Emil LLIVIER perages 056775 Ontológie ď li n exil NOMBRABLES SONT CEUX qui avant moi ont parle de t \il et ceux qui, en exil, ont compose la plus grande .11 tie de leur oeuvre. Platon fut l'hote de Denys de \ racuse et Aristote, celui de Philippe de Macedoine ; >( scartes ecrivait en Hollande, Giordano Bruno, ' iiacelse avaient l'Europe entiere pour domicile. Apres n\r Rousseau, Beckett, Apollinaire, Kandinsky, icndrars, Van Gogh, Giacometti, Picasso, Chopin et mt et tant d'hommes de sciences, de litterateurs, d'ar-isles ont considere l'univers comme leur patrie, se iroclamant citoyens du monde a linstar du theologien Ingues de Saint-Victor qui, deja au XIIe siecle, ecrivait: Kaffine est l'homme pour qui la patrie est douce ; ourageux, celui pour qui tout sol est une patrie ; mais :ul est parfait celui pour qui le monde entier est un i,» Dans un premier temps, je voulais temoigner de mon rajet de deracine, tout en etant pleinement conscient Oe l'importance que prennent les exodes de masse au \V siecle et leur impact sur les craintes et tremblements H Irntitaires. Le deracinement serait-il, a priori, contraire REPERAGES a notre nature ? Le moins que Ton puisse dire, c'est que l'etre humain arrache a sa terre finit toujours par s'implanter dans son nouvel habitat. Parce que creature corporelle, il a besoin de s'inscrire physiquement dans l'espace qu'il occupe. C'est la legon que Ton peut tirer des nombreux temoignages de ceux qui, ayant ete de-places, se sont efforces, chacun a leur fagon, de preserver leur patrie comme espace ideal, quel que soit l'endroit ou ils se sont installes. Mais cette patrie est dorenavant un souvenir et les impressions quotidiennes ne viennent pas la revigorer ; elle se fige, se transforme en mots d'autant plus obsedants que palit son contenu tangible car, emigrer, ce n'est pas seulement franchir une fron-tiere vers un ailleurs radicalement different. Ce n'est plus seulement passer d'un territoire a un autre. Au-dela des deplacements que provoquent les migrations, des extractions d'individus de leurs cadres territoriaux, elles ont aussi pour effet de les exposer a de nouveaux modes de socialisation. Les notions d'exil et d'errance comme celles de patrie ou d'Etat n'ont de sens que pour les societes sedentaires. Majoritaires, elles sont parvenues a imposer aux societes nomades des lois et des frontieres visant a les cerner et a les immobiliser ; ce faisant, elles ont fini par doter d'une epaisseur historique des notions qui n'avaient a Forigine rien de naturel. Si on se refere a l'etymologie, le terme nomade vient de nomas, qui signifie pasteur. Autrefois, le nomade etait un berger ou un patre ; ce n'est que plus tard qu'il devint un « berger sans bergerie » et que le mot en arriva a designer toute personne en de-placement continuel. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui preferent encore quitter un lieu securitaire pour affronter l'inconnu alors que d'autres n'y penseront jamais. 3* RE PE RAGES lis sont legion, ceux qui, tout au long de l'histoire, ont barcouru, traverse tant de routes : les Gitans d'Europe, les tramps d'Amerique, les vagabonds de Russie, les Bedouins d'Afrique, les Boat people de toutes les mers, v compris celles infestees de requins. Ces emigrants de tout acabit abandonnent leur pays et s'en vont, par la mute, par la mer ou par les airs, en quete d'or ou de cieux plus elements. Du berger suivant cent betes efflanquees, vaches a onnailles ou moutons poussiereux aux Boat people ill ires par les mirages du Nord, le mouvement est le nii'ine et le combat pour le mieux-etre, identique. Notons en passant que ce berger dont nous parlons n'a inn de commun avec les Daphnes enrubannees ou les I'll res frises de Watteau qui se prelassent sur l'herbe douce et font chanter leur flutiau, cependant que dans l.i clairiere proche se deroule la guirlande dansante des luinphes couronnees de fleurs et poursuivies par des lirvre-pieds. Dans Toptique du sedentaire, le fait de \ic sans domicile fixe represente une decheance, le ode de vie nomade etant contraire a l'interet general des (ommunautes etablies. Le nomade est d ailleurs sou-m nt considere comme dangereux parce que, au mepris usages et des convenances, il change de lieu comme "ii change de chemise. Sedentaires et nomades se dis-Hnguent de differentes fagons, suivant les epoques et In n\ d'appartenance. I >ans un article consacre a l'exil2, Vera Linhartova line be concept dans une perspective historique. D'ori-|jnc latine, exilium, ce mot signihe litteralement: « hors \ era Linhartova, « Pour une ontologie de l'exil », Atelier du roman, n" 2, ..... 33 REPE RAG ES d'ici », « hors de ce lieu ». II implique done Tidée ďun lieu privilégié parmi tous, d'un lieu ideal sans pareil. Dans la Grěce ancienne, ce lieu ideal était représenté par la polis et, chez les Romains, par Yurbs ou la civitas. Aussi la société organisée, davantage que le lieu géo-graphique, représenté la valeur supreme ä laquelle tout individu, dans son propre intérét, devait rester lié toute sa vie. Et e'est encore dans de telles sociétés que 1'exil avait été défini comme un chatiment particuliěrement severe. Etre banni de la communauté, perdre le droit ä la protection qu'elle assurait aux citoyens - ou aux sujets - obéissant ä ses lois, perdre le lieu familier pour étre livré ä l'inconnu : telle devait étre la tragédie des exiles. Mort et resurrection Linhartova croit que si 1'exilé, au sens ou l'entendaient les Grecs et les Romains de TAntiquité, est pergu aujourd'hui comme un criminel, l'ancien chatiment s'etant transformé en accusation de crime, cela est du ä un renversement de situation survenu lorsque l'exil force s'est transformé en exil volontaire. Immanquablement, les individus vivaht sous une dictature ou un regime totalitaire sont considérés comme propriété de l'Etat et, parmi