Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universite Masaryk de Brno 1 1 2 Honore d'Urfe. L'Astree 3 4 Lettre de Celadon a la bergere Astree 5 6 Mon Astre, si la dissimulation, a quoi vous me contraignez, est pour me faire mourir 1 de peine, vous le pouvez plus aisement d'une seule parole ; si c'estpour punir mon 8 outrecuidance, vous estes juge trop doux, de m 'ordonner un moindre supplice que la 9 mort. Que si c'est pour esprouver quelle puissance vous avez sur moy, pourquoy n 'en 10 rechercher vous um tesmoignage plus prompt que celui-cy, de qui la longueur vous 11 doit estre ennuyeuse : car je ne sgaurois penser que ce soit pour celer nostre dessein 12 comme vous dites, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute 13 en donnera assez prompte et deplorable cognoissance. Jugez done, mon be I Astre, 14 que c'est assez endure, et qu'il est desormais temps que vous me permettiez de faire 15 le personnage de Celadon, ay ant si longuement, et avec tant de peine represents 16 celuy de la personne du monde, qui luy est la plus contraire. 17 O quels cousteaux trenchans furent ces paroles en son ame! lors qu'elles luy remirent 18 en memoire le commandement qu'elle luy avoit fait, et la resolution qu'ils avoient 19 prise de cacher par ceste dissimulation leur amitie. Mais voyez quels sont les 20 enchantemens d'amour : elle recevoit un desplaisir extreme de la mort de Celadon, et 21 toutefois elle n'estoit point sans quelque contentement au milieu de tant d'ennuis, 22 cognoissant que veritablement il ne luy avait point este infidelle. Et des qu'elle en fut 23 certaine, et que tant de preuves eurent esclaircy les nuages de sa jalousie, toutes ces 24 considerations se joignirent ensemble, pour avoir plus de force a la tourmenter; de 25 sorte que ne pouvant recourre a autre remede qu'aux larmes, tant pour plaindre 26 Celadon, que pour pleurer sa propre perte, elle donna commencement a ses regrets, 27 avec un ruisseau de pleurs. Et puis de cent pitoyables helas! interrompant le repos de 28 son estomach, d'infinis sanglots le respirer de sa vie, et d'impitoyables mains 29 outrageant ses belles mains mesmes, elle se ramenteut la fidelle amitie qu'elle avoit 30 auparavant recogneue en ce berger, l'extremite de son affection, le desespoir ou 31 l'avoit pousse si promptement la rigueur de sa response. Et puis se representant le 32 temps heureux qu'il l'avoit servie, les plaisirs et contentemens que l'honnestete de sa 33 recherche luy avoient rapportez, et quel commencement d'ennuy elle ressentoit desja 34 par sa perte, encore qu'elle le trouvast tres-grand, si ne le jugeoit elle egal a son 35 imprudence, puis que le terme de tant d'annees luy devoit donner assez d'asseurance 36 de sa fidelite. 37 D'autre coste Lycidas, qui estoit si mal satisfait d'Astree, qu'il n'en pouvoit presque 38 avec patience souffrir la pensee, se leva d'aupres de Phillis, pour ne dire chose contre 39 sa compagne qui luy depleust, et partit l'estomach si enfle, les yeux si couverts de 40 larmes, et le visage si change, que sa bergere le voyant en tel estat, et donnant a ce 41 coup quelque chose a son amitie, le suivit sans craindre ce qu'on pourroit dire d'elle. 42 II alloit les bras croisez sur l'estomach, la teste baissee, le chappeau enfonce, mais 43 l'ame encore plus plongee dans la tristesse. Et parce que la pitie de son mal obligeoit 44 les bergers qui l'aimoient a participer a ses ennuis, ils alloient suivant et plaignant 45 apres lui ; mais ce pitoyable office ne luy estoit qu'un rengregement de douleur. Car 46 1'extreme ennuy a cela, que la solitude doit estre son premier appareil, parce qu'en 47 compagnie l'ame n'ose librement pousser dehors les venins de son mal, et jusques a 48 ce qu'elle s'en soit deschargee, elle n'est capable des remedes de la consolation. 49 Estant en ceste peine, de fortune ils rencontrerent un jeune berger couche de son long 50 sur l'herbe, et deux bergeres aupres de luy; l'une luy tenant, la teste en son giron, et 51 l'autre jouant d'une harpe, cependant qu'il alloit souspirant tels vers, les yeux tendus 52 contre le ciel, les mains jointes sur son estomach, et le visage tout couvert de larmes. 