seul mot est souvent germe de reve. En lisant les ceuvres d'un grand reveur de mots comme Michel Leiris (voir en particulier Biffu-res), on se surprend ä vivre dans les mots, ä l'interieur d'un mot, des mouvements intimes. Comme une amitie, le mot se gonfle parfois, au gre du reveur, dans la boucle d'une syllabe. Dans d'autres mots, tout est placide, serre. Joubert, le sage Joubert, n'a-t-il pas connu le repos intime dans le mot quand il parle curieusement de notions qui sont des « huttes ». Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites mai-sons, avec cave et grenier. Le sens commun sejourne au rez-de-chaussee, toujours pret au « commerce exterieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un reveur. Monter l'escalier dans la maison du mol c'est, de degre en degre, abstraire. Descendre ä la cave, c'est rever, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une etymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des tresors introuvables. Monter et descendre, dans les mots memes, c'est la vie du poete. Monter trop haut, descendre trop bas est permis au poete qui joint le terrestre ä l'aerien. Seul le philosophe sera-t-il condamne par ses pairs ä vivre toujours au rez-de-chaussee ? Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 175 [140] LA POÉTIQUE DE L'ESPACE Chapitre VII LA MINIATURE I Retour ä la table des matiěres Le psychologue — et a fortiori le philosophe — donne peu d'atten-tion aux jeux des miniatures qui interviennent souvent dans les contes de fées. Au regard (lu psychologue, l'ecrivain s'amuse en fabriquant des maisons qui tiennent dans un pois chiche. Cest lä une absurditě initiale qui situe le conte au rang de la plus simple fantaisie. En cette fantaisie, l'ecrivain n'entre pas vraiment dans le grand domaine du fan-tastique. L'ecrivain lui-méme, quand il développe — souvent bien lourdement son invention facile, ne croit pas, semble-t-il, ä une réalité psychologique correspondant ä de telles miniatures. II y manque ce grain de songe qui pourrait passer de l'ecrivain ä son lecteur. Pour faire croire, il faut croire. Vaut-il la peine, pour un philosophe, de soule-ver un probléme phénoménologique ä 1'occasion de ces miniatures « littéraires », de ces objets si aisément diminués par le litterateur ? La conscience — celle de l'ecrivain, celle du lecteur — peut-elle sincě-rement étre en acte ä l'origine méme de telles images ? Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 176 Á ces images, il faut bien cependant accorder une certaine objecti-vité, du fait seul qu'elles recoivent l'adhesion, voire 1'intérét, de nom-breux réveurs. On peut dire que ces maisons en miniature sont des ob-jets faux pourvus d'une objectivité psychologique vraie. Le processus d'imagination est ici typique. II pose un probléme qu'il faut distinguer du probléme general des similitudes géométriques. Le geometre voit exactement la méme chose dans deux figures semblables dessinées á des échelles différentes. Des plans de maison á des échelles réduites n'impliquent aucun des problěmes qui relěvent d'une philosophic de l'imagination. Nous n'avons méme pas á nous placer sur le plan general de la representation, encore que sur ce plan il y aurait [141] grand intérét á étudier la phénoménologie de la similitude. Notre étude doit se specifier comme relevant surement de l'imagination. Tout sera clair, par exemple, si, pour entrer dans le domaine ou Ton imagine, on nous fait franchir un seuil d'absurdite. Suivons un instant le héros de Charles Nodier, Tresor des fěves, qui entre dans la calěche de la fee. Dans cette calěche, qui a la dimension d'un haricot, le jeune homme entre avec six «litrons » de haricots sur l'epaule. Le nombre est, ainsi contredit en méme temps que la grandeur de l'espace. Six mille haricots tiennent dans un. De méme quand le gros Michel entre-ra — avec quel étonnement! — dans la demeure de la Fee aux miet-tes, demeure cachée sous une touffe d'herbe, il s'y trouvera bien. II se « case ». Heureux dans un petit espace, il realise une experience de topophilie. Une fois á 1'intérieur de la miniature, il en verra les vastes appartements. II découvrira de 1'intérieur une beauté inférieure. II y a la une inversion de perspective, inversion fugitive ou plus prenante, suivant le talent du conteur et la puissance de songe du lecteur. Sou-vent trop désireux de conter « agréablement », trop amusé pour aller á fond d'imagination, Nodier laisse subsister des rationalisations mal camouflées. Pour expliquer psychologiquement l'entree dans la demeure en miniature, il évoque les petites maisons de carton des jeux d'enfant: les « miniatures » de l'imagination nous rendraient tout sim-plement á une enfance, á la participation aux jouets, á la réalité du jouet. L'imagination vaut mieux que cela. En fait, l'imagination miniatu-rante est une imagination naturelle. Elle apparait á tout age dans la reverie des réveurs nés. Précisément, il faut detacher ce qui amuse pour en découvrir les racines psychologiques effectives. Par exemple, Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 177 on pourra lire serieusement cette page de Hermann Hesse publiee dans la revue Fontaine (n° 57, p. 725). Un prisonnier a peint sur le mur de son cachot un paysage : un petit train y entre dans un tunnel. Quand ses geöliers viennent le chercher, il leur demande « gentiment qu'ils attendissent un moment pour que je puisse entrer dans le petit, train de ma toile afin d'y verifier quelque chose. A leur habitude, ils se mirent ä rire, car ils me regardaient comme un faible d'esprit. Je me fis tout petit. J'entrai dans mon tableau, montai dans le petit train qui se mit en marche et disparut dans le noir du petit tunnel. Pendant quelques instants, Ton apercut encore un peu de fumee floconneuse qui sortait du trou rond. Puis cette fumee se dissipa et avec elle le tableau et avec le tableau ma personne »... Que de fois le poete-peintre, dans sa prison, n'a-t-il [142] pas perce les murs par un tunnel ! Que de fois, peignant son reve, il s'est evade par une lezarde du mur ! Pour sortir de prison tous les moyens sont bons. Au besoin, ä elle seule, l'absurdite libere. Ainsi, si nous suivons avec Sympathie le poete de la miniature, si nous prenons le petit train du peintre emprisonne, la contradiction geometrique est redimee, la Representation est dominee par l'lmagina-tion. La Representation n'est plus qu'un corps d'expressions pour communiquer aux autres nos propres images. Dans l'axe d'une philosophic qui accepte l'imagination comme faculte de base, on peut dire, sur le mode schopenhauerien : « Le monde est mon imagination. » Je possede d'autant mieux le monde que je suis plus habile ä le miniaturi-ser. Mais, ce faisant, il faut comprendre que dans la miniature les va-leurs se condensent et s'enrichissent. II ne suffit pas d'une dialectique platonicienne du grand et du petit pour connaitre les vertus dynami-ques de la miniature. II faut depasser la logique pour vivre ce qu'il y a de grand dans le petit. En etudiant quelques exemples, nous allons montrer que la miniature litteraire — c'est-ä-dire l'ensemble des images litteraires qui commentent les inversions dans la perspective des grandeurs — active des valeurs profondes. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 178 II Nous prendrons d'abord un texte de Cyrano de Bergerac cite dans un bel article de Pierre-Maxime Schuhl. Dans cet article qui a pour titre : Le theme de Gulliver et le postulát de Laplace, l'auteur est ame-né ä accentuer le caractěre intellectualiste des images amusées de Cyrano de Bergerac pour rapprocher ces images des idées de l'astronome mathématicien 136. Voici le texte de Cyrano : « Cette pomme est un petit univers ä soi-méme, dont le pépin, plus chaud que les autres parties, répand autour de soi la chaleur conservatrice de son globe ; et ce germe, dans cette opinion, est le petit soleil de ce petit monde, qui rechauffe et nourrit le sel végétatif de cette petite masse. » Dans ce texte, rien ne dessine, tout s'imagine et la miniature imagi-naire est proposée pour enclore une valeur imaginaire. Au centre est le pépin qui est plus chaud que toute la pomme. Cette chaleur conden-sée, ce chaud bien-étre aimé des hommes, fait passer l'image du rang d'image qu'on voit au rang d'image qu'on vit. L'imagination se sent toute réconfortée par ce germe que [143] nourrit un sel végétatif 137. La pomme, le fruit n'est plus la valeur premiere. La veritable valeur dynamique, c'est le pépin. Cest le pépin qui paradoxalement fait la pomme. II lui envoie ses sues balsamiques, ses forces conservatrices. Le pépin ne nait pas seulement dans un tendre berceau, sous la protection de la masse du fruit. II est le producteur de la chaleur vitale. Dans une telle imagination, il y a, vis-ä-vis de l'esprit d'observa-tion, une inversion totale. L'esprit qui imagine suit ici la voie inverse de l'esprit qui observe. L'imagination ne veut pas aboutir ä un dia- Journal de psychologie, avril-juin 1947, p. 169. Que de personnes qui, la pomme mangée, attaquent le pépin ! On refréne en société l'innocente manie qui épluche les pépins pour bien les savourer. Et que de pensées, que de reveries, quand on mange des germes ! Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 179 gramme qui résumerait des connaissances. Elle cherche un pretexte pour multiplier les images et děs que l'imagination s'interesse ä une image, eile en majore la valeur. Děs l'instant oü Cyrano imaginait le Pépin-Soleil, il avait la conviction que le pépin était un centre de vie et de feu, bref, une valeur. Nous sommes naturellement devant une image excessive. L'élé-ment joueur chez Cyrano, comme chez beaucoup d'auteurs, comme chez Nodier que nous évoquions un peu plus haut, nuit ä la meditation imaginaire. Les images vont trop vite, vont trop loin. Mais le psycho-logue ä la lente lecture, le psychologue qui examine les, images au ralenti, en séjournant le temps qu'il faut dans chaque image, y éprouve comme une coalescence de valeurs sans limites. Les valeurs s'engouf-frent dans la miniature. La miniature fait réver. Pierre-Maxime Schuhl conclut son etude en soulignant sur cet exemple privilégié les dangers de l'imagination maitresse d'erreur et de fausseté. Nous pensons comme lui, mais nous révons autrement ou, plus exactement, nous acceptons de réagir ä nos lectures en réveur. Cest tout le probléme de l'accueil onirique des valeurs oniriques qui se trouve posé ici. Cest déja diminuer et arréter une reverie que de la décrire objectivement. Que de réves racontés objectivement qui ne sont plus que de 1'onirisme en poussiěre ! En presence d'une image qui réve, il faut la prendre comme une invitation ä continuer la reverie qui 1'a créée. Le psychologue de l'imagination qui définit la positivitě de 1'image par le dynamisme de reverie, doit justifier 1'invention de 1'image. Dans l'exemple que nous étudions, le probléme posé est absurde : le pépin est-il le soleil de la pomme ? En y mettant assez de réves — sans doute il en faut beaucoup — on finit par rendre cette question oniriquement valable. Cyrano de Bergerac [144] n'a pas at-tendu le surrealisme pour faire face joyeusement aux questions absurdes. Sur le plan de l'imagination, il ne s'est pas «trompe », puisque l'imagination ne se trompe jamais, puisque l'imagination n'a pas ä confronter une image avec une réalité objective. II faut aller plus loin : Cyrano n'a pas espéré tromper son lecteur. II savait bien que le lecteur ne « s'y tromperait pas ». II a toujours espéré qu'il trouverait des lec-teurs ä la hauteur de ses imaginations. Une sorte d'optimisme d'etre est dans toute ceuvre d'imagination. Gerard de Nerval n'a-t-il pas dit (Au- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 180 rélia, p. 41) : « Je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres. » Quand on a vécu dans sa spontaneitě une image comme l'image planétaire de la pomme de Cyrano, on comprend que cette image n'est pas préparée par des pensées. Elle n'a rien de commun avec des images qui illustrent ou soutiennent les idées scientifiques. Par exemple, l'image planétaire de l'atome de Bohr est — dans la pensée scientifi-que, sinon dans quelques pauvres et néfastes valorisations d'une philosophic de vulgarisation — un pur scheme synthétique de pensées ma-thématiques. Dans l'atome planétaire de Bohr, le petit soleil central n 'est pas chaud. Nous faisons cette courte remarque pour souligner l'essentielle difference qu'il y a entre une image absolue qui s'accomplit en elle-méme et une image post-idéative qui ne veut étre qu'un résumé de pensées. III Comme deuxieme exemple de miniature litteraire valorisee, nous allons suivre la reverie d'un botaniste. L'ame botanique se complait dans cette miniature d'etre qu'est une fleur. Le botaniste utilise inge-nument les mots correspondant a des choses de grandeur courante pour decrire l'intimite florale. On peut lire dans le Dictionnaire de botanique chretienne, qui est un volumineux tome de la Nouvelle Encyclopedic theologique, editee en 1851, a l'article Epiaire, cette description de la fleur du stachys d'Allemagne : « Ces fleurs elevees dans des berceaux de coton, sont peti-tes, delicates, couleur de rose et blanches... J'enleve le petit ca-lice avec ce reseau de longue soie qui le recouvre... La levre in- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 181 ferieure de la fleur est droite et un peu recourbee ; elle est d'un rose vif interieurement et couverte a l'exterieur d'une fourrure epaisse. Toute cette plante echauffe lorsqu'on y touche. Elle a un petit [145] costume bien hyperboreen. Les quatre petites etamines sont comme de petites brasses jaunes. » Jusqu'ici, le texte peut passer pour objectif. Mais il ne tarde pas a se psycho-logiser. Progressivement, une reverie accompagne la description : « Les quatre etamines se tiennent droites et en fort bonne intelligence dans l'espece de petite niche que forme la levre in-ferieure. Elles sont la bien chaudement dans de petites casemates bien matelassees. Le petit pistil est respectueusement a leurs pieds, mais comme sa taille est fort petite, il faut pour lui parler, qu'a leur tour, elles plient les genoux. Les petites femmes ont bien de l'importance ; et celles dont le ton parait le plus humble ont souvent une conduite bien absolue dans leur menage. Les quatre semences nues restent au fond du calice et s'y elevent, comme aux Indes les enfants se bercent dans un hamac. Chaque etamine reconnait son ouvrage, et la jalousie ne peut exister. » Ainsi, dans la fleur, le savant botaniste a trouve la miniature d'une vie conjugale, il a senti la douce chaleur gardee par une fourrure, il a vu le hamac qui berce la graine. De l'harmonie des formes, il a conclu au bien-etre de la demeure. Faut-il souligner que, comme dans le texte de Cyrano, la douce chaleur des regions enfermees est le premier indi-ce d'une intimite ? Cette intimite chaude est la racine de toutes les images. Les images — on le voit de reste — ne correspondent plus a aucune realite. Sous la loupe, on pouvait encore reconnaitre la petite brosse jaune des etamines, mais aucun observateur ne saurait voir le moindre element reel pour justifier les images psychologiques accu-mulees par le narrateur de la Botanique chretienne. II est a penser que s'il s'etait agi d'un objet de dimension courante, le narrateur eut ete plus prudent. Mais il est entre dans une miniature et aussitot les images se sont mises a foisonner, a grandir, a s'evader. Le grand sort du petit, non pas par la loi logique d'une dialectique des contraires, mais grace a la liberation de toutes les obligations des dimensions, liberation qui est la caracteristique meme de l'activite d'imagination. A l'ar-ticle Pervenche dans le meme dictionnaire de botanique chretienne, on Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 182 lit: « Lecteur, étudiez la Pervenche en detail, vous verrez combien le detail grandit les objets. » En deux lignes, l'homme á la loupe exprime une grande loi psycho-logique. II nous place á un point sensible de 1'objectivité, au moment ou il faut accueillir le detail inapercu et le dominer. La loupe condi-tionne, dans cette experience, une entrée dans le monde. L'homme á la loupe n'est pas ici le vieillard qui veut, contre des yeux las de voir, lire encore son journal. L'homme á [146] la loupe prend le Monde comme une nouveauté. S'il nous faisait confidence de ses découvertes vécues, il nous donnerait des documents de phénoménologie pure, oú la dé-couverte du monde, oú l'entree dans le monde, serait plus qu'un mot use, plus qu'un mot terni par son usage philosophique si frequent. Souvent, le philosophe décrit phénoménologiquement son « entrée dans le monde », son « étre dans le monde » sous le signe ďun objet familier. II décrit phénoménologiquement son encrier. Un pauvre objet est alors le concierge du vaste monde. L'homme á la loupe barre — bien simplement — le monde familier. II est regard frais devant objet neuf. La loupe du botaniste, c'est l'enfance retrouvée. Elle redonne au botaniste le regard agrandissant de l'enfant. Avec elle, il rentre au jardin, dans le jardin oú les enfants regardent grand 138. Ainsi le minuscule, porte étroite s'il en est, ouvre un monde. Le detail d'une chose peut étre le signe d'un monde nouveau, d'un monde qui comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur. La miniature est un des gites de la grandeur. P. DE BOISSY, Main premiere, p. 21. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 183 IV Bien entendu, en esquissant une phenomenologie de l'homme ä la loupe, nous ne visons pas le travailleur de laboratoire. Le travailleur scientifique a une discipline d'objectivite qui arrete toutes les reveries de rimagination. Ce qu'il observe dans le microscope, il l'a dejä vu. On pourrait dire, d'une maniere paradoxale, qu'il ne voit jamais pour la premiere fois. En tout cas, dans le regne de l'observation scientifique en sure objectivite, la « premiere fois » ne compte pas. L'observation est alors du regne des « plusieurs fois ». II faut d'abord, dans le travail scientifique, psychologiquement, digerer la surprise. Ce que le savant observe est bien defini dans un corps de pensees et d'experien-ces. Ce n'est done pas au niveau des problemes de l'experience scientifique que nous avons ä faire des remarques quand nous etudions l'imagination. En oubliant, comme nous l'avons dit dans notre Introduction, toutes nos habitudes d'objectivite scientifique, nous devons chercher les images de la premiere fois. Si nous allions prendre des documents psychologiques dans l'histoire des sciences [147] — puis-que aussi bien on nous objectera qu'il y a, dans cette histoire, toute une reserve de « premiere fois » — nous verrions que les premieres observations microscopiques ont ete des legendes de petits objets, et quand l'objet etait anime, des legendes de vie. Tel observateur, encore dans le regne de la naivete, n'a-t-il pas vu des formes humaines dans les « animaux spermato-zoides » 139 ! Une fois de plus, nous voilä done ramene ä poser les problemes de l'imagination en termes de « premiere fois ». Cela nous justifie de prendre des exemples dans les fantaisies les plus extremes. Comme variation surprenante du theme : l'homme ä la loupe, nous allons etu- Cf. La formation de l'esprit scientifique. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 184 dier un poéme en prose de André Pieyre de Mandiargues qui a pour titre : L'ceufdans le pay sage 140. Le poete, comme tant ďautres, réve derriěre la vitre. Mais dans le verre méme, il découvre une petite deformation qui va propager la deformation dans l'univers. De Mandiargues dit á son lecteur : « Ap-proche-toi de la fenétre en ťefforcant de ne pas trop laisser courir ton attention au dehors. Jusqu'a ce que tu aies sous les yeux un de ces noyaux qui sont comme des kystes du verre, petits osselets parfois transparents, mais le plus souvent brumeux ou bien vaguement tran-slucides, et d'une forme allongée qui évoque la prunelle des chats. » A travers ce petit fuseau vitreux, á travers cette prunelle de chat, que de-vient le monde extérieur ? « La nature du monde change-t-elle ? (p. 106), ou bien est-ce la veritable nature qui triomphe de l'apparence En tout cas, le fait experimental est que l'introduction du noyau dans le paysage suffit á conférer á celui-ci un caractěre mou... Murs, rochers, troncs d'arbres, constructions métalliques, ont perdu toute rigiditě dans les parages du noyau mobile. » Et de toute part, le poete fait jaillir les images. II nous donne un atome d'univers en multiplication. Guide par le poete, le réveur, en déplacant son visage, renouvelle son monde. De la miniature du kyste de verre, le réveur fait sortir un monde. Le réveur oblige le monde « aux plus insolites reptations » (p. 107). Le réveur fait courir des ondes ďirréalité sur ce qui était le monde reel. « Le monde extérieur, dans son unanimité, s'est transformé en un milieu malleable á souhait devant cet unique objet dur et percant, veritable ceuf philosophique que tes moindres sauts de visage proměnent tout á travers de l'espace. » Ainsi, le poete n'est pas allé chercher bien loin son outil á réve. Et cependant, avec quel art il a noyauté le paysage ! Avec [148] quelle fantaisie il a doté l'espace de multiples courbures. Voilá bien l'espace courbe riemannien de la fantaisie ! Car tout univers s'enferme dans des courbes ; tout univers se concentre en un noyau, en un germe, en un centre dynamise. Et ce centre est puissant puisque c'est un centre imagine. Un pas de plus dans le monde des images que nous offre Pieyre de Mandiargues et Ton vit le centre qui imagine ; alors, on lit le paysage dans le noyau de verre. On ne le regarde plus á travers. Ce Ed. Metamorphoses, Gallimard, p. 105. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 185 noyau noyautant est un monde. La miniature se déploie aux dimensions d'un univers. Le grand, une fois de plus, est contenu dans le petit. Prendre une loupe c'est faire attention, mais faire attention n'est-ce pas déja avoir une loupe ? L'attention ä eile seule est un verre grossis-sant. Dans un autre ouvrage 141, Pieyre de Mandiargues méditant sur la fleur de l'Euphorbe écrit: « L'euphorbe, sous son regard trop atten-tif, comme une coupe de puce sous la lentille d'un microscope, avait grandi mystérieusement: c'etait maintenant une forteresse pentagona-le, dressée ä hauteur prodigieuse devant lui, dans un desert de rochers blancs et des flěches roses apparaissaient inaccessibles, des cinq tours qui étoilaient le chateau jeté en avant-garde de la flore sur la contrée aride. » Un philosophe raisonnable — l'espece n'en est pas rare nous objec-tera peut-étre que ces documents sont exagérés, qu'ils font sortir trop gratuitement, avec des mots, le grand, l'immense du petit. Ce ne serait que de la prestidigitation verbale, bien pauvre devant l'exploit du pres-tidigitateur qui fait sortir un réveille-matin d'un dé ä coudre. Nous dé-fendrions cependant la prestidigitation « littéraire ». L'acte du presti-digitateur étonne, amuse. L'acte du poete fait réver. Je ne puis vivre et revivre l'acte du premier. Mais la page du poete est ä moi si seulement j'aime la reverie. Le philosophe raisonnable excuserait nos images si elles pouvaient étre données comme l'effet de quelque drogue, de quelque mescaline. Elles auraient alors pour lui une réalité physiologique. Le philosophe s'en servirait pour élucider ses problěmes de l'union de l'äme et du corps. Quant ä nous, nous prenons les documents littéraires comme des réalité s de V imagination, comme les purs produits de 1'imagina-tion. Car pourquoi les actes de 1'imagination ne seraient-ils pas aussi reels que les actes de la perception ? Et pourquoi encore ces images « excessives » que nous ne [149] savons pas former nous-mémes, mais que nous pouvons, nous lec-teurs, recevoir sincěrement du poete, ne seraient-elles pas — si 1'on tient ä la notion — des « drogues » virtuelles qui nous procurent des Pieyre DE MANDIARGUES, Marbre, éd. Laffont, p. 63. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 186 germes de reverie ? Cette drogue virtuelle est d'une efficacite tres pure. Nous sommes sürs, avec une image « exageree », d'etre dans Taxe d'une imagination autonome. V Ce n'est pas sans scrupule que nous avons reproduit un peu plus haut la longue description du botaniste de la Nouvelle encyclopedic theologique. La page abandonne trop vite le germe de la reverie. Elle bavarde. On l'accueille quand on a le temps de plaisanter. On la congedie quand on veut retrouver les germes vivants de l'imaginaire. C'est, si Ton ose dire, une miniature faite avec de gros morceaux. II nous faut trouver un meilleur contact avec l'imagination miniaturante. Nous ne pouvons, philosophe en chambre que nous sommes, benefi-cier de la contemplation des ceuvres peintes des miniaturistes du moyen age, ce grand temps des patiences solitaires. Mais nous imagi-nons tres precisement cette patience. Elle met la paix dans les doigts. A l'imaginer seulement, la paix envahit l'ame, Toutes les petites cho-ses demandent la lenteur. II a bien fallu se donner un grand loisir dans la chambre tranquille pour miniatures le monde. II faut aimer l'espace pour le decrire si minutieusement comme s'il y avait des molecules de monde, pour enfermer tout un spectacle dans une molecule de dessin. Dans cet exploit, quelle dialectique de l'intuition qui toujours voit grand et du travail hostile aux envolees. Les intuitionnistes, en effet, se donnent, tout d'un seul regard, alors que les details se decouvrent et s'ordonnent les uns apres les autres, patiemment, avec la malice discursive du fin miniaturiste. II semble que le miniaturiste mette au defi la paresseuse contemplation du philosophe intuitionniste. Ne lui dit-il pas : « Vous n'auriez pas vu cela ! Prenez le temps de voir toutes ces petites choses qui ne peuvent se contempler dans leur ensemble. » Dans la contemplation de la miniature, il faut une attention rebondis-sante pour integrer le detail. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 187 Naturellement, la miniature est plus facile á dire qu'a faire et nous pourrons collectionner facilement des descriptions littéraires qui met-tent le monde au diminutif. Parce que ces descriptions disent les cho-ses en petit, elles sont automatiquement prolixes. Telle cette page de Victor Hugo (nous l'abregeons) dont nous nous autoriserons pour de-mander quelque attention au [150] lecteur sur un type de reverie qui peut sembler insignifiante. Victor Hugo qui, dit-on, voit grand, sait aussi décrire des miniatures. Dans Le Rhin 142, on lit: « A Freiberg, j'ai oublié longtemps rimmense pay sage que j'avais sous les yeux pour le carré de gazon dans lequel j'etais assis. C'etait sur une petite bosse sauvage de la col-line. La aussi, il y avait un monde. Les scarabées marchaient lente-ment sous les fibres profondes de la vegetation ; des fleurs de ciguě en parasol imitaient les pins d'ltalie..., un pauvre bourdon mouillé, en velours jaune et noir, remontait péniblement le long d'une branche épineuse ; des nuées épaisses de moucherons lui cachaient le jour ; une clochette bleue tremblait au vent, et toute une nation de pucerons s'etait abritée sous cette énorme tente... Je voyais sortir de la vase et se tordre vers le ciel, en aspirant l'air, un ver de terre semblable aux pythons antédiluviens, et, qui a peut-étre aussi, lui, dans l'univers mi-croscopique, son Hercule pour le tuer et son Cuvier pour le décrire. En somme, cet univers-la est, aussi grand que l'autre. » La page s'allonge, le poete s'amuse, il évoque Micromégas et suit alors une théorie facile. Mais le lecteur qui n'est pas pressé — c'est le seul que nous-méme puissions espérer — entre surement dans le reverie miniaturante. Ce lecteur oisif a mené souvent de telles reveries, mais il n'aurait jamais osé les écrire. Le poete vient de leur donner la dignitě littéraire. Nous voudrions — grande ambition ! — leur donner la dignitě philosophi-que. Car enfin, le poete ne se trompe pas, il vient de découvrir un inonde. « La aussi il y avait un monde. » Pourquoi le métaphysicien ne se confronterait-il pas á ce monde-lá ? II renouvellerait, á bon compte, ses experiences « ďouverture au monde », « ďentrée dans le monde ». Trop souvent, le Monde designe par le philosophe n'est qu'un non-moi. Son énormité est un amas de négativités. Le philosophe passe au positif trop vite et se donne le Monde, un Monde unique. Les formules : étre-au-monde, 1'étre du Monde sont trop majestueuses Victor HUGO, Le Rhin, éd. Hetzel, t. III, p. 98. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 188 pour moi; je n'arrive pas a les vivre. Je suis plus a mon aise dans les mondes de la miniature. Ce sont pour moi des mondes domines. En les vivant je sens partir de mon etre revant des ondes mondificatrices. L'enormite du monde n'est plus pour moi que le brouillage des ondes mondificatrices. La miniature sincerement vecue me detache du monde ambiant, elle m'aide a resister a la dissolution de l'ambiance. La miniature est un exercice de fraicheur metaphysique ; [151] elle permet de mondifier a petits risques. Et quel repos dans un tel exercice de monde domine ! La miniature repose sans jamais endormir. L'imagination y est vigilante et heureuse. Mais pour nous livrer en bonne conscience a cette metaphysique miniaturee, nous avons besoin de multiplier les appuis et de collec-tionner quelques textes. Nous aurions peur sans cela, en avouant notre gout pour la miniature, de renforcer le diagnostic que Mme Favez-Boutonier nous indiquait au seuil de notre bonne et vieille ami tie il y a un quart de siecle : vos hallucinations lilliputiennes sont caracteristi-ques de l'alcoolisme. Les textes sont nombreux ou la prairie est une foret, ou une touffe d'herbe est un bosquet. Dans un roman de Thomas Hardy, une poignee de mousse est un bois de sapin. Dans un roman aux passions fines et multiples : Niels Lyne, J.-P. Jacobsen decrivant la Foret du bonheur : les feuilles d'automne, les cormiers ployant sous «le poids des grap-pes rouges » acheve son tableau par «la mousse vigoureuse et drue qui ressemblait a des sapins, a des palmes ». Et « il y avait encore la mousse legere qui revetait les troncs d'arbre et faisait songer aux champs de ble des elfes » (trad. p. 255). Qu'un auteur dont la tache est de suivre un drame humain a grande intensite comme c'est le cas pour Jacobsen(143)9 interrompe le recit de la passion pour « ecrire cette miniature », voila un paradoxe qu'on devrait elucider si Ton voulait prendre une mesure exacte des interets litteraires. A vivre d'un peu pres le texte, il semble que quelque chose d'humain s'affine en cet effort de voir cette foret fine emboitee dans la foret des grands arbres. D'une foret a l'autre, de la foret en diastole a la foret en systole, une cosmicite respire. Paradoxalement, il semble qu'en vivant dans la miniature on vienne se detendre dans un petit espace. (I43) Le livre Niels Lyne a ete pour Rilke un livre de chevet. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 189 C'est la une des mille reveries qui nous mettent hors du monde, qui nous mettent dans un autre monde et le romancier en a eu besoin pour nous transporter dans cet au-dela du monde qu'est le monde d'un amour nouveau. Les gens presses par les affaires humaines n'y entrent pas. Le lecteur d'un livre qui suit les ondulations d'une grande passion peut s'etonner de cette interruption par la cosmicite. II ne lit guere le livre que lineairement en suivant le fil des evenements humains. Pour lui, les evenements n'ont pas besoin de tableau. Mais de combien de reveries nous prive la lecture lineaire ! De telles reveries sont des appels a la verticalite. Elles sont [152] des pauses de recit durant lesquelles le lecteur est appele a rever. Elles sont tres pures car elles ne servent a rien. II faut les distinguer de cette coutume du conte ou un nain se cache derriere une laitue pour tendre des pieges au heros, comme c'est le cas dans Le nain jaune de Mme d'Aulnoy. La poesie cosmique est independante des intrigues du conte pour enfant. Elle reclame, dans les exemples que nous citons, une participation a un vegetalisme vraiment intime, a un vegetalisme qui echappe a la torpeur a laquelle le condamnait la philosophic bergso-nienne. En effet, par l'adhesion aux forces miniaturees, le monde vegetal est grand dans le petit, vif dans la douceur, tout vivant dans son acte vert. Parfois, le poete saisit un drame minuscule, tel Jacques Audiberti qui, dans son etonnant Abraxas, nous fait sentir, dans la lutte de la parietaire et du mur de pierre, l'instant dramatique ou « la parietaire sou-leve l'ecaille grise ». Quel Atlas vegetal ! Dans Abraxas, Audiberti fait un tissu serre de songes et de realites. II connait les reveries qui mettent l'intuition au punclum proximum. On voudrait alors aider la racine de la parietaire a faire une cloque de plus sur le vieux mur. Mais a-t-on le temps, en ce monde, d'aimer les choses, de voir les choses de pres, quand elles jouissent de leur petitesse. Une seule fois dans ma vie, j'ai vu un jeune lichen naitre et, s'etendre sur le mur. Quelle jeunesse, quelle vigueur a la gloire de la surface ! Bien entendu, on perdrait le sens des valeurs reelles, si on interpre-tait les miniatures dans le simple relativisme du grand et du petit. Le brin de mousse peut bien etre sapin, jamais sapin ne sera brin de mousse. L'imagination ne travaille pas dans les deux sens avec la me-me conviction. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 190 Cest dans les jardins du minuscule que le poete connait le germe des fleurs. Et je voudrais pouvoir dire comme André Breton : « J'ai des mains pour te cueillir, thym minuscule de mes réves, romarin de mon extréme páleur 144. » VI Le conte est une image qui raisonne. II tend ä associer des images extraordinaires comme si elles pouvaient étre des images cohérentes. Le conte porte ainsi la conviction d'une image premiére ä tout un ensemble d'images dérivées. Mais le lien est si facile, le raisonnement est si coulant, qu'on ne sait bientot plus ou est le germe du conte. [153] Dans le cas d'une miniature contée comme c'est le cas pour le conte du Petit Poucet, il semble qu'on trouve sans peine le principe de l'image premiére : la simple petitesse va faciliter tous les exploits. Mais, examinee de plus pres, la situation phénoménologique de cette miniature contée est instable. Elle est en effet, soumise ä la dialectique de 1'émerveillement et de la plaisanterie. Un trait surajouté suffit par-fois pour arréter la participation ä la merveille. Dans un dessin, on admirerait encore, mais le commentaire dépasse les limites : un Poucet, cite par Gaston Paris 145, est, si petit « qu'il perce de sa téte un grain de poussiere et passe tout entier au travers ». Un autre est tué par la made d'une fourmi. Nulle valeur onirique dans ce dernier trait. Notre onirisme animalisé qui est si fort, touchant les animaux de grande taille, n'a pas enregistré les faits et, gestes des animaux minuscules. Du cóté du minuscule, notre onirisme animalisé ne va pas si loin que notre onirisme vegetal 146. André BRETON, Le revolver aux cheveux blancs, éd. des Cahiers libres, 1932, p. 122. Gaston PARIS, Le petit Poucet et la Grande Ourse, Paris, 1875, p. 22. Notons toutefois que certains névrosés ont prétendu voir les microbes qui rongent leurs organes. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 191 Gaston Paris note bien que dans cette voie oü le Poucet est tue par une ruade de fourmi, on court ä l'epigramme, ä une sorte d'injure par l'image qui exprime le mepris pour l'etre diminue. On est devant une contre-participation. « On retrouve ces jeux d'esprit chez les Romains ; une epigramme de la decadence, adressee ä un nain (disait) : « La peau d'une puce te fait une robe trop large. » De nos jours encore, ajoute Gaston Paris, les memes plaisanteries se retrouvent dans la chanson du Petit mari. Gaston Paris donne d'ailleurs cette chanson comme « enfantine », ce qui ne manquera pas d'etonner nos psychana-lystes. Depuis trois quarts de siecle, les moyens d'explication psycho-logique se sont heureusement accrus. De toute maniere, Gaston Paris designe nettement le point sensible de la legende (loc. cit., p. 23): les pieces oü Ton raille la petitesse de-forment le conte primitif, la miniature pure. Dans le conte primitif que le phenomenologue doit toujours restituer « la petitesse y est non pas ridicule, mais merveilleuse ; ce qui fait l'interet du conte, ce sont les choses extraordinaires que le Poucet accomplit grace ä sa petitesse ; dans toutes les occasions d'ailleurs, il est plein d'esprit et de malice, et il se tire toujours d'une maniere triomphale des mauvais pas oü il lui arrive d'etre engage ». Mais alors, pour participer vraiment au conte, il faut doubler cette subtilite d'esprit par une subtilite materielle. Le conte nous [154] invite ä nous « glisser » entre les difficultes. Autrement dit, outre le des-sin, il faut prendre le dynamisme de la miniature. C'est lä une instance phenomenologique supplementaire. Quelle animation on recoit alors du conte si l'on suit la causalite du petit, le mouvement naissant de l'etre minuscule agissant sur l'etre massif ! Par exemple, le dynamisme de la miniature est souvent revele par les contes oü le Poucet installe dans l'oreille du cheval est le maitre des forces qui tirent la charrue. « C'est lä, ä mon avis, dit Gaston Paris (p. 23), le fond primitif de son histoire ; c'est lä le trait qui se retrouve chez tous les peuples, tandis que les autres histoires qui lui sont attributes, creees par la fantaisie, une fois eveillee sur cet amüsant petit etre, different d'ordinaire chez les peuples differents. » Naturellement, dans l'oreille du cheval, le Poucet dit ä l'animal: hue et dia. 11 est le centre de decision que les reveries de notre volonte nous engagent ä constituer dans un petit espace. Nous disions plus haut que le minuscule est un gite de la grandeur. Si l'on sympathise Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 192 dynamiquement avec l'actif Petit Poucet, voici que le minuscule appa-rait comme le gite de la force primitive. Un cartesien dirait — si un cartesien pouvait plaisanter que, dans celle histoire, le Petit Poucet, est la glande pineale de la charrue. En tout cas, c'est l'infime qui est le maitre des forces, c'est le petit qui commande le grand. Quand le Poucet a parle, le cheval, le soc et l'homme n'ont qu'ä suivre. Mieux ces trois etres subalternes obeiront, plus sürement le sillon sera droit. Le Petit Poucet est chez lui dans l'espace d'une oreille, ä l'entree de la cavite naturelle du son. II est une oreille dans une oreille. Ainsi, le conte figure par les representations visuelles se double de ce que nous appellerons, dans le paragraphe suivant, une miniature du son. En ef-fet, nous sommes invites, en suivant le conte, ä descendre au-dessous du seuil de l'audition, ä entendre avec notre imagination. Le Poucet s'est installe dans l'oreille du cheval pour parier bas, c'est-ä-dire pour commander fort, d'une voix que personne n'entend sauf celui qui doit « ecouter ». Le mot « ecouter » prend ici le double sens d'entendre et d'obeir. N'est-ce pas d'ailleurs en la tonalite minima, dans une miniature du son comme celle qu'illustre la legende que le double sens joue avec le plus de delicatesse ? Ce Poucet qui guide par son intelligence et sa volonte l'attelage du laboureur nous semble bien eloigne du Poucet de notre jeunesse. II est cependant sur la ligne des fables qui vont nous conduire en suivant Gaston Paris, ce grand doseur de primitivite, ä la legende primitive. [155] Pour Gaston Paris, la clef de la legende du Petit Poucet — comme de tant de legendes ! — est dans le ciel: c'est le Poucet qui conduit la constellation du Grand Chariot. En effet, Gaston Paris a note que dans de nombreux pays, on designe une petite etoile qui se trouve au-dessus du chariot, du nom de Poucet. Nous n'avons pas ä suivre toutes les preuves convergentes que le lecteur pourra trouver dans l'ouvrage de Gaston Paris. Insistons seu-lement sur une legende Suisse, qui va nous donner une belle mesure d'une oreille qui sait rever. Dans cette legende rapportee par Gaston Paris (p. 11), le chariot se renverse ä minuit avec un grand fracas. Une telle legende ne nous apprend-elle pas ä ecouter la nuit ? Le temps de la nuit ? Le temps du ciel etoile ? Cm ai-je lu qu'un ermite qui regar-dait sans prier son sablier de priere entendit des bruits qui dechiraient Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 193 les oreilles ? Dans le sablier il entendait soudain la catastrophe du temps. Le tic-tac de nos montres est si grossier, si mecaniquement saccade que nous n'avons plus l'oreille assez fine pour entendre le temps qui coule. VII Le conte du Petit Poucet, traduit dans le ciel, montre que les images passent sans peine du petit au grand et du grand au petit. La reverie gulliverienne est naturelle. Un grand reveur vit ses images dou-blement, sur la terre et dans le ciel. Mais, dans cette vie poetique des images, il y a plus qu'un simple jeu de dimensions. La reverie n'est pas geometrique. Le reveur s'engage ä fond. On trouvera dans un appendi-ce ä la these de C. A. Hackett: Le lyrisme de Rimbaud, sous le titre : Rimbaud et Gulliver, des pages excellentes ou Rimbaud est represente petit pres de sa mere, grand dans le monde domine. Tandis qu'aupres de sa mere il n'est qu'un « bout d'homme au pays de Brobdingnag », ä l'ecole le petit « Arthur s'imagine etre Gulliver au pays de Lilliput ». Et C. A. Hackett cite Victor Hugo qui, dans Les contemplations (Souvenirs paternels), montre les enfants qui rient De voir d'affreux giants tres biles Vaincus par des nains pleins d'esprit. C. A. Hackett a indique, en cette occasion, tous les elements d'une psychanalyse d'Arthur Rimbaud. Mais si la psychanalyse, comme nous en avons souvent fait la remarque, nous apporte des vues pre-cieuses sur la nature profonde de l'ecrivain, elle peut nous detourner parfois de l'etude sur la vertu directe d'une image. II y a des images si immenses, leur puissance de communication [156] nous appelle si loin de la vie, de notre vie que les commentaires psychanalytiques ne peu- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 194 vent se developper qu'en marge des valeurs. Quelle immense reverie dans ces deux vers de Rimbaud : Petit Poucet reveur, j'egrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge etait a la Grande Ourse. On peut certes admettre que la Grande Ourse, c'etait pour Rimbaud « une image de Mme Rimbaud » (Hackett, p. 69). Mais cet approfon-dissement psychologique ne nous donne pas le dynamisme de cet elan d'image qui fait retrouver au poete la legende du Poucet de Wallonie. II faut meme que je mette entre parentheses mon savoir psychanalyti-que si je veux recevoir la grace phenomenologique de l'image du reveur, du prophete de quinze ans. Si l'auberge de la Grande Ourse n'est que la dure maison d'un adolescent brime, elle ne reveille en moi au-cun souvenir positif, aucune reverie active. Je ne peux rever ici que dans le fiel de Rimbaud. La causalite particuliere que la psychanalyse cire de la vie de l'ecrivain, encore qu'elle soit psychologiquement exacte, a fort peu de chance de retrouver une action sur un lecteur quelconque et cependant, cette image si extraordinaire, j'en recois la communication. Elle fait de moi un instant, en me detachant de ma vie, de la vie, un etre imaginant. C'est en de telles occasions de lecture que je suis peu a peu arrive a mettre en doute, non seulement la causalite psychanalytique de l'image, mais encore toute causalite psychologique de l'image poetique. La Poesie, dans ses paradoxes, peut etre contre-causale, ce qui est une maniere encore d'etre de ce monde, d'etre engagee dans la dialectique des passions. Mais quand la poesie atteint a son autonomic, on peut bien dire qu'elle est acausale. Pour recevoir directement la vertu d'une image isolee — et une image a toute sa vertu dans un isolement — la phenomenologie nous parait maintenant plus favorable que la psychanalyse, car la phenomenologie reclame precisement que nous assumions nous-memes, sans critique, avec enthousiasme, cette image. Alors, dans son aspect de reverie directe, « l'Auberge de la Grande Ourse » n'est pas une prison maternelle non plus qu'une enseigne de village. Elle est une « maison du ciel « Des qu'on reve intensement en voyant un carre on en eprouve la solidite, on sait que c'est un refuge de grande securite. Entre les quatre etoiles de l'Ourse, un grand reveur Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 195 peut s'en aller habiter. II fuit peut-etre la terre, et le psychanalyste enumere les raisons de sa fuite, mais le reveur est d'abord sür de trou-ver un gite, un gite ä [157] la mesure de ses reves. Et, cette maison du ciel, comme eile tourne ! Les autres etoiles perdues dans les marees du ciel tournent mal. Mais le Grand Chariot ne perd pas sa route. Le voir si bien tourner c'est dejä etre le maitre du voyage. Et le poete sü-rement vit, en revant, une coalescence des legendes. Et ces legendes, toutes ces legendes sont reanimees par l'image. Elles ne sont pas un vieux savoir. Le poete ne redit pas des contes de grand-mere. II n'a pas de passe. II est dans un monde nouveau. A l'egard du passe et des cho-ses de ce monde, il a realise la sublimation absolue. Au phenomeno-logue de suivre le poete. Le psychanalyste ne se preoccupe que de la negativite de la sublimation. VIII Sur le theme du Petit Poucet, dans le folklore comme chez le poete, nous venons d'assister á des transpositions de grandeur qui donnent une double vie aux espaces poétiques. Deux vers suffisent parfois pour cette transposition, tels ces vers de Noel Bureau 147 : // se couchait derriere le brin d'herbe Pour agrandir le ciel. Mais, parfois, les transactions du petit et du grand se multiplient, se répercutent. Quand une image familiěre grandit aux dimensions du ciel, on est soudain frappé du sentiment que, corrélativement, les ob-jets familiers deviennent les miniatures d'un monde. Le macrocosme et le microcosme sont, corrélatifs. Noěl BUREAU, Les mains tendues, p. 25. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 196 Sur cette correlation susceptible de jouer dans les deux sens sont fondes bien des poemes de Jules Supervielle, en particulier les poemes reunis sous le titre revelateur de Gravitations. Tout centre d'interet poetique, qu'il soit au ciel ou sur la terre est ici un centre de gravitation actif. Pour le poete, ce centre de gravitation poetique est bientot, si Ton ose dire, ä la fois au ciel et sur la terre. Par exemple, avec quelle aisance d'images, la table familiale devient une table aerienne qui a pour lampe le soleil 148 ? L'homme, lafemme, les enfants A la table aerienne Appuyee sur un miracle Qui cherche ä se definir. [158] Et puis le poete, apres cette « explosion d'irreel » revient sur terre : Je me retrouve ä ma table habituelle Sur la terre cultivee Celle qui donne le ma'is et les troupeaux. Je retrouvais les visages autour de moi Avec les pleins et les creux de la verite. L'image qui sert de pivot a cette reverie transformante, tour a tour terrestre et aerienne, tout a tour familiale et cosmique, est l'image de la lampe-soleil et du soleil-lampe. C'est par milliers qu'on pourrait reunir des documents litteraires sur cette image vieille comme le monde. Mais Jules Supervielle apporte une variation importante en la faisant jouer dans les deux sens. II rend ainsi a l'imagination toute sa souples-se, une souplesse si miraculeuse qu'on peut dire que l'image totalise le sens qui grandit et le sens qui concentre. Le poete empeche l'image de s'immobiliser. Jules SUPERVIELLE, Gravitations, pp. 183-185. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 197 Si Ton vit la cosmicite superviellienne, sous le titre de Gravitations, si charge de signification scientifique pour un esprit de notre temps, on retrouve des pensees qui ont un grand passe. Quand on ne modernise pas abusivement l'histoire des sciences, quand on prend par exemple Copernic tel qu'il fut avec la somme de ses reveries et de ses pensees, on se rend compte que c'est autour de la lumie-re que gravitent les astres. Le Soleil est avant tout le grand Luminaire du Monde. Les mathematiciens en feront par la suite une masse atti-rante. La lumiere est en haut le principe de la centralite. Elle est une si grande valeur dans la hierarchie des images ! Le monde, pour l'imagi-nation, gravite autour d'une valeur. La lampe du soir, sur la table familiale, est aussi le centre d'un monde. La table eclairee par la lampe est, a elle seule, un petit monde. Un philosophe reveur ne peut-il pas craindre que nos eclairages indi-rects ne nous fassent perdre le centre de la chambre du soir. La me-moire gardera-t-elle alors les visages d'autrefois Avec les pleins et les creux de la verite. Quand on a suivi tout le poeme de Supervielle dans ses ascensions astrales et dans ses retours au monde des humains, on s'apercoit que le inonde familier prend le relief nouveau d'une miniature cosmique eblouissante. On ne savait pas que le monde [159] familier fut si grand. Le poete nous a montre que le grand n'est pas incompatible avec le petit. Et Ton songe a Baudelaire qui, a propos des lithographies de Goya, pouvait parler de « vastes tableaux en miniature » 149 et qui pouvait dire d'un peintre sur email, Marc Baud 15°, « il sait faire grand dans le petit». En fait, comme nous le verrons encore en traitant plus speciale-ment des images de l'immensite, le minuscule et l'immense sont consonnants. Le poete est toujours pret a lire le grand dans le petit. Par exemple, la cosmogonie d'un Claudel a vite fait, sous le benefice de l'image, d'assimiler le vocabulaire — sinon la pensee — de la BAUDELAIRE, Curiosites esthetiques, p. 429. BAUDELAIRE, he. cit., p. 316. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 198 science d'aujourd'hui. Claudel ecrit dans Les cinq grandes odes (p. 180): « Comme on voit les petites araignees ou de certaines larves d'insectes comme des pierres precieuses bien cachees dans leur bourse d'ouate et de satin. « C'est ainsi que l'on m'a montre toute une nichee de soleils encore embarrasses aux froids plis de la nebuleuse. » Qu'un poete regarde au microscope ou au telescope, il voit toujours la meme chose. IX Le lointain fabrique d'ailleurs des miniatures en tous les points de 1'horizon. Le reveur, devant ses spectacles de la nature lointaine, deta-che ces miniatures comme autant de nids de solitude ou il reve de vi-vre. Ainsi Joe Bousquet, ecrit151 : « Je m'entoure dans les dimensions minuscules allouees par l'eloignement, inquiet de mesurer a ce rapetis-sement l'immobilite ou je suis retenu. » Cloue sur son lit, le grand reveur enjambe l'espace intermediaire pour « s'enfoncer » dans le minuscule. Les villages perdus sur l'horizon sont alors des parries du regard. Le lointain ne disperse rien. Au contraire, il rassemble en une miniature un pays ou Ton aimerait vivre. Dans les miniatures du lointain, les choses disparates viennent « se composer ». Elles s'offrent alors a notre « possession » niant le lointain qui les a creees. Nous possedons de loin, et combien tranquillement! Joe BOUSQUET, Le meneur de lune, p. 162. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 199 De ces tableaux miniatures sur l'horizon, on devrait rapprocher les spectacles pris par les reveries du clocher. Elles sont si nombreuses qu'on les croit banales. Les écrivains les notent en [160] passant et n'en donnent guěre de variations. Et cependant quelle lecon de solitude ! L'homme dans la solitude du clocher contemple ces hommes qui « s'agitent» sur la place blanchie par le soleil ďété. Les hommes y sont « gros comme des mouches », ils se meuvent sans raison « com-me des fourmis ». Ces comparaisons si usees qu'on n'ose plus les écri-re apparaissent comme par inadvertance dans bien des pages ou Ton dit une reverie de clocher. II n'en reste pas moins qu'un phénoménolo-gue de l'image doit noter 1'extréme simplicitě de cette meditation qui détache si facilement le réveur du monde agité. Le réveur se donne á bon compte une impression de domination. Mais quand toute la banalitě d'une telle reverie a été signalée, on s'apercoit qu'elle spécifie une solitude de la hauteur. La solitude enfermée aurait d'autres pensées. Elle nierait le monde autrement. Elle n'aurait Iras, pour le dominer, une image concrete. Du haut de sa tour, le philosophe de la domination miniaturise l'univers. Tout est petit parce qu'il est haut. II est haut, done il est grand. La hauteur de son gite est une preuve de sa propre grandeur. Que de théorěmes de topo-analyse il faudrait élucider pour determiner tout le travail de l'espace en nous. L'image ne veut pas se laisser mesurer. Elle a beau parler espace, elle change de grandeur. La moin-dre valeur 1'étend, 1'élěve, la multiplie. Et le réveur devient l'etre de son image. II absorbe tout l'espace de son image. Ou bien il se confine dans la miniature de ses images. Cest sur chaque image qu'il faudrait determiner, comme disent les métaphysiciens, notre étre-lá au risque de ne trouver quelquefois en nous qu'une miniature d'etre. Nous re-viendrons sur ces aspects de notre probléme dans un chapitre ulté-rieur. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 200 X Comme nous centrons toutes nos reflexions sur les problěmes de l'espace vécu, la miniature relěve pour nous exclusivement des images de la vision. Mais la causalité du petit émeut tous les sens et il y aurait ä faire, ä propos de chaque sens, une étude de ses « miniatures ». Pour des sens comme le goüt, l'odorat, le probléme serait peut-étre méme plus interessant que pour la vision. La vue écourte ses drames. Mais une trace de parfum, une odeur infime, peut determiner un veritable climat dans le monde imaginaire. Les problěmes de la causalité du petit ont été examines naturelle-ment par la psychologie des sensations. D'une maniěre toute positive, le psychologue determine avec le plus grand soin les [161] différents seuils qui fixent le fonctionnement des divers organes des sens. Ces seuils peuvent étre différents chez différents individus, mais leur realitě est incontestable. La notion de seuil est une des notions les plus clairement objectives de la psychologie moderně. Dans ce paragraphe nous voulons examiner si l'imagination ne nous appelle pas au-dessous du seuil, si le poete ultra-attentif ä la parole intérieure n'entend pas, dans un au-delä du sensible, en faisant parier les couleurs et les formes. Les métaphores paradoxales sont ä cet égard trop nombreuses pour qu'on ne les examine pas systémati-quement. Elles doivent recouvrir une certaine réalité, une certaine vé-rité ďimagination. Nous apporterons quelques exemples de ce que pour faire bref nous appellerons des miniatures sonores. Nous devons d'abord écarter les references habituelles aux problěmes de l'hallucination. Ces references ä des phénoměnes objectifs, décelables dans un comportement reel qu'on peut fixer grace ä la photographic d'un visage angoissé par des voix « imaginaires », ces references nous empécheraient d'entrer vraiment dans les domaines de l'imagination pure. On ne saisit pas, croyons-nous, par un melange de sensations vraies et d'hallucinations vraies ou fausses, l'activite auto- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 201 nome de l'imagination créatrice. Le probléme, pour nous, répétons-le, n'est pas ďexaminer des hommes, mais ďexaminer des images. Et nous ne pouvons examiner phénoménologiquement que des images transmissibles, des images que nous recevons dans une transmission heureuse. Méme s'il y avait hallucination chez le créateur d'image, l'image peut bien combler notre désir d'imaginer, ä nous, lecteurs, qui ne sommes pas hallucinés. II faut reconnaitre un veritable changement ontologique quand, dans des récits comme ceux d'Edgar Poe, ce que le psychiatre designe comme des hallucinations auditives recoit, du grand écrivain, la dignitě littéraire. Les explications psychologiques ou psychanalytiques, touchant l'auteur de l'ceuvre ďart, peuvent alors conduire ä mal poser — ou ä ne pas poser — les problěmes de l'imagination créatrice. D'une maniěre generale, les faits n'expliquent pas les valeurs. Dans les ceuvres de l'imagination poétique, les valeurs ont un tel signe de nou-veauté que tout ce qui relěve du passé est, ä leur égard, inerte. Toute memoire est ä réimaginer. Nous avons dans la memoire des microfilms qui ne peuvent étre lus que s'ils recoivent la lumiěre vive de l'imagination. On pourra naturellement toujours affirmer que si Edgar Poe [162] a écrit le conte : La chute de la maison Usher, c'est parce qu'il a « souf-fert » ďhallucinations auditives. Mais « souffrir » va ä contre-courant de « créer ». On peut étre sůr que ce n'est pas tandis qu'il « souffrait » que Poe écrivit le conte. Les images, dans le conte, sont génialement associées. Les ombres et, les silences ont de délicates correspondan-ces. Les objets, dans la nuit, « irradient doucement des téněbres ». Les mots murmurent. Toute oreille sensible sait que c'est un poete qui écrit en prose, que, ä point nommé, la poesie vient dominer la signification. En somme, dans 1'ordre de l'audition, nous avons une immense miniature sonore, celle de tout un cosmos qui parle bas. Devant une telle miniature des bruits du monde, le phénoménolo-gue doit systématiquement signaler ce qui dépasse l'ordre du sensible, aussi bien organiquement qu'objectivement. Ce n'est pas l'oreille qui tinte ni la lézarde du mur qui s'agrandit,. II y a une morte dans un ca-veau, une morte qui ne veut pas mourir. II y a, sur un rayon de la bi-bliothěque, de trěs vieux livres qui enseignent un autre passé que celui que le réveur a connu. Une memoire immémoriale travaille dans un arriěre-monde. Les songes, les pensées, les souvenirs ne forment, Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 202 qu'un seul tissu. Láme réve et pense, et puis elle imagine. Le poete nous a conduit á une situation-limite, vers une limite qu'on craint de dépasser, entre vésanie et raison, entre des vivants et une morte. Le moindre bruit prepare une catastrophe. Les vents incohérents prépa-rent le chaos des choses. Murmures et fracas sont contigus. On nous apprend l'ontologie du pressentiment. On nous tend dans la pré-audition. On nous demande de prendre conscience des plus faibles indices. Tout est, indice avant d'etre phénoměne dans ce cosmos des limites. Plus l'indice est faible, plus il a de sens puisqu'il indique une origine. Saisis comme des origines, il semble que tous ces indices commencent et recommencent sans cesse le conte. Nous y recevons des lecons élémentaires de génie. Le conte finit par naitre dans notre conscience et c'est pourquoi il devient le bien du phénoménologue. Et la conscience se développe ici, non pas clans des relations inter-humaines — relations que la psychanalyse met le plus souvent á la base de ses observations. Comment s'occuper de l'homme que Ton est devant un cosmos en danger ? Et tout vit dans un pré-tremblement dans une maison qui s'ecroulera, sous des murs qui en s'ecroulant achěveront d'ensevelir une morte. Mais ce cosmos n'est pas reel. 11 est, pour employer un mot d'Ed-gar Poe d'une idéalité « sulfureuse ». C'est le réveur qui le crée á cha-que ondulation de ses images. L'Homme et le Monde, [163] l'homme et son monde, sont alors au plus proche, car le poete sait nous les designer dans leurs instants de plus grande proximité. L'homme et le monde sont dans une communauté de dangers. lis sont dangereux l'un par l'autre. Tout cela s'entend, se pré-entend dans le murmure sub-grondant du poéme. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 203 XI Mais notre demonstration de la realite des miniatures poetiques so-nores sera sans doute plus simple si nous prenons des miniatures moins composees. Choisissons done des exemples qui tiennent en quelques vers. Les poetes nous font souvent entrer dans le monde des bruits impossibles, d'une impossibilite telle qu'on peut bien les taxer de fantai-sie sans interet. On sourit et on passe. Et cependant, le plus souvent, le poete n'a pas pris son poeme comme un jeu, car je ne sais quelle ten-dresse mene ces images. Rene-Guy Cadou, vivant dans le Village de la maison heureuse pouvait ecrire 152 : On entend gazouiller lesfleurs du paravent. Car toutes les fleurs parlent, chantent, meme celles qu'on dessine. On ne peut dessiner une fleur, un oiseau en restant taciturne. Un autre poete dira 153 : Son secret c 'etait D'ecouler la fleur User sa couleur. René-Guy CADOU, Heléne ou le rěgne vegetal, éd. Seghers, p. 13. Noel BUREAU, Les mains tendues, p. 29. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 204 Claude Vigée lui aussi, comme tant de poětes, entend l'herbe pous-ser. II écrit154 : J'ecoute Un jeune noisetier Verdir. De telles images doivent, pour le moins, étre prises dans leur étre de réalité ďexpression. Cest de 1'expression poétique qu'elles tirent tout, leur étre. On diminuerait leur étre si 1'on voulait les [164] référer á une réalité, voire á une réalité psychologique. Elles dominent la psychologie. Elles ne correspondent á aucune pulsion psychologique, hors le pur besoin ďexprimer, dans un loisir d'etre, quand on écoute, dans la nature, tout ce qui ne peut pas parler. II est superflu que de telles images soient vraies. Elles sont. Elles ont 1'absolu de 1'image. Elles ont franchi la limite qui séparé la sublimation conditionnée de la sublimation absolue. Mais, méme en parlant de la psychologie, le virement des impressions psychologiques á 1'expression poétique est parfois si subtil qu'on est tenté de donner une réalité psychologique de base á ce qui est pure expression. Moreau (de Tours) ne « résiste pas au plaisir de citer Théophile Gautier quand il rend en poete ses impressions de haschi-sé » 155. « Mon ouie, dit Théophile Gautier, s'etait prodigieusement développée ; j'entendais le bruit des couleurs ; des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m'arrivaient par ondes parfaitement distinctes. » Mais Moreau n'est pas dupe et il note qu'il cite les paroles du poete « mal-gré la poétique exagération dont elles sont empreintes et qu'il est inutile de relever ». Mais alors, pour qui est le document ? Pour le psychology ou pour le philosophe qui étudie 1'étre poétique ? Autrement dit encore, qui est ce qui « exagěre » ici: le haschisch ou le poete ? A lui seul, le haschisch ne saurait pas si bien exagérer. Et nous, tranquilles lecteurs, qui ne sommes « haschisés » que, par delegation littéraire, Claude VIGÉE, loc. cit., p. 68. J. MOREAU (de Tours), Du haschisch et de l'alienation mentale, Etudes psychologiques, Paris, 1845, p. 71. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 205 nous n'entendrions pas les couleurs frissonner si le poete n'avait su nous faire ecouter, sur-ecouter. Alors, comment voir sans entendre ? II est des formes compliquees qui, dans le repos meme, font du bruit. Ce qui est tordu continue en grincant a se contorsionner. Et Rimbaud le savait quand // ecoulait grouiller les galeux espaliers. (Les poetes de sept ans.) La mandragore dans sa forme meme tient sa legende. Elle a du crier quand on l'arrachait, cette racine a forme humaine. Et quel bruit de syllabes, dans son nom, pour une oreille qui reve ! Les mots, les mots sont des coquilles de clameurs. Dans la miniature d'un seul mot, il en tient des histoires ! Et de grandes ondes de silence vibrent en des poemes. Dans un [165] petit recueil de poemes publies avec une belle preface de Marcel Raymond, Pericle Patocchi concentre en un vers le silence du monde lointain : Au loin j'entendais prier les sources de la terre. (Vingt poemes.) II est des poemes qui vont au silence comme on descend dans une memoire. Tel ce grand poeme de Milosz : Tandis que le grand vent glapit des noms de mortes Ou bruit de vieille pluie aigre sur quelque route Ecoute — plus rien — seul le grand silence — écoute. (O. W. de L. Milosz reproduit par Les Lettres, 2° année, n° 8.) Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 206 Rien la qui ait besoin ďune poesie imitative comme dans la piece, si fameuse et si belle, de Victor Hugo, Les Djinns. C'est plutot le silence qui vient, obliger le poete á 1'écouter. Le songe est alors plus intime. On ne sait plus ou est le silence : dans le vaste monde ou dans rimmense passé ? Le silence vient de plus loin qu'un vent qui s'apaise, qu'une pluie qui s'adoucit. Dans un autre poěme (loc. cit., p. 372), Mi-losz ne dit-il pas en un vers inoubliable : L'odeur du silence est si vieille... Ah ! de quels silences dans la vie vieillissante ne faut-il pas se souvenir ! XII Comme les grandes valeurs d'etre et de non-etre sont difficiles a si-tuer ! Le silence, ou est sa racine, est-il une gloire du non-etre ou une domination de l'etre ? 11 est « profond ». Mais ou est la racine de sa profondeur ? Dans l'univers ou prient les sources qui vont naitre, ou bien dans le cceur d'un homme qui a souffert ? Et a quelle hauteur de l'etre doivent s'ouvrir les oreilles qui ecoutent ? Pour nous, philosophe de l'adjectif, nous sommes pris dans les em-barras de la dialectique du profond et du grand ; de l'infiniment reduit qui approfondit ou du grand qui s'etend sans limite. A quelle profondeur de l'etre ne descend-il pas ce court [166] dialogue entre Violaine et Mars dans L'annonce faite a Marie. II noue en quelques mots l'ontologie de l'invisible et de l'inaudible. Violaine (aveugle). — J'entends... Mara — Qu'entends-tu ? Violaine. — Les choses exister avec moi. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 207 La touche est ici tellement profonde qu'on devrait longuement me-diter sur un monde qui existe en profondeur par sa sonorite, un monde dont toute l'existence serait l'existence des voix. La voix, etre fragile et ephemere, peut temoigner des plus fortes realites. Elle prend, dans les dialogues de Claudel — on en trouverait aisement de nombreuses preuves — les certitudes d'une realite unissant l'homme et le monde. Mais avant de parier, il faut entendre. Claudel fut un grand ecoutant. XIII Nous venons de trouver unies dans la grandeur d'etre la transcen-dance de ce qu'on voit et la transcendance de ce qu'on entend. Pour indiquer d'un trait plus simple cette double transcendance nous pou-vons retenir l'audace du poete qui ecrit156 : Je m'entendais fermer les yeux, les rouvrir, Tout reveur solitaire sait qu'il entend autrement quand il ferme les yeux. Pour reflechir, pour ecouter la voix interieure, pour ecrire la phrase centrale, condensee, qui dit le « fond » de la pensee, qui n'a pas du pouce et des deux premiers doigts serre sur ses paupieres, serre for-tement ? Alors l'oreille sait que les yeux sont clos, eile sait que la res-ponsabilite de l'etre qui pense, qui ecrit est en eile. La detente viendra quand on rouvrira les paupieres. Mais qui nous dira les reveries des yeux clos, demi-clos, ou grand ouverts. Qu'est-ce qu'il faut garder du monde pour s'ouvrir aux trans-cendances ? On peut lire dans le livre de J. Moreau, livre qui date de plus d'un siecle (loc. cit., p. 247) : « Le simple abaissement des paupieres suffit, chez certains malades, et pendant la veille, pour produire Loys MASSON, Icare ou le voyageur, ed. Seghers, p. 15. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 208 des hallucinations de la vue. » J. Moreau cite Baillarger et il ajoute : « L'abaissement des paupiěres ne produit pas seulement des hallucinations de la vue, mais encore des hallucinations de 1'ouie. » Que de reveries je me donne en réunissant ces observations des bons et vieux médecins et de ce doux poete qu'est Loys [167] Mas-son ! Comme le poete a l'oreille fine ! Quelle maitrise il a pour mener le jeu de ces appareils á réver: voir et entendre, ultra-voir et ultra-entendre, s'entendre voir. Un autre poete nous apprend, si Ton ose dire, á nous entendre écouter : « Écoute bien pourtant. Non pas mes paroles, mais le tumulte qui s'eleve en ton corps lorsque tu ťécoutes » 157. René Daumal saisit bien la un depart pour une phénoménologie du verbe écouter. En accueillant tous les documents de la fantaisie et des reveries qui aiment á jouer avec les mots, avec les impressions les plus éphéměres, nous avouons une fois de plus notre volonté de rester superficiel. Nous n'explorons que la couche mince des images naissantes. Sans doute, 1'image la plus fréle, la plus inconsistante peut révéler des vibrations profondes. Mais il faudrait une enquéte ďun autre style pour dégager la métaphysique de tous les au-delá de notre vie sensible. En particulier, pour dire comment le silence travaille á la fois le temps de 1'homme, la parole de 1'homme, 1'étre de 1'homme, il faudrait un grand livre. Ce livre est écrit. II faut lire de Max Picard : Le monde du silence 158. René DAUMAL, Poesie noire, poesie blanche, éd. Gallimard, p. 42. Max PICARD, Die Welt des Schweigens, Rentsch Verlag, 1948, Zurich, trad. : Le monde du silence, trad. J. J. ANSTETT, Paris, P. U. F., 1954. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 209 [168] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre VIII L'IMMENSITE INTIME « Le monde est grand, mais en nous il est profond comme la mer. » Rilke. « L'espace m'a toujours rendu silencieux. » (Jules Valles, L'enfant, p. 238.) I Retour a la table des matieres L'immensite est, pourrait-on dire, une categorie philosophique de la reverie. Sans doute, la reverie se nourrit de spectacles varies, mais par une sorte d'inclination native, elle contemple la grandeur. Et la contemplation de la grandeur determine une attitude si speciale, un etat d'ame si particulier que la reverie met le reveur en dehors du monde prochain, devant un monde qui porte le signe d'un infini. Par le simple souvenir, loin des immensites de la mer et de la plai-ne, nous pouvons, dans la meditation, renouveler en nous-memes les resonances de cette contemplation de la grandeur. Mais s'agit-il vrai-ment alors d'un souvenir ? L'imagination, a elle seule, ne peut-elle pas grandir sans limite les images de l'immensite ? L'imagination n'est-elle pas deja active des la premiere contemplation ? En fait, la reverie est un etat entierement constitue des l'instant initial. On ne la voit guere commencer et cependant elle commence toujours de la meme manie- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 210 re. Elle fuit l'objet proche et tout de suite eile est loin, ailleurs, dans l'espace de Vailleurs 159. Quand cet ailleurs est naturel, quand il ne se löge pas dans les maisons du passe, il est immense. Et la reverie est, pourrait-on dire, contemplation premiere. Si nous pouvions analyser les impressions d'immensite, les [169] images de l'immensite ou ce que l'immensite apporte ä une image, nous entrerions bientot dans une region de la phenomenologie la plus pure — une phenomenologie sans phenomenes ou, pour parier moins paradoxalement, une phenomenologie qui n'a pas ä attendre que les phenomenes de l'imagination se constituent et se stabilisent en des images achevees pour connaitre le flux de production des images. Au-trement dit, comme l'immense n'est pas un objet, une phenomenologie de rimmense nous renverrait sans circuit ä notre conscience imaginan-te. Dans l'analyse des images d'immensite nous realiserions en nous l'etre pur de l'imagination pure. II apparaitrait alors clairement que les ceuvres d'art sont les sous-produits de cet existentialisme de l'etre imaginant. Dans cette voie de la reverie d'immensite, le veritable pro-duit, c'est la conscience d'agrandissement. Nous nous sentons promus ä la dignite de l'etre admirant. Des lors, dans cette meditation, nous ne sommes pas «jetes dans le monde » puisque nous ouvrons en quelque sorte le monde dans un depassement du monde vu tel qu'il est, tel qu'il etait avant que nous revions. Meme si nous sommes conscients de notre etre chetif — par Taction meme d'une brutale dialectique nous prenons conscience de la grandeur. Nous sommes alors rendus ä une activite naturelle de notre etre immensifiant. L'immensite est en nous. Elle est attachee ä une sorte d'expansion d'etre que la vie refrene, que la prudence arrete, mais qui reprend dans la solitude. Des que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous revons dans un monde immense. L'immensite est le mouvement de l'homme immobile. L'immensite est un des caracteres dynamiques de la reverie tranquille. Cf. SUPERVIELLE, L'escaliex, p. 124. «La distance m'entraine en son mouvant exil. » Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 211 Et puisque nous prenons tout notre enseignement philosophique chez les poétes, lisons ici Pierre Albert-Birot qui nous dit tout en trois vers 160 : Et je me crée d'un trait de plume Maitre du Monde, Homme illimité. II Si paradoxal que cela paraisse, c'est souvent cette immensité inté-rieure qui donne sa veritable signification ä certaines expressions tou-chant le monde qui s'offre ä notre vue. Pour discuter sur un exemple precis, examinons d'un peu prés ä quoi correspond [170] ľimmensité de la Forét. Cette « immensité » nait d'un corps d'impressions qui ne relévent pas vraiment des renseignements du géographe. II n'est pas besoin d'etre longtemps dans les bois pour connaitre l'impression tou-jours un peu anxieuse qu'on « s'enfonce » dans un monde sans limite. Bientôt, si l'on ne sait ou l'on va, on ne sait plus oü l'on est. II nous sera facile d'apporter des documents littéraires qui seront autant de variations sur ce théine d'un monde illimité, attribut, primitif des images de la forét. Mais une page bréve, d'une singuliére profondeur psy-chologique, page empruntée au livre si positif de Marcault et Therese Brosse, va nous permettre de bien fixer le theme central. lis écri-vent161 : « La forét surtout, avec le mystére de son espace indéfini-ment prolongé au dela du voile de ses troncs et de ses feuilles, espace voile pour les yeux, mais transparent ä Taction, est un veritable trans-cendant psychologique » 162. Nous hésiterions, quant ä nous, devant le Pierre ALBERT-BIROT, Les amusements naturels, p. 192. MARCAULT et Therese BROSSE, L'education de demain, p. 255. « Le caractere sylvestre est d'etre clos en meme temps qu'ouvert de routes parts. A. PIEYRE DE MANFIARGUES, Le lis de mer, 1956, p. 57. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 212 terme de transcendant, psychologique. Du moins, il est un bon index pour dinger la recherche phenomenologique vers les au-delä de la Psychologie courante. Comment mieux dire que les fonctions de la description — aussi bien de la description psychologique que la description objective — sont ici inoperantes. On sent qu'il y a autre chose ä exprimer que ce qui s'offre objectivement ä l'expression. Ce qu'il faudrait exprimer, c'est la grandeur cachee, une profondeur. Loin de se livrer ä la prolixite des impressions, loin de se perdre dans le detail de la lumiere et des ombres, on se sent devant une impression « essentielle » qui cherche son expression, bref dans la perspective de ce que nos auteurs appellent, un «transcendant psychologique». Comment mieux dire si l'on veut « vivre la foret» qu'on se trouve devant une immensite sur place, devant l'immensite sur place de sa profondeur. Le poete sent cette immensite sur place de la foret ancienne 163 : Foretpieuse, foret brisee oü Von n'enlevepas les morts Infiniment fermee, serree de vieilles tiges droites roses Infiniment resserree en plus vieux et grisfardes Sur la couche de mousse enorme et profonde en cri de velours. Le poete ici ne decrit pas. II sait bien que sa täche est plus grande. La foret pieuse est, brisee, fermee, serree, resserree. Elle amasse sur place son infinite. II dira dans la suite du poeme la [171] symphonie d'un vent« eternel » qui vit dans le mouvement des cimes. Ainsi, la « foret » de Pierre-Jean Jouve est immediatement sacree, sacree de par la tradition de sa nature, loin de toute histoire des homines. Avant que les dieux y fussent, les bois etaient sacres. Les dieux sont venus habiter les bois sacres. lis n'ont fait qu'ajouter des singularity humaines, trop humaines ä la grande loi de la reverie de la foret. Meme quand un poete evoque une dimension de geographe, il sait d'instinct que cette dimension se lit sur place parce qu'elle est enraci-nee dans une valeur onirique particuliere. Ainsi, lorsque Pierre Gue-guen (La Bretagne, p. 71) evoque «la Foret profonde » (la foret de Pierre-Jean JOUVE, Lyrique, ed. Mercure de France, p. 13. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 213 Broceliande), il ajoute bien une dimension, mais ce n'est pas la dimension qui révěle 1'intensité d'image. En disant que la Forét profonde s'appelle aussi « La Terre Tranquille, á cause de (son) silence prodi-gieux, caillé en trente lieues de verdure », Gueguen nous appelle á une tranquillité « transcendante », á un silence « transcendant ». Car la forét bruit, car la tranquillité « caillée » tremble, frissonne, s'anime de mille vies. Mais ces bruits et, ces mouvements ne dérangent pas le silence et la tranquillité de la forét. Quand on vit la page de Gueguen, on sent que le poete a apaisé toute anxiété. La paix de la forét est pour lui une paix de l'ame. La forét est un état d'ame. Les poětes le savent. Les uns l'indiquent d'un trait comme Jules Supervielle qui sait que nous sommes dans les heures paisibles Habitants délicats desforéts de nous-mémes. Les autres, plus discursivement, comme René Ménard, présentant un admirable album ďarbres oú á chaque arbre est associé un poete. Voici la forét intime de Ménard : « Me voici traverse de rayons, scellé de soleil et d'ombre... J'habite une bonne épaisseur... Labri m'appelle. Je rentre le cou dans ses épaules de frondaisons... Dans la forét, je suis en mon entier. Tout est possible dans mon cceur comme dans les caches de ravines. Une distance touffue me séparé des morales et des villes 164. » Mais il faut lire tout ce poéme en prose qui est animé, comme le dit le poete, d'une « apprehension révérencielle devant l'lmagination de la Creation. » Dans les domaines de phénoménologie poétique que nous étu-dions, il y a un adjectif dont le métaphysicien de l'imagination [172] doit se méfier : c'est l'adjectif ancestral. A cet adjectif, en effet, correspond une valorisation trop rapide, souvent toute verbale, jamais bien surveillée, qui fait manquer le caractěre direct de l'imagination des profondeurs, voire, en general, la psychologie des profondeurs. La forét « ancestrale » est alors un « transcendant psychologique » á bon marché. La forét ancestrale est une image pour livres d'enfants. S'il y René MÉNARD, Le livre des arbres, éd. : Arts et Metiers graphiques, Paris, 1956, pp. 6 et 7. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 214 a, á 1'égard de cette image, un probléme phénoménologique á poser, c'est de savoir pour quelle raison actuelle, en vertu de quelle valeur d'imagination en acte, une telle image nous séduit, nous parle. Une lointaine impregnation venant de l'infini des ages est une hypoťhěse psychologique gratuite. Une telle hypothěse serait une invitation á la paresse si elle était retenue par un phénoménologue. En ce qui nous concerne, nous nous croyons oblige á établir 1'actualité des archetypes. De toute maniěre, le mot ancestral, dans le rěgne des valeurs d'imagination est un mot á expliquer ; ce n'est pas un mot explicatif. Mais qui nous dira la dimension temporelle de la Forét ? L'histoire n'y suffit pas. II faudrait savoir comment la Forét vit son grand age, pourquoi il n'y a pas, dans le rěgne de l'imagination, de jeunes foréts. Pour moi, je ne sais méditer que les choses de mon pays. Je sais vivre, Gaston Roupnel, l'inoubliable ami, me l'a appris, la dialectique des étendues champétres et des étendues boisées 165. Dans le vaste monde du non-moi, le non-moi des champs n'est pas le méme que le non-moi des foréts ! La forét est un avant-moi, un avant-nous. Pour les champs et les prairies, mes réves et mes souvenirs les accompagnent dans tous les temps du labour et des moissons. Quand s'assouplit la dialectique du moi et du non-moi, je sens les prairies et les champs avec moi, dans l'avec-moi, l'avec-nous. Mais la forét rěgne dans 1'antécédent. Dans tel bois que je sais, mon grand-pěre s'est perdu. On me l'a conté, je ne l'ai pas oublié. Ce fut dans un jadis oú je ne vivais pas. Mes plus anciens souvenirs ont cent ans ou un rien de plus. Voilá ma forét ancestrale. Et tout le reste est littérature. Gaston ROUPNEL, La campagne frangaise, chap. : « La forét », éd. Club des Libraires de France, p. 75 et suiv. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 215 III Dans de telles reveries qui s'emparent de 1'homme meditant, les details s'effacent, le pittoresque se decolore, l'heure ne sonne plus et l'espace s'etend sans limite. A de telles reveries, on peut [173] bien don-ner le nom de reveries d'infini. Avec les images de la foret « prof on-de », nous venons de donner une esquisse de cette puissance d'immen-site qui se revele dans une valeur. Mais on peut suivre le chemin inverse et, devant une immensite evidente, comme l'immensite de la nuit, le poete peut nous indiquer les voies de la profondeur intime. Une page de Milosz va nous servir de centre pour eprouver la conson-nance de l'immensite du monde et la profondeur de l'etre intime. Dans L'amoureuse initiation (p. 64), Milosz ecrit: « Je contem-plais le jardin de merveilles de l'espace avec le sentiment de regarder au plus profond, au plus secret de moi-meme ; et je souriais, car je ne m'etais jamais reve si pur, si grand, si beau ! Dans mon cceur eclata le chant de grace de l'univers. Toutes ces constellations sont tiennes, el-les sont en Loi; elles n'ont point de realite en dehors de ton amour ! Helas ! Combien le monde apparait terrible a qui ne se connait pas ! Quand tu te sentais seul et abandonne devant la mer, songe qu'elle devait etre la solitude des eaux, dans la nuit, et la solitude de la nuit dans l'univers sans fin ! » Et le poete continue ce duo d'amour du re-veur et du monde, faisant du monde et, de 1'homme deux creatures conjointes paradoxalement unies dans le dialogue de leur solitude. En une autre page, dans une sorte de meditation-exaltation, unis-sant les deux mouvements qui concentrent et qui dilatent, Milosz ecrit (loc. cit., p. 151) : « Espace, espace qui separez les eaux ; mon joyeux ami, comme je vous aspire avec amour ! Me voici done comme l'ortie en fleur dans le soleil doux des mines, et, comme le caillou au tran-chant de la source, et comme le serpent dans la chaleur de l'herbe ! Eh quoi, l'instant est-il vraiment l'eternite ? L'eternite est-elle vraiment l'instant ? » Et la page continue liant l'infime a l'immense, l'ortie blan- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 216 che au ciel bleu. Toutes les contradictions aigues comme celle du cail-lou tranchant et du flot clair, les voila assimilees, aneanties, des que l'etre revant a depasse la contradiction du petit et du grand. Cet espace de l'exaltation franchit toute limite (p. 155) : « Ecroulez-vous, bornes sans amour des horizons ! Apparaissez, lointains veritables ! » Et p. 168 : « Tout etait lumiere, douceur, sagesse ; et dans l'air irreel, le lointain faisait signe au lointain. Mon amour enveloppait l'univers. » Bien entendu, si notre but en ces pages etait d'etudier objective-ment les images de l'immensite, il nous faudrait ouvrir un dossier vo-lumineux ; car l'immensite est un theme poetique inepuisable. Nous avons aborde le probleme dans un livre anterieur 166 [174] en insistant sur la volonte d'affrontement de l'homme meditant devant un univers infini. Nous avons pu parler d'un complexe spectaculaire ou l'orgueil de voir est le noyau de la conscience de l'etre contemplant. Mais le probleme que nous envisageons dans le present ouvrage est celui d'une participation plus detendue aux images de l'immensite, un commerce plus intime du petit et du grand. Nous voudrions, en quel-que sorte, liquider le complexe spectaculaire qui peut durcir certaines valeurs de la contemplation poetique. IV Dans l'ame detendue qui medite et qui reve, une immensite semble attendre les images de l'immensite. L'esprit voit et revoit des objets. L'ame dans un objet trouve le nid d'une immensite. Nous en aurons des preuves variees si nous suivons les reveries qui s'ouvrent, dans l'ame de Baudelaire, sous le seul signe du mot vaste. Vaste est, un des mots les plus baudelairiens, le mot qui, pour le poete, marque le plus naturellement l'infinite de l'espace intime. Cf. La terre et les reveries de la volonte, chap. XII, § VII : « La terre immense ». Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 217 Sans doute, on trouverait des pages oü le mot vaste n'a que sa pau-vre signification de geometrie objective : « Autour d'une vaste table ovale... » est-il dit dans une description des Curiosites esthetiques (p. 390). Mais quand on se sera rendu hypersensible au mot, on verra qu'il est une adhesion ä une heureuse ampleur. Au surplus, si Ton faisait une statistique des divers emplois du mot vaste chez Baudelaire, on serait frappe que l'emploi du mot dans sa signification objective positive est rare en comparaison des cas oü le mot a des resonances intimes 161. Baudelaire qui a tant d'eloignement pour les mots dictes par l'habi-tude, Baudelaire qui, en particulier, pense avec soin ses adjectifs en evitant de les prendre comme une sequelle du substantif, ne surveille pas l'emploi du mot vaste. Ce mot s'impose ä lui quand la grandeur touche une chose, une pensee, une reverie. Nous allons donner quelques indications sur cette etonnante variete d'emploi. Le mangeur d'opium, pour profiter de la reverie calmante, doit avoir de « vastes loisirs » 168. La reverie est favorisee 169 par [175] « les vastes silences de la Campagne ». Alors « le monde moral ouvre des vastes perspectives, pleines de claries nouvelles » 170. Certains reves sont poses « sur la vaste toile de la memoire ». Baudelaire parle encore d'un « homme, en proie ä de grands projets, oppresse par de vastes pensees ». Veut-il definir une nation ? Baudelaire ecrit: « Les nations... vastes animaux dont l'organisation est adequate ä leur milieu ». II y re-vient171 : « Les nations, vastes etres collectifs. » Voilä bien un texte oü le mot vaste augmente la tonalite de la metaphore ; sans le mot vaste, valorise par lui, Baudelaire aurait peut-etre recule devant la pauvre-te de la pensee. Mais le mot vaste sauve tout et. Baudelaire ajoute : Le mot vaste n'est cependant pas répertorié dans l'excellent index qui termine l'ouvrage : Fusées et journaux intimes, éd. Jacques Crépet (Mercure de France). BAUDELAIRE, Le mangeur d'opium, p. 181. BAUDELAIRE, Les paradis artificiels, p. 325. Loc. cit.,p. 169, p. 172, p. 183. BAUDELAIRE, Curiosites esthetiques, p. 221. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 218 une teile comparaison sera comprise du lecteur pour peu qu'il soit familiarise « ä ces vastes contemplations ». Ce n'est pas trop dire que le mot vaste est, chez Baudelaire, un veritable argument metaphysique par lequel sont unis le vaste monde et les vastes pensees. Mais n'est-ce point du cote de l'espace intime que la grandeur est le plus active ? Cette grandeur ne vient pas du spectacle, mais de la profondeur insondable des vastes pensees. Dans les Journaux intimes {loc. cit., p. 29), Baudelaire ecrit en effet: « Dans certains etats de l'äme presque surnaturels, la profondeur de la vie se revele tout entiere dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux. II en devient le symbole. » C'est bien la un texte qui designe la direction phenomenologique que nous nous efforcons de suivre. Le spectacle exterieur vient aider ä deplier une grandeur intime. Le mot vaste est aussi, chez Baudelaire, le mot, de la supreme Synthese. Quelle difference il y a entre les demarches discursives de l'es-prit et les pouvoirs de l'äme, on le saura si l'on medite cette see 172 : « L'äme lyrique fait, des enjambees vastes comme des syntheses ; l'esprit, du romancier se delecte dans l'analyse. » Ainsi, sous le signe du mot vaste, l'äme trouve son etre syntheti-que. Le mot vaste reunit les contraires. « Vaste comme la nuit et comme la clarte. » Dans le poeme du haschisch 173, on trouve les elements de ce vers fameux, du vers qui hante la memoire de tous les baudelairiens : « Le monde moral ouvre des vastes perspectives, pleine de claries nouvelles ». Et c'est ainsi la nature « morale », le temple « moral» qui porte la [176] grandeur dans sa vertu initiale. Tout le long de l'ceuvre du poete, on peut suivre Taction d'une « vaste unite » toujours prete ä unir les richesses desor-donnees. L'esprit philosophique discute sans fin sur les rapports de l'un et du multiple. La meditation baudelairienne, veritable type de meditation poetique, trouve une unite profonde et tenebreuse dans la puissance meme de la synthese par laquelle les diverses impressions des sens seront mises en correspondance. Les « correspondances » ont ete souvent etudiees trop empiriquement, comme des faits de la sensi- BAUDELAIRE, L'art romantique, p. 369. BAUDELAIRE, Les paradis artificiels, p. 169. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 219 bilité. Or, les claviers sensibles ne coincident guěre ďun réveur ä un autre. Le benjoin, en dehors de la joie ďoreille qu'il offre ä tout lec-teur, n'est pas donné ä tout le monde. Mais, děs les premiers accords du sonnet Correspondances, Taction synthétique de l'äme lyrique est ä l'ceuvre. Méme si la sensibilitě poétique jouit des mille variations du thěme, des « correspondances », il faut reconnaitre que le thěme est en lui-méme une jouissance supreme. Et précisément, Baudelaire dit qu'en de telles occurrences, «le sentiment de l'existence est immen-sément augmente » 174. Nous découvrons ici que Yimmensité du cóté de l'intime est une intensitě, une intensitě d'etre, 1'intensité ďun étre qui se développe dans une vaste perspective ďimmensité intime. En leur principe, les «correspondances» accueillent 1'immensité du monde et la transforment en une intensitě de notre étre intime. Elles instituent des transactions entre deux types de grandeur. On ne peut oublier que Baudelaire a vécu ces transactions. Le mouvement lui-méme a, pour ainsi dire, un volume heureux. Baudelaire va le faire entrer, par son harmonie, dans la catégorie es-thétique du vaste. Du mouvement d'un navire 175, Baudelaire écrit: « L'idee poétique qui se dégage de cette operation du mouvement dans les lignes est 1'hypothěse d'un étre vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d'un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines. » Ainsi le navire, beau volume appuyé sur les eaux, contient l'infini du mot vaste, du mot qui ne décrit pas, mais qui donne l'etre premier ä tout ce qui doit étre dé-crit. Sous le mot vaste, il y a, chez Baudelaire, un complexe d'images. Ces images s'approfondissent mutuellement parce qu'elles croissent sur un étre vaste. Au risque de disperser notre demonstration, nous avons essayé d'indiquer tous les points d'affleurement ou dans l'ceuvre [177] de Baudelaire apparait cet étrange adjectif, étrange parce qu'il confere la grandeur ä des impressions qui n'ont entre elles rien de commun. Mais, pour que notre demonstration ait plus d'unite, nous allons encore suivre une ligne d'images, une ligne de valeurs qui vont nous montrer que, chez Baudelaire, 1'immensité est une dimension intime. BAUDELAIRE, Journaux intimes, p. 28. Loc. cit., p. 33. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 220 Rien n'exprime mieux le caractěre intime de la notion d'immensite que les pages consacrées par Baudelaire á Richard Wagner 176. Baudelaire donne, pourrait-on dire, trois états de cette impression d'immensite. II cite d'abord le programme du concert oú fut donnée l'ou-verture de Lohengrin (loc. cit., p. 212). « Děs les premieres mesures, l'ame du pieux solitaire qui attend le vase sacré plonge dans les espa-ces infinis. II voit se former peu á peu une apparition étrange qui prend un corps, une figure. Cette apparition se precise davantage, et la troupe miraculeuse des anges, portant au milieu d'eux la coupe sacrée, passe devant lui. Le saint cortege approche, le cceur de l'elu de Dieu s'exalte peu á peu ; il s'elargit, il se dilate ; d'ineffables aspirations s'eveillent en lui ; il cede á la beatitude croissante, et se trouvant tou-jours rapproché de la lumineuse apparition, et quand enfin le Saint-Graal lui-méme apparait au milieu du cortege sacré, il s'abime dans une adoration extatique, comme si le monde entier eut soudainement disparu. » Tous les passages sont ici soulignés par Baudelaire lui-méme. lis nous font bien sentir la dilatation progressive de la reverie jusqu'au point supreme oú 1'immensité née intimement dans un sentiment d'extase dissout et absorbe, en quelque maniěre, le monde sensible. Le deuxiěme état de ce que nous croyons pouvoir appeler un ac-croissement d'etre est donné par un texte de Listz. Ce texte nous fait participer á l'espace mystique (p. 213) né de la meditation musicale. Sur « une large nappe dormante de melodie, un ether vaporeux... s'etend ». Dans la suite du texte de Listz, les métaphores de la lumiěre aident á saisir cette extension d'un monde musical transparent. Mais ces textes ne font que preparer la page personnelle de Baudelaire, page oú les « correspondances » vont apparaitre comme diverses augmentations des sens, chaque agrandissement d'une image agrandis-sant la grandeur d'une autre image. L'immensite se développe. Baudelaire, cette fois tout entier á l'onirisme de la musique, connait, dit-il, « une de ces impressions heureuses [178] que presque tous les homines imaginatifs ont connues, par le réve, dans le sommeil. Je me sen-tais délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvais par le souvenir l'extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts. En sorte que je BAUDELAIRE, L'art romantique, § X. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 221 me peignais involontairement 1'état, délicieux d'un homme en proie á une grande reverie, dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumiere diffuse ; Yimmensité sans autre decor qu'elle-meme ». Dans la suite du texte, on trouverait bien des elements pour une phénoménologie de l'extension, de l'expansion, de l'extase — bref pour une phénoménologie du prefixe ex. Mais, longuement préparée par Baudelaire, nous venons d'atteindre la formule qui doit étre mise au centre de nos observations phénoménologiques : une immensité sans autre décor qu'elle-méme. Cette immensité, Baudelaire vient de nous le dire en detail, est une conquéte de 1'intimité. La grandeur pro-gresse dans le monde á mesure que 1'intimité s'approfondit. La reverie de Baudelaire ne s'est pas formée devant un univers contemplé. Le poete — il le dit — měne sa reverie les yeux fermés. II ne vit pas de souvenirs. Son extase poétique est devenue peu á peu une vie sans événement. Les anges qui mettaient des ailes bleues dans le ciel ont fondu dans un bleu universel. Lentement, 1'immensité s'institue en va-leur premiére, en valeur intime premiére. Quand il vit vraiment le mot immense, le réveur se voit libéré de ses soucis, de ses pensées, libéré de ses réves. II n'est plus enfermé dans son poids. II n'est plus prison-nier de son propre étre. Si 1'on suivait les voies normales de la psychologie pour étudier ces textes baudelairiens, on pourrait conclure que le poete, en abandon-nant les décors du monde pour vivre le seul « décor » de 1'immensité ne peut connaitre qu'une abstraction, ce que les anciens psychologues appelaient une « abstraction réalisée ». L'espace intime ainsi travaillé par le poete ne serait que le pendant de l'espace extérieur des géomě-tres qui, eux aussi, veulent l'espace infini sans autre signe que 1'infini lui-méme. Mais une telle conclusion méconnaitrait les demarches concretes de la longue reverie. A chaque fois que la reverie abandonne ici un trait trop imagé, elle gagne une étendue supplémentaire de 1'étre intime. Sans méme avoir le benefice de 1'audition de Tannhauser, le lecteur qui médite les pages baudelairiennes en détaillant les états suc-cessifs de la reverie du poete ne peut manquer de se rendre compte qu'en écartant de trop faciles métaphores il est appelé á une ontologie de la profondeur humaine. Pour Baudelaire, le destin poétique de 1'homme est [179] d'etre le miroir de 1'immensité, ou plus exactement Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 222 encore, l'immensite vient prendre conscience d'elle-meme en l'homme. Pour Baudelaire, l'homme est un étre vaste. Ainsi, dans bien des directions, nous croyons avoir prouvé que, dans la poétique de Baudelaire, le mot vaste n'appartient pas vraiment au monde objectif. Nous voudrions ajouter une nuance phénoménolo-gique de plus, une nuance qui relěve de la phénoménologie de la parole. A notre avis, pour Baudelaire, le mot vaste est une valeur vocale. Cest un mot prononcé, jamais seulement lu, jamais seulement vu dans les objets auxquels on l'attache. II est de ces mots qu'un écrivain dit toujours tout bas tandis qu'il l'ecrit. Que ce soit dans le vers ou dans la prose, il a une action poétique, une action de poesie vocale. Ce mot est tout de suite en relief sur les paroles voisines, en relief sur les images, en relief peut-étre sur la pensée. Cest une « puissance de la parole » 177'. Děs que nous lisons le mot chez Baudelaire, dans la mesure du vers ou dans l'ampleur des périodes des poěmes en prose, il semble que le poete nous oblige á le prononcer. Le mot vaste est alors un vocable de la respiration. II se place sur notre souffle. II demande que le souffle soit lent et calme 178. Et toujours, en effet, dans la poétique de Baudelaire, le mot vaste appelle un calme, une paix, une sérénité. II traduit une conviction vitale, une conviction intime. II nous apporte l'echo des chambres secretes de notre étre. Cest un mot grave, ennemi des turbulences, hostile aux exces de voix de la declamation. On le briserait dans une diction asservie á la mesure. II faut que le mot vaste rěgne sur le silence paisible de l'etre. Si j'etais psychiatre, au malade qui souffre d'angoisse, je conseille-rais, děs l'apparition de la crise, de lire le poěme de Baudelaire, de dire bien doucement le mot baudelairien dominateur, ce mot vaste qui donne calme et unite, ce mot qui ouvre un espace, qui ouvre l'espace illimité. II nous apprend, ce mot, á respirer avec l'air qui repose sur Cf. Edgar POE, La puissance de la parole, apud Nouvelles histoires extraordinaires, trad. Baudelaire, p. 238. Pour Victor HUGO, le vent est vaste. Le vent dit: Je suis ce grand passant, vaste, invincible et vain (Dieu, p. 5). Dans les trois derniers mots, les levres ne bougent guere en prononcant les v. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 223 l'horizon, loin des murs des prisons chimériques qui nous angoissent. 11 a une vertu vocale qui travaille sur le seuil méme des puissances de la voix. Panzera, [180] le chanteur sensible ä la poesie, me disait un jour qu'aux dires de psychologues expérimentaux on ne peut penser la voyelle a sans que s'innervent les cordes vocales. La lettre a sous les yeux, déja la voix veut chanter. La voyelle a, corps du mot vaste, s'isole dans sa délicatesse, anacoluthe de la sensibilitě qui parle. Ne semble-t-il pas que les nombreux commentaires qui ont été faits sur les « correspondances baudelairiennes » aient oublié ce sixiěme sens qui travaille ä modeler, ä moduler la voix. Car c'est un sixiěme sens, venu aprěs les autres, au-dessus des autres, que cette petite harpe éolienne, delicate entre toutes, placée par la nature ä la porte de notre souffle. Elle frémit, cette harpe, au simple mouvement des métapho-res. Par elle, la pensée humaine chante. Quand je continue ainsi sans fin mes reveries de philosophe indocile, j'en viens ä penser que la voyelle a est la voyelle de 1'immensité. C'est un espace sonore qui commence en un soupir et qui s'etend sans limite. Dans le mot vaste, la voyelle a conserve toutes ses vertus de voca-lité agrandissante. Considéré vocalement, le mot vaste n'est plus sim-plement dimensionnel. 11 recoit, comme une douce matiěre, les puissances balsamiques du calme illimité. Avec lui, l'illimité entre dans notre poitrine. Par lui, nous respirons cosmiquement, loin des angois-ses humaines. Pourquoi négligerions-nous le moindre facteur dans la mesure des valeurs poétiques ? Tout ce qui contribue ä donner ä la poesie son action psychique decisive doit étre inclus dans une philosophic de l'imagination dynamique. Parfois, les valeurs sensibles les plus différentes et les plus délicates se relaient pour dynamiser et agrandir le poěme. Une longue recherche de correspondances baudelairiennes devrait élucider la correspondance de chaque sens avec la parole. Parfois le son d'un vocable, la force d'une lettre ouvre ou fixe la pensée profonde du mot. On lit dans le beau livre de Max Picard, Der Mensch und das Wort: « Das W in Welle bewegt die Welle im Wort mit, das H in Hauch lässt den Hauch aufsteigen, das t in fest und hart Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 224 macht fest und hart179. » Avec de telies remarques, le philosophe du Monde du silence nous porte aux points de sensibilitě extréme oů les phénoměnes phonétiques et les phénoměnes de logos viennent, quand le langage a toute sa noblesse, s'harmoniser. Mais quelle lenteur de meditation il faudrait savoir acquérir pour que nous vivions la poesie intérieure [181] du mot, ľimmensité intérieure ďun mot. Tous les grands mots, tous les mots appelés ä la grandeur par un poete sont des clefs d'univers, du double univers du Cosmos et des profondeurs de ľäme humaine. V Ainsi, il nous semble prouve que chez un grand poete comme Baudelaire, on peut entendre plus qu'un echo venu de l'exterieur, mais un appel intime de 1'immensite. Nous pouvions done dire, dans le style philosophique, que l'immensite est une « categorie » de l'imagination poetique et non pas seulement une idee generale formee dans la contemplation de spectacles grandioses. Pour donner, en maniere de contraste, un exemple d'une immensite « empirique », nous commen-terons une page de Taine. Nous allons y voir en action, au lieu de la poesie, la mauvaise litterature, celle qui veut ä tout prix l'expression pittoresque, füt-ce aux depens des images fondamentales. Dans le Voyage aux Pyrenees (p. 96), Taine ecrit: « La premiere fois que je vis la mer j'eus le desenchantement le plus desagreable... Je cms voir une des longues plaines de betteraves qu'on trouve aux environs de Paris, coupees de carres de choux verts, et, de bandes d'orges rousses. Les voiles lointaines ressemblaient aux ailes des pigeons qui reviennent. La perspective me semblait etroite ; les tableaux des pein- Max PICARD, Der Mensch und das Wort, Eugen Rentsch Verlag, Zurich, 1955, p. 14. II va de soi qu'une telle phrase ne doit pas etre traduite puisqu'elle demande qu'on tende l'oreille ä la vocalite de la langue allemande. Chaque langue a ses mots de grande vocalite. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 225 tres m'avaient presente la mer plus grande. II me fallut trois jours pour retrouver le sentiment de l'immensite. » Betteraves, orges, choux et pigeons sont bien artificiellement asso-cies ! Les reunir en une «image » ne pourrait guere etre qu'un accident de conversation pour quelqu'un qui ne veut dire que des choses « originales ». Comment devant la mer etre ä ce point obsede par le champ de betteraves des plaines ardennaises ? Le phenomenologue serait heureux de savoir comment, apres trois jours de privation, le philosophe a retrouve son « sentiment de l'immensite », par quel retour ä la mer contemplee naivement, il en a vu, enfin, la grandeur. Apres cet intermede, revenons aux poetes. VI Les poetes nous aideront ä decouvrir en nous une joie si expansive de contempler que nous vivrons parfois, devant un objet proche, l'agrandissement de notre espace intime. Ecoutons, [182] par exemple, Rilke, quand il donne son existence d'immensite ä l'arbre contem-ple 180. L'espace, hors de nous, gagne et traduit les choses : Si lu veux reussir Vexistence d'un arbre, Investis-le d'espace interne, cet espace Qui a son etre en toi. Cerne-le de contraintes. II est sans borne, et ne devient vraiment un arbre Que s'il s'ordonne au sein de ton renoncement. Poeme de juin 1924, traduit par Claude VIGEE, publie dans la revue Les Lettres, 4e annee, nos 14, 15, 16, p. 13. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 226 Dans les deux derniers vers, une obscurité mallarméenne oblige le lecteur ä méditer. 11 recoit du poete un beau probléme d'imagination. Le conseil: « Cerne l'arbre de contraintes » serait d'abord une obligation ä le dessiner, ä l'investir de limites dans l'espace extérieur. On obéirait alors aux regies simples de la perception, on serait « objec-tif », on n'imaginerait plus. Mais l'arbre est, comme tout, étre vrai, sai-si dans son étre « sans borne ». Ses limites ne sont que des accidents. Contre l'accident des limites, l'arbre a besoin que tu lui donnes tes images surabondantes, nourries de ton espace intime, de « cet espace qui a son étre en toi ». Alors, l'arbre et son réveur, ensemble, s'ordon-nent, grandissent. Jamais l'arbre, dans le monde du songe, ne s'etablit comme un étre achevé. 11 cherche son äme dit Jules Supervielle en un poéme 181 : Azur vivace d'un espace Ou chaque arbre se hausse au denouement des palmes A la recherche de son äme. Mais quand un poete sait qu'un étre du monde cherche son äme, c'est qu'il cherche la sienne. « Un long arbre frémissant touche tou-jours l'äme 182. » Rendu aux forces imaginaires, investi de notre espace intérieur, l'arbre entre avec nous dans une emulation de la grandeur. Dans un autre poéme d'aoüt 1914 (loc. cit., p. 11) Rilke avait dit: ... A travers nous s'envolent Les oiseaux en silence. O moi, qui veux grandir, Je re garde au dehors, et l'arbre en moi grandit. [183] Ainsi l'arbre a toujours un destin de grandeur. Ce destin il le pro-page. L'arbre agrandit ce qui l'entoure. Dans une lettre reproduite dans Jules SUPERVIELLE, L'escalier, p. 106. Henri BOSCO, Antoniu, p. 13. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 227 le petit Ii vre si humain de Ciaire Göll183, Rilke lui avait ecrit: « Ces arbres sont magnifiques, mais plus magnifique encore l'espace sublime et pathetique entre eux, comme si avec leur croissance il augmen-tait aussi. » Sans cesse les deux espaces, l'espace intime et l'espace exterieur viennent, si l'on ose dire, s'encourager dans leur croissance. Designer, comme le font ä juste titre les psychologues, l'espace vecu comme un espace affectif ne va cependant pas ä la racine des songes de la spatia-lite. Le poete va plus ä fond en decouvrant avec l'espace poetique un espace qui ne nous enferme pas dans une affectivite. Quelle que soit l'affectivite qui colore un espace, qu'elle soit triste ou lourde, des qu'elle est exprimee, poetiquement exprimee, la tristesse se tempere, la lourdeur s'allege. L'espace poetique, puisqu'il est exprime, prend des valeurs d'expansion. II appartient ä la phenomenologie de Vex. C'est du moins la these que nous voulons evoquer en toute occasion, these sur laquelle nous reviendrons dans un prochain ouvrage. Une preuve en passant: Quand le poete me dit184 « Je sais une tristesse ä l'odeur d'ananas » je suis moins triste, je suis plus doucement triste. » Dans ce commerce de la spatialite poetique qui va de l'intimite pro-fonde ä l'etendue indefinie reunies dans une meme expansion, on sent sourdre une grandeur. Rilke l'a dit: « Par tous les etres se deploie l'espace unique, espace intime au monde... » L'espace apparait alors au poete comme le sujet du verbe se de-ployer, du verbe grandir. Des qu'un espace est une valeur — et y a-t-il plus grande valeur que l'intimite ? — il grandit. L'espace valorise est Ciaire GÖLL, Rilke et les femmes, p. 63. Jules SUPERVIELLE, L'escalier, p. 123. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 228 un verbe ; jamais en nous ou hors de nous la grandeur n'est un « ob-jet». Donner son espace poétique ä un objet, c'est lui donner plus d'es-pace qu'il n'en a objectivement, ou pour mieux dire, c'est suivre l'ex-pansion de son espace intime. Pour garder ľhomogénéité, rappelons encore que Joe Bousquet exprime ainsi ľespace intime de ľarbre 185 : « Ľespace n'est nulle part. Ľespace est en lui comme le miel dans la ruche. » Dans le régne des images, le miel dans la ruche n'obéit pas ä ľélémentaire dialectique du contenu et du contenant. Le miel méta-phorique ne se laisse pas [184] enfermer. Ici, dans ľespace intime de ľarbre, le miel est tout autre chose qu'une mceľie. C'est le « miel de ľarbre » qui va parfumer la fleur. II est le soleil intérieur de ľarbre. Qui réve de miel sait bien que le miel est une puissance qui tour ä tour concentre et irradie. Si ľespace intérieur de ľarbre est, un miel, il donne ä ľarbre « l'expansion des choses infinies ». Bien entendu, on peut lire la page de Joe Bousquet sans s'arréter sur l'image. Mais si l'on aime ä aller ä fond d'image que de songes eile suscite ! Le philosophe de ľespace se met lui-méme ä réver. Si l'on aime les mots de métaphysique composée, ne peut-on pas dire que Joé Bousquet vient de nous révéler un espace-substance, le miel-espace ou l'espace-miel ? A chaque matiére sa localisation. A chaque substance son exstance. A chaque matiére la conquéte de son espace, sa puissance d'expansion au delä des surfaces par lesquelles un géométre vou-drait la définir. II semble alors que c'est par leur « immensité » que les deux espa-ces : ľespace de ľintimité et ľespace du monde deviennent conson-nants. Quand s'approfondit la grande solitude de l'homme, les deux immensités se touchent, se confondent. Dans une lettre, Rilke se tend, de toute son äme, vers « cette solitude illimitée, qui fait de chaque jour une vie, cette communion avec ľunivers, ľespace en un mot, ľespace invisible que l'homme peut pourtant habiter et qui l'entoure d'in-nombrables presences ». Combien concrete est cette coexistence des choses dans un espace que nous doublons de la conscience de notre existence. Le theme leib- Joé BOUSQUET, La neige d'un autre age, p. 92. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 229 nizien de l'espace, lieu des ccexistants, trouve en Rilke son poete. Chaque objet investi d'espace intime devient, dans ce ccexistentialis-me, centre de tout l'espace. Pour chaque objet, le lointain est le present, l'horizon a autant d'existence que le centre. VII Dans le rěgne des images, il ne saurait y avoir de contradiction et des ámes également sensibles peuvent sensibiliser la dialectique du centre et de l'horizon d'une maniěre différente. On pourrait proposer, á cet égard, une sortě de test de la plaine oú retentiraient des prises d'in-fini de types différents. Á une extremitě du test, on devrait placer ce que dit Rilke briěve-ment en une immense phrase : « La plaine est le sentiment qui nous grandit. » Ce théorěme d'anthropologie esthétique est énoncé avec une telle netteté qu'on sent poindre un théorěme [185] corrélatif qu'on pourrait, exprimer en ces termes : Tout sentiment qui nous grandit planifie notre situation dans le monde. Á 1'autre extremitě du test de la plaine, on placerait cette page de Henri Bosco 186. Dans la plaine, «je suis toujours ailleurs, un ailleurs flottant, fluide. Longuement absent de moi-méme, et present nulle part, j'accorde trop facilement 1'inconsistance de mes reveries aux es-paces illimités qui les favorisent ». Entre ces deux poles de la domination et de la dispersion, que de nuances on trouverait si Ton tenait, compte de l'humeur du réveur, des saisons et du vent. Et toujours, on trouverait des nuances entre les ré-veurs que la plaine apaise et ceux que la plaine inquiěte, nuances d'au-tant plus intéressantes á étudier que la plaine est souvent considérée comme un monde simplifié. Cest un des charmes de la phénoménolo- Henri BOSCO, Hyacinthe, p. 18. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 230 gie de 1'imagination poétique que de pouvoir vivre une nuance nouvel-le devant un spectacle qui appelle l'uniformite, qui se resume en une idée. Si la nuance est sincěrement vécue par le poete, le phénoméno-logue est sur de saisir un depart d'image. En toutes ces nuances, dans une enquéte plus fouillée que la notre, on devrait montrer comment elles s'integrent dans la grandeur de la plaine ou du plateau, dire par exemple pourquoi la reverie du plateau n'est jamais une reverie de la plaine. Cette etude est difficile parce que parfois 1'écrivain veut décrire, parce que l'ecrivain sait d'avance, en kilometres, la grandeur de sa solitude. Alors, on réve sur carte, on réve en géographe. Tel Loti, á l'ombre ďun arbre á Dakar, son port d'atta-che : « Les yeux tournés vers l'interieur du pays, nous interrogions rimmense horizon des sables 187. » Cet immense horizon des sables, n'est-ce pas un desert ďécolier, le Sahara des atlas scolaires ? Combien plus précieuses pour un phénoménologue sont les images du Desert dans le beau livre de Philippe Diolé : Le plus beau desert du monde! L'immensite dans le desert vécu retentit en une intensitě de l'etre intime. Comme dit Philippe Diolé, voyageur plein de songes 188, il faut vivre le desert « tel qu'il se reflěte á 1'intérieur de l'errant ». Et Diolé nous appelle á une meditation oú nous saurions — synthěse des contraires — vivre une concentration de Verrance. Pour Diolé, « ces montagnes en lambeaux, ces sables et ces fleuves morts, ces pierres et ce dur soleil », tout cet univers qui a le signe du desert est « annexe á l'espace du dedans ». Par cette annexion, la diversité des images est [186] unifiée dans la profondeur « de l'espace du dedans » 189. Formule decisive pour la demonstration que nous voulons faire de la corres- Pierre LOTI, Un jeune officierpauvre, p. 85. Ph. DIOLÉ, Le plus beau desert du monde, Albin Michel, p. 178. Henri BOSCO écrit aussi (L'antiquaire, p. 228) : « Dans le desert cache que nous portons en nous, oú a pénétré le desert du sable et de la pierre, l'etendue de l'ame se perd á travers 1'étendue infiniment inhabitée qui désole les solitudes de la terre. »Voir aussi p. 227. Ailleurs, sur un plateau denude, sur cette plaine qui touche le ciel, le grand réveur qui a écrit Hyacinthe, traduit dans sa profondeur le mimétisme du desert mi monde et du desert de lAine : En moi s'etendait de nouveau ce vide, et j'etais le desert dans le desert. La stance de meditation se termine sur cette note : « Je n'avais plus dáme. » (Henri BOSCO, Hyacinthe, p. 33, p. 34.) Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 231 pondance de l'immensite de l'espace du monde et de la profondeur de « l'espace du dedans ». D'ailleurs, cette intériorisation du Desert ne correspond pas chez Diolé ä la conscience d'un vide intime. Au contraire, Diolé nous fait vivre un drame d'images, le drame fondamental des images materielles de l'eau et de la sécheresse. En effet, «l'espace du dedans » est chez Diolé une adhesion ä une substance intime. II a longuement vé-cu, délicieusement vécu les experiences de la plongée en eau profon-de. L'Ocean est devenu pour lui un « espace ». A 40 metres sous la surface de l'eau, il a trouvé « l'absolu de la profondeur », une profondeur qui ne se mesure plus, une profondeur qui ne donnerait pas d'au-tres puissances de réves et de pensées si on la doublait ou si on la tri-plait. Par ses experiences de plongée, Diolé est entré vraiment dans le volume de l'eau. Et quand on vit, avec Diolé, en le suivant dans ses livres antecedents, cette conquéte de 1'intimité de l'eau, on en vient ä connaitre dans cet espace-substance un espace h une dimension. Une substance, une dimension, Et Ton est si loin de la terre, de la vie ter-restre, que cette dimension de l'eau porte le signe de l'illimite. Cher-cher le haut, le bas, la droite ou la gauche dans un monde si bien uni-fié par sa substance, c'est penser, ce n'est point vivre — c'est penser comme jadis dans la vie terrestre, ce n'est pas vivre dans le monde nouveau conquis en la plongée. Quant ä moi, avant de lire les livres de Diolé, je ne m'imaginais pas que Villimité était. si aisément ä notre portée. II suffit de réver ä la pure profondeur, ä la profondeur qui n'a pas besoin de mesure pour étre. Mais alors, pourquoi Diolé, ce psychologue, cet ontologue de la vie humaine sous-marine s'en va-t-il au Desert ? Par quelle cruelle dialectique veut-il passer de l'eau illimitée aux sables infinis ? A ces questions, Diolé répond en poete. II sait que toute nouvelle cosmicité renouvelle notre étre intérieur et, tout nouveau cosmos est ouvert quand on se liběre des liens d'une sensibilitě antérieure. Au debut de son livre (loc. cit., p. 12), Diolé nous dit [187] qu'il a voulu « parache-ver au Desert 1'opération magique qui, dans l'eau profonde, permet au plongeur de délier les liens ordinaires du temps et de l'espace et de faire coincider la vie avec un obscur poéme intérieur ». Et en fin de son livre, Diolé conclura (p. 178) : « Descendre dans l'eau ou errer au desert, c'est changer d'espace », et en changeant d'es-pace, en quittant l'espace des sensibilités usuelles, on entre en com- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 232 munication avec un espace psychiquement novateur. « On ne main-tient pas plus au Desert qu'au fond de la mer une petite áme plombée et indivisible. » Ce changement d'espace concret ne peut plus étre une simple operation de l'esprit, comme serait la conscience du relativisme des geometries. On ne change pas de place, on change de nature. Mais, comme ces problěmes de fusion de l'etre dans un espace concret, dans un espace hautement qualitatif, intéressent une phéno-ménologie de l'imagination — car il faut beaucoup imaginer pour « vivre » un espace nouveau — voyons l'emprise des images fonda-mentales sur notre auteur. Dans le Desert, Diolé ne se déprend pas de l'ocean. L'espace du Desert, loin de contredire l'espace de l'eau pro-fonde va, dans les songes de Diolé, s'exprimer dans le langage des eaux. II y a la un veritable drame de l'imagination matérielle, drame né du conflit de l'imagination de deux elements aussi hostiles que le sable aride du desert et l'eau assurée de sa masse, sans compromission de pěte et de boue. La page de Diolé a une telle sincérité d'imagination que nous la donnons tout entiěre (loc. cit., p. 118). J'ai écrit jadis, dit Diolé, que celui qui avait connu la mer profonde ne pouvait plus redevenir un homme comme les autres. Cest á des instants comme celui-ci (au milieu du desert) que j'en ai la preuve. Car je me suis apercu que mentalement, tout en marchant, j'emplissais d'eau le decor du Desert ! En imagination, j'inondais l'espace qui m'entourait et au centre duquel je marchais. Je vivais dans une immersion inventée. Je me déplacais au centre ďune matiěre fluide, lumi-neuse, secourable, dense, qui est l'eau de mer, le souvenir de l'eau de la mer. Cet artifice suffisait á humaniser pour moi un monde d'une rebutante sécheresse, me conciliant les rochers, le silence, la solitude, les nappes d'or solaire tombant du ciel. Ma fatigue méme s'en trouvait allégée. Ma pesanteur s'appuyait en réve sur cette eau imaginaire. « Je me suis avisé que ce n'etait pas la premiere fois qu'incons-ciemment j'avais recours á celte defense psychologique. Le silence et la lente progression de ma vie saharienne réveillaient [188] en moi le souvenir de la plongée. Une sorte de douceur baignait, alors mes images intérieures et dans le passage ainsi reflété par le réve, l'eau tout, naturellement affleurait. Je marchais, portant en moi des reflets lui-sants, une épaisseur translucide qui n'etaient autres que des souvenirs de la mer profonde. » Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 233 Ainsi, Philippe Diole vient de nous donner une technique psycho-logique pour etre ailleurs, dans un ailleurs absolu qui fait, barrage aux forces qui nous retiennent dans la prison de l'ici. II ne s'agit pas sim-plement d'une evasion dans un espace ouvert de toute part a l'aventu-re. Sans la machinerie d'ecrans et de miroirs assembles dans la boite qui porte Cyrano dans les empires du soleil, Diole nous transporte dans l'ailleurs d'un autre monde. II ne se sert, pourrait-on dire, que d'une machinerie psychologique mettant en action les lois les plus su-res, les plus fortes de la psychologic II n'a recours qu'a ces fortes et stables realites que sont les images materielles fondamentales, les images qui sont a la base de toute imagination. Rien la qui releve de chimeres et d'illusions. Le temps et l'espace sont ici sous la domination de l'image. L'ailleurs et le jadis sont plus forts que le hie et nunc. Uetre-la est soutenu par un etre de l'ailleurs. L'espace, le grand espace, est l'ami de l'etre. Ah ! Comme les philosophes s'instruiraient s'ils consentaient, a lire les poetes ! VIII Comme nous venons de prendre deux images heroi'ques, l'image de la plongee et l'image du desert, deux images que nous ne pouvons vi-vre qu'en imagination, sans pouvoir jamais les nourrir de quelque experience concrete, nous terminerons ce chapitre en prenant une image plus a notre portee, une image que nous savons nourrir de tous nos souvenirs de la plaine. Nous allons voir comment une image tres par-ticuliere peut commander l'espace, donner sa loi a l'espace. Devant un monde tranquille, dans la plaine pacifiante, l'homme peut connaitre le calme et le repos. Mais dans le monde evoque, dans le monde qu'on imagine, les spectacles de la plaine n'ont souvent que des effets uses. Pour leur rendre leur action, il faut une image neuve. Par la grace d'une image litteraire, d'une image inattendue, l'ame tou-chee suit, l'induction de la tranquillite. L'image litteraire rend l'ame Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 234 assez sensible pour recevoir l'impression d'une absurde finesse. Cest ainsi que dans une page [189] admirable, d'Annunzio 190 nous communique le regard de l'animal trembleur, le regard du liěvre qui, un instant sans tourment, projette une paix sur l'univers d'automne. « Avez-vous jamais vu, le matin, un liěvre sortir des sillons fraiche-ment ouverts par la charrue, courir quelques instants sur le givre ar-genté, puis s'arreter dans le silence, s'asseoir sur ses pattes de derriěre, dresser les oreilles, regarder l'horizon ? II semble que son regard pacific l'Univers. Le liěvre immobile qui, dans une tréve de sa perpétuelle inquietude, contemple la Campagne fumante. On ne saurait imaginer un plus sür indice de paix prof on de aux alen tours. A ce moment-lä, c'est un animal sacré qu'il faut adorer. » L'axe de projection du calme qui va s'etendre sur la plaine est nettement indiqué : «II semble que son regard pacifie l'Univers. » Un réveur qui confiera ses songes ä ce mouvement de vision vivra en une tonalité accrue l'immensite des champs étalés. Une telle page est en elle-méme un bon test de sensibilitě rhétori-cienne. Elle s'offre tranquillement ä la critique des esprits apoétiques. Elle est vraiment trěs dannunzienne et peut servir ä dénoncer les en-combrantes métaphores de 1'écrivain italien. II serait si simple, pensent les esprits-positifs, de décrire directement la paix des champs ! Pour-quoi choisir 1'intermédiaire du liěvre contemplatif ? Mais le poete n'a eure de ces bonnes raisons. II veut révéler tous les degrés de croissan-ce d'une contemplation, tous les instants de l'image et d'abord cet instant oů la paix animale s'inscrit dans la paix du monde. Nous sommes ici rendus conscients ä la fonction d'un regard qui n'a rien ä faire, d'un regard qui ne regarde plus un objet particulier, mais qui regarde le monde. Nous ne serions pas aussi radicalement renvoyés ä une primitivitě si le poete nous avait dit sa propre contemplation. Le poete ne ferait que ressasser un thěme philosophique. Mais l'animal dannunzien est, durant un instant, libéré de ses reflexes : 1'ceil ne guette plus, 1'ceil n'est plus un rivet de la machine animale, 1'ceil ne commande pas la fuite. Oui, vraiment, un tel regard, chez la béte de la peur, est 1'instant sacré de la contemplation. D'ANNUNZIO, Lefeu, trad., p. 261. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 235 Quelques lignes auparavant, en suivant une inversion qui traduit le dualisme regardant-regarde, le poete, avait vu, dans 1'ceil si beau, si grand, si tranquille du lievre, la nature aquatique des regards de l'ani-mal vegetarien : « Ces grands yeux humides..., splendides comme les etangs durant les soirs d'ete, avec leurs joncs qui s'y baignent, avec tout le ciel qui s'y mire et s'y transfigure. » [190] Nous avons reuni dans notre livre L'eau et les reves bien d'autres images litteraires qui nous disent que l'etang est l'ceil meme du paysage, que le reflet sur les eaux est la premiere vision que l'univers prend de soi-meme, que la beaute accrue d'un paysage reflete est la racine meme du narcissisme cosmique. Dans Waiden, Thoreau suivra aussi tout naturellement ce grandissement des images. II ecrit (trad. p. 158) : « Un lac est, le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C'est l'ceil de la terre, ou le spectateur en y plongeant le sien sonde la profondeur de sa propre nature. » Et, une fois de plus, nous voyons s'animer une dialectique de l'im-mensite et de la profondeur. On ne sait ou est le depart des deux hyperboles, l'hyperbole de l'ceil trop voyant et l'hyperbole du paysage qui se voit, confinement sous les lourdes paupieres de ses eaux dorman-tes. Mais, toute doctrine de l'imaginaire est obligatoirement une philosophic du trop. Toute image a un destin de grandissement. Un poete contemporain sera plus discret, mais il en dira tout au-tant: J'habite la tranquillite des feuilles, Vete grandit ecrit Jean Lescure. Une feuille tranquille vraiment habitee, un regard tranquille surpris dans la plus humble des visions sont, des Operateurs d'immensite. Ces images font grandir le monde, grandir l'ete. A certaines heures, la poe-sie propage des ondes de calme. D'etre imagine, le calme s'institue comme une emergence de l'etre, comme une valeur qui domine mal-gre des etats subalternes de l'etre, malgre un monde trouble. L'immen-site a ete agrandie par la contemplation. Et, l'attitude contemplative est une si grande valeur humaine qu'elle donne une immensite ä une impression qu'un psychologue aurait toute raison de declarer ephemere Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 236 et particuliere. Mais les poemes sont, des realites humaines ; il ne suf-fit pas de se referer a des « impressions » pour les expliquer. 11 faut les vivre dans leur immensite poetique. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 237 [191] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre IX LA DIALECTIQUE DU DEHORS ET DU DEDANS « Les geographies solennelles des limites humaines... » (Paul Eluard, Les yeux fertiles, p. 42.) « Car nous sommes ou nous ne sommes pas. » (Pierre-Jean Jouve, Lyrique, p. 59.) « Une des maximes d'education pratique qui ont regi mon enfance : « Ne mange pas la bouche ouverte. » (Colette, Prisons et paradis, ed. Ferenezi, p. 79. I Retour a la table des matieres Dehors et dedans forment une dialectique d'ecartelement et la geometrie evidente de cette dialectique nous aveugle des que nous la faisons jouer dans des domaines metaphoriques. Elle a la nettete tran-chante de la dialectique du oui et du non qui decide de tout. On en fait, sans y prendre garde, une base d'images qui commandent toutes les pensees du positif et du negatif. Les logiciens tracent des cercles qui se chevauchent ou s'excluent et aussitot toutes leurs regies sont Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 238 claires. Le philosophe, avec le dedans et le dehors pense ľétre et le non-étre. La métaphysique la plus profonde s'est ainsi enracinée dans une geometrie implicite, dans une geometrie qui — qu'on le veuille ou non — spatialise la pensée ; si le métaphysicien ne dessinait pas, pen-serait-il ? Ľouvert et le fermé lui sont des pensées. Ľouvert et le fer-mé sont des métaphores qu'il attache ä tout, jusqu'ä ses systémes. Dans une conference oú Jean Hyppolite a étudié la subtile structure de la dénégation, bien différente de la simple structure [192] de la negation, Jean Hyppolite a pu justement parler 191 d'un « premier mythe du dehors et du dedans ». Hyppolite ajoute : « Vous sentez quelle portée a ce mythe de la formation du dehors et du dedans : c'est celie de ľaliénation qui se fonde sur ces deux termes. Ce qui se traduit dans leur opposition formelle devient au dela alienation et, hostilité entre les deux. » Et ainsi, la simple opposition géométrique se teinte d'agressivité. Ľopposition formelle ne peut pas rester tranquille. Le mythe la travaille. Mais on ne doit pas étudier ce travail du mythe ä travers ľimmense domaine de ľimagination et, de ľexpression en lui donnant la fausse lumiére des intuitions géométriques 192. Ľen-decä et ľau-delä répétent sourdement la dialectique du dedans et du dehors : tout se dessine, merne ľinfini. On veut fixer ľétre et, en le fixant on veut transcender toutes les situations pour donner une situation de toutes les situations. On confronte alors ľétre de ľhomme ä ľétre du monde comme si ľon touchait aisément les primitivités. On fait passer au rang d'absolu la dialectique de ľici et du lá. On donne ä ces pauvres adverbes de lieu des puissances de determination ontolo-gique mal surveillées. Bien des métaphysiques demanderaient une cartographie. Mais, en philosophie, toutes les facilités se paient et le savoir philosophique s'engage mal ä partir d'expériences schématisées. Jean HYPPOLITE, Commentaire parle sur la Verneinung de Freud, apud Lapsychanalyse, n° 1, 1956, p. 35. Hyppolite met en lumiere le renversement psychologique profond de la negation dans la denegation. Nous donnerons par la suite, au simple niveau des images, des exemples de ce renversement. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 239 II Etudions d'un peu plus pres cette cancerisation geometrique du tis-su linguistique de la philosophie contemporaine. En effet, ne semble-t-il pas qu'une syntaxe artificielle vienne sou-der les adverbes et, les verbes de maniere ä former des excroissances. Cette syntaxe, en multipliant les traits d'union, obtient des phrases-mots. Les dehors du mot se fondent ä son en-dedans. La langue philo-sophique devient une langue agglutinante. Parfois, ä l'inverse, au lieu de se souder, les mots, intimement, se delient. Prefixes et suffixes — les prefixes surtout — se dessoudent: ils veulent penser tout seuls. De ce fait, parfois, les mots se desequili-brent. Oü est le poids majeur de Vetre-lä, dans l'etre ou dans le lä ? Dans le lä — qu'il vaudrait mieux appeler un ici — faut-il de prime abord chercher mon etre ? Ou bien, [193] dans mon etre, vais-je trou-ver d'abord la certitude de ma fixation dans un lä ? De toute maniere, un des termes, toujours, affaiblit l'autre. Souvent le lä est dit avec une telle energie que la fixation geometrique resume brutalement les aspects ontologiques des problemes. II en resulte une dogmatisation des philosophemes des les instances de l'expression. Dans la tonalite de la langue francaise, le lä est si energique, que designer l'etre par un etre-lä, c'est dresser un index vigoureux qui mettrait aisement l'etre intime dans un lieu exteriorise. Mais pourquoi aller si vite dans les designations premieres ? On di-rait que le metaphysicien ne se donne plus le temps de penser. Mieux vaut, croyons-nous, pour une etude de l'etre, suivre tous les circuits ontologiques des diverses experiences d'etre. Au fond, les experiences d'etre qui pourraient legitimer des expressions « geometriques » sont parmi les plus pauvres... II faut y reflechir ä deux fois avant de parier, en francais, de Vetre-lä. Enferme dans l'etre, il faudra toujours en sor-tir. A peine sorti de l'etre il faudra toujours y rentrer. Ainsi, dans l'etre, Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 240 tout est circuit, tout est détour, retour, discours, tout est chapelet de sejours, tout est refrain de couplets sans fin. Et quelle spirále que l'etre de l'homme 193 ! Dans cette spirále que de dynamismes qui s'inversent ! On ne sait plus tout de suite si Ton court au centre ou si Ton s'evade. Les poětes connaissent bien cet étre de 1'hésitation d'etre. Jean Tardieu n'ecrit-il pas : Pour avancer je tourne sur moi-meme Cyclone par I 'immobile habite. (Jean TARDIEU, Les témoins invisibles, p. 36.) Dans un autre poéme, Tardieu avait écrit (loc. cit., p. 34) : Mais au-dedans, plus de frontiěres ! Ainsi, 1'étre spirále, qui se designe extérieurement comme un centre bien investi, jamais n'atteindra son centre. L'etre de l'homme est un étre défixé. Toute expression le défixe. Dans le regne de l'imagination, ä peine une expression a été avancée, que 1'étre a besoin d'une autre expression, que l'etre doit étre 1'étre d'une autre expression. Ä notre avis, les conglomérats verbaux doivent étre évités. La mé-taphysique n'a pas intérét ä couler ses pensées dans des [194] fossiles linguistiques. Elle doit profiter de 1'extréme mobilitě des langues modernes en restant cependant dans 1'homogénéité d'une langue mater-nelle, suivant précisément l'habitude des vrais poětes. Pour profiter de toutes les lecons de la psychologie moderne, des connaissances acquises sur l'etre de l'homme par la psychanalyse, la métaphysique doit done étre résolument discursive. Elle doit se méfier des privileges ďévidence qui appartiennent aux intuitions géométri-ques. La vue dit trop de choses ä la fois. L'etre ne se voit pas. Peut-étre s'écoute-t-il. L'etre ne se dessine pas. II n'est pas bordé par le Une spirále ? Chassez des intuitions philosophiques le géométrique, il revient au galop. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 241 neant. On n'est jamais sur de le trouver ou de le retrouver solide en approchant d'un centre d'etre. Et si c'est l'etre de l'homme qu'on veut determiner, on n'est jamais sur d'etre plus pres de soi en « rentrant» en soi-meme, en allant vers le centre de la spirale ; souvent, c'est au cceur de l'etre que l'etre est errance. Parfois, c'est en etant hors de soi que l'etre experimente des consistances. Parfois aussi, il est, pourrait-on dire, enferme a l'exterieur. Nous donnerons par la suite un texte poetique ou la prison est a l'exterieur. Si Ton multipliait les images, en les prenant dans les domaines de la lumiere et des sons, de la chaleur et du froid, on preparerait une on-tologie plus lente, mais sans doute plus sure que celle qui repose sur les images geometriques. Nous avons tenu a faire ces remarques generates parce que, du point de vue des expressions geometriques, la dialectique du dehors et, du dedans est appuyee sur un geometrisme renforce ou les limites sont des barrieres. II faut que nous soyons libres a l'egard de toute intuition definitive — et le geometrisme enregistre des intuitions definitives — si nous voulons suivre, comme nous le ferons par la suite, les audaces des poetes qui nous appellent a des finesses d'experience d'in-timite, a des « echappees » d'imagination. Avant tout, il faut constater que les deux termes : dehors et dedans posent, en anthropologic metaphysique, des problemes qui ne sont pas symetriques. Rendre concret le dedans et vaste le dehors sont, semble-t-il, les taches initiales, les premiers problemes d'une anthropologic de l'imagination. Entre le concret et le vaste, l'opposition n'est pas fran-che. A la moindre touche, la dissymetrie apparait. Et c'est toujours ainsi: le dedans et le dehors ne recoivent pas de la meme facon les qualificatifs, ces qualificatifs qui sont la mesure de notre adhesion aux choses. On ne peut vivre de la meme maniere les qualificatifs attaches au dedans et au dehors. Tout, meme la grandeur, est valeur [195] hu-maine et nous avons montre, dans un chapitre anterieur, que la miniature sait, emmagasiner de la grandeur. Elle est vaste a sa facon. De toute maniere, le dedans et le dehors vecus par l'imagination ne peuvent plus etre pris dans leur simple reciprocite ; des lors, en ne par-lant plus du geometrique pour dire les premieres expressions de l'etre, en choisissant des departs plus concrets, plus phenomenologiquement Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 242 exacts, nous nous rendrons compte que la dialectique du dedans et, du dehors se multiplie et se diversifie en d'innombrables nuances. En suivant notre methode habituelle, discutons notre these sur un exemple de poetique concrete, demandons a un poete une image assez nouvelle dans sa nuance d'etre pour nous donner une lecon d'amplifi-cation ontologique. Par la nouveaute d'image et par son amplification, nous serons surs de retentir au-dessus ou en marge des certitudes rai-sonnables. Ill Dans un poeme en prose : L'espace aux ombres, Henri Michaux ecrit 194 : « L'espace, mais vous ne pouvez concevoir, cet horrible en dedans-en dehors qu'est le vrai espace. « Certaines (ombres) surtout se bandant une derniere fois, font un effort desespere pour « etre dans leur seule unite ». Mai leur en prend. J'en rencontrai une. « Detruite par chatiment, elle n'etait plus qu'un bruit, mais enorme. « Un monde immense l'entendait encore, mais elle n'etait plus, devenue seulement, et uniquement un bruit, qui allait rou-ler encore des siecles mais destine a s'eteindre completement, comme si elle n'avait jamais ete. » Henri MICHAUX, Nouvelles de I'etranger, ed. Mercure de France, 1952, p. 91. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 243 Prenons route la lecon philosophique que nous donne le poete. De quoi s'agit-il dans une telle page ? D'une ame qui a perdu son « etre-la », d'une ame qui va jusqu'a dechoir de l'etre de son ombre pour passer, comme un vain bruit, comme une rumeur insituable dans les on-dit de l'etre. Elle fut ? Ne fut-elle que le bruit qu'elle est devenue ? Son chatiment n'est-il pas de n'etre plus que l'echo du bruit vain, inutile, qu'elle fut ? N'etait-elle pas naguere ce qu'elle est maintenant: une sonorite des voutes de l'enfer ? Elle [196] est condamnee a repeter le mot de sa mauvaise intention, un mot qui, inscrit dans l'etre, a boule-verse l'etre 195. Car l'etre de Henri Michaux est un etre coupable, cou-pable d'etre. Et nous sommes en enfer, et une part de nous est toujours en enfer, mures que nous sommes dans le monde des mauvaises intentions. Par quelle naive intuition localisons-nous dans un enfer le mal qui n'a pas de limite ? Cette ame, cette ombre, ce bruit d'une ombre qui, nous dit le poete, veut son unite, on l'entend du dehors sans pou-voir etre sur qu'elle est dedans. Dans cet « horrible en dedans-en dehors » des paroles non formulees, des intentions d'etre inachevees, l'etre, a l'interieur de soi, digere lentement, son neant. Sa neantisation durera « des siecles ». La rumeur de l'etre des on-dit se prolonge dans l'espace et dans le temps. En vain, l'ame bande ses dernieres forces, elle est devenue remous de l'etre finissant. L'etre est tour a tour condensation qui se disperse en eclatant et dispersion qui reflue vers un centre. L'en dehors et Ten dedans sont tous deux intimes ; ils sont toujours prets a se renverser, a echanger leur hostilite. S'il y a une surface limite entre un tel dedans et un tel dehors, cette surface est, dou-loureuse des deux cotes. En vivant la page de Henri Michaux, on ab-sorbe une mixture d'etre et de neant. Le point central de «l'etre-la » vacille et tremble. L'espace intime perd toute clarte. L'espace exterieur perd son vide. Le vide, cette matiere de la possibilite d'etre ! Nous sommes bannis du regne de la possibilite. Dans ce drame de la geometrie intime, ou faut-il habiter ? Le conseil du philosophe de rentrer en soi-meme pour se situer dans l'existence ne perd-il pas sa valeur, sa signification meme, quand l'image la plus souple de « l'etre-la » vient d'etre vecue en suivant, le Un autre poete ne dit-il pas : « Songe qu'un simple mot, un nom, suffit a ebranler les cloisons de ta force ? » Pierre REVERDY, Risques et perils, p. 23. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 244 cauchemar ontologique du poete ? Remarquons bien que ce cauche-mar ne se developpe pas ä grands coups d'effroi. La peur ne vient, pas de l'exterieur. Elle n'est, pas faite non plus de vieux souvenirs. Elle n'a pas de passe. Elle n'a pas non plus de physiologic Rien de commun avec la philosophic des souffles coupes. La peur est ici l'etre meme. Alors oü fuir, oü se refugier ? Dans quel dehors pourrait-on fuir ? Dans quel asile pourrait-on se refugier ? L'espace n'est qu'un « horrible en dehors-en dedans ». Et le cauchemar est simple parce qu'il est radical. On intellectuali-serait l'experience en disant que le cauchemar est, fait d'un doute subit sur la certitude de l'en dedans et sur la nettete de l'en dehors. C'est tout l'espace-temps de l'etre equivoque que [197] Michaux nous donne comme a priori de l'etre. Dans cet espace equivoque, l'esprit a perdu sa patrie geometrique et l'äme flotte. On peut, certes, eviter d'entrer par la porte etroite d'un tel poeme. Les philosophies de l'angoisse veulent des principes moins simplifies. Elles ne donnent pas leur attention ä l'activite d'une imagination ephemere parce qu'elles ont inscrit l'angoisse, bien avant que les images l'activent au cceur de l'etre. Les philosophes se donnent l'angoisse et ne voient dans les images que des manifestations de sa causalite. Iis ne se soucient guere de vivre l'etre de l'image. La phenomenologie de l'imagination doit assumer la täche de saisir l'etre ephemere. Precise-ment, la phenomenologie s'instruit par la brievete meme de l'image. Ce qui est, frappant ici, c'est que l'aspect metaphysique nait au niveau meme de l'image, au niveau d'une image qui trouble les notions d'une spatialite communement consideree comme susceptible de reduire les troubles et de rendre l'esprit ä son Statut d'indifference devant un espace qui n'a pas ä localiser des drames. Pour moi, j'accueille l'image du poete comme une petite folie expe-rimentale, comme un grain de haschisch virtuel sans l'aide duquel on ne peut entrer dans le regne de l'imagination. Et comment accueillir une image exageree, sinon en l'exagerant un peu plus, en personnali-sant l'exageration ? Aussitöt, le gain phenomenologique apparait: en prolongeant l'exagere, on a en effet quelque chance d'echapper aux habitudes de la reduction. A propos des images de l'espace, on est precisement dans une region oü la reduction est facile, commune. On trouvera toujours quelqu'un pour effacer toute complication et pour nous obliger de partir des qu'on parle d'espace — que ce soit d'une Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 245 maniěre figurée ou non — de l'opposition du dehors et du dedans. Mais si la reduction est facile, l'exageration n'en est que phénoméno-logiquement plus intéressante. Le probléme que nous agitons est trěs favorable, nous semble-t-il, pour marquer l'opposition de la reduction reflexive et de l'imagination pure. La direction des interpretations de la psychanalyse — plus libérales que la critique littéraire classique — suit cependant le diagramme de la reduction. Seule la phénoménologie se place, par son principe, avant toute reduction pour examiner, pour experimenter, l'etre psychologique d'une image. La dialectique des dynamismes de la reduction et de l'exageration peut éclairer la dialectique de la psychanalyse et de la phénoménologie. Cest, bien entendu, la phénoménologie qui nous donne la positivitě psychique de l'image. Transformons done notre étonnement en admiration. Commencons par admirer. On verra ensuite s'il faudra, par la [198] critique, par la reduction, organiser notre deception. Pour bénéficier de cette admiration active, de cette admiration immediate, il suffit de suivre l'impul-sion positive de l'exageration. Je lis et je relis alors la page de Henri Michaux en l'acceptant comme une phobie de l'espace intérieur, comme si des lointains hostiles étaient déjá oppressants dans la toute petite cellule qu'est un espace intime. Avec son poéme, Henri Michaux a juxtapose en nous la claustrophobic et l'agoraphobie. II a exaspéré la frontiěre du dedans et, du dehors. Mais, de ce fait, il a mine, du point de vue psychologique, les paresseuses certitudes des intuitions géométriques par lesquelles le psychologue voulait régenter l'espace de 1'intimité. Méme par maniěre de figure, en ce qui concerne l'intimite, on n'enferme rien, on n'emboite pas les unes dans les autres pour designer une profondeur des impressions qui toujours surgis-sent: quelle belle notation de phénoménologie dans cette simple phrase ďun poete symbolique : « La pensée se vivifiait de surgir corol-le... 196. » Une philosophic de l'imagination doit done suivre le poete jusqu'a 1'extrémité de ses images, sans réduire jamais cet extremisme qui est le phénoměne méme de 1'élan poétique. Rilke, dans une lettre á Clara Rilke, éerit i97 « Les ceuvres ďart naissent toujours de qui a affronté le André FONTAINAS, L'ornement de la solitude, Mercure de France, 1899, p. 22. Lettres, éd. Stock, p. 167. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 246 danger, de qui est alle jusqu'au bout d'une experience, jusqu'au point, que nul humain ne peut depasser. Plus loin on pousse, et, plus propre, plus personnelle, plus unique, devient une vie. » Mais est-il necessaire d'aller chercher le « danger » hors du danger d'ecrire, du danger d'ex-primer ? Le poete ne met-il pas la langue en danger ? Ne profere-t-il pas la parole dangereuse ? A force d'etre l'echo des drames intimes, la poesie n'a-t-elle pas recu la pure tonalite du dramatique ? Vivre, vrai-ment vivre une image poetique, c'est connaitre, dans une de ses petites fibres, un devenir d'etre qui est une conscience du trouble de l'etre. L'etre est ici tellement sensible qu'une parole l'agite. Dans la meme lettre, Rilke dit, encore : « Cette sorte d'egarement qui nous est, propre doit s'inserer dans notre travail. » Les exagerations d'images sont d'ailleurs si naturelles que malgre toute l'originalite d'un poete, il n'est pas rare de trouver chez un autre poete la meme impulsion. Des images de Jules Supervielle peuvent etre ici rapprochees de l'image que nous [199] etudions chez Michaux. Supervielle, lui aussi, juxtapose la claustrophobic et l'agoraphobie quand il ecrit198: « Trop d'espace nous etouffe beaucoup plus que s'il n'y en avait pas assez. » Supervielle connait aussi (loc. cit., p. 21) « le vertige exterieur ». Ailleurs il parle d'une « immensite interieure ». Et ainsi les deux espa-ces du dedans et du dehors echangent leur vertige. Dans un autre texte de Supervielle, justement souligne par Christian Senechal dans son beau livre sur Supervielle, la prison est ä Vexterieur. Apres des courses sans fin dans la pampa sud-americaine, Jules Supervielle ecrit: « A cause meme d'un exces de cheval et de liberie, et de cet horizon immuable, en depit de nos galopades desespe-rees, la pampa prenait pour moi l'aspect d'une prison, plus grande que les autres. » Jules SUPERVIELLE, Gravitations, p. 19. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 247 IV Si Ton rend, par la poesie, son libre champ d'expression á 1'activité du langage, on est amené á surveiller l'emploi de métaphores fossili-sées. Par exemple, quand l'ouvert et le fermé vont jouer métaphori-quement, devons-nous durcir ou adoucir la métaphore ? Répéterons-nous, dans le style du logicien : il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée ? Et, trouverons-nous dans cette sentence un instrument d'ana-lyse vraiment efficace pour une passion humaine ? En tout cas, de tels outils d'analyse doivent étre, en chaque occasion, affůtés. II faut ren-dre toute métaphore á son étre de surface, la faire remonter de l'habi-tude d'expression á 1'actualité d'expression. II est dangereux quand on s'exprime de « travailler de la racine ». Précisément, la phénoménologie de l'imagination poétique nous permet d'explorer l'etre de l'homme comme 1'étre ďune surface, de la surface qui séparé la region du méme et la region de l'autre. N'ou-blions pas que dans cette zone de surface sensibilisée, avant d'etre il faut dire. Dire, sinon aux autres, du moins á soi-méme. Et toujours s'avancer. Dans cette orientation, l'univers de la parole commande tous les phénoměnes de l'etre, les phénoměnes nouveaux, s'entend. Par le langage poétique des ondes de nouveauté courent sur la surface de l'etre. Et le langage porte en soi la dialectique de l'ouvert et du fermé. Par le sens, il enferme, par l'expression poétique, il s'ouvre. II serait contraire á la nature de nos enquétes de les résumer [200] par des formules radicales, en défmissant, par exemple l'etre de 1'homme comme l'etre d'une ambiguité. Nous ne savons travailler qu'á une philosophic du detail. Alors, á la surface de l'etre, dans cette region oú l'etre veut se manifester et veut se cacher, les mouvements de fermeture et d'ouverture sont si nombreux, si souvent inverses, si charges aussi ďhésitation que nous pourrions conclure par cette formule : l'homme est l'etre entr'ouvert. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 248 V Alors que de reveries il faudrait analyser sous cette simple mention : La Porte ! La porte, c'est tout un cosmos de l'Entr'ouvert. C'en est du moins une image princeps, l'origine méme ďune reverie ou s'accumulent désirs et tentations, la tentation d'ouvrir l'etre en son tré-fonds, le désir de conquérir tous les étres réticents. La porte schematise deux possibilités fortes, qui classent nettement deux types de reveries. Parfois, la voici bien fermée, verrouillée, cadenassée. Parfois, la voici ouverte, c'est-a-dire grande ouverte. Mais viennent les heures de plus grande sensibilitě imaginante. Dans les nuits de mai, quand tant de portes sont fermées, il en est une á peine entrebáillée. II suffira de pousser si doucement ! Les gonds ont été bien huilés. Alors un destin se dessine. Et tant de portes qui furent les portes de l'hesitation ! Dans La romance du retour, le fin et tendre poete que fut Jean Pellerin écri-vait 199 : La porte me flaire, elle hésite. En ce seul vers tant, de psychisme est transfere á l'objet qu'un lec-teur attache á 1'objectivité n'y verra que simple jeu d'esprit. Si un tel document provenait de quelque lointaine mythologie, on l'accueillerait plus aisément. Mais pourquoi ne pas prendre le vers du poete comme un petit element de mythologie spontanée ? Pourquoi ne pas sentir que dans la porte est incarné un petit dieu de seuil. Faut-il aller jusqu'a un lointain passé, un passé qui n'est pas le notre, pour sacraliser le seuil. Jean PELLERIN, La romance du retour, N.R.F., 1921, p. 18. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 249 Porphyre a bien dit: « Un seuil est une chose sacrée 200. » Sans se ré-férer á une telle sacralisation par 1'érudition, pourquoi ne retentirions-nous pas á cette sacralisation par la poesie, par une poesie de notre temps, teintée de fantaisie peut-étre, mais qui est d'accord avec les valeurs premieres. [201] Un autre poete, sans penser á Zeus, peut bien écrire, découvrant en lui-méme la majesté du seuil: Je me surprends á définir le seuil Comme étant le lieu géométrique Des arrivées et des departs Dans la Maison du Pere 201. Et toutes les portes de la simple curiosité, qui ont tenté l'etre pour rien, pour le vide, pour un inconnu qui n'est pas méme imagine ! Qui n'a pas dans sa mémoire un cabinet de Barbe-Bleue qu'il n'eut pas fallu ouvrir, entrouvrir ? Ou — ce qui est tout de méme pour une philosophic qui professe la primauté de l'imagination — qu'on n'aurait pas du imaginer ouverte, susceptible de s'entr'ouvrir ? Comme tout devient concret dans le monde d'une arne quand un objet, quand une simple porte vient donner les images de l'hesitation, de la tentation, du désir, de la sécurité, du libre accueil, du respect ! On dirait toute sa vie si Ton faisait le récit de toutes les portes qu'on a fermées, qu'on a ouvertes, de toutes les portes qu'on voudrait rouvrir. Mais, est-ce le méme étre, celui qui ouvre une porte et celui qui la ferme ? A quelle profondeur de l'etre ne peuvent-ils pas descendre les gestes qui donnent conscience de la sécurité ou de la liberté ? N'est-ce point en raison de cette « profondeur » qu'ils deviennent si normále -ment symboliques ? Ainsi, René Char prend comme motif d'un de ses poěmes cette phrase d'Albert le Grand : « 11 y avait, en Allemagne, des enfants jumeaux dont l'un ouvrait les portes en les touchant avec son PORPHYRE, L'antre des nymphes, § 27. Michel BARRAULT, Dominicale, I, p. 11. Gaston Bachelard, La poétique de ľespace. (1957) [1961] 250 bras droit, l'autre les fermait en les touchant avec son bras gauche. » Une telle legende, sous la plume d'un poete, n'est naturellement pas une simple reference. Elle aide le poete ä sensibiliser le monde pro-chain, ä affiner les symboles de la vie courante. Cette vieille legende devient toute neuve. Le poete la prend pour lui. II sait qu'il y a deux « etres » dans la porte, que la porte reveille en nous deux directions de songe, qu'elle est deux fois symbolique. Et puis, sur quoi, vers qui s'ouvrent les portes ? S'ouvrent-elles pour le monde des hommes ou pour le monde de la solitude ? Ramon Gomez de La Serna a pu ecrire : « Les portes qui s'ouvrent sur la Campagne semblent donner une liberte derriere le dos du monde 202. » [202] VI Des que le mot dans apparait dans une expression, on ne prend guére ä la lettre la realite de ľ expression. On traduit ce qu'on croit étre le langage figure en langage raisonnable. II nous est difficile, il nous semble futile de suivre par exemple le poete — nous donnerons des documents — qui dit que la maison du passé est vivante dans sa propre tete. Aussitôt, nous traduisons : le poete veut simplement dire qu'un vieux souvenir est garde dans sa memoire. L'excés de ľimage qui voudrait renverser les rapports de contenu ä contenant nous fait reculer devant ce qui peut passer pour une vešanie d'images. Nous se-rions plus indulgents si nous suivions les autoscopies de la fiévre. En suivant le labyrinthe (les fiévres qui court dans notre corps, en explo-rant les « maisons de la fiévre », les douleurs qui habitent la dent creuse, nous saurions que l'imagination localise les tourments et qu'elle fait et refait des anatomies imaginaires. Mais nous n'utilisons pas Ramon GOMEZ DE LA SERNA, Echantillons, éd. Cahiers verts, Grasset, p. 167. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 251 dans cet ouvrage les documents nombreux que nous pourrions trouver chez les psychiatres. Nous préférons accentuer notre rupture avec le causalisme en écartant toute causalité organique. Notre probléme est discuter des images de l'imagination pure, de l'imagination libérée, libérante, sans aucun rapport avec des incitations organiques. Ces documents de poétique absolue existent. Le poete, lui, ne recu-le pas devant le renversement des emboitements. Sans méme penser qu'il fait scandale ä l'homme raisonnable, en dépit du simple bon sens, il vit le renversement des dimensions, le retournement de la perspective du dedans et du dehors. Le caractěre anormal de l'image ne veut pas dire qu'elle est artifi-ciellement fabriquée. L'imagination est la faculté la plus naturelle qui soit. Sans doute, les images que nous allons examiner ne pourraient étre inscrites dans une psychologie du projet, füt-ce ďun projet imagi-naire. Tout projet est une contexture ďimages et de pensées qui suppose une emprise sur la réalité. Nous n'avons done pas ä l'envisager dans une doctrine de l'imagination pure. Inutile méme de continuer une image, inutile de la maintenir. II nous suffit qu'elle soit. Étudions done en toute simplicitě phénoménologique les documents livrés par les poětes. Dans son livre : Oú boivent les loups, Tristan Tzara éerit (p. 24) : Une leňte humilité pénětre dans la chambre Qui habite en moi dans la paume du repos. [203] Pour bénéficier de l'onirisme ďune telle image, il faut sans doute se mettre ďabord « dans la paume du repos », c'est-a-dire se ramasser sur soi-méme, se condenser dans 1'étre d'un repos qui est, le bien que, sans peine, « on a sous la main ». Alors la grande source d'humilite simple qui est dans la chambre silencieuse coule en nous-mémes. L'intimite de la chambre devient notre intimité. Et corrélativement, l'espace intime est devenu si tranquille, si simple, qu'en lui se localise, se centralise toute la tranquillité de la chambre. La chambre est, en profondeur, notre chambre, la chambre est en nous. Nous ne la voyons plus. Elle Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 252 ne nous limite plus, car nous sommes au fond méme de son repos, dans le repos qu'elle nous a confere. Et toutes les chambres de jadis viennent s'emboiter dans cette chambre-ci. Comme tout est simple ! Dans une autre page, plus énigmatique encore pour l'esprit raison-nable, mais aussi claire pour qui se rend sensible aux inversions topo-analytiques des images, Tristan Tzara écrit: Le marché du soleil est entré dans la chambre Et la chambre dans la téte bourdonnante. II faut, pour accepter l'image, pour entendre l'image vivre cet étrange bruissement du soleil qui entre dans une chambre ou Ton est seul, car, c'est un fait, le premier rayon frappe les murs. Ces bruits, les entendra aussi — au delá du fait — celui qui sait que chaque rayon de soleil transporte des abeilles. Alors tout bourdonne et la téte est une ruche, la ruche des bruits du soleil. L'image de Tzara était, de prime abord, surchargée de surrealisme. Mais si on la surcharge encore, si Ton augmente sa charge d'image, si, bien entendu, on dépasse les barrages de la critique, de toute critique, alors on entre vraiment dans Taction surrealisté d'une image pure. Si l'extreme de l'image se révěle ainsi actif, communicable, c'est que le depart était bon : la chambre ensoleillée bourdonne dans la téte du réveur. Un psychologue dira que notre analyse ne fait que relater des « associations » audacieuses, trop audacieuses. Le psychanalyste accepte-ra peut-étre — il en a l'habitude — « d'analyser » cette audace. L'un et l'autre, s'ils prennent l'image comme « symptomatique », essaieront de trouver á l'image des raisons et des causes. Le phénoménologue prend les choses autrement; plus exactement il prend l'image telle qu'elle est, telle que le poete la crée et il essaie d'en faire son bien, de se nour-rir de ce fruit rare ; il porte l'image á la frontiěre méme de ce qu'il peut imaginer. Si éloigné qu'il soit d'etre un poete, il tente de répéter [204] pour lui la creation, de continuer, s'il se peut, l'exageration. Alors, l'as-sociation n'est plus rencontrée, subie. Elle est cherchée, voulue. Elle est, une constitution poétique, spécifiquement poétique. Elle est sublimation qui est totalement débarrassée des poids organiques ou psy- Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 253 chiques dont on voulait se liberer, bref elle correspond a ce que nous appelions dans notre introduction sublimation pure. Bien entendu, une telle image, on ne la recoit pas de la meme fa-con tous les jours. Elle n'est jamais — psychiquement parlant— objective. D'autres commentaires pourraient la renouveler. II faut aus-si pour bien l'accueillir qu'on soit dans les heures heureuses de la sur-imagination. Une fois touche par la grace de la sur-imagination, on l'eprouve devant des images plus simples par lesquelles le monde exterieur vient donner au creux de notre etre des espaces virtuels bien colores. Telle est l'image par laquelle Pierre-Jean Jouve constitue son etre secret. II le place dans la cellule intime : La cellule de moi-meme emplit d'etonnement La muraille peinte a la chaux de mon secret. (Les Noces, p. 50.) La chambre ou le poete mene un tel songe n'est vraisemblablement pas « peinte a la chaux ». Mais cette chambre, la chambre ou Ton ecrit, est si tranquille, elle merite si bien son nom de chambre « solitaire » ! On l'habite par la grace de l'image, comme on habite une image qui est « dans l'imagination ». Le poete des Noces habite ici l'image cellulaire. Cette image ne transpose pas une realite. II serait ridicule d'en demander au reveur les dimensions. Elle est refractaire a l'intuition geometrique, mais elle encadre bien l'etre secret. L'etre secret s'y sent garde par la blancheur d'un lait de chaux plus que par de fortes murailles. La cellule du secret est blanche. Une seule valeur suffit pour coordonner bien des reves. Et c'est, toujours ainsi, l'image poetique est sous la domination d'une qualite majoree. La blancheur des murs, a elle seule, protege la cellule du reveur. Elle est plus forte que toute geometric Elle vient s'inscrire dans la cellule de l'intimite. De telles images sont instables. Des qu'on quitte l'expression telle qu'elle est, telle que l'ecrivain nous l'offre en totale spontaneite, on Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 254 risque de retomber au sens plat et de venir s'ennuyer dans une lecture qui ne sait pas condenser l'intimite de l'image. Quel repli sur soi il faut, par exemple, pour lire cette page de [205] Blanchot dans la tona-lite d'etre ou elle a ete ecrite : « De cette chambre, plongee dans la plus grande nuit, je connaissais tout, je l'avais penetree, je la portais en moi, je la faisais vivre, d'une vie qui n'est pas la vie, mais qui est plus forte qu'elle et que nulle force au monde ne pourrait vaincre 203. » Ne sent-on pas dans ces repetitions, ou plus exactement dans ces renfor-cements repetes d'une image qu'on a penetree — et non pas d'une chambre ou Ton a penetre — d'une chambre que l'ecrivain porte en lui, qu'il fait vivre d'une vie qui n'est pas dans la vie ; oui, ne voit-on pas que l'ecrivain n'entend pas simplement dire que telle est sa demeure familiere ? La memoire encombrerait cette image. Elle la meublerait de souvenirs composites venant de plusieurs figes. Tout est ici plus simple, plus radicalement simple. La chambre de Blanchot est une demeure de l'espace intime, elle est sa chambre interieure. Nous parti-cipons a l'image de l'ecrivain grace a ce qu'il faut bien appeler une image generate, une image que la participation nous empeche de confondre avec une idee generale. Cette image generale nous la singu-larisons tout de suite. Nous l'habitons, nous la penetrans comme Blanchot penetre la sienne. Le mot ne suffit pas, l'idee ne suffit pas, il faut que l'ecrivain nous aide a renverser l'espace, a nous ecarter de ce qu'on voudrait decrire pour mieux vivre la hierarchie de nos repos. C'est souvent par la concentration meme dans l'espace intime le plus reduit que la dialectique du dedans et du dehors prend toute sa force. On sentira cette elasticite en meditant cette page de Rilke {Les cahiers..., trad. p. 106) : « Et il n'y a presque pas d'espace ici; et, tu te calmes presque a la pensee qu'il est impossible que quelque chose de trop grand puisse se tenir dans cette etroitesse. » II y a une consolation a se savoir au calme dans un espace etroit. Rilke realise intimement — dans l'espace du dedans — cette etroitesse, ou tout est a la mesure de l'etre intime. Alors, une phrase plus loin, le texte vit la dialectique : « Mais dehors, dehors tout est sans mesure. Et lorsque le niveau mon-te au dehors, il s'eleve aussi en toi, non pas dans les vases qui sont en partie en ton pouvoir, ou dans le flegme de tes organes les plus impas-sibles : mais il croit dans les vaisseaux capillaires, aspire vers en haut Maurice BLANCHOT, L'arret de mort, p. 124. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 255 jusque dans les derniers embranchements de ton existence infiniment ramifiée. Cest la qu'il monte, c'est la qu'il déborde de toi, plus haut que la respiration, et, dernier recours, [206] tu te réfugies comme sur la pointe de ton haleine. Ah ! et oú ensuite, oú ensuite ? Ton cceur te chasse hors de toi-méme, ton cceur te poursuit, et tu es déjá presque hors de toi, et tu ne peux plus. Comme un scarabée sur lequel on a marché, tu coules hors de toi-méme et ton peu de dureté ou ďélasticité n'a plus de sens. « O nuit sans objets. O fenétre sourde au dehors, 6 portes closes avec soin ; pratiques venues d'anciens temps, transmises, vérifiées, jamais entiěrement comprises. O silence dans la cage de l'escalier, silence dans les chambres voisines, silence la-haut, au plafond. O mere, 6 toi unique, qui ťes mise devant, tout ce silence, au temps que j'etais enfant. » Nous avons donné cette longue page sans l'interrompre, parce que précisément elle a une continuité dynamique. Le dedans et le dehors ne sont pas laissés á leur opposition géométrique. De quel trop-plein ďun intérieur ramifié s'ecoule la substance de l'etre ? L'exterieur ap-pelle-t-il ? L'exterieur n'est-il pas une intimitě ancienne perdue dans l'ombre de la mémoire ? La cage de l'escalier, dans quel silence réson-ne-t-elle ? Dans ce silence voici des pas feutrés : la mere revient pour garder son enfant, comme autrefois. Elle redonne á tous les bruits confus et irréels leur sens concret et familier. La nuit sans borne cesse d'etre un espace vide. La page de Rilke, assaillie de tant d'effrois, trouve sa paix. Mais combien long est le circuit ! Pour le vivre dans la réalité des images, il semble qu'il faille étre sans cesse contemporain d'une osmose entre l'espace intime et l'espace indéterminé. Nous avons donne des textes aussi varies que possible pour mon-trer qu'il y a des jeux de valeurs qui font passer au second plan tout ce qui releve des simples determinations d'espace. L'opposition du dehors et du dedans n'est plus alors ccefficientee par son evidence geo-metrique. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 256 Pour terminer ce chapitre, nous considererons un texte oü Balzac definit une volonte d'opposition devant l'espace affronte. Le texte est d'autant plus interessant que Balzac a cm devoir le rectifier. Dans une premiere version de Louis Lambert, on lit: « Quand il employait ainsi toutes ses forces, il perdait en quelque sorte la conscience de sa vie physique, et n'existait que par le jeu tout-puissant de ses organes interieurs dont il avait constamment la portee, faisait, sui-vant son admirable expression, reculer l'espace devant lui » 204. [207] Dans la version definitive, on lit seulement: «II laissait suivant son expression, l'espace derriere lui. » Quelle difference entre les deux mouvements d'expression ! Quel declin de puissance de l'etre face ä l'espace en passant de la premiere forme ä la seconde ! Comment Balzac a-t-il pu faire une telle correction. II est revenu en somme ä « l'espace indifferent ». Dans une meditation sur l'etre, on met bien communement l'espace entre parentheses, autrement dit on laisse l'espace « derriere soi ». En indice de la tonali-sation d'etre perdue, notons que «l'admiration» est tombee. La deuxieme maniere de s'exprimer n'est plus, de l'aveu de l'ecrivain, admirable. Car eile etait effectivement admirable, cette puissance qui fait reculer l'espace, qui met l'espace dehors, tout l'espace dehors pour que l'etre meditant soit libre dans sa pensee. Ed. Jean POMMIER, Corti, p. 19. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 257 [208] LA POETIQUE DE L'ESPACE Chapitre X LA PHENOMENOLOGIE DU ROND I Retour ä la table des matieres Quand les metaphysiciens parlent bref, ils peuvent atteindre ä la verite immediate, ä une verite qui s'userait par les preuves. On peut alors comparer les metaphysiciens aux poetes, les associer aux poetes qui, eux, nous devoilent, en un vers, une verite de l'homme intime. Ainsi, de l'enorme Ii vre de Jaspers : Von der Wahrheit, j'extrais ce ju-gement bref: « Jedes Dasein scheint in sich rund » (p. 50). « Tout etre semble en soi rond. » Comme soutien ä cette verite sans preuve d'un metaphysicien, nous allons apporter quelques textes formules dans des orientations toutes differentes de la pensee metaphysique. Ainsi, sans commentaire, Van Gogh a ecrit: « La vie est proba-blement ronde. » Et Joe Bousquet, sans avoir connu la phrase de Van Gogh, ecrit: « On lui a dit que la vie etait belle. Non ! La vie est ronde 205. » Joe BOUSQUET, Le meneur de lune, p. 174. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 258 Enfin, je voudrais bien savoir oü La Fontaine a pu dire : « Une noix me rend toute ronde. » Avec ces quatre textes d'origine si différente (Jaspers, Van Gogh, Bousquet, La Fontaine), voilä, semble-t-il, le probléme phénoménolo-gique nettement posé. On devra le résoudre en l'enrichissant d'autres exemples, en y agglomérant d'autres données, en ayant bien soin de réserver ä ces « données » leur caractěre de données intimes, indépen-dantes des connaissances du monde extérieur. De telles données ne peuvent recevoir du monde extérieur que des illustrations. II faut meine prendre garde que les couleurs trop vives de 1'illustration ne fas-sent perdre ä Větre de Vintage sa lumiěre premiére. Le simple psychology ne peut ici que s'abstenir, car il faut renverser la perspective de la recherche psychologique. Ce n'est pas la perception qui peut justi-fier de telles images. On ne peut non plus les prendre comme des mé-taphores comme lorsqu'on dit ďun homme franc et [209] simple qu'il est «tout rond ». Cette rondeur de l'etre, ou cette rondeur d'etre qu'evoque Jaspers ne peut apparaitre dans sa vérité directe que dans la meditation la plus purement phénoménologique. On ne transporte pas non plus de telles images dans n'importe quelle conscience. II en est sans doute qui voudront « comprendre », alors qu'il faut d'abord prendre l'image en son depart. II en est surtout qui déclareront, avec ostentation, qu'ils ne comprennent pas ; la vie, ob-jecteront-ils, n'est certainement pas sphérique. Iis s'etonneront que cet étre qu'on veut caractériser dans sa vérité intime, on le livre aussi in-génument au geometre, ä ce penseur de l'exterieur. De tous cótés, les objections s'accumulent pour arréter tout de suite le debat. Et cependant, les expressions que nous venons de noter sont lä. Elles sont la en relief sur le langage commun, impliquant une signification propre. Elles ne viennent pas d'une intemperance de langage, non plus que d'une maladresse de langage. Elles ne sont pas nées d'une volonte d'etonner. Elles ont beau étre extraordinaires : elles ont la marque d'une primitivité. Elles naissent d'un coup et les voici ache-vées. C'est pourquoi, ä mes yeux, ces expressions sont des merveilles de phénoménologie. Elles nous obligent ä prendre, pour les juger, pour les aimer, pour les faire nótres, l'attitude phénoménologique. Ces images, elles effacent le monde et elles n'ont pas de passé. Elles ne viennent d'aucune experience antérieure. On est bien sür qu'el- Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 259 les sont metapsychologiques. Elles nous donnent une lecon de solitude. II faut, un instant, les prendre pour soi seul. Si on les prend en leur soudainete, on s'apercoit qu'on ne pense qu'a ca, qu'on est tout entier dans l'etre de cette expression. Si Ton se soumet a la force hypnotique de telles expressions, voila qu'on se tient tout entier dans la rondeur de l'etre, qu'on vit dans la rondeur de la vie comme la noix qui s'arrondit dans sa coquille. Le philosophe, le peintre, le poete et le fabuliste nous ont donne un document de phenomenologie pure. A nous maintenant de nous en servir pour apprendre le rassemblement de l'etre en son centre ; a nous aussi de sensibiliser le document en multipliant ses variations. II Avant d'apporter des exemples supplémentaires, il convient, croyons-nous, de réduire d'un terme la formule de Jaspera pour la ren-dre plus phénoménologiquement pure. Nous dirions alors : das Dasein ist rund, l'etre est rond. Car d'ajouter qu'il semhle [210] rond, c'est garder un doublet d'etre et d'apparence ; alors qu'on veut dire tout l'etre en sa rondeur. II ne s'agit pas en effet de contempler, mais de vivre l'etre en son immédiateté. La contemplation se dédoublerait en étre contemplant et en étre contemplé. La phénoménologie, dans le domaine restreint ou nous la travaillons, doit supprimer tout intermé-diaire, toute fonction surajoutée. Pour avoir la pureté phénoménologi-que maxima, il faut done enlever de la formule jaspersienne tout ce qui en masquerait la valeur ontologique, tout ce qui en compliquerait la signification radicale. C'est á cette condition que la formule : « L'etre est rond » deviendra pour nous un instrument nous permettant de reconnaitre la primitivité de certaines images de l'etre. Encore une fois, les images de la rondeur pleine nous aident á nous rassembler sur nous-mémes, á nous donner á nous-mémes une premiere constitution, á affirmer notre étre intimement, par le dedans. Car vécu du dedans, sans extériorité, l'etre ne saurait étre que rond. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 260 Est-il opportun ďévoquer ici la philosophie présocratique, de se ré-férer ä 1'étre parménidien, ä la « sphere » de Parménide ? D'une ma-niěre plus generale, la culture philosophique peut-elle étre une propé-deutique ä la phénoménologie ? II ne le semble pas. La philosophie nous met en presence ďidées trop fortement coordonnées pour que, de detail en detail, nous nous mettions et remettions sans cesse, comme doit le faire le phénoménologue, en situation de depart. Si une phénoménologie de l'enchainement des idées est possible, il faut recon-naitre qu'elle ne saurait étre une phénoménologie élémentaire. Cest le benefice ďélémentarité que nous trouvons dans une phénoménologie de l'imagination. Une image travaillée perd ses vertus premieres. Ain-si la « sphere » de Parménide a connu un trop grand destin pour que son image reste dans sa primitivitě et qu'elle soit ainsi l'instrument adéquat ä notre recherche sur la primitivitě des images de 1'étre. Comment résisterions-nous ä enrichir l'image de 1'étre parménidien par les perfections de 1'étre géométrique de la sphere ? Mais pourquoi parlons-nous d'enrichir une image, alors que nous la cristallisons dans la perfection géométrique ? On pourrait donner des exemples ou la valeur de perfection attribuée ä la sphere est toute verbale. En voici un qui doit nous servir de contre-exemple oů se manifeste une méconnaissance de toutes les valeurs d'images. Un personnage d'Alfred de Vigny, un jeune conseiller, s'instruit en lisant les Meditations de Descartes 206 : « Quelquefois, [211] dit Vigny, il pre-nait une sphere placée pres de lui et, la tournant longtemps sous ses doigts, s'enfoncait dans les plus profondes reveries de la science. » On voudrait bien savoir lesquelles ? L'ecrivain ne le dit pas. S'imagine-t-il que la lecture des Meditations de Descartes est aidée si le lecteur veut bien faire tourner longtemps une bille sous ses doigts ? Les pensées scientifiques se développent dans un autre horizon et la philosophie de Descartes ne s'apprend pas sur un objet, füt-ce la sphere. Sous la plume d'Alfred de Vigny, le mot profond, comme c'est le cas bien sou-vent, est une negation de la profondeur. D'ailleurs qui ne voit qu'en parlant de volumes, le geometre ne trai-te que des surfaces qui les limitent ? La sphere du geometre est, la Alfred DE VIGNY, Cinq-Mars, chap. XVI. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 261 sphere vide, essentiellement, vide. Elle ne peut nous etre un bon sym-bole pour nos etudes phenomenologiques de la rondeur pleine. Ill Ces remarques preliminaires sont sans doute bien lourdes de philosophic implicite. Nous devions cependant les indiquer brievement parce qu'elles nous ont ete utiles personnellement et qu'un phenome-nologue doit tout dire. Elles nous ont aide ä nous « dephilosopher », ä ecarter tous les entrainements de la culture, ä nous mettre en marge des convictions acquises dans un long examen philosophique de la pensee scientifique. La philosophic nous mürit trop vite et elle nous cristallise dans un etat de maturite. Comment alors, sans se « dephilosopher », esperer vivre les ebranlements que l'etre recoit des images nouvelles, des images qui sont toujours des phenomenes de la jeunes-se d'etre ? Quand on est dans l'age d'imaginer, on ne sait dire comment et pourquoi on imagine. Quand on saurait dire comment on imagine, on n'imagine plus. II faudrait done se dematuriser. Mais, puisque nous sommes pris — par accident — d'un acces de neologisme, disons encore, en maniere de preambule ä l'examen phe-nomenologique des images de la rondeur pleine, que nous avons senti, ici comme en maintes autres occasions, la necessite de nous « depsy-chanalystiquer ». En effet, il y a un lustre ou deux, dans un examen psychologique des images de la rondeur et surtout des images de la rondeur pleine, nous nous serions arrete aux explications psychanalytiques et nous aurions assemble sans peine un enorme dossier, car tout ce qui est rond appelle la caresse. De telles explications psychanalytiques ont sürement un large champ de validite. Mais disent-elles tout, et surtout peuvent-elles se mettre dans [212] Taxe des determinations ontologi-ques. En nous disant que l'etre est rond, le metaphysicien deplace d'un coup toutes les determinations psychologiques. II nous debarrasse d'un passe de songes et de pensees. II nous appelle ä une actualite de l'etre. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 262 Ä cette actualite resserree dans l'etre meme d'une expression, le psy-chanalyste ne peut guere s'attacher. II juge une telle expression hu-mainement insignifiante du fait meme de son extreme rarete. Mais c'est cette rarete qui eveille l'attention du phenomenologue et qui l'in-vite ä regarder avec un regard neuf dans la perspective d'etre signalee par les metaphysiciens et les poetes. IV Donnons un exemple d'une image hors de toute signification realisté, psychologique ou psychanalytique. Michelet, sans preparation, précisément dans l'absolu de l'image, dit que «l'oiseau (est) presque tout sphérique ». Enlevons ce « pres-que » qui modere inutilement la formule, qui est une concession ä une vue qui jugerait sur la forme, nous avons alors une participation evidente au principe jaspersien de « l'etre rond ». L'oiseau, pour Michelet, est une rondeur pleine, il est la vie ronde. Le commentaire de Michelet donne ä l'oiseau, en quelques lignes, sa signification de modele d'etre 207'. « L'oiseau, presque tout sphérique, est certainement le sommet, sublime et divin, de concentration vivante. On ne peut voir, ni imaginer méme un plus haut degré ďunité. Exces de concentration qui fait la grande force personnelle de l'oiseau, mais qui implique son extréme individualitě, son isolement, sa faiblesse sociale. » Ces lignes, elles aussi, apparaissent dans le texte du livre, en un isolement total. On sent que 1'écrivain a lui aussi obéi ä l'image de « la concentration » et qu'il a abordé un plan de meditation oů il connait des « foyers » de vie. Bien entendu, il est au-dessus de tout souci de description. Le geometre, ici encore, pourrait s'etonner, d'autant plus que l'oiseau est ici médité dans son vol, dans son plein air, et que, par consequent, les figures de flěches pourraient venir ici travailler d'ac- Mes MICHELET, L'oiseau, p. 291. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 263 cord avec rimagination de la dynamické. Mais Michelet a saisi l'etre de l'oiseau dans sa situation cosmique, comme une centralisation de la vie gardée de toute part, enclose dans une boule vivante, au maximum par consequent de son unite. Toutes les autres images, qu'elles vien-nent des formes, des couleurs, des mouvements, sont frappées [213] de relativisme devant ce qu'il faut appeler l'oiseau absolu, l'etre de la vie ronde. L'image d'etre — car c'est une image d'etre — qui vient d'apparai-tre dans la page de Michelet, est extraordinaire. Et pour cela méme, elle sera tenue comme insignifiante. Le critique littéraire n'y a attache pas plus d'importance que le psychanalyste. Et cependant, elle a été écrite et elle existe dans un grand livre. Elle prendrait un intérét et un sens si une philosophic de l'imagination cosmique pouvait étre insti-tuée qui chercherait des centres de cosmicité. Saisie en son centre, dans sa briěveté, comme elle est complete la seule designation de cette rondeur ! Les poětes qui 1'évoquent, sans se connaitre, se répondent. Ainsi Rilke, qui n'a sans doute pas pense á la page de Michelet, écrit 208: ... Ce rond cri d'oiseau Repose dans Vinstant qui Vengendre Grand comme un ciel sur laforétfanée Tout vient docilement se ranger dans ce cri Tout le paysage y semhle reposer. A qui s'ouvre á la cosmicité des images, il apparait que l'image es-sentiellement centrále de l'oiseau est dans le poéme de Rilke la méme image que dans la page de Michelet. Elle est seulement exprimée sur un autre registre. Le cri rond de 1'étre rond arrondit le ciel en coupole. Et dans le paysage arrondi tout semble se reposer. L'etre rond propage sa rondeur, propage le calme de toute rondeur. Et pour un réveur de mots, quel calme dans le mot rond ! Comme il arrondit paisiblement la bouette, les lěvres, 1'étre du souffle ! Car RILKE, Poesie, trad. BETZ, sous le titre : Inquietude, p. 95. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace. (1957) [1961] 264 cela aussi doit étre dit par un philosophe qui croit á la substance poétique de la parole. Et quelle joie professorale, quelle joie sonore de commencer la lecon de métaphysique, en rupture avec tous les « étre-lá » en disant: Das Dasein ist rund. L'etre est rond. Et puis d'attendre que les roulements de ce tonnerre dogmatique s'apaisent sur les disciples extasiés. Mais revenons á de plus modestes, á de moins intangibles ron-deurs. V Parfois en effet une forme est la qui guide et enferme les premiers reves. Pour un peintre, l'arbre se compose en sa rondeur. [214] Mais le poete reprend le reve de plus haut. II sait que ce qui s'isole s'arron-dit, prend la figure de l'etre qui se concentre sur soi. Dans les Poernes frangais de Rilke, tel vit et s'impose le noyer. La encore autour de l'arbre seul, milieu d'un monde, la coupole du ciel va s'arrondir suivant la regie de la poesie cosmique. Page 169, on lit: Arbre, toujours au milieu De tout ce qui Ventoure Arbre qui savoure La voute entiere des cieux. Bien entendu, le poete n'a sous les yeux qu'un arbre de la plaine ; il ne songe pas a un ygdrasil legendaire qui serait a lui seul tout le cosmos en unissant la terre et le ciel. Mais l'imagination de l'etre rond suit sa loi: puisque le noyer est comme dit le poete, « fierement arrondi », il peut savourer « la voute entiere des cieux ». Le monde est rond autour de l'etre rond. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 265 Et de vers en vers, le poeme grandit, augmente son etre. L'arbre est vivant, pensant, tendu vers Dieu Dieu lui va apparaitre Or, pour qu 'il soit sur II developpe en rond son etre Et lui tend des bras murs. Arbre qui peut-etre Pense au-dedans. Arbre qui se domine Se donnant lentement La forme qui elimine Les hasards du vent! Trouverai-je jamais un meilleur document pour une phenomenolo-gie de l'etre qui a la fois s'etablit et se developpe en sa rondeur ? L'arbre de Rilke propage, en des orbes de verdure, une rondeur conquise sur les accidents de la forme et sur les evenements capricieux de la mobilite. Ici, le devenir a mille formes, mille feuilles, mais l'etre ne subit aucune dispersion : si je pouvais jamais en une vaste imagerie rassembler toutes les images de l'etre, toutes les images multiples, changeantes qui, tout de meme, illustrent la permanence de l'etre, l'arbre rilkeen ouvrirait un grand chapitre dans mon album de metaphysi-que concrete. Gaston Bachelard, La poetique de l'espace. (1957) [1961] 266 [215] Table des matieres INTRODUCTION [1] Chapitre I. Chapitre IL Chapitre III. Chapitre IV. Chapitre V. Chapitre VI. Chapitre VII. Chapitre VIII Chapitre IX. Chapitre X. La maison. De la cave au grenier. Le sens de la hutte. [23] Maison et Univers. [51] Le tiroir. Les coffres et les armoires. [79] Lenid. [92] Lacoquille. [105] Les coins. [130] La miniature. [140] L'immensite intime. [168] La dialectique du dehors et du dedans. [191] La phenomenologie du rond. [208]