d'autres restrictions, n'ont pas le droit de se déplacer ä leur guise ni d'aller vivre ailleurs. S'ils parviennent ä quitter leur territoire sans l'approbation des autorités, ils sont considérés comme coupables et risquent une condamnation par contumace ä des années de prison ferine, ä la perte de leurs papiers d'identite, done de leurs droits civiques et de leurs biens personnels. A ces mesures s'additionne le fait qu'ils ne peuvent 34 RE PE RAGES generalement plus retourner dans leur pays d'origine, leur condamnation ne comportant pas de prescription. Selon que l'exil est force - l'individu etant banni de sa patrie - ou volontaire - le depart equivalant au libre choix d'une autre vie ou a une fuite provoquee par une menace immediate - l'inscription de l'individu dans l'es-pace et dans le temps se fait de maniere tres differente. Ainsi, la fuite par necessite suspend l'exile de force dans le temps du provisoire et dans Interminable attente du moment du retour hctif, alors que l'exile par choix ef-fectue facilement son deuil, sa vie etant percue comme mi nouveau depart. Comme le nomade des deserts, il sentira chez lui partout ou il s'etablira. Cet« exil transfigure », Vera Linhartova va meme jusqu'a le considerer < oinme une opportunity exceptionnelle qu'il faut saisir ivec diligence et exploiter sans inutiles hesitations, I nnime une experience de legerete, une prise en charge totale de son destin, une mort, certes, mais aussi une ii surrection. Qu'il soit parti par necessite, par volonte ou par gout dc 1'aventure, lorsque l'exile s'eloigne de sa cite, il doit niimanquablement se constituer des reperes lui peril nil ant de se definir par rapport a une alterite, non iculement geographique, mais aussi psychique. Ce n positionnement dans un cadre encore inconnu 1'oblige i dvaluer correctement l'ampleur de ce territoire qu'il l en demeure d'apprivoiser. Tour prendre sa place dans cet univers etranger, Tar-i nit va souvent chercher a exposer ses particularites, en crainte de voir son identite se dissoudre, par crainte I dcvenir un Autre qu'il ne reconnait plus et de se re-111 'iiver nulle part et hors du temps, comme dans la folie >i clans la mort, lorsque Ton atteint l'impasse ultime 35 RE PE RACES ou le desarroi s'allie a la peur. Pour se situer, il a besoin de designer et de nommer les objets et les etres qui Fen-tourent; il a besoin de reperes: ici ou la, lui ou un autre, avant ou apres. Dans ce jeu d'oppositions qui renvoient constamment de Soi a l'Autre, puis de l'Autre a Soi, l'esprit humain ne fonctionne qu a travers Identification de l'alterite, comme si, a l'image de la vie qui a emerge un jour du neant originel, la conscience humaine prend forme, elle aussi, a partir du vertige de son propre chaos. Maitriser la frequentation Lorsque je suis arrive au Quebec, ma situation etait differente de celle d'aujourd'hui: le fait que j'avais ete extirpe de mon pays, une ile en proie a Tune des dicta-tures les plus feroces de la planete, mon accent Creole ainsi que mes reflexes de citoyen peu habitue a la vie en democratie, tout cela faisait de moi un etranger. On dit que le deracinement est contraire a la nature humaine. Pour ma part, je dois avouer que je n'ai pas vecu cet ar-rachement dans la douleur. Du moins ai-je fait Teffort de ne pas ceder trop facilement a la souffrance, sachant que ce sentiment peut devenir envahissant. Etant arrive a Montreal a une epoque de croissance et d'expansion, j'ai beneficie des retombees de la Revolution tranquille, laquelle avait fait affluer les migrants. Tres tot, j'ai co-toye des etres qui arrivaient au pays ou qui etaient prets a en accueillir d'autres. J'ai pu exprimer librement des idees et des opinions qui, la-bas en Haiti, auraient pu m'exclure de la vie de la cite. A Montreal, elles contri-buaient a ma normalite et, pour la premiere fois de ma vie, rien ne m'obligeait a renoncer a quoi que ce soit. 36 RE PE RAGES En outre, comme le Quebec des annees 1960 achevait son urbanisation, un grand nombre de Montrealais que jc frequentais faisaient partie d'une vague de migration 111rale et etaient, eux aussi, de nouveaux arrivants. En trente ans de vie au Quebec, je suis passe succes-sivement de la situation d'exile a la condition de migrant, puis, plus recemment, a I'impression d'etre une personne dcplacee qui a longtemps reve de retour au pays natal, pour enfin s'apercevoir que sa vie etait faite de plusieurs morts et (re)naissances successives. Maintenant, je peux .Hfy*1""1 ' ■ ■■ ■.....in—www^— ■■■' *"*- w 1 le dire : je suis loin de m'identifier completement au - nous » que constituent les Quebecois d'ancienne ascendance. On ne pourra jamais, meme en depouillant les archives, trouver trace de mes ancetres au Quebec ; aucune genealogie n'exhumera d'obscures et laborieuses gens dont la lignee remonterait a plusieurs siecles d'im-plantation ; aucun paysan, fermier, artisan de village, clerc ou notable de campagne qui attesterait de ma « pu-rete ethnique » canadienne-francaise. Je ne suis pas pour .mtant cet Autre, l'Etranger, un homme du non-lieu. Je vis depuis assez longtemps au Quebec ; il serait malhon-ncte de ma part de nier Tinfluence que ce lieu a exercee sur le tissu de ma personnalite. Son histoire recente, ses p.iysages, ses tourments et ses usages, regis par mille codes invisibles, m'ont peut-etre autant fagonne, certes .i mon insu, que mes annees de socialisation sauvage en Haiti. f'ctt^J^^ aa*~4-u v Le depaysement et Texil m'ont dote d'une identite niouvante qui me porte a effectuer quotidiennement des compromis, a proceder a des negociations incessantes. (comment peut-on vivre en n'etant pas tout a fait d'ici, in plus tout a fait de la-bas ? Rien d'etonnant a cela, ,ii-je envie d'avancer, car quelque chose a veritablement 37 REPÉ RAG ES change dans les mouvements migratoires. Jusqu'au debut