53 Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universitě Masaryk de Brno 2 1 2 Honoré ďUrfé : L 'Astrée. Edition, textes choisis et preface par Jean Lafond, Paris : 3 Gallimard, coll. folio no. 1523, 1984, S. 55-57 4 5 6 Madelaine de Scudéry, Artaměne ou le Grand Cyrus 7 8 Introduction 9 Le héros que vous allez voir n'est pas un de ces héros imaginaires, qui ne sont que le 10 beau songe ďun homme éveillé et qui n'ont jamais été en 1'étre des choses. Cest un 11 héros effectif, mais un des plus grands dont l'histoire conserve le souvenir et dont elle 12 ait jamais consacré la mémoire immortelle á la glorieuse eternite. Cest un prince que 13 Ton a propose pour exemple á tous les princes, ce qui fait bien connaitre quelle était la 14 vertu de Cyrus, puisqu'un Grec a pu se résoudre de louer tant un Persan, de faire tant 15 d'honneur á une nation qui était ennemie irréconciliable de la sienne et contre laquelle 16 Xénophon avait fait lui-méme de si belles actions. Enfin, lecteur, c'est un homme dont 17 les oracles avaient parte comme d'un dieu, tant ils en avaient promis de merveilles, et 18 dont les prophětes ont plutót fait des panégyriques que des predictions, tant ils en ont 19 avantageusement parte et tant ils ont élevé la gloire de cet invincible conquérant. 20 Je vous dis tout ceci, lecteur, pour vous faire voir que, si j'ai nommé mon livre Le 21 Grand Cyrus, la vanité ne m'a pas fait prendre ce superbe titre ; que, par ce mot de « 22 grand », je n'ai rien entendu qui me regarde, comme il vous est aisé de le connaitre, 23 puisque effectivement ce prince dont j'ai fait mon héros a été le plus grand prince du 24 monde et que l'histoire 1'a nommé « grand », comme moi, et pour ses hautes vertus, 25 et pour le distinguer de l'autre Cyrus, qu'elle a appelé le moindre. Au reste, lecteur, 26 je me suis si bien trouvé des regies que j'ai suivies dans mon Illustre Bassa, que je 27 n'ai pas jugé que je les dusse changer en composant ce second roman, de sorte que, 28 pour ne redire pas deux fois les mémes choses, c'est á la preface de ce premier que je 29 vous renvoie, si vous voulez voir l'ordre que je suis en travaillant sur ces matiěres. Je 30 vous dirai done seulement que j'ai pris et que je prendrai toujours pour mes uniques 31 moděles l'immortel Héliodore et le grand Urfe. Ce sont les seuls maitres que j'imite 32 et les seuls qu'il faut imiter, car quiconque s'ecartera de leur route s'egarera 33 certainement, puisqu'il n'en est point d'autre qui soit bonne, que la leur, au contraire, 34 est assurée et qu'elle měne infailliblement ou Ton veut aller : je veux dire, lecteur, á 35 la gloire. 36 Comme Xénophon a fait de Cyrus l'exemple des rois, j'ai táché de ne lui faire rien 37 dire ni rien faire qui fut indigne d'un homme si accompli et d'un prince si élevé ; 38 que, si je lui ai donné beaucoup d'amour, l'histoire ne lui en a guěre moins donné 39 que moi, la 1 lui ayant fait témoigner méme aprěs la mort de sa femme, puisque, pour 40 faire voir combien il en était touché, il ordonna un deuil public d'un an par tout son 41 empire2 . Et puis, lorsque l'amour est innocente, comme la sienne 1'était, cette noble 42 passion est plutót une vertu qu'une faiblesse, puisqu'elle porte l'ame aux grandes 43 choses et qu'elle est la source des actions les plus héroiques. 44 J'ai engage dans mon ouvrage presque toutes les personnes illustres qui vivaient au 45 siěcle de mon héros et vous verrez, tant dans ces deux parties que dans toutes les 46 autres jusqu'a la conclusion, que je suis quasi partout Hérodote, Xénophon, Justin, 47 Zonare et Diodore Sicilien4 . Vous pourrez, dis-je, voir qu'encore qu'une fable ne 48 soit pas une histoire et qu'il suffise á celui qui la compose de s'attacher au 49 vraisemblable sans s'attacher toujours au vrai, néanmoins, dans les choses que j'ai 50 inventées, je ne suis pas si éloigné de tous ces auteurs qu'ils le sont tous l'un de 51 1'autre 1 . Car, par exemple, Hérodote décrit la guerre des