Petr Kyloušek Imaginaires de la ville – Montréal, Québec Descriptif du cours Le cours semestriel, structuré en 13 unités de 2 heures, entend proposer une lecture comparative de plusieurs auteurs dans le but de montrer les transformations de l’imaginaire lié aux villes de Montréal et de Québec. La perspective historique, qui ne négligera pas les récits de fondation, sera assortie d’une confrontation identitaire (auteurs néoquébécois, anglophones, etc.). Il s’agit non seulement de croiser les regards pour montrer les ressemblances et les différences, mais aussi de mettre évidence les transformations de la sensibilité esthétique et des visions du monde. L’information littéraire est accompagnée de la documentation photographique et filmique, notamment en ce qui concerne la documentation historique. Auteurs étudiés en cours ou proposés pour analyses (liste non exhaustive) François Barcelo, Les Plaines à l’envers, La Tribu Yves Beauchemin, Le Matou Gérard Bessette, La Bagarre, La Commensale Leonard Cohen, Beautiful Losers Luise Dupré, La Voie lactée Jacques Ferron, La Charrette, La Nuit, Les Confitures de coings, Le Ciel de Québec Claude Jasmin, La Petite Patrie Dany Laferrière, Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer Roger Lemelin, Au pied de la pente douce Émile Ollivier, Passages, La Brûlerie Jacques Poulin, Le cœur de la Baleine bleue, La Traduction est une histoire d’amour ou tout autre roman sauf Volkswagen Blues Monique Proulx, Les Aurores Montréales Jacques Renaud, Le Cassé Mordecai Richler, The Aprenticeship of Duddy Kravitz, St. Urbain’s Horseman Régine Robin, La Québécoite Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, Alexandre Chenevert Yves Thériault, Aaron Lise Tremblay, L’Hiver de pluie Michel Tremblay, Chroniques du Plateau-Mont-Royal; Le Cahier noir, Le Cahier rouge, Le Cahier bleu; Traversées Catherine Mavrikakis, Oscar de Profundis, Le Ciel de Bay City, L’Annexe Stéphane LaRue, Le Plongeur David Calvo, Toxoplasma Maxime Raymond Bock, Morel Jean-François Chassay, Les lieux du combat Notation : analyse écrite d’un roman ( 18.000 signes au minimum) Bibliographie a) Ouvrages généraux Biron, Michel, Dumont, François, Nardout-Lafarge, Élisabeth. Histoire de la littérature québécoise. Montréal: Boréal, 2007. Kyloušek, Petr. Dějiny francouzsko-kanadské a quebecké literatury (Histoire de la littérature canadienne-française et québécoise). Brno : Host, 2005. b) Imaginaire de la ville, imaginaire québécois Neveu, Pierre, Marcotte, Gilles. Montréal imaginaire. Montréal : Fides, 1992. Noppen, Luc, Saint-Jacques, Denis, Morisset, Lucie, K. Ville imaginaire, ville identitaire : échos de Québec, Québec : Nota bene 1999. Kyloušek, Petr, Roy, Max, Kwaterko, Józef. Imaginaire du roman québécois contemporain. Brno - Montréal : Masarykova univerzita - Figura, Centre de Recherche sur le texte et l'imaginaire, 2006. Kyloušek, Petr - Vanderziel, Jeff - Prajznerová, Kateřina - Vurm, Petr (eds.). Identity through Art, Thougth and the Imaginary in the Canadian Space - Art, pensée et imaginaire identitaire de l'espace canadien. 1. vyd. Brno : Masarykova univerzita, 2009. c) problématique identitaire Blair, Louisa. Les Anglos: La face cachée de Québec. Montréal : Sylvain Harvey, 2005 Dupuis, Gilles. « Redessiner la cartographie des écritures migrantes ». Globe 10, 1, 2007. Chartier, Daniel. Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999. Québec: Nota bene, 2003. Chartier, Daniel, Pepin, Véronique, Ringuet, Chantal. Littérature, immigration et imaginaire au Quebec et en Amérique du Nord. Paris: Harmattan, 2006. Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová, Kateřina, Pospíšil, Tomáš, Voldřichová Beránková, Eva, Horák, Petr. Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian literature and Film / Nous, eux, moi. La quête de l’identitédans la littérature et le cinéma canadiens. Brno : Masarykova universita 2009. Landowski, Eric. Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II. Paris: Presses universitaires de France, 1997. Lintvelt, Jaap, Saint-Gelais, Richard, Verhoeven, Will, Raffi-Béroud, Cathetine (dir.). Roman contemporain et identité culturelle en Amérique du Nord/. Comtemporary Fiction and Cultural Identity in North America. Québec: Nota bene, 1998. Mabelle, Maude. « Les lieux et l’écriture migrante. Territoire, mémoire et langue dans les Lettres chinoises, de Ying Chen ». Globe 10, 1, 2007. Moisan, Clément, Hildebrand, Renate. Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997). Québec: Nota bene, 2001. Paterson, Janet. Figures de l’autre dans le roman québécois. Montréal: Nota bene, 2004. Table des Matières I. Introduction. Qu’est-ce que l’imaginaire d’une ville ? Analyse comparée de trois poèmes (chansons). Sensibilisation à la problématique. II. Composantes spatiales, temporelles et sociales de l’imaginaire de la ville Documentation photographique, plan de la ville de Montréal et de Québec. III. Histoire cachée et récits fondateurs, symbolisme et appropriation/désappropriation des lieux Documentation photographique et historique sur Stadacone, Hochelaga, les Amérindiens. Constitution de la mythologie des villes. Exemple de Montréal. IV.-V. Influence de la tradition littéraire - représentation de la ville dans la littérature canadienne-française et québécoise VI. Ville – et problématique sociale Documentation : topographie de Montréal et de Québec, photos des lieux dont parlent les romans Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy et Au pied de la pente douce de Roger Lemelin VII. Ville et Histoire Leonard Cohen, Beautiful Losers VIII-IX. Ville – ghetto Mordecai Richler, The Aprenticeship of Duddy Kravitz Yves Thériault, Aaron Michel Tremblay, Sainte Carmen de la Main X. Ville - société et culture Michel Tremblay, Chroniques du Plateau-Mont-Royal XI. Ville mythique Jacques Ferron, Le Ciel de Québec XII. Ville des immigrés Émile Ollivier, La Brûlerie XIII. Ville labyrinthe Jacques Poulin, Le cœur de la Baleine bleue Lise Tremblay, L’Hiver de pluie I. Introduction. Qu’est-ce que l’imaginaire d’une ville ? Analyse comparée de trois poèmes (chansons). Sensibilisation à la problématique. Leonard Cohen: Suzanne (avec écoute de la chanson et projection des images du Vieux-Port de Montréal et de Notre-Dame de Bonsecours) Suzanne takes you down to her place near the river You can hear the boats go by You can spend the night beside her And you know that she's half crazy But that's why you want to be there And she feeds you tea and oranges That come all the way from China And just when you mean to tell her That you have no love to give her Then she gets you on her wavelength And she lets the river answer That you've always been her lover And you want to travel with her And you want to travel blind And you know that she will trust you For you've touched her perfect body with your mind. And Jesus was a sailor When he walked upon the water And he spent a long time watching From his lonely wooden tower And when he knew for certain Only drowning men could see him He said "All men will be sailors then Until the sea shall free them" But he himself was broken Long before the sky would open Forsaken, almost human He sank beneath your wisdom like a stone And you want to travel with him And you want to travel blind And you think maybe you'll trust him For he's touched your perfect body with his mind. Now Suzanne takes your hand And she leads you to the river She is wearing rags and feathers From Salvation Army counters And the sun pours down like honey On our lady of the harbour And she shows you where to look Among the garbage and the flowers There are heroes in the seaweed There are children in the morning They are leaning out for love And they will lean that way forever While Suzanne holds the mirror And you want to travel with her And you want to travel blind And you know that you can trust her For she's touched your perfect body with her mind. Questions: Quels sont les éléments spatiaux mis en œuvre dans le poème ? Justifient-ils qu’on parle de l’imaginaire de la ville ? Justifient-ils qu’on situe le poème à Montréal ? Commentaire : L’imaginaire d’un lieu ne se réduit pas aux éléments spatiaux, mais à la puissance évocatrice qu’ils possèdent. Le dit est aussi important que le non-dit qui est suggéré par le cotexte et le contexte (expliquer la distinction) : puissance évocatrice de la rivière, du port, de l’insularité de Montréal (invitation au voyage, à l’amour, à l’apprentissage de la vie, à la connaissance de soi-même, mais aussi point d’arrivée, de repos, de la mort – Suzanne takes you down... - descente, catabase) ; puissance évocatrice des personnages de Suzanne (marginale, ange déchu, mère nourricière, sainte en puissance avec de fortes connotations bibliques) et du Christ (voyageur métaphysique, divinité incomprise, naufragée dans la conscience humaine, divinité à sauver du naufrage). Bien sûr, la poésie accentue souvent l’intemporalité de l’expression littéraire (peu nous importe quand se sont déroulés le voyage d’Ulysse ou l’infidélité de Mme Bovary, ces récits restent vrais de tous les temps) : en anglais, cette intemporalité est soulignée par la nature du présent poétique (Suzanne takes you....). Cette intemporalité est souvent accompagnée par le non-ancrage à un lieu précis, le lieu étant généralisé, de partout et de nulle part. Pourtant, certains éléments, ici, concordent : port de Montréal en bas de la ville, au bord de Saint-Laurent (non la mer ou l’océan), mais qui s’ouvre sur la mer, la tour du port, Notre-Dame de Bonsecours dont l’image se confond avec la Suzanne transfigurée en sainte. Mais il y a plus - le contexte culturel de Montréal (comme dans la littérature québécoise) qui se profile derrière le texte: marginalité sociale, poétisée, de la ville ; poétique de la transfiguration, dimension religieuse. En cela, Cohen se rapproche des auteurs comme Tremblay, Marie-Claire Blais, Anne Hébert et autres, des années 1950-1960. Émile Nelligan : Soir d’hiver (avec écoute de la chanson, Luck Mervil et documentation photographique) Ah! comme la neige a neigé! Ma vitre est un jardin de givre. Ah! comme la neige a neigé! Qu'est-ce que le spasme de vivre Ô la douleur que j'ai, que j'ai! Tous les étangs gisent gelés, Mon âme est noire: Où vis-je? où vais-je? Tous ses espoirs gisent gelés: Je suis la nouvelle Norvège D'où les blonds ciels s'en sont allés. Pleurez, oiseaux de février, Au sinistre frisson des choses, Pleurez, oiseaux de février, Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses, Aux branches du genévrier. Ah! comme la neige a neigé! Ma vitre est un jardin de givre. Ah! comme la neige a neigé! Qu'est-ce que le spasme de vivre A tout l'ennui que j'ai, que j'ai!... Questions: Quels sont les éléments spatiaux mis en œuvre dans le poème ? Justifient-ils qu’on parle de l’imaginaire de la ville ? Justifient-ils qu’on situe le poème à Montréal ? Commentaire : Ici, rien ne permet de déterminer la localisation montréalaise si ce n’est la connaissance du contexte littéraire historique, en l’occurrence le positionnement du poète Émile Nelligan parmi les poètes de la ville (École littéraire de Montréal, dans sa première phase) qui, en tant que modernistes, inspirés par Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, s’opposent à la poésie régionaliste de la campagne. Les éléments spatiaux (Norvège, tous les étangs, blonds ciels....) font partie des paysages psychologiques intérieurs qui accentuent l’enfermement, l’emprisonnement, le spleen existentiel. La plupart des poésies de Nelligan sont situées dans des intérieurs avec comme corollaire l’espace extérieur imaginaire comme échappatoire possible. En cela, il est représentatif de la poésie de la ville de son époque. Gérald Godin : Tango de Montréal (avec photo de la place – station Mont-Royal) Sept heures du matin métro de Montréal c’est plein d’immigrants ça se lève de bonne heure ce monde-là le vieux coeur de la ville battrait-il donc encore grâce à eux ce vieux coeur usé de la ville avec ses spasmes ses embolies ses souffles au cœur et tous ses défauts et toutes les raisons du monde qu’il aurait de s’arrêter de renoncer Commentaire : La désignation explicite du lieu (et la localisation du poème sur le mur près de la station de métro Mont-Royal) est en fait la seule qui se rapporte à Montréal et qui construit l’image du réseau métropolitain en réseau sanguin avec, comme sang, la foule anonyme des voyageurs. Le sang immigrant neuf s’oppose au vieux sang des montréalais de vieille date, il irrigue le cœur fatigué de la ville, personnifiée en image archétypale (cf. Gaston Bachelard, Poétique de l’espace). Questions supplémentaires : Les aspects esthétiques (la poétique) permettent de situer les poèmes dans le contexte historique. Déterminez-les, cernez le moment de la génèse des trois textes. II. Composantes spatiales, temporelles et sociales de l’imaginaire de la ville Documentation photographique, plan de la ville de Montréal et de Québec. L’espace est une des catégories narratives (représentatives) et est étroitement lié avec le temps et la perspective narrative exprimée à travers le narrateur ou les personnages. On peut distinguer les arts spatiaux, synchroniques (peinture, sculpture, architecture) et temporels, diachroniques (musique). La littérature, vu la nature du signe linguistique, occupe une position intermédiaire : si le message langagier a besoin du temps pour se déployer, les images qu’il évoque produisent un effet synchronique (cf. G. E. Lessing, Laokoon, 1766). La compréhension de la signifiance de l’espace nécessite donc d’inclure la temporalité et la perception subjective. Le lieu poétique, on l’a vu, n’est pas une coordonnée neutre. Il est chargé de sens. C’est un lieu ethétisé, c’est-à-dire retiré de son contexte réel, « absolutisé » et en tant que tel utilisé à d’autres fins au sein du texte. Si nous laissons de côté la composante archétypale, générale et généralisante, de l’imaginaire archétypal (Gaston Bachelard, Poétique de l’espace), il est évident que la signification particularisante d’un lieu, notamment de la ville ou de certains de ses quartiers, est le résultat de l’interaction du facteur géographique, spatial, et du facteur humain. Il va sans dire que la disposition géographique joue un rôle important : la configuration insulaire de Montréal, la présence de la montagne Mont-Royal et du fleuve Saint-Laurent, ainsi que l’étendue du Plateau déterminent un espace vital et sa répartition en quartiers tels Westmount, Outremont, Plateau, Atwater, etc. Il en est de même à Québec, divisé en Haute et Basse-Ville, quartiers populaires du Limoilou, etc. À cette composante géographique se superpose le facteur temporel, autrement dit l’histoire ou mieux la mémoire des lieux. Celle-ci a deux aspects, celui qui est immédiatement visible, matérialisé et celui qui ne se révèle que grâce â une tradition perpétuée. Il s’agit bien sûr de la jonction du lieu et de la parole, fait important pour la littérature. Le facteur humain y ajoute, encore, la dimension sociale sous différents aspects, y compris la diversité ethnique. Deux types d’illustrations permettront d’entrer dans la problématique : 1) étude du matériel photographique du boulevard Saint-Laurent le long de son parcours depuis le Vieux-Port de Montréal jusqu’à la Petite Italie. La documentation comprend aussi les photos historiques montrant les phases antérieures à l’état présent. 2) documentation tirée du livre de Louisa Blair Les Anglos: La face cachée de Québec qui permet de découvrir le passé que le présent a pour plusieurs raisons occultés, en l’occurence la contribution des anglophones à l’histoire de la ville de Québec. III. Histoire cachée et récits fondateurs, symbolisme et appropriation/désappropriation des lieux Documentation photographique et historique sur Stadacone, Hochelaga, les Amérindiens. Constitution de la mythologie des villes. Exemple de Montréal. Comparons ces trois récits concernant Montréal Jacques Cartier, Brief récit et succinte narration de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelage et Saguenay et autres (1545) [...] nous arrivasmes audit Hochelaga qui est distant du lieu où estoit demeuré le gallion de envyron quarente cinq lieues auquel temps et chemin faisant trouvasmes plusieurs gens du pays lesquelz nous apportoient du poisson et autres victailles danssant et menant grand joye de notre venue. [...] Et nous arrivez audit Hochelaga se randirent au davant de nous plus de mil personnes tant hommes femmes et enffans lesquelz nous firent aussi bon racueil que jamais pere fist a enffant menant une joie merveilleuse. Après l’accueil, il y a les discours. Celui de l’agouanna de Hochelaga, qualifié, dans l’esprit du temps de « sermon et preschement », reste, dans le récit de Cartier, sans commentaire. Celui de Cartier reprend « l’Euvangile sainct Jehan savoyr l’In principio », avec comme effet : tous les assistans la peurent ouyr où tout ce pouvre peuple fist une grande sillance et furent merveilleusement bien entendibles regardant le ciel et faisant pareilles serymonies qu’ils nous veoyent faire. [...] En ce temps-là furent amenez audict capitaine plusieurs malades, commes aveugles, boiteux, impotens, et gens si très vieux que les paupieres des yeulx leur pendeoient jusque sur les joues, les assoyant et coulchant pres ledict capitaine pour les toucher, tellement qu’il sembloit que Dieu fut là descendu pour les guerir. [...] Ce faict marchasmes plus oultre et envyron demye lieue de là commançasmes à trouver les terres laboureuses et belles grandes champaignes plaine de blez de leur terre lequel est comme mil de Brazil aussi groz ou plus que poix duquel vivent ainsi que nous faisons du froument. Et au parmy d’icelles champaignes est scituee et assise la ville de Hochelaga pres et joignant une montaigne qui est alentour d’icelle labouree et fort fertile de dessus laquelle on veoyt fort loing. Nous nomasmes icelle montaigne le mont Royal. Remarques et commentaire : Hochelaga semble, aux dernières observations des historiens (Bruce G. Trigger, Les Indiens, la fourrure et les Blancs, Montréal, Boréal 1992; Georges Soui), le nom de la région de l’actuel Montréal. La région était habitée probablement par un des peuples « nadoueks » (iroquoiens). Les Mohawks de Kahnawake la désignaient comme Tiotontakwe. Le texte de Cartier est éminemment ethnocentrique, imbu de la supériorité du Blanc, du chrétien. La réalité est vue par la grille des valeurs européenne de l’époque (christianisme, tradition biblique) avec une teinte de la mise en valeur de soi (Cartier figurant dans le rôle du roi thaumaturge, selon la tradition française). L’autre est considéré comme un objet, celui qu’on pourra christianiser et coloniser y compris ses terres fertiles. Le paysage est vu comme une Terre Promise, à occuper. Il suffit de se l’approprier en la nommant. L’acte de nomination est ce qui donne le sens et le droit à la propriété. Notons que Cartier omet une des particularités du site, à savoir l’insularité de Montréal, qui est une de ses caractéristiques géographiques et mythopoiétiques. Négligence? Désintérêt après qu’il a découvert que les rapides de Lachine barrent la route navigable vers le sud-ouest? Marie Morin, Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Montréal, 1659-1725 L’isle de Montreal est vers le milieu du Canada, du cauté du sud au regard de Kebec, qui est plus enfoncé du cauté du nord. Elle a de tour, a ce qu’on tient, 30 lieues. Au millieu d’icelle est la montagne sy renommee ou Mont Royal qui a donné le nom a toute l’isle, mais qu’on appelles vulguerement Ville Marie aujourd’huy dans le Canada a cause que Monsieur de la Dauversiere a qui elle appartenèt luy donna ce beau nom, lequel ayant ensuitte fait present de la dite ille a Messieurs les prestres de Saint-Sulpice du seminere de Paris, qui en sont les seigneurs a presant et qui font profession d’un respect et amour tout particulier pour la tres sainte Vierge et de zelle pour la faire honorer, [...] ont parfaitement gousté ce beau tiltre et contribué a l’etablir. [...] Aussy tots qu’ils apersurent cette chere ville future dans dessains de Dieu, qui n’estoit encore que des forests de bois debout, ils chanterent des cantiques de joie et d’action de graces a Dieu de les avoir amenés sy hureusement a ce terme, comme les Israelites firent autrefois, et mirent pied a terre dans le lieu ou est batie la ville a present. [...] Ils chanterent encorres des psaeaumes et des himmes au Seigneur, puis les hommes travaillerent a dresser des tantes ou pavillons, comme de vrays Israelites, pour ce mettre a couvert du plus fort des plouies et des orages, qui furent grandes et extraordinaires cette annee la. [...] On ne peut pas dire la joie et la consolation que resantirent alors cette troupe eslue car je les croy tous des saints. Commentaire : La fondation de Ville-Marie, en 1643, par de Maisonneuve et de la Dauversière se fait sous le signe de la piété baroque, mais aussi celui du Nouveau Monde, recommencenent de la nouvelle histoire chrétienne. Le texte de Marie Morin relève les mythèmes de l’origine, de l’arrivée en Terre Promise, paradis intouché, pur de corruption. L’insularité de l’île, où la ville, située sur une autre île, plus petitte, à l’intérieur de la grande, constitue la forteresse de la foi. Dans son récit, Marie Morin exalte l’idéal chrétien des origines, la pauvreté, le service d’autrui. Elle déplore la corruption progressive des meours, due aux marchands et, à partir de 1663, à l’arrivée de la garnison du régiment de Carignan. Or, l’île chrétinne a été dès 1650 harcelée par les incursions iroquoises. D’où l’aspect héroïque, martyre de la ville. Sur un autre versant, se développe alors la composante militaire, le récit de l’épée chrétienne qui frappe les païens. Monsieur Chomedy, comme gouverneur, veilloit à la conservation de la vie; pour cela il establit une dévotion de soldats de la Sainte Vierge au nombre de 63, autant que cette Divine Reine a vescue d’années sur la terre, qui en son honneur exposois tout à tour leur vie pour la conserver à leurs frères, faisant la découverte autour des déserts et champs de bled pour avertir quand ils voyoient les ennemis ou leurs vestiges; celui qui la fesoit se mettoit en estat de mourir, se confessoit et communioit le matin du jour qui luy estoit marqué, à quoy il estoit ponctuel, sans jamais y manquer, qu’au cas de maladie. Plusieurs sont morts dans cet exercice de la plus parfaite charité, ce qui ne rebutoit point les autres et ne les empêchoit pas de se mettre a hasard d’être tués parce qu’ils avaient l’honneur d’être soldats de la Vierge dans la confiance qu’elle porteroit leurs âmes au paradis. Les deux symboles – la croix et l’épée – s’inscrivent solidement dans la tradition nationaliste du 19^e siècle et figurent dans le texte français de l’hymne national canadien (« O Canada! Terre de nos aïeux,/ Ton front est ceint de fleurons glorieux!