du vingtiěme siěcle, du moins dans la representation qu'on en avait, les migrations avaient un caractěre définitif; elles s'accompagnaient d'une coupure radicale entre les expatriés et ceux qui restaient au pays. Le migrant aujourd'hui conserve, au contraire, un lien souple avec son pays d'origine, grace notamment aux moyens de communication. Je suis beaucoup plus proche d'un compatriote qui vit á Port-au-Prince, grace á la navigation électronique, que lui d'un ami ou d'un parent qui résiderait au Cap-Hai'tien, au nord de Tile, par exemple. D'un autre cóté, nous assistons á une formidable explosion du temps et de la distance, une mutation tous azimuts qui met en connexion des mondes differents, des visions du monde différentes. Les déplacements de populations que nous connaissons actuellement exhument des traditions jusqu'ici délégitimées, mettent en circulation des mémoires que Ton aurait crues totale-ment oubliées. Nous sommes done en face d'une nou-velle sensibilitě, d'un nouveau mode d'etre traduisant une experience inédite, particuliěrement originále, de 1'étre humain. Sommes-nous des mutants ? Je le crois fermement. Ce qui nous manque, e'est la lucidité, « lu-miěre la plus parente du soleil », pour reprendre l'expres-sion de René Char. Ce qui nous fait défaut, e'est la maítrise de la fréquentation, car nous vivons dans une societě fragmentée ; il nous faut dans la plus grande ur-gence arriver á gérer les multiples articulations de ces fragments. Sois maitre dans Tart d'etre toi-méme. Aie des competences de bricoleur. Cette attitude, aie-la par-tout, car elle est liée á toute l'histoire transnationale des migrants. Apprends á vivre dans les zones franches des marges, des bordures, car cette figure est en passe de 38 RE PE RAGES devenir emblematique de la condition humaine et de la modernite. l^rontieres et fragments De nos jours, la question de l'identite ne se pose plus uniquement en termes de rapport au lieu d'origine, ni en termes de correlation entre une matrie (la langue) et une fratrie (le consensus social). Ces deux phenomenes se trouvent lies a un bouleversement de Tidentite, la-quelle, etant devenue passablement floue, ne cadre plus ;ivec l'idee d'un destin stable et previsible dont les ci-toyens seraient les legataires. Parce que l'economie et la culture connaissent une phase de transnationalisation, que les communications et les deplacements s'acce-lerent, l'identite s'inscrit a present dans une structure ouverte dont certaines composantes locales sont a tout moment sollicitees, agressees et penetrees par diverses formes d'alterite culturelle. Cette situation nous force a nous referer, non pas a des identites stables, mais a ce que Ton pourrait designer comme des identites mouvantes ou en evolution. Pour s'en convaincre, il suffit d'une simple observation de ce lieu de cristallisation de l'etranger que sont les villes modernes, Montreal, par exemple, ou n'importe quelle ;iutre ville a forte implantation de migrants. L'observa-teur avise est frappe par la presence d'une tension entre identite nationale et cosmopolitisme qui se manifeste constamment par une mise en confrontation entre l'identite des natifs et celle de l'Autre : les mceurs, les manieres de table, les manieres d'habiter, entre autres, ne sont pas les memes. 39 REPÉRAGES Cette mise a l'epreuve se fait notamment par une projection dans les espaces publics. II y a une facon de se comporter, de circuler, de s'exprimer. A ce sujet, Simon Harel3 a montre comment, dans l'imaginaire montrealais, le boulevard Saint-Laurent represente le lieu ou la difference et l'heterogeneite sont mises en scene. Le boulevard Saint-Laurent, qui traverse Montreal du Nord au Sud, constitue non seulement le lieu de demarcation entre l'Est et l'Ouest, mais il est aussi un point de repere, en meme temps qu'un lieu de deam-bulation et d'expression privilegiee de l'urbanite. Dans ce lieu, on peut voir la genealogie de l'immigration ainsi que sa multiplicity. Lieu de passage de 1 etranger a l'etrangete, la ville de Montreal rend paradoxalement compte de cette situation de mise a l'epreuve et de reciprocity, celle d'une rencontre entre deux etrangers. Ce sont, d'une part, le Quebecois, recemment arrive d'un espace rural ^'urbanisation complete du Quebec ne datant que du debut des annees 1960) et, d'autre part, l'immigrant en provenance de plusieurs arriere-mondes. Au fil des decennies, le flux migratoire a connu une importante metamorphose dont temoigne, entre autres, une distance cultu-relle de plus en plus grande entre ceux que Ton appelle les « Quebecois de souche » et les nouveaux arrivants, Asiatiques, Latino-Americains, Africains, Caraibeens et autres. Malgre cette distance, ne pourrait-on pas juste-ment se demander si l'identite collective quebecoise n'est pas constitute d'une mosa'i'que d'ethnicites qui a fini par provoquer un eclatement de l'identite nationale ? 3. Simon Hard, Le Voleur de parcours. Identite et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine, Montreal, Le Preambule, 1989. 