Scythes, dont Xénophon ne 52 parte point, et Xénophon parte de celle ď Arménie, dont Hérodote ne dit pas un mot. 53 Ils renversent de méme l'ordre des guerres dont ils conviennent ensemble, car celle Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universite Masaryk de Brno 3 1 de Lydie precede celle d'Assyrie dans Herodote, et celle d'Assyrie precede celle de 2 Lydie dans Xenophon. L'un parle de la conquete de l'Egypte2 , l'autre n'en fait 3 mention aucune, l'un fait exposer Cyrus en naissant3 , l'autre oublie une 4 circonstance si remarquable, l'un met l'histoire de Panthee4 , l'autre n'en parle en 5 facon du monde, l'un le fait mourir encore assez jeune, l'autre fort vieux, l'un dans 6 une bataille, l'autre dans son lit, toutes choses directement opposees. Ainsi j'ai suivi 7 tantot l'un et tantot l'autre, selon qu'ils ont ete plus ou moins propres a mon dessein 8 et quelquefois, suivant leur exemple, j'ai dit ce qu'ils n'ont dit ni l'un ni l'autre, car, 9 apres tout, c'est une fable que je compose et non pas une histoire que j 'ecris5 . Que si 10 cette raison ne satisfait pas pleinement les scrupuleux, ils n'ont qu'a s'imaginer, pour 11 se mettre l'esprit en repos, que mon ouvrage est tire d'un vieux manuscrit grec 12 d'Hegesippel , qui est dans la Bibliotheque Vaticane, mais si precieux et si rare qu'il 13 n'a jamais ete imprime et ne le sera jamais. Voila, lecteur, tout ce que j'avais a vous 14 dire. 15 Madelaine de Scudery, Artamene ou le Grand Cyrus, Paris : Flammarion, coll 16 Garnier-Flammarion, 2005, S. 55-59 17 18 19 Madame de Lafayette, La Princesse de Cleves 20 21 La cours de Henri II 22 La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'eclat que 23 dans les dernieres annees du regne de Henri second. Ce prince etait galant, bien fait 24 et amoureux : quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, 25 eut commence il y avait plus de vingt ans, elle n'en etait pas moins violente, et il 26 n'en donnait pas de temoignages moins eclatant. [...] 27 Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits, et 28 il semblait que la nature eut pris plaisir a placer ce qu'elle donne de plus beau dans 29 les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Mme Elisabeth de France, 30 qui fut depuis reine d'Espagne, commencait a faire paraitre un esprit surprenant et 31 cette incomparable beaute qui lui a ete si funeste. [...] 32 Jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits, et 33 il semblait que la nature eut pris plaisir a placer ce qu'elle donne de plus beau dans 34 les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. 35 Mme Elisabeth de France, qui fut depuis reine d'Espagne, commencait a faire 36 paraitre un esprit surprenant et cette incomparable beaute qui lui a ete si funeste. 37 Marie Stuart, reine d'Ecosse, qui venait d'epouser M. le dauphin et qu'on appelait la 38 reine-dauphine, etait une personne parfaite pour l'esprit et pour le corps : elle avait 39 ete elevee a la cour de France ; elle en avait pris toute la politesse, et elle etait nee 40 avec tant de dispositions pour toutes les belles choses, que, malgre sa grande 41 jeunesse, elle les aimait et s'y connaissait mieux que personne. 42 La reine sa belle-mere et Madame, sceur du roi, aimaient aussi les vers, la comedie et 43 la musique : le gout que le roi Francois I er avait eu pour la poesie et pour les lettres 44 regnait encore en France, et le roi son fils aimant tous les exercices du corps, tous les 45 plaisirs etaient a la cour. Mais ce qui rendait la cour belle et majestueuse etait le 46 nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un merite extraordinaire. Ceux que 47 je vais nommer etaient, en des manieres differentes, l'ornement et l'admiration de 48 leur siecle 49 Madame de Lafayette, La Princesse de Cleves, Paris : Larousse [1677], 1995, S. 50 41ff. 51 52 53 Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universitě Masaryk de Brno 4 1 2 Portrait de Mademoiselle de Chartres 3 4 II parut alors une beauté á la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et Ton doit 5 croire