/ Car ton bras sait porter l'épée,/ Il sait porter la croix!/ Ton histoire est une épopée/ Des plus brillants exploits./ Et ta valeur, de foi trempée, Protégera nos foyers et nos droits. »). Un des combles de l’exaltation nationaliste est le poème de Louis Fréchette « Daulac des Ormeaux » (La légende d’un peuple) Sept cent démons fondaient ensemble sur le poste [...] Ce fut en un instant une horrible mêlée. Les Peaux-Rouges, chargeant en bande échevelée, Avec des gestes fous et des cris furibonds. Malgré les sabres nus et les arquebusades, Recommençaient sans fin l’assaut des palissades. Ils n’avaient presque plus l’aspect d’êtres humains. On leur fendait le crâne; on leur hachait les mains; On leur jetait aux yeux des cendres enflammées; Quand même! reformant leurs masses entammées, Sous la crosse qui tombe ou le brandon brûlant Ces tigres enragés s’élançaient en hurlant On se battit ainsi jusqu’à la nuit suivante. Puis on recommença. Cela dura dix jours. [...] Aux lueurs que jeta la fauve explosion Dans des flots de fumée, une âpre vision, Scène horrible, à la fois sublime et repoussante, Arrêta sur le seuil la horde envahissante. Sur un monceau de morts et dans le sang qui bout, Un seul des assiégés était resté debout, Et tragique, hagard, devenu fou, farouche, Les yeux fixes d’horreur et l’écume à la bouche, Afin de les soustraire aux vainqueurs courroucés, Une hache à la main achevait les blessés! Puis, le crâne entr’ouvert, et criblé par vingt balles, Lui-même alla tomber aux pieds des cannibales. Commentaire : Les dimensions du geste héroïque de Dollard des Ormeaux, sauveur de Montréal et de la Nouvelle-France au moment critique de son existence (1658), sont en fait de bien moindre portée et ne correspondent en rien à la réalité historique. À noter, dans le poème, l’animalisation et la démonisation de l’ennemi, réduit à l’image primitive du Peau-Rouge, cruel, cannibal, inhumain. C’est l’effet extrême de l’exclusion de l’autre, une raison de l’éliminer, le soumettre, le civiliser. IV.-V. Influence de la tradition littéraire - représentation de la ville dans la littérature canadienne-française et québécoise Cours magistral complété d’extraits illustratifs Le texte de Marie Morin contient un aspect de la ville qui sera développé au 19^e siècle, celui de la corruption des mœurs, de la perte de l’idéal. L’opposition entre la cité pathologique et la cité idéale sera un des présupposés axiologiques des thématiques urbaines (Balzac, Sue, Baudelaire, Dickens, Zola). Avec les transformations économiques, scientifiques et sociales, la ville deviendra, au cours du 19^e siècle, un vaste topos, thématiquement diversifié. Le thème de la rue, lié à celui de la foule anonyme, inscrit dans le paysage urbain la figure du flâneur, marcheur, observateur de la foule, des vitrines, des personnes.[1] L’anonymat de la personne humaine s’associe autant à la liberté, déliée de la contrainte sociale qu’au mystère que représentent les autres. La problématique sociale apparaît : la criminalité, le danger, la misère, la prostitution. C’est le 19^e siècle qui invente le roman policier avec la figure du détective, celui qui, tel un héros aventurier sait pénétrer les mystères de la ville, déchiffrer les signes du labyrinthe. Les transformations sociales apportent aussi la thématique de la mobilité sociale. La ville est le milieu où l’on peut s’élever, faire carrière, devenir industriel, banquier, avocat, homme politique, journaliste, grand poète, écrivain, artiste, journaliste; mais où on peut tout aussi bien faire banqueroute, tomber dans la misère, dans la déchéance sans recours. La femme, souvent associée à la ville et à sa brutalité, traduit cette ambivalence : femme fatale, prostituée, mondaine, actrice, mais aussi mère qui construit la famille dont elle est le centre, qu’elle soit dame de haute société ou mère qui se sacrifie pour le bonheur de sa famille pauvre. La ville est aussi le milieu où se construit l’avenir de la civilisation avec ses banques, ses industries, ses magasins, ses rédactions, théâtres, transports (trains, taxis, trams, métro), etc. Un topos, typiquement américain, de la sociabilité et de la communication sociale apparaît – l’hôtel que le Canadien National immortalisera dans ses constructions prestigieuses le long de la voie ferrée, de Québec à Montréal, à Toronto, Ottawa Vancouver. En même temps la ville devient l’enjeu des contrastes sociaux entre la richesse et la pauvreté, quartiers huppés et périphérie ou bas-fonds. La littérature canadienne-anglaise aussi bien que la canadienne-française suivront les grands modèles européens : Eugène Sue (pour le roman populaire), Balzac, Dickens, Zola. Toutefois, ce faisant, la littérature canadienne-française éprouvera un gros obstacle, en imaginant la ville : la difficulté à s’identifier avec un espace que va dominer le capital « anglais » et les habitants « anglophones ». La ville, pour les francophones, devient un lieu « désapproprié », qu’ils ont abandonné à l’autre et qu’ils devront se réapproprier progressivement. Quelques données démographiques : si, en 1790, la ville de Québec compte 14.000 et Montréal 18.000 habitants, en 1830 c’est déjà 30.000 dans chacune des villes (Chicago en a 350). Entre 1891 et 1931 la population de Montréal passe de 217.000 (alors la 9^e ville américaine) à 818.000 habitants. Or, en 1840 déjà, la ville de Québec est de moitié anglophone et Montréal devient, entre 1831 et 1867, majoritairement anglophone avant que l’industrialisation et l’afflux de la nouvelle population ouvrière, venue des campagnes, ne renverse la balance. Ajoutons-y que les élites de la société canadienne – administrateurs, industriels, commerçants, financiers, autrement dit ceux qui reperésentent le progrès, la success story à l’américaine (éducation, travail, acharnement à réussir) – sont majoritairement anglophones (McGill, Molson, McTavish, Price, etc.), alors que les francophones occupent des positions inférieures ou intermédiaires. Le fait est pertinemment constaté, dès 1845, par L.O. Létourneaux, fondateur de La Revue Canadienne : [A]ujourd’hui Montréal et Québec ont toute l’apparence de villes commerciales anglaises. Le commerce et l’industrie, voilà quels sont les éléments de progrès de ces deux villes. Ce sont eux qui démolissent nos édifices et nos mœurs ; ils accaparent tout sans jamais s’arrêter et, jusqu’à ces dernières années, ils étaient entre les mains de nos compatriotes d’origine anglaise presque exclusivement. Voyez ce qu’il y a de pénible dans notre position; nous sommes presque obligés de regarder à regret les progrès de la civilisation dans notre pays, parce que dans les grands centres, dans les villes, ils nous enlèvent ce qui nous distingue comme un peuple et une nation à part.[2] Il est clair que, à la différence du peuple, qui ne se distinguait pas significativement du « peuple canadien-anglais » ou « états-unien » dans son comportement économique et culturel, les élites francophones du Canada avaient du mal à s’identifier avec la nouvelle ville moderne. Témoin la proclamation du Sulpicien Hyacinte Rouxel : Voici donc la vocation de Montréal, telle que fut promulguée même avant sa naissance! ... Faire connaître Jésus-Christ et sa Religion sainte, en faisant briller, d’abord au milieu des ténèbres du paganisme, ensuite au milieu des lueurs trompeuses de l’hérésie, le flambeau de la Vérité. [...] Aussitôt que Ville-Marie commença à prendre place parmi les cités, les peuples qui l’environnaient devinèrent par une sorte d’instinct ses destinées providentielles [...].[3] Il s’agit, bien sûr, d’un enjeu qui dépasse la ville, car c’est l’enjeu national et, corollairement, l’identité du peuple canadien français dont il est question. Les élites canadiennes françaises, notamment leurs représentants conservateurs au sein de l’Église catholique, ont alors contribué à forger une image identitaire de la nation qui leur permît de marquer la différence par rapport à l’image de l’autre en prêtant à leur peuple des caractéristiques abstraites, imaginaires, de manière à accentuer la dissemblance et la spécificité, voire l’unicité, et à justifier leur propre attitude et leur rôle social.[4] S’impose alors soit l’image identitaire idéalisée, abstraite, d’une ville inexistante (Ville-Marie de Rouxel) ou bien on oppose à la ville moderne - anglophone, protestante, commerciale, industrielle et pour cette raison même pervertie moralement et linguistiquement - la campagne francophone, modèle de la fidélité aux valeurs religieuses, à la morale patriarchale, à la langue et aux mœurs des ancêtres. La littérature canadienne-française perpétuera jusqu’aux années 1940, sous différentes formes, l’antinomie Ville-Marie/Babel et campagne/ville (Babel) en s’investissant surtout dans le roman historique et le roman du terroir. L’antinomie, d’ailleurs, se projettera dans l’architecture des villes modernes: aux « Anglais » la construction des banques, des usines, des commerces, aux francophones l’érection des églises, institutions de charité, etc. Plusieurs exemples littéraires permettent d’illustrer le propos. Le premier exemple est une comédie de Pierre Petitclair Une partie de campagne, réalisée en 1842, publiée en 1865. La critique du renégat (national) a pour l’arrière-fond le partage du territoire qui est aussi celui du contraste entre la ville et la campagne, devenue le milieu de la canadianité (française) préservée. Louis rend visite à son frère. Il arrive accompagné de son fils Guillaume, de son ami anglais Brown et sa sœur Malvina. Au village, Guillaume se comporte en dandy, méprise le français, les gens du pays et sa cousine Eugénie à qui, l’année précédente il avait fait la cour. Il se fait appeler William. La punition vient après une baignade involontaire, lors d’une promenade en bateau. Guillaume-William n’a plus son habit de ville, il est obligé de s’habiller en villageois. À la fête du village on feint de ne pas le reconnaître. Malvina qu’il courtise est mariée, alors qu’Eugénie consent au mariage avec Brown. À chacun donc sa place, à chacun ses valeurs. Les différences entre les communautés n’empêchent pas la coexistence, mais les deux communautés ne sont plus à égalité. La voie de l’ascension sociale mène de la campagne francophone à la ville anglophone, le mariage étant une forme d’insertion dans la famille anglaise. Le deuxième exemple est un roman qui peut servir d’archétype : La terre paternelle de Joseph Lacombe (1846). La famille Chauvin est prospère tant qu’elle reste attachée à la terre. Mais le départ de l’un des fils, Charles, qui se laisse embaucher par une société de fourrures et devient coureur des bois, conduit le père à une décision précipitée. Il « se donne » à son deuxième fils, Jean-Baptiste : la dette que celui-ci doit contracter pour reprendre la ferme familiale et son inexpérience de cultivateur le mènent à la ruine. Le père investit imprudemment dans le commerce l’argent que son fils a dû lui payer pour la cession de la ferme. Les deux se retrouvent acculés à vendre leurs propriétés et à s’installer à Montréal, prolétaires misérables, entraînant dans l’enfer de la ville la mère et la fille : Aussi ne trouvant pas d’emploi, il [le père Cauvin] se vit réduit à la condition de charroyeur d’eau, un des métiers les plus humbles que l’homme puisse exercer sans rougir. Cet emploi, quoique très peu lucratif, et qu’il exerçait depuis près de dix ans, avait cependant empêché cette famille d’éprouver les horreurs de la faim. Au milieu de cette misère, la mère et la fille avaient trouvé le moyen, par une rigide économie et quelques ouvrages à l’aiguille, de faire quelques petites épargnes; mais un nouveau malheur était venu les forcer à s’en dépouiller : le cheval des Chauvin se rompit la jambe. Il fallut de toute nécessité en acheter un autre... Le malheur s’abat sur la famille qui passe un hiver rigoureux dans les quartiers pauvres de la ville. Jean-Baptiste tombe malade et meurt. Heureusement Charles, fils cadet, avait économisé, en travaillant, une modeste fortune, et lorsqu’il revient et retrouve sa famille, il investit dans l’achat d’une ferme où la famille désormais prospérera. La littérature, celle qui sera reconnue par les élites comme digne de ce nom, opposera longtemps la campagne à la ville. Les premiers grands romans de la ville seront Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy et Au pied de la pente douce (1944) de Roger Lemelin. Or, la conquête de la ville, sa réappropriation, se fait progressivement, dans les genres moins prestigeiux que le grand roman social ou moins explicitement urbains comme dans le cas de la poésie. Dans le premier cas, il importe de signaler le roman populaire, de feuilleton, qui imite le plus souvent le modèle d’Eugène Sue. Le genre permet aussi de comparer la situation francophone et anglophone. Ici, nous profitons de l’étude de Gilles Marcotte « Mystères de Montréal » (dans Pierre Neveu, Gilles Marcotte, Montréal imaginaire, Montréal, Fides, 1992, pp. 97-148). Plusieurs textes sont comparés : Georges Boucher de Boucherville Une de perdue, deux de trouvées (1849-1851; 1864-1865, 1874), Émile Chevalier, Les mystères de Montréal (feuilleton du Moniteur canadien, 8, 15-46, 4 janvier – 20 septembre 1855), Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal (en feuilleton dans Le Vrai Canard de 1879 à 1881; en livre 1901), Auguste Fortier, Les mystères de Montréal (1893), Charlotte Führer The Mysteries of Montreal (1881), Rosanna Eleanor Lephoron « Clive Weston’s Wedding Anniversary » (Canadian Monthly and National Review, août-septembre 1872). L’étude comparative mène à la constatation de quelques ressemblances : la présence de la ville, celle des hôtels (répartis chez certains francophones en fonction de la langue dominante), du labyrinthe des rues où le protagoniste poursuit une femme afin d’éclaircir son mystère (Boucher de Boucherville), la présence du crime et du détective (Fortier). Deux incipits invitent à comparaison : C’était en 1879. Mai répandait ses premières fleurs et sa verdure printanière sur le jardin Viger à Montréal. La brise était tiède, le jardin était rempli de murmures confus et du piaillement des moineaux. L’herbe repoussait verte et drue; les marguerites blanches et les liserons bleus s’épanouissaient un à un au milieu de l’herbe à puce et de la carotte à moreau. (Berthelot) It was in every sense of the word a brilliant wedding. Montreal, the fair city that reclines at the foot of Mount Royal, had not for many months witnessed anything like it. Every embellishment that wealth could purchase had been procured – every rule prescribed by taste of fashion followed – till the whole affair might have been safely pronounced a perfect success. Season and weather, often chary of their favours on similar occasions, were both propitious. The sunshine of a glorious October day bathed in golden radiance the new reaped field and meadow, the mountain with its glowing scarlet and yellow foliage, and the broad, sparkling St. Lawrence beyond. (Lephoron) Dans l’un et l’autre cas, c’est une autre langue (autoironie qui met à distance sa propre langue x recherche du style soutenu), une autre localisation (vue d’en bas des quartiers de la basse ville x vue aérienne, panoramique du haut de Westmount). En effet, tandis que les récits francophones semblent se cantonner près du port et entreprennent une exploration horizontale, les textes anglais s’approprient la ville d’en haut. Ceci concerne également l’histoire et la langue. Dans « The Phantom Sentinel of Champ de Mars » de John Lesperance (Canadian Illustrated News, 6, 13, 28 septembre 1872), un Canadian présente à son ami américain la ville. Il considère l’histoire des Canadiens-Français comme une romance, il admire leur beutiful tongue. Mais en fait, many of them are backward. Et en regardant le Champ-de-Mars, un haut lieu de l’histoire, il commente : « There Vaudreuil and Levis... There Amherst entered triumphantly... There Peninsular, Waterloo, Indian, and Crimean veterans... What splendid scenes they were! » Et comment voit-on l’autre? « [A]nother fop whose dark eyes and hair, and slightly foreign accent, bespoke him a French Canadian. » (Lephoron) L’appropriation de la ville par les Canadiens-Français ne se fait que progressivement, et non sans difficulté, au sein du discours libéral qui, justement, veut s’ouvrir à la modernité, à la confrontation. Une des manifestations de l’esprit libéral qui commence à s’affirmer de manière plus prononcée au tournant du 19^e et du 20^e siècle, est l’École littéraire de Montréal, Michel Biron, dans « La romance du libéralisme » (Pierre Neveu, Gilles Marcotte, Montréal imaginaire, Montréal, Fides, 1992, p. 149-209) analyse pertinemment la soirée du 26 mai 1899 au Château Ramezay, séance caractérisée par la succession de l’allocution du président Wilfrid Larose, avocat et journaliste, sur le « Succès dans la vie » (une traduction par Larose de la success story d’un sénateur étatsunien), et de la récitation publique des poèmes de Nelligan, dont « la Romance du vin » qui lui vaudra d’être porté en triomphe par la ville jusqu’à son domicile. Il s’agit d’un bel exemple de la jonction de la culture et de l’entreprise, ressenties à ce moment comme liées par des valeurs communes - instruction, éducation, travail (poétique), possibilité de s’assumer, s’autonomiser, réussir socialement. Il y a plus : la stratégie de Nelligan, tout opposée qu’elle est à l’autonomisation recherchée par Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Mallarmé, procède par l’importation de leur capital culturel et de leurs techniques poétiques sur un nouveau marché où ce placement se montre incommensurablement plus rentable. La période libérale de l’École de Montréal et de la jonction entre la littérature, la publicité des journaux et les élites mondaines sera de courte durée. Dès 1904, elle quitte l’espace public, prestigieux du Château Ramezay et se transforme progressivement en école régionaliste (Albert Ferland). Les exotistes qui, esthétiquement, sont les continuateurs de Nelligan, tels Paul Morin (Le Paon d’émail), René Chopin ou Albert Lozeau, voient dans la ville (monde des affaires, industrie, commerce) un ennemi de la poésie, un monde hostile (cf. « Soir d’hiver » de Nelligan). La ville, toutefois, entre dans la thématique romanesque, sous forme, notamment, de la conquête de la ville par les Canadiens-Français. Si les romans d’Antoine Gérin-Lajoie Jean Rivard, le défricheur (1862) et Jean Rivard, économiste (1864) et d’Errol Bouchette Jean Lozé (1903) situent la réussite économique et l’industrialisation canadienne-française dans les nouvelles villes surgies sur des terres défrichées, en dehors de l’emprise anglo-saxonne, d’autres auteurs tentent d’illustrer le conditionnement politique, économique et moral qui empêche les success stories des jeunes gens ambitieux et talentueux qui veulent percer dans le journalisme et la littérature. Deux œuvres sont à signaler Le Débutant. Roman de mœurs du journalisme politique dans la province de Québec (1914) d’Arsène Bessette et Les Demi-civilisés (1934) de Jean-Charles Harvey. Dans les deux cas, le milieu urbain, Montréal et Québec s’inscrivent dans la trame du roman. Ce sont les milieux qui conditionnent le succès ou l’échec. Le regard des protagonistes est critique. Ils se heurtent jusqu’à la duplicité du langage, à l’immoralité à l’hypocrisie de la société canadienne-française. Leur victoire – dans l’écriture et l’amour (car la conquête de la ville, on le sait, est d’essence féminine) - est dans leur échec. Pour se faire reconnaître, ils finisssent par émigrer aux États-Unis. À la même époque, Albert Laberge, auteur de La Scouine (1909), considéré comme une polémique critique avec le roman du terroir, donne un tableau naturaliste, de la misère urbaine dasn ses récits. Signalons que le courant libéral dissémine, entre autres, une nouvelle thématique de la modernité qui seule peut avoir cours dans le milieu urbain : exaltation de l’excès, de la démesure, de l’agitation, de la vitesse. VI. Ville – et problématique sociale Documentation : topographie de Montréal et de Québec, photos des lieux dont parlent les romans Bonheur d’occasion et Au pied de la pente douce L’appropriation de la ville par le roman réussit grâce à deux auteurs qui thématisent la marginalité urbaine et l’ascension sociale en période crise. Alors que les Lucien de Rubempré de Bessette et de Harvey finissent par céder à la société canadienne-française en la quittant, les prolétaires, eux, s’imposent, même si c’est une réussite problématisée, surtout dans le cas de Bonheur d’occasion (1945) Toutefois, aussi bien dans le roman de Gabrielle Roy que dans celui Au pied de la pente douce (1944) de Roger Lemelin la campagne et la thématique du terroir restent présentes. On trouve une situation