40 REPE RAG ES Le recours ä P« origine nationale » n'est-il pas une ma-niere de chercher ä fusionner des identités plurielles ? En ce sens, le pluralisme culturel qui vient hanter périodiquement la scene politique ou 1 echéancier public est une question absolument modeme, quoi qu'on pense, et dont on ne saurait faire 1'économie. L'une des caractéristiques les plus evidentes de la modernitě tient ä l'importance que Ton accorde aujourd'hui aux diffe-rentes politiques identitaires consacrées ä la defense des minorités, cette defense étant généralement axée sur l'origine, le genre ou l'orientation sexuelle des individus. Question done importante que celle des identités modernes. Elle porte en creux une critique fruetueuse des theses dominantes relatives au « vivre-ensemble ». A une époque dite postmoderne oü de nouveaux mouvements sociaux visent d'autres formes ďidentité commu-nautaire, que deviennent les identités nationales ? Peuvent-elles étre aussi plurielles ? Comment penser une articulation entre nationalité, citoyenneté et civilité ? Comment peut-on étre patriote aujourd'hui et vivre dans le cadre des determinations modernes de l'identite ? Ces interrogations donnent une idée de la complexité de la question identitaire. II n'est pas étonnant d'enre-ju'strer chez le simple citoyen l'effet d'incertitude et ďambiguité qu'elle provoque. J'en veux pour preuve, ďune part, sa mutabilité en fonetion de divers types d'appartenance (ä un lieu, qui peut étre le Quebec avec ou sans le Canada, ä un genre, masculin ou feminin, ä une religion ou ä une culture) et, d'autre part, son inscription eventuelle dans des réseaux supranationaux (ironomiques, informatiques, intellectuels), caractéris-liques - parce qu'ils en sont Penjeu - du siěcle qui l'ouvre. 41 REPÉRAGES Vne nation en souffrance Lächer prise. Témoigner de mon experience de migrant. Construire mon identite. Revisiter celie qui m'a été prescrite ; assumer celie que j'ai acquise. Vivre en pleine authenticité mon ancrage (ou mon manque ďan-crage) territorial, mémoriel, imaginaire. Pendant longtemps, je me suis demandé si ľexpérience de dé-centrement que je fais au Québec n'était qu'un efŕet de discours. Voilä une terre qui a tous les attributs ďun pays (gouvernement, Assemblée nationale, langue, drapeau, richesse, inventivité, rapport singulier avec un paysage), et pourtant le Québec n'est pas un pays. II a nombre ďatouts de souveraineté, des clés pour prendre en main son destin - ma parole, je parle comme un politicien -, et pourtant on ne cesse de se lamenter sur la quéte ďune difficile accession ä la souveraineté. A croire qu'il y aurait lá une sorte de « masochisme collectif ». Puis ä y regarder de plus prés, je m'apergois que dans cet espace social, il y a plusieurs logiques qui s'entre-croisent, se juxtaposent, s'entremélent. On peut en dresser ľinventaire : ďabord, celie de ľaffirmation qui se combine avec un vif sentiment ďantériorité (Autochtones/ Québécois ďancienne ascendance/nouveaux arrivants) ; ensuite celie de ľaccueil, c'est-ä-dire la logique des populations immigrées qui apportent avec elles leurs traditions, leurs us et coutumes et qui ne tiennent pas ä les abandonner; puis celie de la reproduction, le renvoi ä une culture plus ou moins ancienne que la société s'ef-force de maintenir vivante, en lui assurant vitalite, dyna-misme et pérennité ; enfin celie de la production ou, plus justement dit, celie de la transformation, puisqu'il faut chanter les funérailles de ľhomogénéité et cela d autant 4* REPE RAG ES plus que cette societe subit les coups de boutoir de la mondialisation. Cela me fait dire, au passage, que le Quebec reunit toutes les conditions pour une mise en scene de la difference. Quand on saisit l'ampleur du travail qu'effectuent ces logiques intimement imbriquees, on comprend qu'il y a quelque chose de pathetique dans le fait d'etre Quebecois. Cependant, rien n'est simple. S'il y a, ä mes yeux, une dimension essentielle de l'etre quebecois, c'est cette capacity de vivre dans une sorte de tension permanente, dans un monde de l'incertitude, de l'aleatoire ; et malgre lout, les citoyens trouvent le moyen d'assumer collective-ment leur liberte. Cette possibility, au Quebec, de vivre dans un espace de deliberation publique - alors qu'ailleurs les problemes sc reglent ä coups de mitraillette - est fascinante. L'exer-(ice du droit de vote en est un exemple frappant : selon un mouvement de balancier, on vote liberal ä Ottawa el nationaliste au Quebec ou, ä l'inverse, on peut etre liberal au Quebec et conservateur ä Ottawa. II y a quand meme quelque chose de veritablement emouvant au (uebec, car le Quebecois apparait aux yeux du visiteur jomme un reveur, un poete, mais dans le meme temps, il est un homme de chiffres et de realites concretes, qui ^;iit preserver son trecarre de la ferocite des predateurs... I'aime cette terre meme si, parfois, eile ressemble ä un non-lieu, un hors-lieu, un grand dehors sans limite. ) ;iime cette liberte totale dont on peut jouir sur cette terre jusqu'ä l'ivresse. Temoin, au double sens de ce terme, c'est-a-dire aussi bien celui qui assiste ä un processus que celui qui en il teste, je nourris, en ecrivant en frangais au Quebec, imc ambition : celle d'ecrire au plus pres de mon 43 RE PE RAGES experience existentielle. II y a sans doute a chaque instant de la vie quotidienne un assaut de nos pulsions les plus debridees, assaut terrible que les differents modes de socialisation sauvages ou subis ont reussi a juguler. II s'agit la d'une violence, lors meme qu'elle est symbo-lique, qui s'accompagne de souffrance. De la, cette plainte qui ressurgit, par a-coups, des trefonds de mon etre et qui prend souvent la forme d'un cri perceptible pour peu qu'on y prete l'oreille. Le moment est peut-etre venu de trouver a nouveau une utopie directrice et non mortifere, une maniere d'horizon qui baliserait mes relations avec les etres qui m'entourent, avec les choses et avec moi-meme de fagon a donner un sens a ma vie. Une faqon d'etre ecrivain Vais-je un peu trop vite ? Peut-etre, en m'exprimant de la sorte, me suis-je mis dans une situation embarras-sante ? L'exil est sans doute l'arme « majeure » de l'ecri-vain qui entend preserver sa totale autonomic L'ecriture n'est pas seulement une mise au monde de soi-meme. Lieu de deploiement de la lucidite et de l'independance d'esprit, elle peut permettre a l'ecrivain d'eviter des pieges, entre autres, celui de la culpabilite a la mode ces jours-ci dans les places fortes de TOccident, ou encore celui de la posture de repli « nationaliste » ou « iden-titaire », puissante dans les pays a culture de resistance. De ce point de vue, celui d'un homme du grand dehors, en « migration infinie », ma condition de migrant m'est une force. Elle fait partie de mon « espace des possibles ». J'emprunte cette expression a Pierre Bourdieu4, pour qui la structure du champ litteraire, champ de forces a 4. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994. 44 REPÉRAG ES Pinstar des autres champs (qu'il soit artistique, scientifique ou juridique), est inseparable d'un champ de luttes ; elle est un lieu de revolution permanente des formes, une matrice originelle de signes á mettre perpé-tuellement en question. De méme qu'il n'y a plus de place pour une reception naive des ceuvres, une reception au premier degré, de méme il n'y a plus de place, du cóté de la production, pour les naifs, sinon comme artistes-objets. L'ecrivain est tributaire d'un « espace des possibles » qui oriente sa recherche : definition de l'uni-vers des problemes, interpretation du monde, references, repěres intellectuels, bref, dit Bourdieu, de « tout un systéme de coordonnées qu'il faut avoir en téte - ce qui ne veut pas dire á la conscience - pour étre dans le jeu ». Une precaution s'impose ici: on ne croit pas pour autant que les écrivains doivent étre determines par l'ideologie, l'appartenance de classe ou revolution économique, mais plutót qu'ils ne peuvent évoluer en dehors de la réalité historique de leur temps. On pourrait le dire autrement: les pulsions esthé-tiques ou scientifiques les plus pures se définissent sous la contrainte et dans les limites de la position qu'un écri-vain occupe dans la structure d'un état trěs particulier d'un microcosme littéraire ou artistique historiquement situé et date. Cette vision realisté, qui fait de la production ďune oeuvre singuliěre une entreprise collective, soumise á certaines regies, me parait plus rassurante, aprěs tout, et, si je puis dire, plus humaine que la croyance dans les vertus miraculeuses du génie créateur et de la passion pure pour la forme pure. L'identification des aspects qui structurent l'espace des possibles peut aisément se verifier en observant l'ar-ticulation d'une oeuvre en fonction d'un travail de 45 RE PE RAGES deficit culturel s'accompagne d'un deficit d'integralm puisque les structures de socialisation et d'education s< ml inexistantes, ce qui entraine inevitablement, la cult in c etant le socle sur lequel repose repose toute societc, mi deficit de cohesion interne. Rien d'etonnant que la s< i ciete hai'tienne soit en butte a des difficultes civiles et civiques inextricables. Et enfin, un deficit politique marque par une absence d'Etat, un vide politique qui se traduit par une absence d'espace d'expression. On peut soutenir sur la base de ce triple deficit que le moment est peut-etre venu de remettre en discussion un certain nombre d'evidences : l'identite hai'tienne, l'idee de nation, la specificite culturelle nationale, le nationalisme... Cette remise en question est d'autant plus urgente que dans le cadre de la mondialisation, nous assistons a l'epuisement des combats d'hier, des ideologies de rupture et des projets revolutionnaires (naufrage du communisme, declin historique des mouvements ouvriers et paysans, crepuscule de la figure historique de Tintellectuel engage, fin des luttes de liberation nationale et, plus profondement, rejet dont rien ne dit qu'il soit dehnitif). Ecrire en peripheric En centrant mon propos sur Haiti, j'ai un souci, celui de deborder sur l'espace carai'been francophone. Car je suis convaincu que les questions qui me preoccupent rapprochent des ecrivains qui appartiennent a des espaces nationaux differents et meme a des histoires litteraires sensiblement differentes. Mais tous occupent des positions tres proches dans Thistoire litteraire mondiale, en ce sens que, tous, ils sont pris dans une contradiction 96 REPE RAG ES || i naturale qui les oblige ä choisir entre une langue domi-ii.inte, la langue francaise qui les coupe de leur public mais leur donne une existence litteraire, et le retrait dans nne langue nationale qui les condamne ä linvisibilite on ä une existence litteraire qui franchit rarement les Imntieres de leur societe. Si la creation litteraire concerne les profondeurs abys-sales d'une conscience singuliere d'ecrivain, cette conscience, qu'on le veuille ou non, est travaillee par la realite sociale dans laquelle eile est ancree, immergee, situee et datee, par son champ des possibles. CEuvrant dans ce champ, chaque ecrivain fait face ä une exigence de taille, celle de creer, d'inventer, de reinventer ou de se reap-proprier l'ensemble des solutions eventuelles pour changer Tordre litteraire et l'univocite des rapports de forces qui le gouvernent. La langue, tout comme les genres, les formes, les institutions, les structures de reconnaissance et de legitimation, fait partie de ces rapports de force. Les ecrivains hai'tiens, comme tous ceux de la Carai'be, ecrivent dans une position dominee, excentrique, peri-pherique. lis ecrivent dans des espaces litteraires de modeste dimension. Iis appartiennent ä une litterature de 1'« exiguite » pour reprendre l'expression de Frangois Pare parlant de la litterature quebecoise. Ce concept ici n'est ni quantitatif ni geographique. II designe une situation de fait, un fatum. Ecrire dans la marginahte de ces univers litteraires a des effets puissants car on s'ex-pose d'emblee ä une menace d'invisibilite. Ecrire en francais dans le cas qui nous preoccupe, n'est-ce pas se placer sous l'hegemonie de la litterature frangaise, avec le danger de voir un soi-disant universalisme imposer sa loi ethnocentrique, appauvrissant la revendication de 97 REPE RAG ES spécificité nationale et, du coup, la production de connaissance dans le monde ? Ces écrivains doivent créer les conditions de leur apparition, c'est-ä-dire de leur visibility littéraire, recourir