que c'etait une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu 6 oú 1'on était si accoutumé á voir de belles personnes. Elle était de la méme maison 7 que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritiěres de France. Son pere 8 était mort jeune, et 1'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, 9 dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Aprěs avoir perdu son mari, 10 elle avait passé plusieurs années sans revenir á la cour. Pendant cette absence, elle 11 avait donné ses soins á 1'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement á 12 cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi á lui donner de la vertu et á la lui 13 rendre aimable. 14 La plupart des měres s'imaginent qu'il suffit de ne parier jamais de galanterie devant 15 les jeunes personnes pour les en eloigner. Madame de Chartres avait une opinion 16 opposée ; elle faisait souvent á sa fille des peintures de 1'amour ; elle lui montrait ce 17 qu'il a ďagréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de 18 dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur 19 infidélité, les malheurs domestiques oú plongent les engagements ; et elle lui faisait 20 voir, ďun autre cóté, quelle tranquillité suivait la vie ďune honnéte femme, et 21 combien la vertu donnait ďéclat et ďélévation á une personne qui avait de la beauté 22 et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de 23 conserver cette vertu, que par une extréme defiance de soi-méme, et par un grand 24 soin de s'attacher á ce qui seul peut faire le bonheur ďune femme, qui est d'aimer son 25 mari et d'en étre aimée. Cette héritiěre était alors un des grands partis qu'il y eut en 26 France ; et quoiqu'elle fut dans une extréme jeunesse, Ton avait déjá propose 27 plusieurs manages. Madame de Chartres, qui était extrémement glorieuse, ne trouvait 28 presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seiziěme année, elle voulut la mener 29 á la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alia au-devant d'elle ; il fut surpris de la 30 grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La 31 blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un un éclat que Ton n'a 32 jamais vu qu'a elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne 33 étaient pleins de graces et de charmes. (Princesse, S. 50fi). 34 35 La scene de I'aveu 36 II entendit que M. de Clěves disait á sa femme : Mais pourquoi ne voulezvous point 37 revenir á Paris ? Qui vous peut retenir á la campagne ? Vous avez, depuis quelque 38 temps, un gout pour la solitude qui m'etonne et qui m'afflige, parce qu'il nous 39 séparé. Je vous trouve méme plus triste que de coutume, et je crains que vous n'ayez 40 quelque sujet d'affliction. Je n'ai rien de fácheux dans l'esprit, répondit-elle avec un 41 air embarrassé : mais le tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours un si grand 42 monde chez vous, qu'il est impossible que le corps et l'esprit ne se lassent, et que 43 Ton ne cherche du repos. Le repos, répliqua-t-il n'est guěre propre pour une personne 44 de votre áge. Vous étes chez vous, et dans la cour, de maniěre á ne vous pas donner 45 de lassitude, et je craindrais plutót que vous ne fussiez bien aise d'etre séparée de 46 moi. Vous me feriez une grande injustice d'avoir cette pensée, repritelle avec un 47 embarras qui augmentait toujours ; mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y 48 pouviez demeurer, j'en aurais beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez 49 seul, et que vous voulussiez bien n'y avoir point ce nombre infini de gens qui ne 50 vous quittent quasi jamais. Ah ! madame, s'ecria M. de Clěves, votre air et vos 51 paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'etre seule que je ne 52 sais point, et je vous conjure de me les dire. II la pressa longtemps de les lui 53 apprendre prendre, sans pouvoir l'y obliger ; et, aprěs qu'elle se fut défendue d'une Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universite Masaryk de Brno 5 1 2 maniere qui augmentait toujours la curiosite de son mari, elle demeura dans un 3 profond silence, les yeux baisses : puis, tout d'un coup, prenant la parole, et le 4 regardant: Ne me contraignez point, lui dit-elle, a vous avouer une chose que je n'ai 5 pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez 6 seulement que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon age, et maitresse de sa 7 conduite, demeure exposee au milieu de cour. Que me faites-vous envisager, 8 madame ? s'ecria M. de Cleves. Je n'oserais vous le dire, de peur de vous offenser. 