analogue, mais inversement proportionnelle dans Trente arpents (1938) de Ringuet. Dans les trois romans, la dichotomie ville/campagne continue à structurer l’axiologie. Seules le proportions et l’évaluation changent. Ainsi le protagoniste de Trente arpents, Euchariste Moisan, qui avait passé toute sa vie à la campagne, finit par quitter sa terre pour rejoindre son fils aux États-Unis, à White Falls. Il traverse le labyrinthe de Montréal en cherchant la gare. Perdu, il demande son chemin à une mam’zelle qui de toute évidence est une prostituée. Celle-ci se moque du vieillard et dans l’échange de répliques qu’elle a avec sa collègue le narrateur laisse sous-entendre que cette collègue pourrait bien être Lucinda, la fille d’Euchariste qui avait quitté la famille pour chercher son bonheur en ville. Euchariste aurait croisé sa fille sans la reconnaître. Ville labyrinthe, ville perdition, ville excès, solitude, anonymat. À la différence de ses prédécesseurs, le roman du terroir de Ringuet est loin d’idéaliser la terre et la campagne. Et c’est aussi le cas de Gabrielle Roy. Dans la partie centrale de Bonheur d’occasion, la famille prolétaire des Lacasse entreprend, dans un camion secrètement emprunté par le père, un voyage à la campagne. La visite de la famille maternelle, au moment idyllique de la cueillette de la sève d’érable et des cabannes à sucre, devrait redonner la santé aux enfants et apporter un réconfort moral, surtout à la mère. Or, le séjour à la ferme natale est éprouvant, conflictuel, loin de l’idylle sentimentale. Le voyage se solde par un échec total : au retour, le camion tombe en panne et le père Lacasse, mis à la porte par son patron, se retrouve au chômage. Désormais, il n’est plus possible d’échapper à la ville. La topographie montréalaise de Bonheur d’occasion est significative et contribue par la disposition des lieux au sens de l’œuvre. Elle exploite par ailleurs une répartition bien établie entre la partie prolétaire, essentiellement francophone, et le quartier riche, anglophone, de la ville. La disposition est verticale. Le quartier prolétaire de Saint-Henri et d’Atwater, près du fleuve et du port, est surplombé par les hauteurs de Westmount et le Mont-Royal. Entre les deux s’aligne la rue Sainte-Catherine avec ses commerces, restaurants et cinémas, mais aussi sa prostitution, selon les parties de la ville qu’elle traverse. L’ascension sociale et la déchéance s’inscrivent dans le paysage urbain. Le roman met en scène deux arrivistes prolétaires, deux Rastignac modernes, et qui auraient pu s’aimer : Jean Lévesque et Florentine Lacasse. Tous les deux finissent par s’élever, c’est-à-dire monter de plusieurs rues en direction de la montagne. Orphélin, Jean sacrifie à sa carrière toute sensibilité. C’est un self-made-man qui va droit au but. Il quitte Florentine, lorsqu’elle tombe enceinte, il profite de la conjoncture industrielle au moment de la guerre mondiale et, à la différence des idéalistes qui partent se battre pour la démocratie et le salut du monde, il construit sa carrière dans une entreprise en travaillant dur, en s’instruisant. Florentine Lacasse, serveuse dans un bar, se retrouve à un moment critique quand, enceinte, elle se croit acculée au sort de mère célibataire, méprisée, à la charge de la famille nombreuse, prolétaire. Elle profitera de ses charmes pour séduire Emmanuel Létourneau, un bourgeois idéaliste qui finit par l’épouser avant de partir pour la guerre. Une autre ascension, encore, s’inscrit dans la disposition des lieux : c’est la mort de la petitte sœur de Florentine, à l’hôpital municipal qui se trouve à mi-chemin entre les bas quatiers et la montagne. Une des caractéristiques de Bonheur d’occasion est que le milieu montréalais y est représenté non pas comme la périphérie, mais bien comme le centre d’un univers en crise et en guerre, le tout résumé en l’espace de quelques mois de 1939. Ce « montréalocentrisme », dû à la perspective narrative, essentiellement, en fait un grand roman canadien. Analyse Le train passa. Une âcre odeur de charbon emplit la rue. Un tourbillon de suie oscilla entre le ciel et le faîte des maisons. La suie commençant à descendre, le clocher de Saint-Henri se dessina d’abord, sans base, comme une flèche fantôme dans les nuages. L’horloge apparut; son cadran illuminé fit une trouée dans les voiles de vapeur; puis, peu à peu, l’église entière se dégagea, haute architecture de style jésuite. Au centre du parterre, un Sacré-Cœur, les bras-ouverts, recevait les dernières parcelles de charbon. La paroisse surgissait. Elle se recomposait dans sa tranquillité et sa puissance de durée. École, église, couvent : bloc séculaire fortement noué au cœur de la jungle citadine comme au creux des vallons laurentiens. Au delà s’ouvraient des rues à maisons basses, s’enfonçant de chaque côté vers les quartiers de grande misère, en haut vers la rue Workman et la rue Saint-Antoine, et, en bas, contre le canal de Lachine où Saint-Henri tape les matelas, tisse le fil, la soie, le coton, pousse le métier, dévide les bobines, cependant que la terre tremble, que les trains dévalent, que la sirène éclate, que bateaux, hélices, rails et sifflets épellent autour de lui l’aventure. Jean songea sans joie qu’il était lui-même comme le bateau, comme le train, comme tout ce qui ramasse de la vitesse en traversant le faubourg et va plus loin prendre son plein essor. Pour lui, un séjour à Saint-Henri ne le faisait pas trop souffrir; ce n’était qu’une période de préparation, d’attente. Il arriva au viaduc de la rue Notre-Dame, presque immédiatement au-dessus de la petite gare de brique rouge. Avec sa tourelle et ses quais de bois pris étroitement entre les fonds de cours, elle évoquerait les voyages tranquilles de bourgeois retirés ou plus encore de campagnards endimanchés, si l’œil s’arrêtait à sa contenance rustique. Mais au delà, dans une large échancrure du faubourg, apparaît la ville de Westmount échelonnée jusqu’au faîte de la montagne dans son rigide confort anglais. Il se trouve ainsi que c’est aux voyages infinis de l’âme qu’elle invite. Ici, le luxe et la pauvreté se regardent inlassablement, depuis qu’il y a Westmount, depuis qu’en bas, à ses pieds, il y Saint-Henri. Entre eux s’élèvent des clochers. (BO 44-45) Commentaire : Relever la jonction de la description réaliste et des connotations symboliques impliquées; considérez le rapport entre l’humain et le matériel; relevez l’usage ingénieux des figures de style (synecdoque etc.), montrez le symbolisme de la mise en scène. Au pied de la pente douce de Roger Lemelin se situe à Québec, dans un quartier populaire. La topographie est bien différente de celle de Bonheur d’occasion. La Haute-Ville et la Basse-Ville de Québec ne sont nullement impliquées, comme c’est le cas par exemple dans le roman de Jacques Ferron Le Ciel de Québec (1969; voir plus loin). La tension entre le bas et le haut est absente. La sémantique des lieux est investie d’une autre caractéristique, celle de l’enfermement du ghetto prolétaire du quartier Saint-Sauveur dans la Basse-Ville de Québec. Il s’agit en fait d’un exemple typique de la représentation du quartier populaire francophone sous forme de la paroisse urbaine qui est une transposition de la paroisse villageoise en milieu urbain. C’est ce type de ghetto francophone que nous retrouvons chez Claude Jasmin (La Petite Patrie), chez Michel Tremblay, mais aussi chez Thériault (Aaron) ou Mordecai Richler dans le cas du ghetto juif de Montréal. La paroisse urbaine, centrée sur l’église et le curé comme personnage axiologiquiement dominant les valeurs de la communauté, est à la fois un espace sécurisant, mais aussi une prison. C’est entre ce deux pôles que la tension s’installe. La famille, y compris la famille élargie de la paroisse, protège, mais son milieu fermé empêche l’individu de se réaliser. Car tout le monde se connaît, on s’épie, on se juge. On est loin de la liberté et de l’annonymat urbains. L’action du roman peut-être résumée comme l’éducation sentimentale de deux amis prolétaires – Denis Boucher et Jean Colin qui rivalisent pour obtenir le cœur de Lise, fille d’une famille bourgeoise (topos habituel de l’ascension sociale). Alors que Jean, malade, meurt, Denis assume sa part d’amitié et l’incorpore dans sa future carrière d’écrivain. C’est donc la réussite par l’écriture journalistique et littéraire qui permettra de s’affranchir et de quitter le quartier-prison. La critique du milieu fermé du ghetto est imprégnée, chez Lemelin, d’une ironie légère, non dépourvue de compréhension et de sentimentalité. C’est sans doute la raison de la popularité du livre et de la transformation de la continuation de l’histoire en série télévisée (Les Plouffe). Alors que la Montréal de Gabrielle Roy se trouve au centre de la grande histoire, le Saint-Sauveur de Lemelin retrace la banalité de la petite histoire du village urbain. Analyse Qu’ils sont beaux, les dimanches, à St-Joseph, quand le soleil semble se recueillir pendant la période de l’Élévation! D’heure en heure, la grosse cloche proclame de sa voix grave, sonore : « Ceci est mon Corps, Ceci est mon Sang. » Il y avait des chants d’oiseaux dans les arbres, chez Boucher, et les coqs de Gaston, apaisés, promenaient dignement leur crête. On sentait que toute la Création se savait au septième jour. Dimanche! Tout notre monde était riche : Gaston avec son autre piastre, Denis avec un scandale en perspective, et les Colin avec leur vengeance. Printonin, surtout, chantonait sa joie. Il attendait la grand-messe avec espoir, avec allégresse. Et Jean, ce matin-là, croyait posséder toute la chance de la terre. Il montait la Pente Douce, allègre, les mains aux poches, en sifflant au nez des taons qui venaient bourdonner autour de sa tête. Il se retourna et regarda le quartier. Aux angles des rues, des toilettes claires miroitaient, et il montait de partout une langueur douce. On avait l’impression que tout cela posait. C’était une immobilité légère, car elle rendait l’âme légère. Jean évoqua Lise, [...]. Jean se promit de choisir les prunes les plus bleues, les plus molles, et de les apporter à Lise en cachette, pour que personne, pour que Boucher surtout, ne l’apercût. (PD 77-78) Commentaire-questions : Est-ce la scénographie de la ville? Interprétez les connotations religeiuses. Trouvez les indices de l’ironie. Comparez la ville de Jean de cet extrait à celle de Jean de Bonheur d’occasion. VII. Ville et Histoire Leonard Cohen, Beautiful Losers Paradoxalement, pour présenter l’inscription de l’histoire (et de la mémoire) dans la ville, nous avons choisi un roman qui assume le passé comme un fait qu’il s’agit de dépasser, voire nier par un effort libérateur. Il s’agit des Beautiful Losers (1966) de Leonard Cohen. Qui sont les merveilleux perdants? Sans doute, à première vue, les trois personnages principaux : une suicidée - Edith, un anthropologue désorienté - son mari, un politicien nationaliste scandaleux et extravagant – F. Mais en filigrane on s’aperçoit que les merveilleux perdants sont surtout ceux qui se sont laissé écraser par l’histoire : les Amérindiens vaincus par les Français, les Français vaincus par les Anglais, les Anglais vaincus par l’Amérique : Chci vytlouci [dopis F. vypravěči] na americkém monolitu krásnou barevnou modřinu. Chci, aby se země rozdělila na půlky, aby se také lidé naučili dělit svůj život na půlky. Chci, aby Historie s ostrými bruslemi na nohou skočila Kanadě na hřbet. Chci okraj plechovky, s jehož pomocí bych mohl sát Americe z hrdla. Chci dvě stě milonů lidí, kteří budou vědět, že všechno může být jinak, třeba i postaru jinak. [...] Angličani s námi dělali to, co my jsme udělali s Indiány, a Američani udělali Angličanům to, co udělali nám. Žádal jsem pomstu pro všechny. [...] Mám v úmyslu zbavit tě tvého posledního břemene, zbytečné Historie, pod jejímž břemenem ve zmatku úpíš. Lidé s tvou povahou se nedostanou o moc dál než ke Křtu. (BL 167-169) Toužím po nezávislosti Quebecu, ale není to jenom proto, že jsem Francouz. [...] Není to jenom proto, že vím, že vznešené věci jako osud a vzácný duch se musí dobývat pomocí špinavých věcí jako vlajky, armády a cestovní pasy. (BL 167) Tvůj učitel ti předvádí, jak se to děje. Teď kráčejí jinak, ti mladí muži a ženy z Montrealu [...] Ramena se napřimují a orgány vesele signalizují přes průhledné spodní prádlo. Dobré šoustačky se jako náklad veselých plovoucích krys přesunuly z mramorových anglických nábřeží do revolučních kaváren. Po Rue Ste. Catherine, patronky starých panen, kráčí láska. Historie zavazuje popraskané tkaničky lidského osudu a pochoduje dál. Nenech se zmást“ národní hrdost je věc hmatatelná“ měří se tím, kolik vztyčených ptáků ční za osamělým snem, měří se na decibely ženského stenu. (BL 167) Donc négation de l’histoire, mais qui est aussi une reprise de l’histoire, autrement, en vue de la libération de l’individu, dans une perspective, chez Cohen, quasi nietzschéenne. La trame du roman est sous-tendue par la configuration des personnages du roman initiatique: mystagogue (initiateur) – vierge mystique (intiatrice) – mystos (initié). Dans le roman, ce trio est représenté par F., Edith et le narrateur. C’est lui, anthropologue, spécialiste de la tribu-A, qui après le suicide de sa femme Edith (écrasée par l’ascenseur) et après la condamnation et l’internement psychiatrique de son ami F. (par suite de l’attentat – explosion de la statue de la reine Victoria, rue Sherbrook) se retire au chalet construit dans les branches d’un arbre, legs de son ami, pour reconstituer, par fragments, l’histoire du trio. F. et le narrateur sont amis d’enfance, grandis à l’orphelinat, catholique sans doute. F. s’imposera par la suite comme industriel et député nationaliste. Son terrorisme nationaliste va de pair avec son rêve de libération individualiste de l’histoire. F. et sont homosexuels, mais leur relation est bien plus complexe. F. est en même temps amant et « instrumenteur » d’Edith qui devient épouse du narrateur. Ensemble ils cherchent à conduire celui qu’ils aiment, le narrateur, à la connaissance de soi, à le libérer du poids de la société et de l’Histoire. Or l’Histoire prend, dans cette perspective, un double aspect. Elle est à la fois niée, mais aussi reprise, revécue autrement, à travers, justement les merveileux perdants du passé. Derrière Edith, Indienne, il y a Kateri Tekakwitha, la vierge iroquoise et martyre, derrière F., il y a son oncle Iroquois, mais aussi Oscotarach, le perceur des têtes du vieux mythe wendat (voir plus loin le mythe de l’Orphée indien, chapitre XI Ville mythique), derrière le narrateur, il y a les jésuites, témoins de la vie de Kateri. Kateri préside aussi au symbole de la vie montréalaise – rue Sainte Catherine. Analyse - Až v mých nozdrách přestane proudit vzduch, tělo mé duše se vydá na dlouhou cestu domů. Zatímco budu mluvit, dívej se na to zjizvené, vrásčité tělo. Krásné tělo mé duše se vydá na těžkou a nebezpečnou cestu. Mnohým se nepoštěstí dojít na její konec, ale mně ano. Po padlém kmenu přejdu zrádnou řeku. Zuřivý proud se mne pokusí narazit na ostrá skaliska. Po nohou se mi bude ohánět velký pes. Potom se vydám po úzké stezce mezi poskakujícími balvany; mnozí budou rozdrceni, ale já budu mezi těmi kameny tančit. Dívej se na to tělo starého Mohawka, Kateřino, když s tebou mluvím. Vedle stezky stojí chatrč vystavěná z kůry. V chatrči žije Oscotarach, probíječ hlav. Stanu pod ním a on mi vytáhne mozek z lebky. To dělá všem, kdo procházejí kolem. Je to nutné, aby byli připraveni na Věčný hon. Dívej se na tohle tělo a poslouchej. - Ano, strýče. - Co vidíš? - Tělo starého Mohawka. - Dobře. Teď mě přikrej. Neplač. Teď ještě neumřu, vysním si nějaký lék. - Ach, strýče, mám takovou radost. (BL104) -------------------------------------------------- Ruku v ruce [vypravěč a F.] jsme se procházeli po úzkých přístavních uličkách Montrealu. Dívali jsme se, jak do nákladových prostor čínských lodí dopadají spršky obilí. Viděli jsme geometrii racků, kteří kroužili v dokonalých kruzích kolem středových odpadků. Sledovali jsme, jak se velké parníky cestou po rozšiřující se řece sv. Vavřince s houkáním zmenšují na zářivé kánoe z březové kůry, potom na zpěněné hřebeny vln a nakonec na světle fialový opar vzdálených kopců. - Proč se pořád takhle usmíváš? To tě ještě nebolí obličej? - Usmívám se, protože myslím, že jsem tě naučil dost. Ruku v ruce jsme stoupali uličkami na horu Mont Royal, podle níž se město jmenuje. Nikdy předtím nezářily obchody na Ste. Catherine Street tak jasně a polední dav neproudil kolem tak vesele. Zdálo se mi, jako bych to všechno viděl poprvé, barvy divoce jásaly jako první skvrnky na sobí kůži. - Koupíme si u Woolwortha párek v rohlíku. - A budeme ho jíst s propletenýma rukama a riskovat, že se pokapeme hořčicí. Kráčeli jsme na západ po Sherbrook Street směrem k anglické části města. Okamžitě jsme ucítili napětí. Na rohu Lafontainova parku jsme zaslechli provolávaná hesla nějaké demonstrace. - Quebec Libre! - Quebec Oui, Ottawa Non! - Merde à la reine d’Angleterre| - Elizabeth Go Home! V novinách se zrovna psalo o tom, že královna Alžběta chce v říjnu přijet do Quebecu na oficiální návštěvu. - Ten dav se mi nelíbí, F. Pojďme rychlejc. - Ne, ten dav je nádherný. - Proč? - Protože si myslí, že jsou černoši, a lepší pocit v tomhle století ani nemůže mít. F. mě odtáhl za paži přímo do středu toho pozdvižení. Mnozí demonstranti měli na sobě trička s nápisem QUEBEC LIBRE. Všiml jsem si, že každému stojí, včetně ženských. Na podstavci památníku stál známý mladý filmový producent a promlouval k jásajícímu shromáždění. Na bradě měl řídký plnovous a byl oblečený do agresivní kožené bundy, jaké jsou často vidět na chodbách L’Office National du Film. Jeho hlas zněl jasně. F-ův judistických chvat mne přiměl, abych mu pozorně naslouchal. - Dějiny!, volal ten mladík přes naše hlavy. Co máme dělat s dějinami? Ta otázka je všechny rozzuřila. - Dějiny! volali. Vraťte nám naše dějiny! Angličani nám ukradli dějiny! F. se ponořil hlouběji do masy. Automaticky nás přijala, jako tekoucí písek, který polyká laboratorní obludu. Ozvěna mladíkova hlasu visela nad námi jako jako nápis na nebi. - Dějiny! pokračoval. Dějiny rozhodly, že v bitvě o zemi budou Indiáni poraženi Francouzi. V roce 1760 dějiny rozhodly, že Francouzi mají být poraženi Angličany! - Fúúúj! Pryč s Angličany! Pocítil jsem příjemné lehtání kolem kostrče a lehounce jsem se otřel o tenké nylonové šaty nějaké fanatičky, která jásala za mnou. - Roku 1964 dějiny rozhodují, ne, dějiny žádají, aby Angličané vydali tuto zemi, kterou tak málo milovali, aby ji vydali Francouzům, aby ji vydali nám! - Bravo! Mon pays malheureux! Quebec Libre! Cítil jsem, jak mi po pytlových kalhotech klouže jakási ruka; byla ženská, protože měla dlouhé nehty, hladké a zahrocené jako trup letadla. - Do hajzlu s Angličanama! zařval jsem nečekaně. - To je vono, zašeptal F. - Dějiny vyžadují, aby byli Vítězové a Poražení. Dějinám nezáleží na spravedlnosti, dějinám jen záleži na tom, kdo je právě na řadě. A já vám kladu otázku, přátelé, kladu vám jednoduchou otázku : Na kom je řada dnes? - Na nás! zněla ohlušující odpověď. Dav, jehož radostnou částečkou jsem se stal, se ještě více přitiskl k památníku, jako by byli matkou na šroubu, stále víc utahovanou klíčem města, po jehož vlastnictví jsem toužili. Rozepnul jsem si opasek, aby její ruka mohla zajet hlouběji. Neodvážil jsem se otočit, abych se na ni podíval. Nechtěl jsem vědět, kdo to je – připadalo mi to naprosto nedůležité. Cítil jsem, jak se její ňadra obalená nylonem roztékají po mých zádech a obtiskují mi na košili vlhká kolečka. - Včera byla řada na anglo-saském bankéři, aby na montrealských kopcích zanechal své jméno. Dnes je řada na quebeckém nacionalistovi, aby zapsal své jméno do cestovního pasu nové Vavřinecké republiky! - Vive la République! Bylo to na nás příliš mnoho. Téměř beze slov jsme zařičeli na souhlas. Chladivá ruka se otočila, takže mě nyní měla v dlani a mohla snadno do ochlupených záhybů. Nad námi poletovaly klobouky jako pukající zrnka kukuřice a všem bylo jedno, jaký klobouk jim nakonec přistane na hlavě, protože klobouk jednoho byl kloboukem všech. [...] F. se od nás trhnul, aby se dostal blíže k řečníkovi. Zajel jsem dozadu i druhou rukou a uchopil ji za pravou půlku. Přísahám, že jsme byli jako Gumový muž a Gumová žena, protože se zdálo, že jí mohu dosáhnout kamkoli, a stejně tak ona cestovala po mén spodním prádle beze sebemenší námahy. Začali jsme se pohybovat v rytmu daným pravidelným oddechováním davu, který byl naší rodinou a líhní naší touhy. [...] Shromáždění se začalo rozcházet a řetězec se rozpadal. Mluvčí se ztratil z podstavce. Najednou jsem stál tváří v tvář všem ostatním. Odcházeli. Chytal jsem je za klopy a za rukávy. - Nechoďte ještě! Ať mluví dál! [...] Požádal jsem tři svalovce s tričky QUEBEC LIBRE, aby mne zvedli na ramena. Pokoušel jsem se zachytit nohou o pás jejich kalhot, abych se mohl vyškrabat na jejich trika a promluvit k rozpadající rodině z výšky jejich ramen. - Sundejte ze mě toho pošuka! - Vypadá jako Anglán! - Vypadá jako Žid! - Nemůžete přece odejít! Ještě jsem se neudělal! - Ten chlap je úchyl! - Dáme mu přes držku. Nejspíš to bude úchyl. - Vočuchává holkám ruce. - Čuchá si k vlastním rukoum! - Je divnej. Pak se vedle mne objevil F., velký F., který dosvědčil mou zachovalost a vyvedl mne z parku, který už nebyl ničím jiným než obyčejným parkem plným labutí a papírků od bonbónů. Ruku v ruce jsem kráčeli po sluncem zalité ulici. - F., vykřikl jsem. Já jsem se neudělal. Zase mi to nevyšlo. - Ne, zlato, složils ji. - Co jsem složil. - Zkoušku. - Jakou zkoušku? - Tu předposlední. (BL 107-112) Commentaire-questions : Relevez l’importance de la corporalité et de la plénitude qu’elle donne. Comparez, de ce point de vue les deux textes. Qu’ont-ils en commun? En quoi diffèrent-ils? Quelles valeurs sont associées à l’histoire? Sont-elles