ä des strategies complexes qui bouleversent totalement l'univers des possibles littéraires. Coincé entre deux orientations, 1'écrivain est menace de toutes parts ; soit par l'assimilation, c'est-ä-dire l'in-tégration par dilution, effacement de toute difference originelle dans un espace littéraire dominant ; soit par la dissimilation ou la différenciation, c'est-ä-dire l'affir-mation d'une difference ä partir notamment d'une re-vendication nationale. Une situation intenable et tragique. Glissant parle d'une « souffrance d'expression ». L'ecrivain carai'been francophone, done, affronte inévita-blement un dilemme : vivre un enfermement, un isole-ment dans une Süffisance mesquine et stérilisante, dans un particulier limitatif, ou, ä 1'opposé, se diluer dans un universel généralisant. En d'autres termes, s'il affirme sa difference, il se condamne ä la voie difficile et incertaine des écrivains nationaux, régionaux, populaires, éerivant dans de petites langues littéraires et pas ou peu recon-nues dans l'univers littéraire international. S'il « trahit » son appartenance, il s'assimile á l'un des grands centres littéraires en reniant sa difference. Comment échapper ä l'une ou l'autre position ? La situation des écrivains francophones est paradoxal, sinon tragique. Paris est dans l'ordre littéraire 1'équivalent, comme disait Walter Benjamin, de cc qu'est le Vesuve dans l'ordre géographique. Comment habiter ä l'ombre de ce « massif grondant et dan-gereux » ? Pascale Casanova pose le probléme en d'autres termes : « Comment inventer une littérature libérée des 98 RE PE RAGES impositions, des traditions, des obligations de l'une des litteratures les plus incontestees du monde18 ? » Quelques solutions ont ete esquissees par les ecrivains confronted a ce dilemme, parmi lesquelles l'acrobatie theorique dite des « deux France ». La croyance dans une pretendue dualite de la France - la France colonisatrice, reactionnaire, raciste et la France noble, genereuse, mere des arts et des lettres, emancipatrice, creatrice des droits de rhomme et du citoyen ! - a permis depuis longtemps aux intellectuels de preserver l'idee de liberte et de spe-cificite litteraire necessaire a leur existence litteraire tout en les autorisant a lutter contre l'assujettissement politique. Aujourd'hui, les issues et les strategies se sont un peu diversifies et raffinees. Certains, comme les ecrivains antillais (Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau ou Raphael Conhant) ou algeriens (Rachid Boudjedra), pour echapper a l'omnipotence frangaise, revendiquent le modele faulknerien ; d'autres, comme le Guineen Tierno Monenembo, declarent explicitement leur dette envers les Latino-Americains - et notamment Octavio Paz - et proclament leur liberte creatrice. Mais ils font seulement un detour. Faulkner ainsi que Tensemble des ecrivains d'Amerique latine ont ete consacres a Paris, et les revendiquer, c'est encore reconnaitre la puissance specifique de Paris et de ses verdicts litteraires. La reponse a la diglossie creole/francais etant en soi une inevitable contradiction, la tache fondamentale a laquelle les ecrivains appartenant a cet espace doivent s'atteler, c'est de fabriquer de la difference. II faut sortir de Talternative linguistique trop simple (ecrire en fran-gais ou en Creole) pour acceder a la modernite litteraire. 18. Ibid., p. 170. 99 REPE RAG ES Samuel Beckett n'ecrit ni en anglais ni en frangais ; il élabore son propre materiel esthétique ä partir de ses seules problématiques esthétiques, accédant ainsi ä la pleine autonomie littéraire. Les écrivains haítiens contemporains font face ä un probléme supplémentaire. Non seulement ils écrivent dans un espace littéraire exigu, mais ils sont traverses par des fractures cardinales, dont la coupure diaspora/ intérieur. II y a un malaise ä inclure dans le panorama de la littérature nationale ceux qui ont disparu comme nationaux, comme si l'appartenance ä un espace littéraire devait se faire nécessairement sur le mode de 1'ad-hésion totale, chair et esprit. Cette relation antagonique entre les deux poles de la littérature haitienne, leur rejet mutuel suscité par la hargne contre le pays d'origine ou, ä l'inverse, contre ceux qui l'ont quitté expliquent la difficulté de définir aujourďhui un espace littéraire haitien. II ne faut pas confondre 1'espace littéraire national avec le territoire national. II faut rappeler ici que, ä Tére de la globalisation, le triangle nation/Etat/ territoire est éclaté et qu'il y a une non-coincidence entre Fespace littéraire et la nation politique. II est ä souhaiter que les écrivains continuent ä dialoguer et á débattre par-delä les frontiěres. « Je m'en fous, ce n'est pas ma langue », me disait un jour un jeune écrivain haitien ä qui je faisais remarquer une incorrection grammaticale, un certain manque de rectitude stylistique. Je voudrais ici mettre en evidence une question qui me semble importante, celle de la francophonie. Voilä une proposition qui est traversée par une triple histoire faite de bruits et de fureur, celle du colonialisme francais, celle de la colonisation francaise, celle de limpérialisme frangais. Je ne m'etendrai pas ioo REPE RAG ES outre mesure sur cet aspect, me bornant ä souligner que beaucoup d'ecrivains d'expression franchise dans la Carai'be ont entretenu et entretiennent encore un rapport blesse, charge de douleurs memorielles avec la langue frangaise. C'est lä une lecture seconde, « symptomale », comme on disait dans le temps - qu'on peut emprunter au manifeste Eloge de la creolite elabore par Barnabe, Chamoiseau et Confiant -, de la posture que les ecrivains tenants de la creolite ont deployee dans leurs ceuvres. La question de la francophonie, par contre, merite qu'on s'y attarde un peu. La francophonie, nee au lendemain de la decolonisation, est un espace