9 Mme de Cleves ne repondit point : et son silence achevant de confirmer son mari 10 dans ce qu'il avait pense : Vous ne me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne 11 me trompe pas. Eh bien ! monsieur, lui repondit-elle en se jetant a ses genoux, je vais 12 vous faire un aveu que Ton n'a jamais fait a son mari : mais l'innocence de ma 13 conduite et de mes intentions m'en donne la force. II est vrai que j'ai des raisons pour 14 m'eloigner de la cour, et que je veux eviter les perils ou se trouvent quelquefois les 15 personnes de mon age. Je n'ai jamais donne nulle marque de faiblesse, et je ne 16 craindrais pas d'en laisser paraitre, si vous me laissiez la liberte de me retirer de la 17 cour, ou si j'avais encore Mme de Chartres pour aider a me conduire. Quelque 18 dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver 19 digne d'etre a vous. Je vous demande mille pardons si j'ai des sentiments qui vous 20 deplaisent; du moins je ne vous deplairai jamais par mes actions. Songez que, pour 21 faire ce que je fais, il faut avoir plus d'amitie et plus d'estime pour un mari que Ton 22 n'en a jamais eu : conduisez-moi, ayez pitie de moi, et aimez-moi encore, si vous 23 pouvez. 24 M. de Cleves etait demeure pendant tout ce discours la tete appuyee sur ses mains, 25 hors de lui-meme ; et il n'avait pas songe a faire relever sa femme. 26 Quand elle eut cesse de parler, qu'il jeta les yeux sur elle, qu'il la vit a ses genoux, le 27 visage couvert de larmes, et d'une beaute si admirable, il pensa mourir de douleur ; 28 et, l'embrassant en la relevant: 29 - Ayez pitie de moi, vous-meme, madame, lui dit-il, j'en suis digne, et pardonnez si, 30 dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne 31 reponds pas comme je dois a un procede comme le votre. Vous me paraissez plus 32 digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ; 33 mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais existe. Vous 34 m'avez donne de la passion des le premier moment que je vous ai vue : vos rigueurs 35 et votre possession n'ont pu l'eteindre, elle dure encore : je n'ai jamais pu vous 36 donner de l'amour, et je vois que vous craignez d'en avoir pour un autre. Et qu'est-il, 37 madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plait- 38 il ? Qu'a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouve pour aller a votre cceur 39 ? Je m'etais console, en quelque sorte, de ne l'avoir pas touche, par la pensee qu'il 40 etait incapable de l'etre. Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire : j'ai tout 41 ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impossible d'avoir 42 celle d'un mari apres un procede comme le votre. II est trop noble pour ne me pas 43 donner une surete, il me console meme comme votre amant. La confiance et la 44 sincerite que vous avez pour moi sont d'un prix infini : vous m'estimez assez pour 45 croire que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, madame, je n'en abuserai 46 pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus 47 grande marque de fidelite que jamais une femme ait donnee a son mari ; mais, 48 madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez eviter. 49 - Je vous supplie de ne me le point demander, repondit-elle, je suis resolue de ne 50 vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme. 51 - Ne craignez point, madame, reprit M. de Cleves, je connais trop le monde pour 52 ignorer que la consideration d'un mari n'empeche pas que Ton ne soit amoureux de 53 Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universite Masaryk de Brno 6 1 sa femme. On doit hair ceux qui le sont et non s'en plaindre ; et, encore une fois, 2 madame, je vous conjure de m'apprendre ce que j'ai envie de savoir. 