uniformes? Quelle est la fonction de la ville? Analysez la dichotomie foule/individu. Que représente alors le mot « famille »? VIII-IX. Ville – ghetto Aux élites qui, dans la société moderne et postmoderne, semblent se constituer en classes fermées, mais qui néanmoins continuent à incarner l’axiologie de l’universel, du global, s’opposent les communautés repliées sur elles-mêmes. L’ouverture et l’individualisme qu’exige la ville moderne ont leur pendant – le communautarisme, autrement dit la constitution d’entités culturellement ou socialement (realativement) homogènes qui existent l’une à côté de l’autre, souvent séparés par des frontières infranchissable (ou franchissables au prix de la perte de l’identité). La paroisse urbaine de La Petite Patrie du roman de Lemelin en sont une des manifestations, le ghetto en est une autre. Nous traiterons la problématique en recourant à trois textes : The Aprenticeship of Duddy Kravitz ( 1959) de Mordecai Richler, Aaron (1954) d’Yves Thériault et Sainte Carmen de la Main (1976) de Michel Tremblay. Si Richler a saisi, dans sa configuration spatiale la dimension sociale des lieux, Thériault insiste sur les valeurs culturelle et linguistique. La culture, y compris son aspect religieux, au sens de ecclesia, sera aussi un des aspects du drame tremblayen. Documentation : photos du boulevard Saint-Laurent et du quartier Saint-Urbain Mordecai Richler, The Aprenticeship of Duddy Kravitz (1959) Comme le titre l’indique, la trame du roman est celle du roman de l’éducation. Duddy Kravitz représente la troisième génération des immigrés juifs polonais installés sous le Mont-Royal le long du boulevatd Saint-Laurent et la rue Saint-Urbain. Son grand-père Simcha est un petit commerçant honnête installé au coin de la rue Saint-Dominique, son oncle Banjy possède déjà une petite usine de couture, son père Max est chauffeur de taxi frayant les milieux interlopes de Montréal. Duddy est celui qui rêve de réussir. Ne regardant pas trop les moyens, souvent sans scrupules, il se lance dans différentes affaires, notamment l’édition et la production cinématographique. Mais son grand rêve, celui que son grand-père lui a transmis, est de posséder sa terre. Et il décide d’acheter les propriétés paysannes entourant le lac de Sainte-Agathe: pour avoir son lac. Il est aidé par une Canadienne-Française, Yvette, et par un ami américain Virgil. Vient le moment critique où Duddy doit trancher entre la moralité et l’immoralité. Or, le désir et le rêve l’emportent: il trahit l’amitié de Virgil, détourne son argent et en même temps l’envoie effectuer un trajet en voiture qui se terminera par un accident et l’infirmité durable de Virgil. Il est désavouée non seulement par Yvette qui l’abandonne pour soigner Virgil, mais aussi par son grand-père pour lequel, en fait, il avait acheté le lac. Duddy réussit son projet mondain, mais reste perdant sur le plan sentimental et moral. La vie de Duddy se déroule entre le ghetto qu’il veut quitter et le Westmount où il veut aboutir. Son ascension passe par l’instruction. Mais il est loin d’être un ange. Meneur naturel, il conduit une gang de jeunes de son quartier (comme le protagoniste de Lemelin) Par un de ses gags, coups de téléphone à un des profs malaimés, il cause la mort de son épouse. Analyse Leonard Bush, ředitel Fletcherovy střední školy, nevěděl, kam dřív skočit. Jenom toho rána obdržel dopis od generálního ředitele mlékáren, jenž si v něm stěžoval, že Joseph Dollard, jeden z řidičů firmy, nakládal právě v dobrém úmyslu před školou prázdné láhve od mléka, když na něj začal kdosi močit z okna ve čtvrtém patře, což – jak pan Bush zajisté uzná – v žádném případě nemohlo být neúmyslné. K dopisu byl přiložen účet za vyčištění obleku. Taktéž přišel dopis od místopředsedy rodičovského sdružení, který se v něm ředitele tázal, jak je možné, že jakýsi člověk před Fletcherovou střetní školou rozdával studentům zdarma výtisky Nového zákona, neboť, s veškerou úctou, pan Bush bude jistě souhlasit, jedná se o otevřenou urážku občanů židovského vyznání. Leonard Bush byl přístupný, uhlazený muž těsně po padesátce. Jako první ho ráno navštívila jakási paní Yagidová, která chtěla vědět, proč její Herby, pozoruhodný hoch - a to neřikám proto, že je to mý děcko, k tomu bych se nikdy nesnížila jako někdo -, není dosud ve školní výcvikové jednotce kadetů důstojníkem [vysv.: je druhá světová válka a ve školách se provádí předvojenská pořadová výchova], dokonce ani seržantem, zatímco ten syčák paní Coopermanové od vedle, ten, kterému visí neustále u nosu nudle, je kapitánem. Druhou jeho návštěvou byl pan Glass, prodavač ojetých vozů, jenž mu přišel sdělit, jaký by to byl skandál a nesmysl, kdyby jeho hoch musel opakovat desátý ročník kvůli mizerným dvěma bodům, když má navíc pocit, že pokud by se pan Bush za ním zítra stavil v práci, našlo by se tam pro něj jistě parádní autíčko za slušnou cenu, v podstatě zadarmo. Jako třetí do kanceláře Leonarda Bushe vešel Max Kravitz. „Hele, nelíbí se mně, když někdo hochům nadává do „špinavejch Židů“, a nelíbí se mně, když mě někdo vyvolává ve tři ráno, pane Bush. Vite, na co se sám sebe musim ptát? Co to mýho kluka vlastně učí za lidi? [...]“ Pan Bush ujistil Maxe Kravitze, že pan MacPherson nikdy nenadával hochům do špinavých Židů. Taktéž mu sdělil, že ten, kdo mu telefonoval uprostřed noci, nebyl zajisté pan MacPherson. [...] Téhož rána, tři týdny po svém návratu do školy, byl pan MacPherson nucen čelit nařčení ohledně písemek z dějepisu. Duddy zamáčkl cigaretu. „Drahej Macu“, řekl, „nám tady v jednačtyřicátý je šumafuk, kolikrát tejdně si chodíš spařit kedlubnu. Jestli ti to nevadí, tak naši rodiče dřou, aby nás udrželi na škole. Příští tejden máme dostat vysvědčení, takže bysme rádi věděli, jak dopadly ty písemky z dějáku.“ Hoši začali tleskat, Duddy se slavnostně uklonil a posadil se. [...] Pan MacPherson popadl třídní knihu. Abrams, zavolal. Abrams si strčil dlaň pod rameno a vyloudil dosti nelibý zvuk. Abromovič, Bernstein. Nikdo neodpovídal. Neprocházel prezenci již celý týden. Četl však dál. „Kravitz!“ „Zde, vaše výsosti.“ Něco, snad pohled v očích pana MacPhersona, prozradilo Weidmanovi, že by měl raději usednout zpět na místo, protože Macovi právě úplně přeskočilo. Cohen sevřel v ruce pravítko a vyčkával. Pan MacPherson šel pomalu třídou ke Kravitzovi. „Tys jí volal, že?“ „Já nevim, o čem mluvíte.“ „Byl jsi to ty.“ „Na mou duši, nebyl.“ „Ty jsi zabil mou ženu, Kravitzi.“ „Nesahejte na mě. Varuju vás.“ „Zabil jsi mou ženu“ Duddy zvedl pěsti před obličej. „Co takhle nahnout si z flašky, he? Měli by vás zavřít, vůbec byste neměl učit.“ „Tys ji zabil, ty grázle mizerná.“ „Nechte ho,“ zakňučel Abrams. „Prosim, pane profesore, nechte ho bejt. Už budem hodní.“ Pan MacPherson zamumlal něco nesrozumitelného a ztratil vědomí. Jak padal, praštil se hlavou o lavici. „Duddy! Běž pro doktora! Rychle! Mac je asi mrtvej! Herch začal vzlykat. „My sme ho zabili!“ vykřikl. Duddy dupnul nohou o podlahu. „Co tim sakra myslel, že sem mu zabil jeho starou? Já sem mu nic neproved. Vůbec nic. Sme v tom všici, jasný?“ (DK 37-40) [...] Pochod kadetů z Fletcherovy střední Svobodník Boxenbaum vpředu bušil do obrovského bílého bubnu, Litvak podrážel nohy Cohenovi, Pinsky troubil na trumpetu a, leá, prá, leá, prá, kadeti Fletcherovy střední zamířili ze školního hřiště ven, v čele se svým velitelem, energickým, metr a půl vysokým E.D.U Jamesem (to je obráceně „Jude“, jak nikdy neopoměl zdůraznit každé nové třídě, kterou dostal na tělocvik.) [...] Bumtarata, bumtarata, bum, bum, bum, prošli kolem židovského domova důchodců, kde nahoře na balkóně, vyšňořen šálami a houněmi, mhouřil oči proti prudkému zimnímu slunci hlouček nažloutlých, bezvýrazných tváří, žen s řídkými vousy a mužů se svraštělými ústy, nervózní sestry s tlustýma nohama, stařečci, jejichž synové na ně neměli čas, malá scvrklá stařenka, která přežila pogrom, dva manžele a tři mrtvičky, a dva stoupenci zázračného rabbiho Brotta. „Mladý Židi v uniformách?“ „Proč ne?“ „To neni nic pěknýho. Mladejm Židům uniforma nesluší.“ [...] Duddy Kravitz se otočil spolu s ostatními, aby zasalutoval britské vlajce, a hrozen mladších sourozenců, který kolem nich pobíhal, začal halekat: Fletcherovi kadeti jsou, / Cigára kouřijou. / Gigára stojej za pendrek, /Kadeti za belu starou. Křup, křup, křup, křup, jednotka z Fletcherovy střední si to mašírovala po prašanu kolem židovské knihovny, kde plakát ohlašoval Středeční verčer Židovským básníkem v Lepší čtvrti Montrealu Přednáška H.I. Zimmermanna, B.A. Občerstvení zajištěno a dál přímo místem, kde strýci Zázračnýho hocha roku 1933 a z auta s michiganskou poznávací značkou provrtali samopalem břicho. Potom chvíli pochodovali na místě před Hebrejskou společností mladých mužů, kde na náledí do tramvaje číslo 97 najel náklaďák Coca Coly a jeho řidič se právě začal rvát s průvodčím. [...] Napravo před fabrikou na boty popocházel Boxenbaumův otec ještě s jedním chlápkem ze stávkové hlídky a dýchali si na ruce, aby se zahřáli, a nalevo stál Harryho obchod s vyřazenou vojenskou výstrojí, jehož cedule hlásala: Pokud nemáte čas se u zastavit, Alespoň se usmějte, když jdete kolem. [...] Hoši to mašírovali přes křižovatku, kde v den, kdy Ernest Bevin vyhlásil svou palestinskou politiku, spálil Gordie Wiser britskou vlajku, po které se předtím hromadně dupalo a plivalo, dále kolem domu, kde se narodil Zázračnej hoch, u něhož se jejich otcové a starší bráchové pouštěli baseballovými pálkami do žabožroutů během nepokojů při zavedení povinných odvodů. Tempo již poněkud ochablo, Boxenbaum při mlácení do bubnu funěl, mrzly mu prsty u nohou a spolu s ním třinácti nebo pětatřiceti dalším. Slunce již zapadlo, tma přišla tak náhle, jako by někdo cvakl vypínačem, a sníh se začal třpytit purpurem. Tanskyho začalo bolet břicho a kapitán Berkovič si vzpomněl, když klopýtali kolem jejich domu, že budou mít k večeři vařené hovězí a brambory, ale předtím ještě musí skočit pro prádlo. „Hip, hip. Hip, hip, hip.“ Napravo klubovna židovské mládežnické organizace A.Z.A. a nalevo ošuntělá polská synagoga, odkud starý Zabitsky pátral pohledem po tmavé, větrné ulici právě v okamžiku, kdy se sem blížili kadeti. „Labele, Labele, pojď sem.“ „Nemůžu, zejdo, musim pochodovat.“ „Pochodovat? Narishkeit. Chybí nám jeden k modlitbám.“ „Ale zejdo, prosimtě.“ „Žádný ale, žádný prosimtě. Rosenberg musí odříkat kadiš.“ A tak byl Lionel Zabitsky odvlečen za paži z průvodu s bubnem a i se vším ostatním. „Haló, pane! První mrtvej!“ „Srá-go-róó!“ U Mošeho teple osvětlené trafiky, kde jste dostali sendvič s uzeným za patnáct centů, dezertovali další tři kadeti. Pinsky již netroubil tak okázale jako na začátku a Boxenbaum se opíral do bubnu s daleko menší vervou. Když zatáčeli doprava a potom zpět do Clark Street, zmizelo ve tmě dalších pět kadetů. „Hip, hip. Hip, hip, hip.“ Jeden z dezertérů vrazil přímo do svého otce, který se vracel domů z práce. „Dáš si hot dog a colu, než půjdem dom? „Jasně.“ „Tak jo, ale mamce ani muk.“ Spolu pak sledovali, jak jednotka kadetů z Fletcherovy střední mizí neuspořádaným krokem za závojem velkých sněhových vloček, které se právě začaly líně snášet shůry. „Tohle přeci neni počasí na podobný přehlídky. Bez šály a pořádnejch bot si v takovym mrazu můžete uhnat zápal plic.“ „Pan James povidá, že za první světový války prej někdy pochodovali v dešti třeba aji třicet mil a brodili se po kolena bahnem.“ „Tak na tohleto já platim školný?“ (DK 40-45) Commentaire-questions: Le texte se prête à une remarquable étude sociologique. Quels sont les points saillants de la société juive : stratification sociale, relations avec les anglophones et les francophones, organisations communautaires, etc.? Comment la différence de la perspective narrative, dans le premier et le second extrait, influence le jugement des valeurs? Quels sont les rapports de la communauté juive avec l’Histoire? Comment l’Histoire influence-t-elle la vie du ghetto? Étudiez les procédés qui sont la source de l’ironie. Yves Thériault, Aaron (1954) Le roman de Thériault est une tentative de saisir la problématique de la différence culturelle et du dilemme identitaire que le ghetto représente. En fait, il s’agit du même ghetto que celui de Richler – le square mile de la rue Saint-Urbain, à la fois près du centre de la grande ville américaine (ouverture) et loin du centre par les valeurs que la culture entend imposer à un lieu circoncrit pour perpétuer le passé (fermeture). Cette dualité s’inscrit, d’abord, dans la perspective narrative dédoublée. En effet, la narration à la troisième personne est focalisée en fonction des deux personnages principaux : alors que le grand-père Moishe tient à l’orthodoxie juive et aux traditions, son petit-fils Aaron Cashin rêve de réussir en s’intégrant dans la modernité. Il s’agit donc de deux visions contrastées, conflictuelles. L’histoire du grand-père et de son petit-fils a pour l’arrière-fond les catastrophes du 20^e siècle. Après avoir fui le ghetto de Minsk et les violences de la révolution russe, Moishe Cashin finit par s’établir d’abord à San Francisco, puis à Montréal. Des allusions aux camps de concentration (AA 95) et à l’internement raconté par Viedna, jeune fille juive dont Aaron tombe amoureux, situent le commencement de l’action au début des années 1950. Havre de paix apparent, Montréal non plus n’échappe au racisme. Aaron y est confronté dans la rue, sur le chemin de l’école : Sous un réverbère, Marie Lemieux, son frère et le Polonais attendaient. « Le puant de Juif ! déclara Marie. Il sortira pas... » « He always goes in early in anyway, dit le Polonais d’un ton sarcastique. He’s a sissy ! » « Je peux pas le sentir! déclara la fillette. Il a pas fini avec nous autres... » « Dirty little Jew, cracha le Polonais. He ain’t through yet! » Et il ajouta, en un plus mauvais français encore, par complaisance pour Marie : « C’t’une maudite Juif, c’est toute! » (AA 44) La bande des jeunes ne fait qu’imiter le racisme des adultes. Aaron s’y heurte tantôt sous forme crue – lorsqu’un concierge lui lance un crachat de mépris (AA 108) – tantôt sous forme adoucie, mais à peine voilée par le bon conseil que lui donne son collègue de travail : « Si tu ne tiens pas à passer pour un Juif absolument, change de nom, dis-toi Anglais ou Canadien français, les promotions viendront par surcroît... » (AA 153) Ce sera la voie suivie par Viedna qui change son nom en Cécile pour se confondre avec sa nationalité française et se débarrasser du poids de sa condition de Juive. Car elle veut vivre comme tout le monde. Aaron finit par suivre son exemple qu’il désapprouve au début. La vie d’Aaron est dès l’enfance marquée par un entre-deux, à la fois limite et ligne de passage, qu’il s’agisse de la langue (voir ci-dessus la conversation des enfants, en anglais et français), de la culture ou de la religion. La frontière linguistique traverse la personnalité, car elle intervient dans le choix du nom et prénom (marques identitaires majeures), elle caractérise le milieu qui entoure le garçon et l’adolescent juif. La ruelle reculée du ghetto – entre l’avenue Mont-Royal, la rue Sherbrooke, le boulevard Saint-Laurent et la rue Saint-Urbain – se situe à proximité de la ville moderne. Les bruits de la modernité pénètrent dans la miteuse demeure d’Aaron et de Moishe : Mais il dormait mal [Aaron]. La chaleur humide de Montréal le baignait, s’enroulait autour de lui, l’écrasait. Cependant que par-dessus la voix de la ville, bourdonnement continu, dominait la voix de Moishe, sortie de l’ombre, sans appartenance, éternelle et immuable, l’aïeul transmettant à l’enfant la science essentielle. Le Negev et ses noms antiques, les collines de la Judée et le pays des douze tribus prenaient forme vivante. (AA 11) La frontière, on le voit, traverse la toponymie (Montréal/Negev), la perception du temps (modernité-changement/tradition-immuabilité), la perception de l’espace (chaleur humide/désert), celle de la vie (présent étouffant/passé retrouvé). Aaron, élevé par son grand-père, cherche à s’accommoder de la tradition. Il entrevoit la force des racines qui pourraient lui fournir une assise identitaire riche et solide. Mais il désire aussi vivre avec les autres, avoir une vie moderne, réussir. D’où sa révolte qui s’exprime, également, à travers l’identité linguistique. Lorsque son grand-père lui défend, en yiddish, de sortir avec ses amis, il l’attaque en anglais : « Why do you speak Yiddish to me? Isn’t English good enough? Why don’t you speak white, like everybody around here? » (AA 28; en italique dans le texte) L’expression clé « speak white » renvoie à la langue du pouvoir, celle qui constitue la norme et la « normalité ». La réaction violente d’Aaaron lui rappelle, par un choc en retour, qu’en excluant la langue de son grand-père, il risque non seulement de perdre la richesse de la tradition juive, mais aussi de renier soi-même et perdre son identité en se soumettant à l’autre. La situation de l’entre-deux renforce les effets de l’exclusion et de l’inclusion. Aaron est constamment confronté à l’exclusion – des deux côtés : aussi bien de la part des Non-Juifs que de la part de son grand-père orthodoxe. Car Moishe conçoit sa vie au Canada comme la continuation de l’exil, un exil sans doute moins perturbé qu’ailleurs et qui lui permettrait de perpétuer la tradition en la transmettant, intacte, pétrifiée, à son petit-fils. Aaron, lui, cherche l’inclusion : il tente de concilier les deux mondes de part et d’autre de la frontière, la tradition et la modernité. Or, la tradition le limite dans son individualité, n’admet pas qu’il puisse choisir librement sa carrière. C’est l’exclusion qui l’emporte à la fin, comme le lui fait pressentir Viedna en lui montrant que les Canadiens n’accepteront jamais son attitude intégratrice : « Juif canadien! Il faut dire : „Juif canadien“, Juif toujours. » (AA 75; souligné dans le texte). Et c’est le grand-père Moishe qui consomme l’ostracisme. Il renie son petit-fils et le chasse de sa maison : « Sors ! criait-il. Prends ton linge, tes livres, tout, va-t’en! Il n’y a plus de place pour toi dans ma maison ! [...] Va-t’en, je ne te connais plus, je ne sais plus ton nom... » (AA 154) Tous les traits essentiels son concernés – tradition, mémoire, famille, foyer, nom, langue. Vue par l’immigré Aaron, l’intégration ne passe que par l’acculturation. Dans le roman, deux passages renvoient à la religion juive réformée qui cherche à conformer la tradition à la modernité (AA 51, 61). La conclusion du roman ne laisse pas entendre que ce soit la voie choisie pas Aaron. Il a changé son nom, changé d’identité, de domicile et d’emploi. Il recommence sa vie de l’autre côté de la frontière. Sans doute quelques rues plus loin, mais déjà dans un autre monde. Cette voie s’inscrit aussi dans la topographie de Montréal. Elle est indiquée non seulement par l’opposition synagogue-ghetto/école-bureau-travail, mais aussi par le rôle assigné au Mont-Royal. Vue de haut, la ville moderne ouvre ses perspectives, Aaron rêve de l’avenir, veut devenir héros, aviateur. C’est là aussi qu’il rencontre Viedna et qu’il connaît l’amour. Viedna, figure féminine de Montréal, incarne le topos de l’individualisme moderne, émancipé, voire égoïste par nécessité historique. Elle incarne l’expérience du mal historique (guerre en Europe, camps de concentration, antisémitisme) auquel elle tente d’échapper en cherchant la réussite sociale par le mariage pour appartenir aux élites intouchables. Analyse - Il y a la montagne, dit-il [Moishe]. Tu pourrais aller y marcher... C’est une caractéristique bien spéciale de Montréal, cette montagne sauvage, conservée intacte, où nul véhicule n’a accès à moins qu’il ne soit tiré par les chevaux, et qui se dresse en plein centre de la grande ville de deux millions d’âmes. Symbole de la sauvage grandeur du Canada. Symbole des forêts immenses, des montagnes du Nord, de cette mamelle féconde, nourricière des villes de béton, de plastique et d’acier qui gîtent aux rives des lacs, au cœur des plaines et le long des fleuves. [AA 62] [...] L’enfant allait presque tous les jours à la montagne. Il y marchait seul. [...]