geographique mondial constitue par l'ensemble des peuples et des Etats s'exprimant en fran-gais. Elle est egalement un espace politique, culturel et economique fonde sur la communication interculturelle. De lä, ä mes yeux, l'existence de deux francophonies : d'abord celle des parlants frangais qui menent un combat pour la conservation et la transmission d'un heritage culturel et linguistique ; et celle d'un reseau d'alliances economiques et politiques au sein duquel un ensemble de valeurs sont avancees et debattues. Le premier outil dont s'est dote le monde francophone a ete l'Agence de Cooperation culturelle et technique. A la suite des divers sommets tenus depuis 1985 (huit en tout), le Secretariat general de la francophonie fut cree ä Hanoi en 1997. Dans un premier temps, done, un organisme de soutien, et dans un deuxieme, une organisation politique forte qui, pour Boutros Ghali, l'actuel secretaire general de l'Organisation internationale de la francophonie, ne cede en poids politique que devant les seules Nations unies. Deux outils, deux discours. IOI RE PE RAGES A cote de cette francophonie triomphante regroupanl un grand nombre de pays, liste qui s'allonge au risque d'une mise en cause de la caracteristique initiale de la francophonie qui est la langue franchise, il y a aussi une francophonie du quotidien qui, elle, doit mener sans cesse une lutte pour sauvegarder la langue. Elle constate les reculs et reconnait la necessite d'une vigilance, d'une surveillance de tous les instants pour preserver hi qualite de la langue. Car les langues sont mortelles, surtout quand elles sont fermees sur elles-memes, contraintes a d'etranges contorsions pour dire leur temps. Serait-ce le cas de la langue frangaise aujourd'hui ? Franchement, je ne le crois pas. Mais on oublie trop sou-vent la curieuse et cruciale situation ou se trouve cette langue a present. Les Frangais, dans leur ensemble, ne paraissent ni conscients ni soucieux d'un enjeu capital : Comment habite-t-on dans le monde aujourd'hui quand on parle frangais ? Un dernier point me semble lie au travail de l'ecri-vain d'expression franchise, oeuvrant dans de « petitcs nations » au sein d'une litterature exigue : e'est celui dc la connexion politique, celui de l'engagement dont nous avons deja parle d'une facon generale, celui de l'examen critique et politique de leur societe. L'engagement de-meure pour beaucoup de ces ecrivains une exigence ethique mais qui cherche de plus en plus son chemin entre deux extremes. On trouve d'un cote la pure pensee du refus, la protestation et la denonciation erigee en mode esthetique (e'est ce qu'on pourrait appeler l'engagement hypercentrique). De l'autre, la centration hyperesthetique, une version moderne de l'art pour l'art, coupee des attentes « populaires » ; ces ecrivains pro-duisent des oeuvres qui sont des outils de legitimation 102 REPE RAGES au service des acteurs dominants ou des forces sociales et politiques institutes. Ces deux tentations traversent l'ensemble des literatures des « petites nations ». Je dirais meme qu'elles sont planetaires et operent de facon specifique dans chaque sphere nationale. La litterature est embrassee ici dans la mesure oü eile hesite ä trancher entre une conception engagee et une autre quelque peu frivole. Le pro-bleme est de taille : si eile s'engage, eile risque d'etre appee dans des debats oü sa specificite se dissout, se dilue au profit de preoccupations exclusivement politiques. Si eile se limite ä une « phenomenologie de l'exis-ant », eile risque de ne pas trouver sa place dans le debat ublic, sa pertinence dans le moment historique oü les ecteurs qui sont potentiellement des acteurs sociaux eulent qu'on fasse la lumiere sur le bien et le mal, le uste et l'injuste, le vrai et le faux, le beau et le grotesque. es lors, on comprend qu'il y a necessite pour ces ecri-vains d'adopter un autre point de vue qui se refuse aussi bien ä promouvoir des « ideologies du salut » qu'ä etre u service des princes ou meme simplement ä se plier ux injunctions de l'argent et ä la loi du marche. Cette osition, on en conviendra, est nouvelle, eile appelle une lutation par rapport aux modalites classiques de l'enga-ement et entre en tension avec les figures heroiques du asse, l'esthetique realiste-socialiste ou meme Celles qui onctionnent sur le modele de l'avant-garde. L'enjeu auquel ces ecrivains ont ä faire face est de "eux ordres: une mise en question de l'ordre social et olitique, d'une part, et une rupture esthetique, une ise en cause de l'ordre grammatical, stylistique, dans eurs strategies de placement ou de revolte, d'autre part. On commence ä connattre ces figures d'ecrivains, 103 REPE RAG ES d'excentriques qui se situent hors du Centre de la Répu-blique mondiale des lettres, qui sont périphériques. Elles ont un air de famille. Dans Vespace littéraire median : des voies de sortie Les appellations « petites littératures », « petites langues »,« littératures mineures », « littératures de l'exi-guíté », de l'avis de plus d'un, posent probléme puisque ces adjectifs dans le langage courant, méme repris dans le champ scientifique, charrient des connotations pejoratives, lors méme que ces expressions dénotent des réa-lités. II est preferable, ä la reflexion, de parier d'espaces littéraires medians (ou moyens) parce que ces écrivains et leurs ceuvres ne sont ni centraux ni complétement excentriques. D'ailleurs, le monde change. La mondialisation constitue aujourďhui la nouvellc grille de lecture du monde. Ce terme, inconnu il y a dix ans, fait fortune ä present en ce qu'il permet ä tout un chacun de designer des phénoměnes complexes et multiples. L'importance qu'il a prise a d'ailleurs de quoi nous inquiéter car, étant lie ä des politiques, ä des sociétés el ä des acteurs, le phénoměne de mondialisation semblc plus durable que les modes