3 - Vous m'en pressedez inutilement, repliqua-t-elle, j'ai de la force pour faire ce que 4 je ne crois pas devoir dire. L'aveu que je vous ai fait n'a pas ete par faiblesse ; et il 5 faut plus de courage pour avouer cette verite que pour entreprendre de la cacher. 6 7 Reflexions et remords 8 Lorsque ce prince fut parti, que Mme de Cleves demeura seule, qu'elle regarda ce 9 qu'elle venait de faire, elle en fut si epouvantee qu'a peine putelle s'imaginer que ce 10 fut une verite. Elle trouva qu'elle s'etait ote elle-meme le cceur et l'estime de son 11 mari, et qu'elle s'etait creuse un abime dont elle ne sortirait jamais. Elle se 12 demandait pourquoi elle avait fait une chose si hasardeuse, et elle trouvait qu'elle s'y 13 etait engagee sans en avoir presque eu le dessein. La singularity d'un pareil aveu, 14 dont elle ne trouvait point d'exemple, lui en faisait voir tout le peril. 15 Mais quand elle venait a penser que ce remede, quelque violent qu'il fut; etait le seul 16 qui la pouvait defendre contre M. de Nemours, elle trouvait qu'elle ne devait point 17 trop se repentir, et n'avait point trop hasarde. Elle passa toute la nuit, pleine 18 d'incertitude, de trouble et de crainte ; enfin le calme revint dans son esprit. Elle 19 trouva meme de la douceur a avoir donne ce temoignage de fidelite a un mari qui le 20 meritait si bien, qui avait tant d'estime et tant d'amitie pour elle, et qui venait de lui 21 en donner encore des marques par la maniere dont il avait recu ce qu'elle lui avait 22 avoue. 23 24 L 'entretien entre Monsieur de Cleves et la princesse 25 - Vous versez bien des pleurs, madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez, et 26 qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paraitre. Je ne suis en en etat de 27 vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie et par la 28 douleur mais je meurs du cruel deplaisir que vous m'avez donne. Fallait-il qu'une 29 action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler a Coulommiers 30 eut si peu de suite ? Pourquoi m'eclairer sur la passion que vous aviez pour M. de 31 Nemours, si votre vertu n'avait pas plus d'etendue pour y resister ? Je vous aimais 32 jus qu'a etre bien aise d'etre trompe je l'avoue a ma honte ; j'ai regrette ce faux repos 33 dont vous m'avez tire. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont 34 jouissent tant de maris ! J'eusse peut-etre ignore toute ma vie que Nemours. Je 35 mourrai, ajouta-t-il mais sachez que vous me rendez la mort agreable, et qu'apres 36 m'avoir ote l'estime et la tendresse que j'avais pour vous la vie me ferait horreur. 37 Mme de Cleves etait si eloignee de s'imaginer que son mari put avoir des soupcons 38 contre elle, qu'elle ecouta toutes ces paroles sans les comprendre et sans avoir 39 d'autre idee, sinon qu'il lui reprochait son inclination pour 40 M. de Nemours ; enfin, sortant tout d'un coup de son aveuglement: Moi, des crimes 41 ! s'ecria-t-elle ; la pensee meme m'en est inconnue : la vertu la plus austere ne peut 42 inspirer d'autre conduite que celle que j'ai eue ; et je n'ai jamais fait d'action dont je 43 n'eusse souhaite que vous eussiez ete temoin. 44 - Est—il possible, s'ecria cette princesse, que vous puissiez penser qu'il y ait quelque 45 deguisement dans un aveu comme le mien, qu'aucune raison ne m'obligeait a vous 46 faire ! Fiez-vous a mes paroles ; c'est par un assez grand prix que j'achete la 47 confiance que je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n'ai point donne 48 mon portrait: il est vrai que je le vis prendre ; mais je ne voulus pas faire paraitre que 49 je le voyais, de peur de m'exposer a me faire dire des choses que Ton ne m'a encore 50 ose dire. 51 [...] mais les soins qu'elle lui rendait, et son affliction, [...] qu'il regardait aussi 52 quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie lui causaient des 53 sentiments [...] opposes [...] Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universite Masaryk de Brno 7 1 2 une mort que vous causez et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites 3 paraTtre (p. 202). 4 5 Le dernier entretien entre Le Due de Nemour et la Princesse de Cleves 6 Je veux vous parier encore avec la meme sincerite que j'ai dejä commence, 7 reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et toutes les delicatesses que 8 je devrais avoir dans une premiere conversation, mais je vous conjure de m'ecouter 9 sans m'interrompre. 10 - Puisque vous voulez que je vous parle, et que je m'y resous, repondit madame de 11 Cleves en s'asseyant, je le ferai avec une sincerite que vous trouverez malaisement 12 dans les personnes de mon sexe. Je ne vous dirai point que je n'ai pas vu 13 l'attachement que vous avez eu pour moi ; peut-etre ne me croiriez-vous pas quand 14 je vous le dirais. Je vous avoue done, non seulement que je Tai vu, mais que je Tai vu 15 tel que vous pouvez souhaiter qu'il m'ait paru. 16 Je crois devoir ä votre attachement la faible recompense de ne vous cacher aueun de 17 mes sentiments, et de vous les laisser voir tels qu'ils sont. Ce sera apparemment la 18 seule fois de ma vie que je me donnerai la liberte de vous les faire paraTtre : 19 neanmoins je ne saurais vous avouer sans honte que la certitude de n'etre plus aimee 20 de vous, comme je le suis, me paraTt un si horrible malheur, que quand je n'aurais 21 point de raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me resoudre ä 22 m'exposer ä ce malheur. Je sais que vous etes libre, que je le suis, et que les choses 23 sont d'une sorte que le public n'aurait peut-etre pas sujet de vous blämer, ni moi non 24 plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais ; mais les hommes 25 conservent-ils de la passion dans ces engagements eternels ? doisje esperer un 26 miracle en ma faveur ? et puis-je me mettre en etat de voir certainement finir cette 27 passion dont je ferais toute ma felicite ? 28 M. de Cleves etait peut-etre l'unique homme au monde capable de conserver de 29 l'amour dans le mariage. Ma destinee n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce 30 bonheur : peut-etre aussi que sa passion n'aurait subsiste que parce qu'il n'en aurait 31 pas trouve en moi ; mais je n'aurais pas le meme moyen de conserver la vötre : je 32 crois meme que les obstacles ont fait votre Constance : vous en avez trouve pour vous 33 animer ä vaincre ; et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a 34 apprises, vous ont donne assez d'esperance pour ne vous pas rebuter. 35 Die Möglichkeit der Sincerite und des Eingeständnisses ihrer Liebe erkauft sich die 36 Fürstin um dein Preis der Unmöglichkeit einer Liebesbeziehung zu Nemour: 37 Mais puisque vous avez appris par moi-meme ce que j'avais eu dessein de vous 38 cacher toute ma vie, je vous avoue que vous m'avez inspire des sentiments qui 39 m'etaient inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j'avais meme si peu d'idee, 40 qu'ils me donnerent d'abord une surprise qui augmentait encore le trouble qui les suit 41 toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un 42 temps ou je le puis faire sans crime, et que vous avez vu que ma conduite n'a pas ete 43 reglee par mes sentiments. 44 45 46 Scarron. Le roman comique 47 48 Chapitre premier. Une troupe de comediens arrive dans la ville du Mans. 49 Le soleil avoit acheve plus de la moitie de sa course, et son char, ayant attrape le 50 penchant du monde, rouloit plus vite qu'il ne vouloit. Si ses chevaux eussent voulu 51 profiter de la pente du chemin , ils eussent acheve ce qui res toit du jour en moins 52 d'un demi-quart d'heure , mais , au lieu de tirer de toute leur force , ils ne s'amusoient 53 qu'ä faire des courbettes , respirant un air marin qui les faisoit hannir et les avertis- Jochen Mecke, Le roman classique, Exemplier, Universitě Masaryk de Brno 8 1 2 soit que la mer etoit proche, ou Ton dit que leur maitre se couche toutes les nuits ' . 