. Mais vint un moment où l’attrait du nouveau s’émoussa. Cheminant de-ci de-là, toujours seul, il laissa courir son imagination et se vit roi, chevalier ou aviateur. [...] Dès lors il fut pilote. Les avions à réaction des bases proches survolaient le Mont-Royal. Aaron les pilotait. Il fonçait sur des navires en haute mer, il harcelait des villes, il traversait le mur du son, explorait la stratosphère. [AA 65-66] [...] Puis alors que l’allée exécutait brusquement une courbe raide, à mi-chemin entre la plaine et le sommet, il aperçut quelqu’un qui somnolait sur le talus, au pied d’un arbre. C’était une fille dont il ne voyait que les tresses noires et deux longues jambes fines repliées, découvrant des cuisses nues sous la jupe. Il allait passer outre quand une voix l’arrêta. - Bonjour! La fille s’était redressée sur un coude en l’entendant venir. Il vit qu’elle avait son âge à lui ou presque, qu’elle souriait et qu’ils étaient bien seuls dans cette montagne de paix. - Bonjour, répéta la fille avec insistance. Aaron s’arrêta, fut indécis un moment puis se dirigea lentement vers le talus. - Viens t’asseoir, dit l’inconnue. Il y a toute la montagne, et c’est grandement de place pour seulement toi et moi... Allez, viens! [AA 74] Commentaire : Relevez les procédés de mythisation. Quels sont les hypotextes sur lesquels elle repose? Michel Tremblay, Sainte Carmen de la Main ( réalisée en 1976, publiée en 1989) Figure dominante du théâtre québécois de la seconde moitié du siècle dernier, Michel Tremblay doit son succès à la nouvelle esthétique dramatique qu’il a su imposer. La nouveauté, toutefois, ne se réduit pas à l’usage du joual et à la thématique de la marginalité sociale. Car ces innovations caractérisent, bien avant le triomphe des Belles-Sœurs (1968) de Michel Tremblay, les débuts de Marcel Dubé (De l’autre côté du mur, 1950 ; Zone, 1956 ; Un simple soldat, 1958). En quoi consiste donc l’approche novatrice? Sans prétendre à une réponse exhaustive, contentons-nous de relever, modestement, quelques points de l’esthétique tremblayenne: émergence du tragique par le recours à la tradition du drame religieux, intégration de la tradition dans une esthétique qui dépasse la mimésis (autrement dit l’effet de réel barthésien) en l’insérant dans un discours autotélique, autoréférentiel où la représentation de la réalité est en même temps un débat sur la finalité de la représentation, sur la finalité de l’art. Qu’en est-il de l’univers de Michel Tremblay ? On sait que son univers est renfermé dans le mille carré du Plateau-Mont-Royal, à l’est du boulevard Saint-Laurent, la Main, qui jouxte le « square mile » de Mordecai Richler. Les deux « petites patries » se ressemblent étrangement, ghetto pour ghetto. Les personnages des pièces et des proses de Tremblay se mélangent, migrent d’un texte à l’autre, les actions se complètent. Ce terreau dense, mi-(auto)biographique, mi-fictionnel, donne à l’ensemble de l’œuvre une cohérence qui permet de traiter les pièces de théâtre comme un réseau de textes complémentaires à maints égards. Les thèmes récurrents construisent des trames axiologiques analogues qui traversent plusieurs pièces de Michel Tremblay où faute, culpabilité, pardon, compréhension, rachat alternent. Prenons l’exemple de Sainte Carmen de la Main. La communauté des marginaux de la Main, représentés par le chœur des putains et par le chœur des travestis sous la guide des coryphées respectifs Rose Beef et Sandra, constitue l’ecclesia – le corps social humilié que la chanteuse Carmen vient racheter et sauver. Elle apporte sa voix, la bonne nouvelle, une vérité révélatrice qui permet à chacun de se retrouver, d’accéder à la dignité, de se délivrer de sa condition de déclassé. Le chant de Carmen produit un miracle, les auditeurs du bar Rodéo entrevoient la lueur d’un espoir de rachat, d’une dignité. Les valeurs changent : Bec-de-Lièvre cesse de considérer sa relation lesbienne comme un opprobre pour y entrevoir l’amour, les putains et les travestis retrouvent la fierté et le respect de soi coémme êtres humains. Toutefois c’est un danger pour l’ordre établi – le pouvoir imposé par le boss maffieux Maurice et son aide Tooth Pick. Carmen la Sainte est assassinée et son assassin transforme le récit de sa mort en une sale histoire de jalousie lesbienne. Cependant la réplique de Bec-de-Lièvre reste un témoignage de vérité – un martyrion justement. L’histoire de la martyre Carmen est orchestrée selon le modèle légendaire. C’est une enfant rejetée dès sa naissance par sa mère Marie-Louise qui n’accepte pas que les enfants viennent au monde par « le cul de [l]a mère» (SC 24-25). Plus tard, la considérant laide, hors d’ « état de grâce » et promise à l’enfer, sa mère veut l’empêcher de faire sa première communion. Mais Carmen passe outre, décide de communier « tu-seule, à’messe de six heures, avant tout le monde ! » (SC 52). Pourtant elle est belle, « blanche comme une colombe » (SC 26). Elle est aussi capable de voir le bien là où d’autres se heurtent au mal. Ainsi le jour de la mort de ses parents dans un accident de voiture elle dit à sa sœur : « C’est un signe, Manon, c’est un signe que le ciel nous envoye ! Manon, aujourd’hui est notre jour de délivrance ! » (SC 82). Le mot délivrance revient quatre fois dans ce passage qui précède le récit du martyre de la sainte. Cette orchestration habile, jusque dans les détails, comme on le voit, fait partie d’une action dramatique minutieusement élaborée. La menace de la mort pèse sur Carmen dès le début. On lui rappelle l’assassinat de la duchesse de Langeais (SC 28, 34), un homosexuel travesti, et d’autres morts et disparitions suspectes (SC 32-33). Carmen craint Tooth Pick, pour l’avoir une fois humilié. Elle résiste aux menaces de Maurice (SC 62 sqq.) tout en sachant que si le boss lui retire sa protection, c’est Tooth Pick qui agira. Le drame de la bonne nouvelle est encadré par les chœurs qui scandent les temps et le tempo de l’action dramatique en y impliquant les éléments naturels – l’univers : soleil, ciel, orage, éclair, pluie. Le chœur liminaire salue le lever du soleil qui ne se couchera plus sur la Main (SC 13-21); l’afflux des auditeurs au Rodéo commenté par les chœurs est perçu par Carmen et Bec-de-Lièvre comme un orage menaçant, mais libérateur: « Le nuage a éclaté ! Mon nom pleut ! » (SC 48, c’est Carmen qui parle). La mort de Carmen est annoncée par les chœurs inquiets de voir le temps se couvrir et le soleil disparaître (SC 83). Toutefois, le thème dominant est encore l’art et à travers lui, l’écriture. La bonne nouvelle de Carmen tient à la parole. Chanteuse western, Carmen a appris le grand art à la source, à Nashville, aux États-Unis, mais elle a compris qu’il faut mettre cet art à la portée de la Main, de son public marginalisé. Elle travaille les textes, traduit, adapte, invente (SC 23) afin qu’ils parlent de la réalité qui touche directement son public de la Main. Car elle sait que ce n’est qu’ainsi qu’elle peut sauver sa communauté marginalisée qu’elle aime : « Tu méprises [= Maurice] la Main parce qu’a l’achève pis c’est toé qui va finir par y donner son coup de grâce ! Mais moé... moé j’ai découvert qu’y reste une chance de la sauver... Maurice, avec ma voix j’ai décidé d’essayer d’aider la Main à sortir de son trou. » (SC 71). Le long face-à-face entre Carmen et Maurice porte sur l’éthique de l’art. L’art est un mensonge, mais un mensonge qui peut devenir plus vrai que la vérité, car il peut transformer, transfigurer la réalité. Le mauvais art est celui de la régression et de la conservation du statut quo. Maurice avait envoyé Carmen à Nashville juste pour lui donner l’occasion d’améliorer ses yodles. Il ne lui demande rien que d’en rester à son ancien répertoire. Mais l’art, s’il ne touche pas la réalité, s’il ne transforme pas la réalité, s’il n’incite pas à l’acte, est un mal que Carmen refuse : « J’peux pus leur parler de mes fausses peines d’amour après leur avoir chanté leurs vrais malheurs ! J’ai pas le droit ! » (SC 73). La spatialité, on le voit, sous-tend un discours culturel : il importe de noter la polarisation entre le proche et le lointain. Les États-Unis, modèle culturel, source de la modernité qui devra s’implanter localement pour ouvrit le local sur l’universel. Mais non plus sous forme de l’imitation qui, justement conduit à la ghettoïsation, mais sous forme d’une création propre, originale qui libère les individus ghettoïsés pour les faire accéder à l’universel. Le vrai art finit par se libérer de l’artificiel, de l’emprunté, de l’étranger : « Pis viendra peut-être un jour j’s’rai pus obligée de me déguiser en cow-girl pis de faire des yodles ! [...] Un style à moé ! J’ai commencé avec des paroles des autres pis des musiques des autres mais peut-être que j’pourrai finir avec des paroles de moé ! Aie ! Monter sur le stage sans sentir le besoin... de me déguiser ! Aie ! » (SC 74). Par Carmen interposée, Michel Tremblay aborde la réflexion sur la littérature et sur sa propre place dans la littérature. D’abord au niveau tout personnel, car la littérature est devenue pour lui le moyen détourné d’exprimer, en la déguisant, son homosexualité. Les figures des travestis dans son œuvre sont autant de métaphores de l’expression détournée, indirecte, de la différence. La littérature est une autre façon d’aborder la réalité, de dire la vérité, de se dire.[5] À un niveau plus général, les paroles de Carmen renvoient au discours culturel que l’on peut déchiffrer dans les textes tremblayens et qui constituent une sorte de poétique implicite. Il ne s’agit de rien de moins que de la littérature québécoise. Une analyse détaillée des Chroniques du Plateau-Mont-Royal (voir plus loin) le démontrera mieux. La mission culturelle de l’intellectuel et la mission christique de certains personnages de Tremblay présentent des analogies.[6] La spatialité de Tremblay est à la fois réelle, réaliste et symbolique. La scène de théâtre accentue la poétique de transfiguration en soulignant le côté rituel, sacrificiel de la représentation théâtrale. Le langage argotique se fait cérémoniel, litanie, prière et transforme les lieux en un lieu sacremental. En même temps le ghetto s’ouvre sur un espace large – les États-Unis – et universel, car sacremental, justement. Analyse Sainte Carmen de la Main, acte I Les deux chœurs entrent lentement, le premier guidé par Sandra, le second par Rose Beef. Chœur I : À matin, le soleil s’est levé. Chœur II : À matin. Chœur I : Le soleil. Chœur II : Je l’ai vu. Chœurs I et II : J’ai vu le soleil se lever, à matin, au bout d’la rue Sainte-Catherine. Chœur I : Une grosse boule de feu rouge. Chœur II : Sang. Chœurs I et II : Rouge sang. Sandra : D’habitude, le soleil se fait attendre... Rose Beeef : ... y tarde à se montrer, d’habitude... Sandra et Rose Beef : ... Chus t’obligée de regarder ben des fois au bout d’la rue pour voir une différence dans le ciel... Sandra : Mais à matin, y s’est levé... Chœurs I et II : ... tout d’un coup! Rose Beeef : Y’a pas eu changement dans le ciel... Sandra : Y faisait noir, pis tout d’un coup... Chœurs I et II : Le soleil est v’nu au monde comme un coup de poing rouge au bout d’la Catherine! Sandra : C’tait beaux! Rose Beeef : C’tait beau! -------------------------------------------- Chœur I : Chus restéé de mon côté de la rue...... Chœur II : Chus restée de mon côté Chœur I : J’ai juste crié aux filles Chœur II : de la rue... --------------------------------------------- Chœur I : d’l’aut’bord : Chœur II : crié -------------------------------------------- Chœurs I et II : Aie, avez-vous vus ça? Y’a deux menutes y’était pas là! Pis r’gardez! R’gardez comme y se lève vite à matin! Sandra et Rose Beef : J’me sus t’accotée contre ma vitrine... pis je l’ai regardé faire. On pourrait presque dire ... que je l’ai entendu! Chœurs I et II tout bas : On arait dit que c’tait la première fois! Sandra : Mais j’ai pas été me coucher. Rose Beef : Non. Sandra et Rose Beef : J’avais pus le goût pantoute. -------------------------------------------- Chœur I : Pourtant j’ai parlé d’aller me coucher Chœur II : -------------------------------------------- Chœur I : toute la nuit Chœur II : toute la nuit comme d’habitude. -------------------------------------------- Sandra : J’me sus lamentée toute la nuit... Rose Beef : .... mes suyers me faisaient mal.... Sandra : .... y faisait frette... Rose Beef : y’avait pas de clients.... Sandra : Les chiens sont passés plus souvent ..... Rose Beef : .... pis y’ont jappé plus fort.... Sandra : Mes suyers me faisaient mal.... Rose Beef : .... y faisait frette... Sandra : .... y’avait pas de clients... Rose Beef : J’ai commencé à parler d’aller me coucher tu-suite à trois heures... Sandra : ... après la fermeture. Rose Beef : Mais les filles me disaient : Chœur II : Attends donc un peu.... Chœur I : y’est encore de bonne heure... Chœur II : Attends donc un peu Chœur I : Faut que tu fasses ta nuitte! Chœurs I et II : Ça fait que chus restée là. Mais j’ai rien pogné. Chus restée deboute pour rien! Sandra : Non, c’est pas vrai ça! Rose Beef : Chus pas restée deboute pour rien! C’est pas vrai! Chœurs I et II : Parce qu’à matin le soleil s’est levé pour la première fois sur la Catherine! Chœur I : Pis je l’ai vu! Chœur II : Pis je l’ai entendu! Chœurs I et II : Ah! y’a explosé sans prévenir, pis chus restée clouée sur le coin de la main avec ... les larmes ... aux yeux! Rose Beef : D’un coup, ça m’a passé par la tête comme un éclair! Sandra : J’ai jumpé ça de haut pis j’me sus mis à crier aux filles : Sandra et Rose Beef : Je le sais pourquoi! Chœurs I et II : Je le sais pourquoi c’que le soleil s’est levé de même à matin! Dans un bruit d’enfer Carmen sort de l’ombre comme une apparition. Chœurs I et II : C’est pour Carmen! ----------------------------------------------- Chœur I : C’est pour Carmen! Chœur II : C’est pour Carmen! Sandra et Rose Beef: C’est ------------------------------------------------ Chœur I : Chœur II : Sandra : pour Carmen! Rose Beef : C’est pour Carmen! Commentaire : Relevez les connotations symboliques et religieuses, analysez l’usage des figures de style et leur effet rythmique. X. Ville - société et culture Michel Tremblay, Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1977-1997) Cours magistral Les Chroniques de Michel Tremblay semblent à première vue une des nombreuses chroniques familiales, proches de la lecture populaire. L’hexalogie relate en détail, mais de manière discontinue et fragmentaire du point de vue chronologique, les événements de 1942 dans La Grosse Femme à côté est enceinte et Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, ceux de 1947 dans La Duchesse et le Roturier et Des nouvelles d’Édouard, ceux de 1952 avec Le Premier Quartier de la lune et, finalement ceux de 1963 dans Un objet de beauté. D’une part, Les Chroniques renouent avec la tradition canadienne-française et québécoise du récit de l’enfance prolétarienne d’un écrivain en germe dans une paroisse urbaine – cette communauté-ghetto qui, en reproduisant le cadre social de la paroisse paysanne, à la fois protège et emprisonne - d’autre part elles dépassent le genre du roman de formation en direction d’un discours culturel plus large, celui de l’émergence d’une poétique et du positionnement de l’écriture dans un contexte culturel. La particularité du cycle consiste dans la dépersonnalisation du récit autobiographique/autofictionnel.[7] Le je du futur auteur dramatique et prosateur ne se manifeste jamais explicitement. Tremblay s’inscrit en creux dans sa narration. Il n’est protagoniste d’aucun des six volumes. Son identité transparaît à travers l’attitude du narrateur auctoriel, à la troisième personne, et qui ne parle de lui qu’à la troisième personne en se désignant comme « le petit garçon », « l’enfant de la grosse femme » ou bien, juste à la fin, en 1963, à la mort de sa mère, comme « [...] l’autre, celui qu’elle a tant voulu, qu’elle a surprotégé et qui est en train de rater sa vie tout doucettement sans faire de vagues, enseveli dans ses livres, sa musique et ses rêves, s’excusant de ne pas pouvoir rester plus longtemps parce que l’odeur des hôpitaux lui donnait la nausée » (OB 1096). Pourtant c’est ce jeune homme, en 1963 encore au début de sa carrière, qui réussira, à la fin, par l’œuvre même où il se désigne ainsi, à sauver de l’oubli le monde dont il est issu. Comme le dit Michel Tremblay dans une interview, il « sera donc obligé de restituer toute la famille par écrit, en devenant un écrivain qui invente tout ».[8] Comment se présente la spatialité dans cette intentionnalité de projet culturel? Quel rôle y joue-t-elle? En plus de la caractéristique des lieux qui correspondent aux caractères des personnages et de leur milieu – maison, rue, école, cinéma, théâtre, magasins, trams.... – il y a une configuration des espaces qui semble connoter les différents aspects de la problématique culturelle. Ainsi on peut distinguer : 1^o le cerle étroit du Plateau-Mont-Royal, lieu par excellence de la culture populaire, enracinée à la fois dans le folklore paysan et dans le folklore urbain, y compris la culture populaire avec les émissions de la radio – chansons, lectures, pièces radiophoniques, chapelet du soir; 2^o la ville francophone avec le Théâtre National, le Monument National, les cabarets, les bistrots où le milieu de la culture populaire est dominé par le flamboyant oncle Édouard; c’est aussi la topographie de la nuit, de l’homosexualité, de la prostitution, du travestissement; 3^o la Montréal des élites canadiennes-françaises – le quartier d’Outremont – c’est là que l’on méprise le populaire, le joual et où le complexe d’infériorité face à la culture française n’a d’égale que la stérilité culturelle; 4^o la France qui constitue la référence culturelle qui sert à arbitrer le contentieux montréalais entre la culture populaire du Plateau et les prétentions élitistes d’Outremont. On peut être frappé par le grand absent – l’Anglais. L’anglicité est tout au plus présente sous forme d’anglicismes qui imprègnent naturellement le joual et sous celles des éléments de la culture populaire américaine – chanteurs, acteurs de cinénma, jazzmen. Autrement, la géographie montréalaise des Chroniques s’arrête au pied de Westmount. Le Mont-Royal n’est qu’une silhouette. Illustrons certains éléments de cette topographie culturelle. Au plus près « du petit garçon », il y a la famille : tout d’abord la grand-mère Victoria et son frère, le « violoneux » Josaphat-le-Violon, qui représentent les attaches ancestrales, folkloriques, le génie populaire. Les gigues et les contes de Josaphat (p. ex. GF 161-167) recréent un monde, tiennent du merveilleux. Cet élément est lié aux quatre fées, les voisines d’en-face. Ne les voit que qui le mérite, qui sait se mettre à leur diapason. Elles parlent à Josaphat qui trouve chez elles son inspiration, elles réapparaissent, à la mort de Victoria pour reconduire son âme au pays de son enfance (DR 402-404). Les quatre fées tutélaires représentent l’inspiration, la fantaisie créatrice. Elles instruisent celui qui en est digne, Rose enseigne la poésie, Violette le chant et Mauve la musique. Après Victoire et Josaphat, c’est le tour de Marcel. C’est lui, le visiteur assidu de la maison abandonnée où il est accueilli, instruit, où il joue et converse avec son chat imaginaire Duplessis (inexistant, puisque mort). L’opposition entre Marcel et son cousin cadet, le futur écrivain, symbolise – semble-t-il, la faille qui sépare l’ancien du nouveau, l’art du peuple lié à la tradition folklorique (tant qu’elle reste vivante) et le nouvel art qui voudrait surgir du terreau populaire. Marcel est un artiste en germe. Ses dessins étonnent son maître d’école (PQ 822 sqq.), ses préludes improvisés au piano dans un magasin d’instruments de musique où il s’introduit malgré sa mère enchantent l’auditoire (DR 517 sqq.). Mais Albertine a honte de lui, car il n’est pas comme les autres. C’est un retardé, un épileptique qui finira par sombrer dans la folie. Les manifestations du mal s’accentuent à mesure que le contact avec le merveilleux s’efface, les fées s’évanouissent, son compagnon Duplessis ne lui parle plus. L’oncle Édouard, homosexuel et travesti, devance Michel Tremblay dans l’affirmation de la différence sexuelle. Il est aussi celui qui montre la richesse de la culture populaire urbaine. Passionné du théâtre et du cabaret, il sait travestir la vie banale, manipuler son entourage – sa troupe – en véritable metteur en scène. Mais il est incapable de traverser la frontière qui sépare l’oral de l’écrit. Si Marcel reste claustré dans son imagination, Édouard restera prisonnier de l’oralité. La configuration familiale est dominée par la figure maternelle – « la grosse femme » - grande lectrice et mère du futur écrivain, y compris sur le plan symbolique. Son « petit garçon » devra toutefois passer par un long apprentissage avant de pouvoir donner forme littéraire à la culture populaire et porter l’oralité à la littérarité. La confrontation avec Outremont et avec la France se déroule, succesivement, sur le territoire montréalais, celui de l’Est populaire de Montréal, d’autre part sur le territoire français, représenté d’abord par le transatlantique Liberté (nom symbolique) et à Paris. Les passages situés à Montréal reflètent différentes attitudes du complexe français. Tremblay touche les traumatismes historiques et les clichés nationalistes. L’ironie et l’humour signalent clairement sa prise de distance. Témoin ce débat de bistro sur la nécessité d’aider la « mère patrie » durant la deuxième guerre mondiale : « Je trouve juste que c’est la France qui fait pitié, là-dedans.... Faut sauver la France, y me semble... la mère patrie... nos racines. » Gabriel se leva et vint se planter devant Willy Ouellette qui recula sous le choc. « La France ! La France qui nous a abandonnés ! La France qui nous a vendus ! Sauver la France pour qu’a’ continue à nous chier sur la tête, après, en riant de notre accent, pis en venant nous péter de la broue en pleine face ! » (GF 117) L’incongruité des clichés est soulignée par la naïveté du regard enfantin : [...] il avait appris [Marcel] qu’une grande chicane avait lieu dans un lointain pays et que son père y était pour défendre la mère patrie (la seule Patrie que Marcel connaissait était le journal du samedi qu’il ne pouvait pas encore lire mais dont il regardait avidement les illustrations, mais il n’avait pas osé demander s’il s’agissait de la même patrie ou de sa mère) [...]. (TP 302) La dérision frappe le dolorisme masochiste de l’imaginaire nationaliste conservateur : l’image de la mère patrie, indigne, qui a abandonné ses enfants, alors qu’ils lui restent fidèles et se sacrifient pour elle. La filiation coloniale, source du complexe d’infériorité, et de l’exclusion de soi (déni de francité) est refusée. En fait, il faut renverser la situation, redéfinir les rapports, comme le montre le dialogue entre le conducteur du tram et Valéry Giscard d’Estaing, alors jeune enseignant français à Montréal[9] : « Qu’est-ce que vous faites dans le boute, donc, vous? C’est rare qu’on voie un Français dans le tramway Papineau! » « J’étais moi-aussi au Théâtre National... » « Un Français au Théâtre National! Ben, on aura tout vu! Avez-vous toute compris, au moins!“ « Bien sûr! Vous parlez un français ... rocailleux et... vieillot, c’est vrai, mais c’est quand même du français! » « Ouan ? Ben c’est c’que tout le monde disait de l’aut’ bord! Quand on a débarqué, en Normandie, on était des sauveteurs [...]