passagéres qui nous son! devenues familiěres. De maniére generale, il comport < trois caractéristiques : il correspond ä un processm économique qui comporte une phase ďaccélération des échanges et de creation d'une sphere financiere globaK ce processus s'accompagne d'un formidable developp« ment des réseaux de communication et d'informatis;i tion et, enfin, il suscite l'emergence de phénoměii< planétaires transnationaux qui rognent la souveraineť 104 RE PÉ RAG ES des Etats et annoncent ce que Bertrand Badié appelle la fin des territoires. II s'effectue en méme temps une mutation essentielle qui se retrouve dans tous les registres des changements: le remplacement des structures centralisées par des ré-seaux. Longtemps régněrent les centres : pas d'Etat sans capitale, pas d'entreprise sans direction centrále. Informations, marchandises, decisions devaient provenir d'un point nodal ou y passer ou y faire retour. L'antique repartition autour d'un foyer, le cercle formé autour des jeux anciens par les guerriers comme par les bergers avait sur-vécu jusque dans 1'organisation des sociétés modernes. Ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, des réseaux, c'est-a-dire des ensembles de nceuds interconnectés, constituent la forme principále dans la sphere politique (recomposition des espaces géopolitiques), dans la sphere financiere (ouvertuře des grandes places bour-siěres), dans les médias (développement de la communication par cables, par satellite), dans la sphere culturelle (marginalisation des anciennes métropoles). L/espace s'est rétréci. L'acces permanent á toutes les informations, toutes les cultures, toutes les ceuvres pro-duit également un effet d'arret du temps. Cette mise en réseaux permet de nouvelles possibilités de circuler, de construire de nouvelles identités, de voir naitre des individus hybrides et libres. Rien ďétonnant que, dans un tel contexte, on ait l'impression accrue que les creations artistiques les plus valables, aux contenus existen-tiels les plus percutants, viennent de ce qu'on appelait naguěre la peripheric et investissent, avec la mondia-lisation, les places fortes des grandes métropoles. Sur le plan littéraire, on commence á connaitre cette littérature et á voir ses illustrations: littérature 105 RE PE RAGES anglo-indienne, afro-americaine, coreenne, carai'beenne et sud-americaine. Les ecrivains en provenance de ces espaces s'inscrivent dans une radicale nouveaute, une sorte d'espace interstitiel. lis ne reproduisent plus les formes de l'Occident, ne sont plus sensibles a ses moindres soubresauts; leurs ceuvres ne sont plus de simples deplacements, des pas de cote. Elles rendent compte d'un monde chaotique, fragmente, eclate ou plus rien n'est a sa place. En rupture avec le localisme, petries de references fournies par les sciences et la philosophic, c'est sur le plan de l'imaginaire qu'elles prennent leur envoi. En dega ou au-dela des imprecations venge-resses ou desesperees, la mondialisation, quelle soit heu-reuse ou nefaste, oblige a repenser les cadres anciens du politique et du litteraire. Les ceuvres des ecrivains de l'es-pace median de la Caraibe, de l'Afrique, de l'Amerique latine... indiquent des voies. II faudrait prendre acte que ces ecrivains refusent renfermement dans des problema-tiques nationales ou nationalistes. C'est l'une des lectures que Ton peut prendre de ces assertions devenues aujourd'hui des cliches : « Ma patrie et ma seule, la langue », ou encore « Je n'habite pas un pays, j'habite une langue ». De plus, ces ecrivains portent le flambeau de la revendication d'une autonomic litteraire quasi ab-solue, autonomie qui se joue sur le socle d'un usage sub-versif de la langue, des formes et des codes sociaux qui y sont lies. Dans ce jeu, la condition de reussite peut-etre archi-douloureuse. Elle peut conduire a une sorte de traversee du desert, a l'exil interieur, au deracinement et a l'expatriation. II faudrait ajouter a cela le boulever-sement de toutes les pratiques litteraires locales et mon-diales. Voleurs de feu, ces ecrivains brisent les barrieres spatiotemporelles puisque, se donnant des moyens 106 REPE RAG ES spécifiques pour réduire la distance qui les séparait des centres, leurs innovations formelles et stylistiques leur permettent de transformer les signes de dénuement culturel, économique en ressources littéraires et ďaccé-der ainsi ä la plus grande modernitě littéraire. Enfin, et c'est surtout par la qu'ils sont les plus novateurs, tous prönent la creation d'une langue dans la langue, une langue libře, neuve, moderně par opposition ä une langue écrite, figée, mořte. Et me voilá otage et protagonisté Lorsque j'ai commence ce travail de repérage, je me suis demandé dans quelle mesure les questions de migration, ďidentité, de territoire, de langue que j'allais aborder étaient du ressort de Tecrivain. Ma premiere tentation était de me tenir en retrait, me disant que d'autres sont mieux outillés pour faire ce travail, que les praticiens des disciplines savantes telles que l'histoire, la sociologie, la linguistique sont bien équipés pour affronter de telles difficultés. A la vérité, me disais-je, ce n'est pas que 1'écrivain doive se desinteresser de ces questions. C'est qu'en s'y interessant, il ne fait pas spéci-fiquement ceuvre ďécrivain puisqu'il se penche sur des questions que d'autres categories d'acteurs sont mieux aptes ä résoudre alors qu'il ne fait pas ce que lui seul peut faire : produire une ceuvre littéraire. S'y intéresser n'est ni interdit ni inutile : c'est seulement contre-productif, parce que ce n'est pas la qu'il s'illustre. En fait, il faut une bonne dose d'audace sinon de megalomanie pour croire qu'en tant qu'ecrivain je peux ré-pondre, les yeux sees, ä une question sur le röle et la place de 1'écrivain dans un monde oil s'implante un « nouvel humanisme ». 107