3 Pour parler plus humainement et plus intelligiblement , il etoit entre cinq et six , 4 quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette etoit attelée de 5 quatre bceufs fort maigres , conduits par une jument pouliniěre , dont le poulain alloit 6 et venoit á l'entour de la charrette, comme un petit fou qu'il etoit. La charette etoit 7 pleine de coffres , de malles et de gros paquets de toiles peintes qui faisoient comme 8 une pyramide , au haut de laquelle paroissoit une demoiselle , habillée moitié ville, 9 moitié campagne. Un jeune homme , aussi pauvre d'habits que riche de mine, 10 marchoit á cóté de la charrette; il avoit une grande emplátre sur le visage, qui lui 11 couvroit un ceil et la moitié de la joue, et portoit un grand fusil sur son épaule, dont il 12 avoit assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisoient comme une 13 bandouliěre , au bas de laquelle pendoient par les pieds une poule et un oison , qui 14 avoient bien la mine ďavoir été pris á la petite guerre. Au lieu de chapeau il n'avoit 15 qu'un bonnet de nuit , entortillé de jarretiěres de différentes couleurs ; et cet 16 habillement de téte etoit une maniěre de turban qui n'etoit encore qu'ebauche et 17 auquel on n'a- voit pas encore donné la derniěre main. Son pourpoint etoit une 18 casaque de grisette , ceinte avec une courroie , laquelle lui servoit aussi á soutenir 19 une epée qui etoit si longue qu'on ne s'en pouvoit aider adroitement sans fourchette. 20 II portoit des chausses troussées á bas ďattache, comme celle des comédiens quand 21 ils représen- tent un héros de 1'antiquité, et il avoit, au lieu de souliers , des 22 brodequins á l'antique , que les boues avoient gates jusqu'a la cheville du pied. 23 Un vieillard , větu plus réguliěrement, quoique trěs mal, marchoit á cóté de lui. II 24 portoit sur ses épaules une basse de viole, et, parcequ'il se courboit un peu en 25 marchant, on 1'eůt pris de loin pour une grosse tortue qui marchoit sur les jambes de 26 derriěre. Quelque critique murmurera de la comparaison á cause du peu de 27 proportion qu'il y a ďune tortue á un homme; mais j'entends parler des grandes 28 tortues qui se trouvent dans les Indes, et de plus je m'en sers de ma seule autorité. 29 Retournons á notre caravane. Elle passa devant le tripot de la Biche, á la porte duquel 30 etoient assembles quantité des plus gros bourgeois de la ville. La nouveauté de 31 l'attirail et le bruit de la canaille qui s'etoit assemblée á l'entour de la charrette furent 32 cause que tous ces ho- norables bourguemestres jetěrent les yeux sur nos inconnus. 33 Un lieutenant de prévót, entťautres, nommé ,La Rappiniěre', les vint accoster et leur 34 demanda avec une autorité de magistrát quels gens ils etoient. Le jeune homme dont 35 je vous viens de parler prit la parole, et, sans mettre les mains au turban (parceque de 36 l'une il tenoit son fusil, et de 1'autre la garde de son epée , de peur qu'elle ne lui battit 37 les jambes), lui dit qu'ils etoient Francois de naissance , comédiens de profession ; 38 que son nom de theatre étoit le Destin , celui de son vieil camarade, la Rancune, et 39 celui de la demoiselle qui etoit juchée comme une poule au haut de leur bagage , la 40 Caverne. Ce nom bizarre fit rire quelques uns de la compagnie, sur quoi le jeune 41 comédien ajouta que le nom de Caverne ne devoit pas sembler plus étrange á des 42 hommes d'esprit que ceux de la Montagne, la Valée, la Roze ou 1'Epine. La 43 conversation finit par quelques coups de poings et jurements de Dieu que 1'on 44 entendit au devant de la charrette : c'etoit le válet du tripot qui avoit battu le 45 charretier sans dire gare , parceque ses bceufs et sa jument usoient trop librement ďun 46 amas de foin qui etoit devant la porte. On apaisa la noise, et la maitresse du tripot, 47 qui aimoit la comédie plus que sermon ni vépres , par une générosité inouie en une 48 mai- tresse de tripot, permit au charretier de faire manger ses bétes tout leur saoul. II 49 accepta l'offre qu'elle lui fit, et, ce pendant que ses bétes man- gěrent, 1'auteur se 50 reposa quelque temps et se mit á songer á ce qu'il diroit dans le second chapitre.