. Mais quand on a descendu à Paris [...] c’était pas pareil pantoute! [...] Aussitôt qu’on ouvrait la bouche tout le monde se roulait à terre! [...] Savez-vous ça, vous, qu’on le savait pas qu’on avait un accent avant de se le faire dire bête de même! Moé, avant tout ça, j’tais sûr que c’était vous qui avez un accent ! » [...] « Paris? J’étais tellement paqueté que j’m’en rappelle même pus! » [...] « Paqueté? Qu’est-ce que c’est paqueté? » Cette fois le conducteur le regarda. « Vous venez de dire que je parle français! Allez voir dans le dictionnaire! Ça doit s’écrire comme ça se prononce! » (DR 443) Le topos du tram qui avance dans la nuit, après une tempête de neige, tel un bateau de sauvetage, est aussi riche de connotations que son trajet : de la rue Sainte-Catherine par la côte de Sherbrook à travers le Plateau. Ce voyage du Français cultivé à bord du tram montréalais, conduit par un conducteur joualisant précède le voyage d’Édouard à bord de Liberté vers Paris. Il fera le même parcours que le conducteur du tram, à commencer par la Normandie. Il n’est pas étonnant de voir Édouard au centre de la thématique linguistique et culturelle. Il incarne l’oralité et la culture populaire urbaine, réunit en lui les traits du prolétaire, du paria (homosexuel travesti) et de créateur désireux de transformer la réalité. Aussi l’auteur lui prête-t-il la voix et le regard dans les deux volumes centraux de l’hexalogie : La Duchesse et le Roturier (1982) et Des nouvelles d’Édouard (1984). Le premier, narré à la troisième personne et focalisé sur Édouard brosse la vie culturelle et théâtrale de Montréal. Dans l’autre Édouard relate lui-même, dans une longue lettre adressée à la « grosse femme », son voyage. C’est dans ce tome que la confrontation avec la France devient le thème dominant. C’est, bien sûr le voyage de l’apprentissage culturel, un voyage à la source de la francité et de la culture, voyage au cours duquel Édouard évolue vers une prise de conscience. De complexé, il devient conscient de la valeur de sa culture populaire que le narrateur, le futur écrivain prendra comme la base et le point de départ de sa poétique. Au début, il subit lui aussi l’ascendant de la norme linguistique hexagonale : Pis encore une chose étrange s’était produite : quand j’ai parlé ma voix avait changé ! [...] J’essayais pas de parler comme lui, [...] mais j’étais pus capable de parler comme d’habitude. [...] Ce qui m’étonnait le plus c’est que ça s’était fait automatiquement. Sans le vouloir, j’avais changé ma façon de parler juste parce qu’un Français me parlait! (NE 642) Édouard a aussi l’occasion de constater que le plus fort – le Français – peut s’approprier la langue qu’il considère sienne – le joual et de l’interpréter à sa manière, c’est-à-dire lui attribuer des valeurs sur lesquelles le joualisant n’a plus prise. Édouard tente en vain d’expliquer la culture populaire montréalaise à la princesse Clavet-Daudun qui n’avait passé à Montréal que trois jours, et encore en compagnie des bourgeois d’Outremont. Elle se déclare ravie de « cet accent typique de la province de Québec » (NE 676), mais elle refuse de changer d’avis et de perspective. Elle continue à envisager Montréal comme la périphérie du centre parisien. Édouard glose avec amertume : « Et je me suis répété une fois de plus qu’on est toujours le folklore de quelqu’un d’autre. » (NE 679) Mais le plus important et que la confrontation avec la France lui donne la certitude de sa propre valeur. En fait partie, également, le conflit culturel entre Plateau et Outremont ou la France joue le rôle d’arbitre. En effet, au cours de la traversée de l’Atlantique, Édouard est confronté à Mme Beaugrand et sa fille qui, comme lui, font leur pèlerinage culturel. La scénographie est symbolique : la dispute se déroule devant une clientèle internationale. Édouard ne se fait pas d’illusions : « L’est de Montréal en général et le Théâtre National en particulier doivent représenter pour Antoinette Beaugrand quelque chose comme le Congo belge ou le Grœnland... un désert culturel des plus navrants! » (NE 662). C’est l’ignorance, par les élites, de la culture populaire urbaine, son manque du point d’ancrage, qui est leur point faible. C’est aussi la cause de leur stérilité et de leur dépendance de la culture française. Par contre, la marginalité culturelle d’Édouard peut s’appuyer sur la culture populaire, son voyage a par conséquent le caractère d’une confrontation à l’autre, alors que Mme Beaugrand n’a d’autre culture que la française, empruntée. La marginalité d’Édouard est relative, car la plénitude de son bagage culturel prête matière à comparaison et peut devenir le commencement d’une culture développée, autonome, même sur le plan axiologique. La situation périphérique de Mme Beaugrand semble absolue, car vide, sans valeurs propres. Sa culture sera toujours dérivée à partir de la française, en position marginale. Bien qu’elle s’efforce de se tenir au courant de la grande littérature (représentée ici par Julien Green), pour la Parisienne Clavet-Daudun il y aura toujours une évidence : « Pourtant, on ne sait rien, encore, de la rive gauche chez vous [...]. » (NE 761). Lorsque la Parisienne, au bout d’un séjour de trois jours, constate que Montréal est un « désert culturel », Mme Beaugrand lui donne raison, alors que Édouard argumente : Vous avez vu des spectacles typiquement canadiens? Vous connaissez Gratien Gélinas? La Poune et madame Petrie? [...] « Je crois en effet qu’on m’a parlé d’un monsieur Gélinasss mais mes amis, les Perriers, semblaient le trouver plutôt vulgaire. » (NE 676) Au cours de la dispute entre Mme Beaugrand et Édouard qui éclate ensuite, les sympathies du capitaine de Liberté et de la Parisienne sont du côté d’Édouard. L’arrivée en France confirme un fossé culturel. Édouard est envahi par le sentiment d’aliénation et de dépossession qui concerne la culture au sens large : gares, toilettes, hygiène, voyage dans le train, noms des villages, achats, restauration, écriture des chiffres, manière de compter étages ou heures. S’y ajoute la barrière du vécu quotidien. Édouard qui arrive dans une France bouleversée par la guerre, ne comprend rien au système de rationnement, ni aux causes de la grève des boulangers : « Du chinois pur et simple! [...] je suis seul devant un monde dont je ne comprends pas les mécanismes les plus simples et où tout me paraît hostile. » (NE 730-731). Les retrouvailles avec la mère patrie, sa métropole et la grande famille française n’ont pas lieu. Édouard se perçoit aliéné à lui-même, dépourvu. Le sentiment de non-appartenance gradue jusqu’à l’exclusion de soi-même : « [...] je me suis senti tellement, mais tellement ... déplacé! Et indigne! Pas même de faire partie de ce que je voyais mais juste d’être là! » (NE 766) L’exclusion de soi-même marque le point limite de la catabase d’Édouard. Le roman insère le commentaire d’Édouard dans une situation qui constitue le tournant – la réévaluation des valeurs dont il est porteur. Fatigué à mort, il s’assoit à la terrasse du café Aux deux magots à côté de Jean-Paul (Sartre), Simone (de Beauvoir), Albert (Camus) et Toutoune (Antonin Artaud ?) qui discutent de la pièce Les Bonnes de Jean Genêt. Sans le savoir, Édouard – le marginal et le paria de Montréal - frôle la nouveauté, il est au cœur de l’avant-garde culturelle, côtoie l’élite de son temps (NE 764-767). L’humour et l’ironie de la scène, dues à l’ignorance du narrateur à la première personne, allège mais aussi souligne la métaphore de la rencontre culturelle dont la signification est savamment introduite par plusieurs indices thématiques qui précèdent. Cette alliance se confirme au bout de l’errance nocturne d’Édouard. Il rencontre la princesse Clavet-Daudun à la porte du Tabou où Boris Vian joue de sa « trompinette ». Ignorant de la nouveauté, Édouard est néanmoins considéré comme celui, qui, à la différence des élites montréalaises, semblerait bien au courant des nouveautés de la rive gauche (NE 760-763). Avec ironie et humour, le malentendu de la situation introduit la scène suivante de la terrasse du café Aux deux magots. Le marginal montréalais est pris pour connaisseur, sa culture plébéienne est associée à la modernité. L’association n’est pas oiseuse. Même Édouard s’en rend compte en comparant les clubs de jazz parisiens à son expérience montréalaise : J’ai pensé aux petits trous à jazz, dans le bas de la rue Peel, où on n’ose pas aller, moi et ma gang, parce que la drogue circule librement et que les Noirs américains qui s’y produisent ont la bagarre trop facile. (NE 761) Pour cette raison, la scène humoristique des Deux magots où Édouard assiste à la conversation de Sartre et de ses amis peut être interprétée positivement comme une confirmation du lien existant ou possible entre la culture populaire et la grande littérature, voire comme une possible transfiguration du populaire en sublime. Le sujet de discussion du cercle existentialiste offre un contrepoint probant : Les Bonnes de Jean Genêt sont une critique de l’inauthenticité et de la perte d’identité là où un subordonné se laisse imposer les valeurs. Autrement dit : dans la perspective tremblayenne, une identité authentique devrait se construire du bas vers le haut, non en sens inverse. Une autre coïncidence peut être remarquée : le voisinage ironisé du marginal montréalais et de l’élite intellectuelle parisienne semble suggérer l’avenir où à la place d’Édouard pourrait s’asseoir celui qui sera leur égal et qui n’est, à ce moment, encore, que le « petit garçon », le futur dramaturge et prosateur. Bien que le voyage parisien d’Édouard soit marqué par de nombreuses situations d’exclusion, voire par l’exclusion de soi-même des valeurs de l’autre, le compte final n’est pas négatif – grâce aussi, peut-être, aux médiations qui relient les différences et permettent de percevoir soi-même en l’autre différemment. À deux endroits du volume la médiation se trouve clairement thématisée. Il s’agit de la réflexion d’Édouard sur les boîtes de jazz, déjà mentionnée, et du commentaire d’Édouard sur la ressemblance entre le parler populaire de Paris et de Montréal : « Les conducteurs s’invectivaient donc en français, mais un français rocailleux et brusque, précipité et plein de mots étranges [...]. » (NE 743) Édouard – notons-le - emploie le même adjectif (« rocailleux ») que Valéry Giscard d’Estaing (voir ci-dessus). Le même mot utilisé dans deux situations analogues cache toutefois une perspective et une évaluation différente. Dans le premier cas, le français canadien est jugé « d’en haut » - et doublement – à la fois par la bouche d’un homme cultivé et d’un Français par-dessus le marché : le langage montréalais est ainsi relégué dans le registre bas, à la périphérie culturelle et linguistique. Par contre, le jugement d’Édouard est porté par celui qui se situe au même niveau, au moment où ce Canadien errant se cherche un allié potentiel. Le lien entre la problématique culturelle et la topographie est confirmé par le personnage maternel de la « grosse femme » qui, installée au centre de la maison de la rue Fabre, ouvre les fenêtres sur le monde. L’hexalogie tisse un réseau de relations entre elle et Gabrielle Roy. Les deux sont originaires de l’Ouest canadien, du Manitoba : elles sont donc, en quelque sorte, des étrangères au Québec et à Montréal. Mais c’est cette distance (étrangeté, altérité) qui leur permet d’exprimer le mieux la québécité. La « grosse femme » est celle qui dans la famille représente la culture. Elle est la confidente d’Édouard, la protectrice de Marcel en qui elle voit un artiste potentiel, elle est la mère du futur écrivain. Surtout, elle est une grande lectrice qui influence les autres. Or, dans la première moitié du cycle, ses lectures ne se composent que d’auteurs français. Ce n’est qu’au milieu de l’hexalogie (aux pages 530-531 sur 1175) que se produit la rencontre avec Bonheur d’occasion (1945, Prix Femina 1947) de Gabrielle Roy : « Celui-là, c’est le premier qu’y lisent [= les Français] qui se passe à Montréal ! [...] Les Français lisent des livres français; pourquoi tu lirais pas des livres d’icitte? » [...] la grosse femme se pencha une dernière fois sur le livre dont elle allait parler tout le reste de sa vie avec passion, qu’elle ferait lire à tout le monde autour d’elle [...] et beaucoup plus tard, dix ans exactement, [...] elle le donnerait à son plus jeune fils en lui disant « Ça a été le livre le plus important de mon existence. Lis-lé! Attentivement. T’as la chance de le connaître à quinze ans. Moé, je l’ai connu à quarante-cinq. » (DR 530-531) Le thème de Gabrielle Roy est mis en relief plusieurs fois. Par exemple le passage où la « grosse femme » lit Bug-Jargal de Victor Hugo (GF 86) est repris, à l’identique, à la fin de l’hexalogie (PQ 939), sauf que Bug Jargal est remplacé par la dernière parution de Gabrielle Roy. Le parallèle entre la « grosse femme » et l’écrivaine est développé par son neveu Marcel (OB 1027) : dans son esprit, il imagine un récit qui paraphrase «Le puits de Dunrea » (dans Rue Deschambault, 1955) de Gabrielle Roy, mais en remplaçant le personnage du père de l’auteure par lui-même pour se donner le rôle du sauveur de sa tante (OB 1029-1040). Il est évident que Gabrielle Roy apparaît comme personnage tutélaire de la constitution d’une littérature autonome liée aux racines populaires. L’accent mis sur Bonheur d’occasion signale, entre autres, la similitude avec Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal. Ici comme là, l’histoire est située à la périphérie montréalaise, dans un quartier populaire. Même la consécration française de Bonheur d’occasion, bien marquée dans le texte tremblayen, peut être envisagée en rapport avec la confrontation, déjà évoquée, entre la culture des élites canadiennes-françaises et la culture populaire. Tremblay semble insister sur l’analogie avec l’expérience parisienne d’Édouard au cours de laquelle les Français (le capitaine, Clavet-Daudun, Sartre) se rangent de son côté, contre Mme Beaugrand. Comme si la France représentait l’arbitre qui favorise l’originalité canadienne et ses ressources populaires. Pourtant l’histoire de la « grosse femme » et de Gabrielle Roy trace la voie de l’autonomisation culturelle, du détachement de la France, et cela avec l’assentiment des Français qui savent apprécier l’altérité. Le cycle des Chroniques du Plateau-Mont-Royal peut ainsi être considéré comme la réalisation du programme esthétique implicite dont il retrace les données et le cheminement. Analyse du texte Premier Quartier de la lune (PQ 940-942). Étude de la scénographie, analyse stylistique Le petit garçon est témoin d’une scène de ménage qui provoque la colère d’Albertine : elle sort sur le balcon pour crier son mal de vivre : L’enfant de la grosse femme se tenait un peu en retrait. Il ne voulait pas voir sa mère mêlée à une crise de sa tante et se disait que si celle-ci se remettait à hurler, il courrait... Retrouver Marcel au creux de la forêt enchantée? Vers la rue Mont-Royal se perdre dans le bruit? Dans la ruelle, sous une galerie, avec les chats errants et tout ce qui grouille dans le noir? Mais qaund Albertine commmença à parler, il resta paralysé sous le petit érable comme il était resté paralysé devant les confidences de Marcel, le matin. [...] Tout à coup, Albertine se tut et on crut que tout était fini, qu’elle allait disparaître dans la maison. Mais la scène qui suivit étonna tout le monde. [...] Ce fut d’abord un récitatif à peine murmuré, une préparation à quelque chose d’important, une mise en situation; il était question de la vie en général et d’une cage personnelle en particulier; il était question de malheurs refoulés dans le creux d’un lit avec un oreiller sur la tête pour que le reste de la maison n’entende pas les cris de rage; il était question de promiscuité, d’hypocrisies, d’amours qui n’arrivent pas à s’exprimer et de sauces blanches qui figent dans l’assiette; il était question de solitude au milieu d’un va-et-vient incessant et de folie aperçue furtivement quand il ne reste plus rien d’autre, la solution à tout, le parfait refuge. C’était lent, précis, doucement modulé et ça crevait le cœur. Puis vint le grand air. La scène représentait une maison de briques brunes de trois étages avec trois balcons superposés et un escalier qui menait du trottoir au premier. Sur le balcon du milieu se tenaient deux femmes. La confidente était une grosse femme, assise dans une chaise berçante, qui se contentait d’aquiescer à tout ce que l’autre chantait sans oser l’interrompre ou la commenter; l’héroïne, la tragique, était une petite femme toute simple dans une robe à pois qui s’exprimait peut-être clairement pour la première fois de sa vie. Son chant ondulait doucement sans vraiment monter très haut; il semblait plutôt descendre vers le chœur, six enfants de dos à qui cette complainte ne s’adressait pas vraiment mais qui s’adonnaient à passer par là quand la scène avait commencé, comme si l’adon existait. [...] Mais [dans] cet autre air, d’une terrible perfection [...] il était exclusivement question de deux enfants, une fille sans cervelle, une sans-cœur sans conscience et un garçon sans allure, les deux pôles d’une tragédie, les deux causes d’une crucifixion. C’était un chant d’une rare économie, plus près du grégorien que du romantisme, et les six enfants avaient croisé les bras sur leur poitrine pour se recueillir et se retenir de pleurer. Au fur et à mesure que se déroulait le chant, des portes s’ouvrirent sur la rue Fabre. Les mères des enfants, d’autres, plus vieilles ou plus jeunes, sortirent sur leurs balcons, s’appuyèrent à leur tour au garde-fou ou à la colonne de soutien. Elles ponctuaient le grand air de l’héroïne d’onomatopées ou de bribes de phrases qui s’enroulaient autour du chant pour le porter plus haut. On entendait des « Ah oui! », des « Certain! », des « C’est donc vrai... », des « Vous avez ben raison... » qui soulignaient l’ingratitude des enfants, leur inconscience, leurs exigences. [...] Elles suivaient l’air avec leurs coprs, se balançaient, certaines chantonnaient bouche fermée, d’autres poussaient de petites plaintes qui leur faisaient du bien. Les voix s’ajoutant aux voix, le chant finit par prendre son envol et monter tout droit dans le ciel d’un invraisemblable bleu. L’air s’acheva sur le souffle, dans une longue note filée qui se termina dans un soupir, après que la tragique eut insinué que sous tout ça couvait un grand amour qui jamais n’arriverait à s’exprimer. Elle était penchée par-dessus le garde fou, dans une position d’extrême faiblesse. Elle ne se redressa pas comme si elle avait attendu une énorme ovation qui tardait à venir. Le chœur se défit. Les enfants s’éloignèrent lentement pour aller rejoindre leurs mères. Seul l’enfant de la grosse femme resta au pied de l’escalier. Il n’osait pas encore monter à l’autel de la tragédie. La confidente se leva, se pencha sur la tragique qu’elle prit par la main, qu’elle obligea à se redreser et qui finit par s’appuyer contre son épaule. La confidente eut une seule phrase que personne n’entendit parce qu’elle fut murmurée à l’oreille de la tragique. Elles entrèrent dans la maison comme on sort de scène. L’enfant de la grosse femme frappa ses mains l’une contre l’autre trois fois. (PQ 940-942) Questions : Quels sont les procédés (narratifs, thématiques, syntaxiques, rythmiques...) qui permettent de transfigurer la réalité en lui conférant la grandeur tragique? Imaginer la scénographie. Montrez les points communs avec la tragédie grecque et l’opéra héroïque. Quelle est la place du religieux? XI. Ville mythique Jacques Ferron, Le Ciel de Québec (1969) Il y a peu de romanciers québécois ou d’auteurs canadiens anglophones modernes à vouloir exploiter, comme Cohen ou Ferron, la matière indienne, du moins avant la vague des auteurs issus des premières nations. Le Ciel de Québec est de ce point de vue un roman novateur, notamment en ce qui concerne la synthèse syncrétique du mythe indien du voyage au pays des morts et du mythe antique racontant l’aventure malheureuse d’Orphée et d’Eurydice. À vrai dire, Le Ciel de Québec est un roman complexe que la critique a eu du mal à caractériser. On parlait d’épopée fragmentaire, de « saga farfelue d’Un Québec mythique », de pamphlet, de chronique, etc.[10] La construction du récit, en sept filons narratifs enchêvetrés, est complexe. Réduisons la présentation à l’aspect mythique, notamment en rapport avec l’espace et l’imaginaire de la ville. L’aspect mythique d’abord. Que l’un des buts du roman consiste, en effet, dans la création d’un mythe étiologique sur lequel se fonderait la nouvelle culture québécoise, semble être indiqué par un personnage, Dugal Scott, évêque anglican de Québec, qui explique au député Power: « Je crois qu’ils forment un peuple jeune qui se cherche une mythologie. » (CQ 68). De ce point de vue, le titre du roman est une antiphrase, car l’idée de Ferron, présentée dans le roman, est que ce n’est pas d’en haut qu’une culture et ses mythes se construisent, mais à partir du bas, vers le haut, autrement dit à partir du peuple qui, chez Ferron, est un peuple métissé, issu du mélange d’Indiens, de Métis et d’Européens de toutes les provenances, tant anglophones et francophones qu’allophones. Il faut que les élites descendent vers le peuple. Et cette conception s’inscrit dans la topographie de Québec, car l’histoire du roman est encadrée par la descente de Mgr. Camille Roy, éminent professeur de littérature, défenseur nationaliste de la canadianité et prélat de l’Église catholique, de la Haute-Ville de Québec, où lui et l’évêque anglican, son ami, habitent, vers la Basse-Ville où il se rend pour dire la messe au couvent du Précieux-Sang. Sa descente commence au premier chapitre et se termine au dernier chapitre, au bout de 400 pages, à la porte du bordel de la rue Saint-Vallier au moment où le grand poète de la modernité québécoise, Hector de Saint-Denys Garneau, sort de l’enfer, Orphée malheureux de n’avoir pas pu sauver son Eurydice. Le thème de la catabase est récurrent. Un autre filon narratif du roman, lié au personnage de Frank-Anacharsis Scot, fils de l’évêque anglican, descend lui aussi de la Haute-Ville de Québec avec l’intention de fonder une nouvelle paroisse (en fait une nouvelle cité) dans un village déshérité, habité par des Indiens, des Métis et des colons francophones, population que la capitanesse Eulalie nomme « fils du soleil, filles de la lune, enfants de Dieu » (CQ 77). Il est d’ailleurs secondé par un Métis, Henry Scott (ou à l’occasion Sicotte). Pour construire la nouvelle église, les habitants, pauvres et dépourvus, volent dans les églises abandonnées de la région en argumentant : « [...] nous ne volons rien, car pour le plus grand bien de Dieu, nous ne faisons que convertir des matériaux hérétiques, dont l’hérésie d’ailleurs s’est retirée, les cédant à nos besoins » (CQ 402) Au moment de la consécration de l’église, à Sainte Eulalie, « un hymne en anglais archaïque qui étonna et ravit le peuple chiquette qui oncques n’avait ouï si beau latin » (CQ 399). Le patronnage de Sainte-Eulalie est doublement symbolique. D’abord par son étymologie eu-lalein, avec renvoi au bon parler, à la bonne parole et aux Évangiles. Ensuite parce que Eulalie est bien un patronnage syncrétique, alliant la martyre romaine, la religieuse canadienne, Eulalie Durocher, musicienne, et Eulalie l’Indienne. Eulalie est donc « à la fois vierge et martyre, musicienne et fondatrice de la communauté, sage-femme et capitanesse. » (CQ 404) Quels sont les mythes indiens auxquels Ferron fait appel? Il y en a deux, dont l’un a été également repris par Leonard Cohen dans Beutiful Losers. Il s’agit du voyage au pays des âmes que le jésuite Jean de Brébeuf a noté dans sa deuxième lettre, envoyée de Saint-Joseph (Ihonatiria) en Huronie au supérieur de Québec Paul Le Jeune.[11] D’abord le cadre mythologique général. Selon les Wendats, l’âme, libérée du corps, voyage au Village des morts. Chemin faisant, elle doit passer près de la cabanne d’Oscotarach, perceur de têtes, qui enlève aux morts le cerveau, ensuite elle doit traverser le pont, simple tronc d’arbre qui enjambe un torrent et qui est gardé par un chien menaçant. Au Village des Morts, l’âme continue sa vie, semblable à la vie précédente, selon les témoignages de ceux qui, considérés morts, en sont revenus. C’est dans ce cadre qu’il faut situer le « mythe d’Orphée » de la mythologie wendate (et sans doute nadouèque et algique). Il ne s’agit pas du poète, mais d’un frère malheureux qui part à la recherche de l’âme de sa sœur décédée. Au bout de trois mois et douze jours, il arrive au torrent et au pont, gardés par la cabanne d’Oscotarach. Celui-ci lui explique que faire au Village des Morts et lui donne la courge pour capter l’âme de sa sœur. Au village, le frère perturbe la fête en l’honneur de la déesse Aataentsic (principe féminin, créatrice et génératrice du monde, et grand-mère des jumeaux Iwiskeha a Tawiscaron). Les âmes s’enfuient, le frère doit patienter toute la journée enfermé dans une maison avant qu’elles reviennent. C’est alors qu’il convainc l’âme de sa sœur d’entrer dans la courge. Au retour, Oscotarach lui remet une deuxième courge contenant le cerveau de la sœur. Pour rendre la vie au corps, il doit le transporter au milieu de la maison, en présence de la tribu. En portant sa sœur sur son dos, il doit tourner en rond tant que le contenu des courges ne rentre dans le coprs mort. Les autres doivent garder les yeux baissés, fixer le sol. Mais la curiosité étant plus forte, l’un des membres de la tribu lève les yeux et l’âme de la sœur disparaît pour toujours. Les trois derniers pas manquaient. Comment ce mythe indien est-il inscrit dans la mytholgie québécoise? Tout d’abord la société québécoise des années 1936-1937 est présentée sous des couleurs mythologiques. Québec, la Haute-Ville, est le Ciel, l’Olympe, où les Olympiens se heurtent aux Prométhéens, proches du peuple. On y trouve, entre autres, la belle Kalliopé, mère d’Orphée, alias Hector de Saint-Denys Garneau, et amoureux de la belle Eurydice, fille du docteur Cotnoir. C’est pour elle qu’il entreprend le voyage aux Enfers. Cette catabase, Orphée la raconte deux fois. La première fois, il se confie à son ami Jean Le Moyne.[12] Ce récit a paradoxalement la forme d’une anticipation (CQ 277-278) : ce sont les instructions que le Métis Henry Scott/Sicotte donne à Orphée après l’enterrement d’Eurydice en le persuadant d’entreprendre le voyage. Le récit, entièrement narré au futur, concorde avec le mythe wendat. Le deuxième récit figure en conclusion du 34^e et dernier chapitre (CQ 385-393). Orphée, à peine sorti de l’enfer, se retrouve dans la cave du bordel de la rue Saint-Vallier et se heurte à Mgr. Camille Roy en train de bénir les prostituées. C’est une sorte de confession qui réunit le poète élitiste, avant-gardiste, un Olympien, et le prélat Prométhéen, défenseur de la littérature nationale. Le récit est marqué par la discontinuité narrative, à la fois sur le plan thématique et grammatical. Orphée commence par évoquer Jean Le Moyne et Henry Scott, ainsi que la première version du voyage au Village des Morts. Sauf que la proposition de Scott est restée sans effet, car Orphée hésite plus longtemps que les sept semaines permises par le mythe. Passe l’hiver, arrive le printemps, le mois de mars. Orphée est invité au voyage par un autre personnage, non plus le Métis Sicotte, mais Médéric Marin, ancien maire de Montréal ou plutôt l’âme du défunt maire qui assume ici le rôle du diable tentateur. Tout au long du voyage, Marin reste installé à l’épaule d’Orphée pour le conseiller. Sur le plan grammatical, la discontinuité se manifeste par les passages brusques entre le futur et le passé simple : Par contre je resterai averti qu’Eurydice morte m’attendait et qu’après l’avoir évitée durant ma vie, je ne pourrais pas échapper à ce rendez-vous. L’hiver passa, personne ne vint me chercher, simple sursis. Hier soir, je ne serai pas surpris d’entendre le roulement sourd d’une lourde voiture. Du carreau, elle me fit l’effet, longue et noire comme un corbillard, d’une voiture d’ambassadeur. Je ne douterai pas un instant qu’elle vînt du royaume des morts, de la part d’Eurydice. (CQ 386; soulignéé par nous) En même temps, le récit rétrospectif se greffe sur une vision prospective grâce à l’image de Prosepine, de la nature printanière qui retrouve sa vitalité, mais aussi grâce à l’image de la résurrection du Christ et aux fêtes de Pâques : « Il y a eu déjà beaucoup de printemps et il y en aura encore bien davantage, mais c’est toujours l’unique Proserpine, mère du Christ au tombeau, qui lui redonne naissance. » (CQ 238-239) Le dérèglement temporel et la rupture thématique contribuent à « situer » hors temps et hors espace un segment significatif du roman, à savoir le séjour d’Orphée « aux enfers » où il rencontre, comme aux Champs-Élysée ou au Village des Âmes les grandes personnalités de la vie canadienne et québécoise. C’est un « hors-temps » (CQ 258) absolu, car Orphée-Garneau discute aussi bien avec les défunts, tel Cyrano de Bergerac, mais aussi ceux qui étaient encore en vie au moment de l’action du roman (peintre Paul-Émile Borduas), voire au moment de la rédaction du roman (peintre Patterson Ewen, journaliste et politicien Jean Le Moyne; notons que Lemoyne est décédé plusieurs années après Ferron lui-même). On y parle de la mort prochaine d’Orphée (Garneau mourra noyé en 1941). Surtout on discute de la littérature et de la culture. On donne aussi la clé de l’appellation Orphée-Garneau (CQ 238-239). C’est lui-même qui l’explique : il se voit comme ses prédécesseurs Rimbaud et Nelligan et comme eux, il n’a pas su accepter la plénitude de la vie, faire face. Si Rimbaud s’est exilé dans les déserts de l’Abyssinie et de la Somalie et Nelligan dans la solitude de sa folie, lui, il traverse le désert de la stérilité poétique en cherchant Eurydice qu’il voudrait restituer à la vie terrestre. Au ciel de Québec correspond donc l’enfer et c’est à partir de ce point de départ que ressurgira une nouvelle culture. Notons que la ville de Québec, ici, se transforme de donnée géographique en espace culturel, national et qui se veut de portée universelle. Reste une question : Pourquoi Québec, justement? Pourquoi la ville et ses souterrains imaginaires? Analyse (la scène se situe aux enfers de Québec) Borduas avait plus d’aise en la compagnie d’Orphée, de Mgr. Camille et de l’honnorable Chubby, ses contemporains et ses compatriotes qui étaient, eux de même, du baraquement. Un jour il reçut la visite de Patterson Ewen qui, s’étant égaré dans le soubassement de l’institution où il pensionnait, avait ouvert une porte out of bound pour se trouver, grand Écossais irrégulier, encore vivant et étonné, dans la cour intérieure, au milieu du va-et-vient des anges, des démons et des arrivants dûment mandatés. Monsieur Borduas, lui, ne fut pas surpris, ni Orphée, le premier parce que Claude Gauvreau était venu le voir de semblable façon, Orphée pour être descendu lui-même une première fois, sans être mort, à la recherche d’Eurydice, la fille du docteur Cotnoir, tombée de son étalon alors qu’elle chevauchait en compagnie de Jean Lemoyne dans le chemin des Larmes, un des rangs de la paroisse de Sainte-Catherine-de-Portneuf. Mais alors que Claude Gauvreau avait fait part à son maître de l’embarras où le mot le tenait, le mot en soi, libéré du dictionnaire et de toute signification, lui, le signifiant par excellence, pris comme élément sonore et utilisé en poésie de la même manière brutale que la couleur dans la peinture non figurative, Patterson Ewen se plaignit du tableau lui-même, réalisation en soi, détaché de toute réalité, schizoïde en quelque sorte, sinon schizophrénique et la question qu’il posait à Monsieur Borduas était la suivante: - Monsiuer Borduas, est-il possible de créer? [...] Qu’est-ce que voir? C’est d’abord se mettre au centre du monde. [...] Jusqu’à la Renaissance il en fut comme à la messe, durant l’élévation: on baissait la tête pour ne point voir. On écoutait, on palpait, on flairait. Par après, quand on a pu dissocier l’espace du temps, celui-ci cessa de tout charrier vers l’éternité. L’homme mit pied à terre n’étant plus emporté comme un poisson; à partir d’un point fixe, le seul qui fût possible, le sien, il put enfin considérer ce qu’il voyait, et ce point fixe, ce droit de regard, il le trouva d’abord devant un tableau qui, par l’exacte représentation de l’espace, l’avait soustrait à la durée, projeté hors du temps. C’en était fini des théologies, des eschatologies. Les peintres de la Renaissance, aussi grands que Prométhée, enchaînèrent l’homme à sa place, au milieu du monde, le fixant comme ils avaient fixé l’espace. Commentaire-questions: Renseignez-vous en détail sur les personnages du texte cité: vu les données biographiques, à quel moment se situe la scène, si vous savez que l’histoire narrée se situe en 1936-1937? Interprétez. Pourquoi justement ces personnages? Et pourquoi les situer aux enfers, post mortem? Identifiez les mythèmes: quelle est leur fonction? Quelle sont les implications de la question de la perspective sur le plan de la connaissance, de la subjectivité, de la libération. Quelles en sont les conséquences politiques. XII. Ville des immigrés Daniel Chartier Haïti Émile Ollivier, La Brûlerie (2004) Le Canada a toujours été une terre d’accueil pour les successives vagues d’immigration – loyalistes, paysans irlandais menacés par la famine, colons et entrepreneurs écossais, paysans scandinaves, allemands, polonais ou ruthènes, colons mennonites, huttérites, ou bogomiles, ouvriers et paysans italiens ou portugais, juifs de tous les pays, Européens fuyant la deuxième guerre mondiale et, plus tard, les régimes staliniens, Mexicains, Chiliens, Libanais, Haïtiens, Chinois, Japonais, Vietnamiens, Pakistanais..... Il ne s’agissait pas toujours de travailleurs manuels, mais aussi, et surtout après 1940, d’intellectuels qui cherchent à participer à la vie littéraire. Comment envisager la présence de ces auteurs immigrés, « néoquébécois », qui mettent en question sinon la notion, du moins le contenu du terme de littérature nationale? Le processus et la présence des auteurs venus d’ailleurs sont antérieurs à la prise de conscience du fait même. Les discussions suivent la publication du roman de Régine Robin La Québécoite (1983) où l’auteure laisse entendre les difficultés à exprimer sa « parole migrante » en milieu québécois.[13] En 1983 Fulvio Caccia, un Italo-Québécois, fonde la revue trilingue Vice versa (1983-1996), dans laquelle Robert Berrouët-Oriol, originaire de Haïti, publie son analyse de la situation - « Effet d’exil ». Le terme qu’il utilise - « écritures migrantes»[14]- désigne les textes des auteurs immigés qui ont trouvé au Canada et au Québec leur nouvelle patrie et qui contribuent à l’enrichissement de sa culture. Quant au rapport entre l’identité et l’altérité, il s’agit, dans un premier temps, d’une délimitation entre la littérature nationale-québécoise qui représenterait le noyau identitaire, et une littérature autre, mais à laquelle la porte est ouverte car elle est censée constituer un apport qualitatif appréciable. Or, cet apport qualitatif et quantitatif a bientôt transformé les données : les auteurs immigrés pénètrent dans le noyau du canon national si bien qu’en l’espace de deux décennies la distinction entre la littérature « d’ici » et « d’ailleurs », voire nationale et étrangère, perd en pertinence. Le terme même d’écriture migrante acquiert un sens différent pour désigner l’identité individuelle, mouvante, rhizomatique, de l’écrivain postmoderne. Ce changement concerne également la dichotomie identité/altérité. Émile Ollivier, La Brûlerie Émile Ollivier est un des nombreux intellectuels haïtiens réfugiés, puis installés à Montréal depuis les années 1960. Ses œuvres reflètent l’expérience de sa génération. La Brûlerie, son tout dernier roman, présente une sorte de bilan. La trame du roman est relativement simple. Un groupe d’immigrés haïtiens, tous des anciens élèves de l’Institut Français de Port-au-Prince, se réunissent à la terrasse du café La Brûlerie dans le quartier montréalais de la Côte-des-Neiges. Ils sont cinq – Jonas Lazard, écrivain, Dave Folantrain, poète - « Rimbaud des tropiques », docteur Barzac, vétérinaire, Jacques Pellisier, architecte, Virgile, militant révolutionnaire. Leur « Ministère de la Parole » est encore complété par Loana Hellebore, une Haïtienne qui, par la prostitution, a réussi à faire sa vie à Montréal, et par un Québécois extravagant Homère Tremblay, dit Dionysos d’Acapulco. Un jour, le narrateur Jonas Lazard est abordé par Cynthia, une jeune beauté qui se dit fille de Virgile et de Naomi. Sa mère, une intellectuelle chinoise tuée sur la place Tienanmen, à Pékin, au moment des manifestations de 1989, a laissé dans ses notes la mention de son père que Cynthia n’avait jamais connu. Or, elle arrive à Montréal au moment où son père lui aussi est mort, suicidé de désespoir. Elle veut néanmoins savoir qui était celui que sa mère avait aimé. Par sa demande, elle suscite des questions. Le narrateur et ses amis commencent à se demender qui fut Virgile et du coup que fut leur propre vie d’immigrés à Montréal. Le roman se compose donc de récits et de réflexions existentielles et identitaires. Le quartier de la Côte-des-Neiges et la Brûlerie sont le centre d’où partent et ou reviennent les souvenirs. La topographie de Montréal devient partie intégrante de l’horizon existentiel. Analyse, confrontation avec la documentation photographique Je ressuscite depuis des décennies dans Côte-des-Neiges. Que n’ai-je point vu dans ce quartier coupé par une avenue qui file droite et discrète, comme pour s’excuser d’avoir balafré ce côté de la ville? Étalée au pied de l’oratoire Saint-Joseph, cette artère semble prier pour se faire pardonner l’outrage d’une intrusion qui profane la mémoire du lieu. Mais passons sur l’hérésie du bitume. Je connais tous les charmes et tous les pièges de ce quartier. Pendant que je ne cesse de mourir et de renaître dans Côte-des-Neiges, que n’ai-je point vu? Maints vols d’outardes et leurs vagues ondulées quand elles reviennent de leur campement d’été. Les brouillards et les brumes enveloppant le mont Royal tandis que la neige avance à pas feutrés. Chemin de la Côte-des-Neiges, j’ai vu passer une foule de papillons multicolores, le monde réel : plaisirs, bonheurs, espérances et chaque pouce d’asphalte, un parterre de fleurs. J’ai vu des quantités de Bédouins caracolant sur leur chamelle de transhumance, narines au vent. D’où viennent ces pellerins fluides et froids qui s’arrêtent aux terrasses des cafés pour discuter, se disputer, douter et continuer leur chemin, traversés et portés par tous les souffles de la Terre, de l’Eau, du Feu et du Vide? J’ai vu ces peuples des espaces intermédiaires. Chassés de leur communauté, ces cohortes de flottants ont choisi de vagabonder, poussées par le vent : guerriers en rupture de guerre, saltimbanques sans audience, professionnelles de la retape, moines errants accompagnés de nonnes mendiantes qui offrent des images pieuses figurant l’enfer et le paradis en tendant leur sébile pour l’aumône. Les trottoirs de la Côte-des-Neiges ont résonné de leurs voix rauques ou stridentes, attendries ou bougonnes, coléreuses parfois, effrayées souvent, des milliers de voix qui semblaient soudre des entrailles de la terre. Moi, Jonas Lazard, sur la Côte-des-Neiges, cet endroit où le temps semble vouloir s’attarder, ne bougeant que par imperceptibles soubresauts, j’ai vu des vivants et aussi des morts. (B 9-10) Commentaire-questions : Concentrez l’analyse sur : 1^o la thématisation de la stabillité/mobilité; 2^o le rapport nature/culture, nature/homme; 3^o la présentation de l’élément humain (images); 4^o la présence du religieux et la fonction du sacré; 4^o les procédés de poétisation et la fonction de la poétisation. J’aime me promener en autobus. En traversant Montréal en autobus, je me sens comme un enfant dans un parc d’attraction, émerveillé par tant de manèges. J’absorbe avec avidité toute la beauté de la ville et même, dans certains coins, la beauté de sa laideur. J’ai mes rues et mes circuits de prédilection. Le 24 parcourt la rue Sherbrook d’est en ouest. Sur ce trajet, on peut expérimenter physiquement les deux solitudes : l’Ouest à majorité anglophone et l’Est, bastion des francophones. Le 80 de l’avenue du Parc : un autobus brinquebalant transporte des couples d’amoureux pour les déverser sur le Mont-Royal. Le 55 longe le boulevard Saint-Laurent, rue frontière au statut particulier, rude l’épreuve de l’autre, au bornage indécis, contiguïté du proche et du lointain. À la fois centre et périphérie, le boulevard Saint-Laurent est une faille, une erreur d’imagination, un défi lancé, avec son atmosphère de bazar, d’échange hétéroclite de biens et de signes; le remonter du sud au nord prend à chaque station l’aspect d’un voyage en terre inconnue. Je ne suis pas seulement sensible à l’évidente splendeur de la ville. Je regarde les visages, je scrute leur ennui, je comprends leur lassitude. Ah! saisir au fond d’un regard l’éclair de désespérance! Prendre la mesure d’immenses déserts privés d’oasis! (B 61) Commentaire-questions : Confrontez la topographie des lignes d’autobus avec le plan de la ville et la documentation photographique. Analysez l’esthétique de l’hétéroclite : quelles connotations implique-t-elle? Analyser le mouvement entre l’euphorie et la dysphorie? Quel est le rapport (noétique, ontologique) avec l’esthétique de l’hétéroclite? Comparez le boulevard Saint-Laurent d’Ollivier à celui de Michel Tremblay, de Thériault ou de Mordecai Richler. J’aime les terrasses des cafés, surtout celles qui ont vue sur la rue, sur la mer des passants appliqués à passer. À la Côte-des-Neiges, il me manque le port, la rouille des cargos, les grues géantes, le ronflement des chalands, les cales sèches et, au loin, l’horizon bleuté. Vous vous demandez pourquoi j’aime les terrasses des cafés. Probablement parce que je suis nostalgique des baignades, des mares à crevettes, des eaux impures, des bords de plages où flottent des carcasses de crabes. Habiter une terrasse, c’est une manière de regarder, de voir le monde. L’être humain a besoin de s’échapper, de partir pour espérer mieux revenir, même s’il ne revient jamais. Cela fait plus de trente ans que nous fréquentons les cafés de la Côte-des-Neiges. Je crois l’avoir déjà dit, nous sommes des naufragés – tous autant que nous sommes. Et maintenant que nous approchons de l’automne de notre vie, les fantômes de notre passé sont prêts à rebondir à tout instant, d’autant plus que notre visibilité a été balayée par l’arrivée successive des Vietnamiens, des Sri-Lankais et de Tamouls. [...] Les vagues d’émigrants se succèdent et ne se ressemblent pas. Nous sommes tous des naufragés. Notre mémoire n’est pas seulement un paradis perdu, elle porte la marque de la brulûre d’un enfer d’où nous sommes échappés. Et depuis, projetés dans un monde de chaos, nous sommes voués à l’errance, formant ainsi un troupeau de Bédouins qui ne connaissent pas d’autres lois que le respect, l’échange et la complicité des sentiments. (B 69-71) Commentaire : Analysez les implications poétiques, noétiques et éthiques des thèmes de la mer, du port, de la mémoire. Réfléchissez sur la question de l’enracinement (racines nationales, ethniques, familiales...) et la problématique identitaire « qui suis-je ?». Quand les blessures se referment, quand elles ne font plus souffrir, elles deviennent des livres, Écrire est la meilleure façon d’échapper à la mort. Écrire, c’est dire, mais dire n’a d’intérêt que si c’est une tentative pour exprimer l’indicible. (B 105) Questions : Quelle serait le rapport entre la souffrance (le malaise existentiel) et l’écriture? Qu’est-ce que la dimension noétique de l’art? XIII. Ville labyrinthe Jacques Poulin, Le cœur de la Baleine bleue (1970), Lise Tremblay, L’Hiver de pluie (1990) Documentation photographique de la topographie des romans Plan de la ville La topographie, mais aussi l’histoire de la ville de Québec diffèrent de celles de Montréal. Comme l’a déjà indiqué le clivage entre Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy et Au pied de la pente douce de Roger Lemelin, les deux villes se prêtent à des imaginaires différents. Nous allons l’illuster à l’exemple de deux romans - Le cœur de la Baleine bleue (1970) de Jacques Poulin et L’Hiver de pluie (1990) de Lise Tremblay. Les deux romans se déroulent, à quelques variantes près, dans le même espace, celui de Lise Tremblay, de plus, fait référence au Cœur de la baleine bleue que la « femme qui marche », personnage de L’Hiver de pluie, porte partout avec elle. L’inventaire des rues et des espaces fréquentés, on dirait hantés, par les narrateurs et les personnages des deux romans, se réduisent à une liste répétitive, somme toute restreinte. Le narrateur-personnage (à la première personne) se déplace entre son 5^e étage de la Terrasse Dufferin (avec vue panoramique sur le paysage), domicile tout imaginaire, car aucune maison de cinq étages n’existe à cet endroit, à travers les ruelles du Vieux-Québec, ou plutôt la Haute-Ville du Vieux-Québec : rues Mont-Carmel, Haldimand, Jardin des Gouverneurs, Côte de la Fabrique, rue Saint-Louis, rue Saint-Jean, rue de l’Université (avec le Séminaire), rue du Fort, rue Sainte-Anne, rue Buade, Hôtel-Dieu, café de la Paix, café Buade, librarie Garneau, etc. (voire le plan, voir les photos). Bref une ville labyrinthe, mais un labyrinthe familier, un espace réduit, en fait une sorte de piège ou de prison, symbole d’une vie emprisonnée, mais aussi d’une vie protégée, sécurisée par la culture et la mémoire culturelle liée à la ville. Les échappées – à Beauport, Charlesbourg, Saint-Romuald – sont rares et se situent toujours dans le périmètre québécois. La trame du roman est relativement simple : le narrateur-écrivain qui est le « je » narrant est en convalescence après une greffe du cœur à l’Hôtel-Dieu. Portant le cœur d’un autre, il se trouve autre et se cherche aussi bien en tant qu’être humain qu’écrivain. En même temps, sa femme Élise (dite Église; significatif!) le quitte pour un joueur de hockey, Bill. La configuration des personnages n’est pas compliquée : le narrateur-écrivain, Élise, Bill, la concierge, le docteur Grondin et deux personnages qui matérialisent ou la mémoire ou l’imagination présente – la vieille Marie (figure maternelle, dame qui a logé l’écrivain, alors étudiant, et qui apparaît comme serveuse, peut-être imaginaire, du café Buade) et Charlie, une jeune fille que le narrateur sent en son cœur et qui est effectivement la Baleine Bleue, motarde Charlotte, victime d’un accident de circulation à quinze ans. La richesse sémantique du texte et son indécidable polysémie viennent de la psychologie du personnage-narrateur et de sa culture. Les marches dans la ville s’inscrivent dans la mémoire culturelle qui entre en interaction avec l’histoire vécue. Les interférences intertextuelles sont nombreuses : chansons (Moustaki : Ma liberté/ Longtemps je t’ai gardée/ Comme une perle rare/ Ma liberté/ C’est toi qui m’a aidé/ À larguer les amarres; balade chantée par Guy Béart : Voilà le joli vent [Par dessus l’aile il perd son sang]; Paul Robeson : Sometimes I feel like a motherless child...); livres (rapprochement Boris Vian L’arrache-cœur et Salinger L’attrape-cœur). Trois éléments semblent dominer la charpente thématique. La citation d’André Breton : « Partir pour le pôle intérieur de soi-même »; et le poème d’Hector de Saint-Denys Garneau « Cage d’oiseau » qui comporte le motif du cœur : Je suis une cage d'oiseau Une cage d'os Avec un oiseau L'oiseau dans sa cage d'os C'est la mort qui fait son nid Lorsque rien n'arrive On entend froisser ses ailes Et quand on a ri beaucoup Si l'on cesse tout à coup On l'entend qui roucoule Au fond Comme un grelot C'est un oiseau tenu captif La mort dans ma cage d'os Voudrait-il pas s'envoler Est-ce vous qui le retiendrez Est-ce moi Qu'est-ce que c'est Il ne pourra s'en aller Qu'après avoir tout mangé Mon cœur La source de sang Avec la vie dedans Il aura mon âme au bec. Sans être mentionné, un autre poème de Garneau sous-tend le récit, car il implique la problématique de la marche, essentielle du topos du marcheur dans la ville. C’est « Accompagnement » qui comporte lui-aussi la thématique de l’échange, de la greffe du cœur : Je marche à côté d'une joie D'une joie qui n'est pas à moi D'une joie à moi que je ne puis pas prendre Je marche à côté de moi en joie J'entends mon pas en joie qui marche à côté de moi Mais je ne puis changer de place sur le trottoir Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là et dire voilà c'est moi Je me contente pour le moment de cette compagnie Mais je machine en secret des échanges Par toutes sortes d'opérations, des alchimies, Par des transfusions de sang Des déménagements d'atomes par des jeux d'équilibre Afin qu'un jour, transposé, Je sois porté par la danse de ces pas de joie Avec le bruit décroissant de mon pas à côté de moi Avec la perte de mon pas perdu s'étiolant à ma gauche Sous les pieds d'un étranger qui prend une rue transversale. La marche dans le labyrinthe de la ville à la recherche de soi-même subit alors toute la tension qui se joue entre le désir de liberté et d’éclatement et la recherche de sécurité et de compréhension. La thématique, mais aussi l’expression de Poulin est marquée par une violence contenue, maîtrisée, et qui se résout dans la tendresse et la mélancolie. Analyse La scène est située au café Buade, rempli de touristes américains, où le narrateur, dans son imagination, consomme le dernier déjeuner commun avec Élise (tout imaginaire, car déjà partie). Ils sont servis par la vieille Marie (réelle ou imaginaire ???) qui fait semblant de servir les deux clients. Elle s’éloigna [Marie]. Je fermai les yeux pour oublier les Américains. Je voyais les murs du Vieux-Québec. Dans la rue des Remparts, à la hauteur de l’ancien Grand Séminaire, sur le mur gris, on avait écrit, une fois en rouge et une fois en noir : Révolution. J’aimais que les gens écrivent sur les murs, sur les maisons, sur les trottoirs, dans la rue, partout. De toute façon, j’aimais les mots. Ce qui m’échappait, c’étaient les rapports entre les choses. Léo Ferré disait que les poètes écrivaient leur révolte avec des pattes d’oiseau; dans ma poitrine vivait cette chose nouvelle que Saint-Denys Garneau décrivait comme un oiseau; Goethe disait que les idées avaient des pattes de colombe. [...] Je n’entendais plus les Américains. [...] La vieille Marie apporta les deux factures, glissa la première sous ma soucoupe et la seconde sous celle d’Élise en disant merci chaque fois. - Ça ne va pas? dit-elle. - Non. - Vous ne tenez pas le coup? - J’ai faibli subitement. Je parlais bien, et puis je n’ai plus trouvé des mots. Je veux dire : je ne trouvais plus du tout des mots précis. - Ça peut arriver à n’importe qui. [...] Ce qui devait arriver, en sortant de Buade : Élise allait se perdre dans la foule. Vous marchez sur le trottoir et vous la surveillez du coin de l’œil; vous vous arrêtez une seconde devant les vitrines de la Librairie Garneau pour jeter un coup d’œil à l’album de Jean-Paul Lemieux et, saisi d’un pressentiment, tout d’un coup vous vous retournez : Élise est partie. Alors vous courez le long de la rue Buade, parmi les artistes de la rue du Trésor, sur la Place d’Armes avec sa fontaine et ses calèches et jusque sur la Terrasse en regardant de tous les côtés; vous montez le grand escalier, parcourir la promenade des Gouverneurs jusqu’à la Citadelle qui est située au début des Plaines, si le cœur vous en dit. Vous pourriez aller au bout du monde.... - À quoi pensez-vous? demanda la vieille Marie avec cette voix rauque qui surprenait toujours. - Au bout du monde, dis-je en toute honnêteté. [...] J’attendis qu’Élise se lève et je laissai un pourboire. Elle marchait devant moi. À la caisse, je mis les factures sur le comptoir; le gérant les examina comme si elles contenaient un message en code et il me regarda droit dans les yeux en me remettant la monnaie. Je tirai la première porte pour laisser passer Élise, et je poussai la seconde qui donnait sur la rue. Une vieille Américaine entra et dit : « Thank you. » Sur le trottoir, je laissai Élise choisir, elle prit à gauche et je me mis à marcher à côté d’elle en accordant mon pas au sien. Sa main droite reposait au creux de mon coude. Des gens se retournaient sur notre passage. Le ciel était gris ardoise et doux pour les yeux. On entendait les pigeons roucouler quelque part sur le toit de la vieille Basilique. Devant la deuxuième vitrine chez Garneau, je jetai un coup d’œil du côté de l’album de Jean-Paul Lemieux. C’était plus fort que moi. (CBB 118-128, abrégé) Commentaire-questions : Quels thèmes dominent? Énumérez-les, classez-les, montrez leur enchevêtrement. Comment est suggérée la limite qui sépare la réalité du rêve? Le roman de Lise Tremblay L’Hiver de pluie peut être considéré comme une sorte de réécriture de celui de Poulin. Il a été déjà signalé que la narratrice trimbale, dans ses déambulations, Le Cœur de la baleine bleue. Elle affirme d’ailleurs : Analyse La vieille ville que j’habite est celle des livres de Poulin, tout entière à surplomber le fleuve, occupée seulement à surveiller le mouvement des glaces en hiver et le retour des marées pendant l’été. Lorsque je suis sur la terrasse, je regarde les maisons perchées au flanc de la falaise à l’autre bout du Château. Je me dis que le petit homme frêle y a habité, que c’est là qu’il entendait les sirènes des traversiers. La femme qui marchait ne pouvait pas supporter ce paysage longtemps, elle étouffait, il lui faisait peur, il était trop grand pour elle. Elle marchait les yeux rivés au sol pour ne pas tomber. Au coin de la rue Cartier et de la rue Saint-Jean, nous nous sommes arrêtés, c’est là que nous nous séparions. Il vous a nommé, il a dit qu’il vous avait parlé au téléphone [...]. (HP 48) Les thèmes de la marche, de l’errance, de la recherche de soi et de l’écriture sont même plus explicites que chez Poulin. Il en de même pour le thème du labyrinthe-prison : « Ceux qui marchent ressemblent à des rats prisonniers d’un labyrinthe. Ils refont constamment les mêmes trajets. L’image lui est venue plus tard dans la grande ville, mais l’analogie lui faisait mal tellement elle était exacte. » (HP 55) On est loin de la marche exploration dans une grande ville (Montréal?), car Québec est une ville « petite » où tout le monde se connaît (HP 62). L’image du rat qui remplace l’oiseau est tout aussi significative. La narratrice constate : « Ma rue est une impasse. » (HP 91) Les itinéraires de la « femme qui marche » recoupent en partie ceux du narratteur de Poulain. En dehors du Vieux-Québec, ils couvrent notamment le quartier de Saint-Jean-Baptiste – rues Cartier, Aberdeen, bar Jules et Jim, Côte d’Abraham, édifice du journal Soleil, gare – avec extension du côté de Sainte-Foy et de l’Université Laval. Les échappées extérieures, temporaires, sont les voyages dans la maison de campagne de Jean-Louis. C’est là que la narratrice semble se sentir chez elle. Nous avons donc affaire à un espace et à un agencement spatial – entre fermeture et ouverture — analogues, sauf que la réalité de Lise Tremblay est moins touristique, bien plus banale, quotidienne, dépourvue de la mémoire culturelle qui sous-tend le récit de Poulin, et cela malgré le fait que l’histoire concerne un milieu intellectuel – universitaires, artistes, écrivains en germe ou ratés. Le récit de Lise Tremblay est celui des tentatives vaines d’échapper à l’enfermement du labyrinhte de soi, de la ville, du milieu. Le mal d’être est aggravé par le mal qui frappe la communication et le contact entre les personnes. Le malaise de l’écriture, ici, n’aboutit pas au résultat, comme chez Poulin qui se retrouve et qui trouve son roman à la fin. On est loin de la thématique de la réussite, de la success story de la grande ville. L’échec - sentimental, humain, auctoriel - s’incrit dans la facture même de l’écriture. Le roman se présente sous forme fragmentaire – lettres jamais envoyées, lettres jamais lues, morceaux d’histoires : Analyse Les marches que je faisais dans la ville et les heures passées au café ou à poursuivre des hommes ne me suffisaient plus. Je ne me sentais délivrée que vers quatre heures lorsque j’entendais l’indicatif musical de l’émission pour enfants. [...] Je pouvais rester assise à ne rien faire des heures sans me sentir mal à l’aise. J’imagine que c’est à ce moment-là que je me suis mise à vous parler toute la journée, à entretenir une conversation avec vous qui n’a pas cessé depuis. [...] Lorsque parfois je vous rencontrais, je pouvais lire la peur que vous aviez sur votre visage, vos traits se crispaient et vous regardiez autour de vous, anxieux, pour être bien sûr que vous étiez seul à avoir vu la folle. Vous ignoriez la femme qui marchait, mais vous la pressentiez, vous m’avez vue souvent, cherchant mes mots, le front perlé de sueur par l’effort que je faisais pour parler intelligemment. [...] Maintenant je ne suis plus certaine d’avoir gardé toutes les lettres de la folle. (HP 58-59) Commentaire-questions : Étudiez le jeu des pronoms des sujets de phrases. Quel est l’effet produit? Qui parle? Qui agit? Les lignes des parcours spatio-temporels sont brisées. La suite des événements, mais surtout l’identité des personnages demande une reconstitution patiente. Reportons-nous encore à la citation de la page 48 : la description du Vieux-Québec se termine par l’évocation d’un coin de rue bien éloigné du parcurs précédent, la logique des événements est problématisée par le changement des personnes : « je », « la femme qui marchait », « vous » ... qui est le petit homme frêle? Qui est « il »? Le fil des événements doit être reconstitué dans des contours qui restent approximatifs : la narratrice, compagne de Jean-Yves qui est professeur à Laval, quitte ce dernier, car elle n’arrive plus à faire face à sa rivale Marthe, elle-même déçue par un homme; Jean-Yves déménage à Sainte-Foy pour être plus près de l’université; la narratrice écrit, mais le texte que son ami Yves avait soumis à un éditeur est refusé; Yves vit avec « la grande fille » qui est peintre, mais il la quitte pour vivre avec son ami homosexuel Éric, ils’installent à Sainte-Foy, puis dans un camp de roulottes; la narratrice et la grande fille trouvent un appartement rue Cartier où elles sous-louent une pièce à deux jeunes femmes de Rivière-du-Loup qui travaillent à Québec; la narratrice fait la chasse aux hommes, mais ceux qu’elle prend sont des faibles, des alcooliques ou des fous. Ce n’est que progressivement, en reconstituant, que nous constatons que « l’homme maigre » est sans doute Yves que « la grande fille » s’appelle Élise (HP 96) ou que le « je » narrant est « la folle », « la femme qui marche », que cette femme est vieille (HP 73), qu’elle est grosse, voire obèse (HP 77) et enfin qu’elle s’appelle sans doute Monique (HP 77) et qu’elle a fini par se retrouver dans la maison familiale où elle couve, malheureuse, son obésité. C’est un brillant roman sur l’errance, le désespoir et la solitude. Cependant un roman tendre comme celui de Jacques Poulin. Conclusion générale Le cours a tenté une approche aussi diversifiée que possible de la ville en tant que phénomène littéraire. Les littératures américaines, en général, sont plus sensibles que celles d’Europe aux phénomènes spatiaux. C’est autour d’un lieu que se structurent les axiologies. En ce sens les deux grandes villes du Québec – Montréal et Québec – sont devenues d’importants enjeux littéraires, tant en ce qui concerne la littérature anglophone que francophone. La frontière linguistique, si elle s’inscrit, certes, dans la tradition littéraire, et, à travers l’expérience sociale, dans la représentation de l’espace, ne peut pas occulter les ressemblances que Montréal, notamment, inspire tant aux anglophones (Richler, Cohen) qu’aux francophones. Si une différence peut être constatée, du moins en ce qui concerne la littérature québécoise, elle s’applique plutôt aux imaginaires respectifs des deux villes. Alors que Québec semble imposer l’image statique d’un espace fermé, compact, Montréal est la ville ouverture, ville mouvement. Le parcours des lieux évoqués dans les œuvres étudiées a été aussi un parcours historique de l’évolution de la représentation de la ville. À côté des éléments d’ordre matériel (rues, moyens de transport, usines, commerces, cafés), il importe de souligner l’aspect identitaire des représentations spatiales. Une évolution semble perceptible et qui va des composantes temporelles de l’identité (histoire, religion, mythes...) aux composantes spatiales, autrement dit de l’identité « racine » à l’identité rhizomatique, illustrée notamment par la littérature immigrée. Léo Ferré : Le Chien https://www.youtube.com/watch?v=r2EOyR5MNtI ________________________________ [1] Cf. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot 1979. [2] Cité dans James Huston, Répertoire national (1850), Montréal, VLB 1982, p. 293. Repris dans Gilles Marcotte, « Mystères de Montréal », Pierre Neveu, Gilles Marcotte, Montréal imaginaire, Montréal, Fides, 1992, p. 147. [3] Cité dans Marcel Lajeunesse, Les sulpiciens et la vie culturelle à Montréal au XIX^e siècle, Montréal, Fides 1982. Repris dans Gilles Marcotte, « Mystères de Montréal », Pierre Neveu, Gilles Marcotte, Montréal imaginaire, Montréal, Fides, 1992, p. 146. [4] Cf. Bouchard, Gérard. Genèse des nations et cultures du nouveau monde, pp. 66 et 103, 120, 136 sqq., 148 sqq. [5] Voir Veronika Nová, L’écrivain fictif dans l’oeuvre de Michel Tremblay, Brno, Université Masaryk de Brno 2007, mémoire de master. Le texte est accessible par internet à l’adresse http://is.muni.cz/th/53218/ff_m. [6] La problématique culturelle est abordée, quoique de façon marginale, dans L’Impromptu d’Outremont, une pièce non-joualisante, où le mal de vivre et la stérilité sont imputés à l’incapacité de l’élite culturelle de s’ouvrir à l’authenticité de la culture populaire et cette incapacité est encore vue, ironiquement sous les couleurs de la faute et du repentir : « Tu as abandonné tes cours de danse [...]. Et Pourquoi? Pour expier les « fautes » de ta classe? Fais-moi pas rire! Un peu plus et tu nous apprendrais que tu saignes le Vendredi saint! Tu te contentes de geindre au fond de ton trou et tu viens nous parler d’utilité! Et de vengeance! Tu as le front de nous faire un sermon sur l’art utilitaire? L’Art est devenu un papier hygiénique et tu prétendrais nous en vanter les mérites? L’Art est utile pour ceux qui le méritent, Lucile, et toi, tout ce que tu mérites, c’est le trou que tu t’es creusé toi-même et dans lequel tu vas crever! » (IO 105). [7] L’aspect autobiographique-autofictionnel du cycle romanesque, ainsi que de bien des œuvres de Tremblay, apparaît clairement à la lecture du dictionnaire des personnages de Tremblay, rédigé par Barrette, Jean-Marc. L’Univers de Michel Tremblay. Dictionnaire des personnages. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1996. [8] Smith, Donald. « Michel Tremblay et la mémoire collective ». In L’écrivain devant son œuvre – entrevues. Montréal : Éditions Québec/Amérique, 1983, p. 221. [9] La fiction de Tremblay repose ici sur un fait réel. Le futur président français a séjourné, à la fin des années 1940 aux États-Unis et au Canada. À Montréal, il a enseigné dans un collège religieux. Voir Bastien, Frédéric. Le poids de la coopération: le rapport France –Québec. Montréal : Québec/Amérique, 2006, p. 110. [10] Např. Beaulieu, Victor-Lévy. L’année d’une prise de conscience collective. Maintenant, prosinec 1969, 312: „Le Ciel de Québec, une brique colossale de 400 pages, qui, je pense, marque l’éclatement du roman de Ferron en une espèce d’épopée, la première que nous ayons.“; Martel, Réginald. Un diable au paradis. La Presse, 13. 9. 1969, 30: „Espérons seulement qu’au-delà de la cruauté ferronienne, ses nouveaux lecteurs sauront reconnaître, dans la vaste saga dont ce roman n’est que le premier volet, un amour très vif et très exigeant du pays québécois et de ses citoyens.“; Duhamel, Roger. La saga farfelue d’un Québec mythique. Le Droit, 4. 10. 1969, 7: „Ce n’est pas un roman à proprement parler: il heurte délibérément les règles les plus élémentaires de la vraisemblance, non seulement dans son architecture générale, mais dans le cadre de chaque épisode. Ce n’est pas non plus un livre d’histoire[...]. Serait-ce un pamphlet[...]?[...] Je préfère y voir pour ma part une vaste chronique broussailleuse, rebondissante d’une péripétie à l’autre, d’un comique sain et primitif, d’une invention étonnante par son incongruité.“ [11] Relations des Jésuites. Tome I. 1611-1636. Montréal: Éditions du Jour 1972. Rok 1636 (Jean de Brébeuf). Relation de ce qui s’est passé dans le Pays des Hurons. 2^e partie du chap. II., 104-107 « Quel est le sentiment des Hurons touchant la nature et l’état d’âme, tant en ceste vie qu’après la mort ». [12] Dans le roman, le nom figure sous cette forme, alors qu’il s’agit de Jean Lemoyne, journaliste et politicien proche du premier ministre Pierre Eliott Trudeau. [13] Robin, Régine. La Québécoite. Montréal : Typo, 1983, pp. 197-198. [14] Berrouët-Oriol, Robert. « Effet d’exil ». Vice versa, 17, décembre 1986-janvier 1987, pp. 20-21. Gilles Dupuis rattache l’expression «écritures migrantes» à Émile Ollivier, originaire de Haïti comme Robert Berrouët-Oriol. Voir Dupuis, Gilles. « Redessiner la cartographie des écritures migrantes », Globe, 10, 1, 2007, p. 139.