Balzac et La Comédie humaine 11 : volonté, énergie, création ou l’auteur absorbé par son œuvre Notre dernière lecture sera consacrée à un thème qui traverse toute la Comédie humaine et qui caractérise tout ce projet immense : il s’agit de l’énergie créative, de la volonté en action. Cette force intérieure anime les grands caractères de la Comédie humaine et elle peut même être considérée comme un des principes constitutifs de l’univers balzacien. Il s’agit, de toute l’évidence, de l’expression personnelle de l’auteur, du reflet de sa propre volonté de parvenir, de se distinguer. I. Le thème de la volonté et de l’énergie peut prendre plusieurs formes, d’abord c’est l’activité créatrice, l’esprit de construction. Elle est incarnée dans le personnage de Benassis, ce « médecin de campagne » qui transforme un petit village dauphinois en y apportant le progrès et la prospérité. Lisez le passage où il raconte les débuts et les résultats de son activité. Quels termes utilise-t-il pour désigner ses activités, quel est son objectif ? Et pourquoi représente-t-il un personnage idéal de l’univers balzacien ? – Vous allez peut-être rire de mon début, monsieur, reprit le médecin après une pause. J’ai commencé cette œuvre difficile par une fabrique de paniers. Ces pauvres gens achetaient à Grenoble leurs clayons à fromages et les vanneries indispensables à leur misérable commerce. Je donnai l’idée à un jeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, une grande portion de terrain que les alluvions enrichissent annuellement, et où l’osier devait très bien venir. Après avoir supputé la quantité de vanneries consommées par le canton, j’allai dénicher à Grenoble quelque jeune ouvrier sans ressource pécuniaire, habile travailleur. Quand je l’eus trouvé, je le décidai facilement à s’établir ici en lui promettant de lui avancer le prix de l’osier nécessaire à ses fabrications jusqu’à ce que mon planteur d’oseraies pût lui en fournir. Je lui persuadai de vendre ses paniers au-dessous des prix de Grenoble, tout en les fabriquant mieux. Il me comprit. L’oseraie et la vannerie constituaient une spéculation dont les résultats ne seraient appréciés qu’après quatre années. Vous le savez sans doute, l’osier n’est bon à couper qu’à trois ans. Pendant sa première campagne, mon vannier vécut et trouva ses provisions en bénéfice. Il épousa bientôt une femme de Saint-Laurent-du-Pont qui avait quelque argent. Il se fit alors bâtir une maison saine, bien aérée dont l’emplacement fut choisi, dont les distributions se firent d’après mes conseils. Quel triomphe, monsieur ! J’avais créé dans ce bourg une industrie, j’y avais amené un producteur et quelques travailleurs. Vous traiterez ma joie d’enfantillage ?... Pendant les premiers jours de l’établissement de mon vannier, je ne passais point devant sa boutique sans que les battements de mon cœur ne s’accélérassent. Lorsque dans cette maison neuve, à volets peints en vert, et à la porte de laquelle étaient un banc, une vigne et des bottes d’osier, je vis une femme propre, bien vêtue, allaitant un gros enfant rose et blanc au milieu d’ouvriers tous gais, chantant, façonnant avec activité leurs vanneries, et commandés par un homme qui, naguère pauvre et hâve, respirait alors le bonheur ; je vous l’avoue, monsieur, je ne pouvais résister au plaisir de me faire vannier pendant un moment en entrant dans la boutique pour m’informer de leurs affaires, et je m’y laissais aller à un contentement que je ne saurais peindre. J’étais joyeux de la joie de ces gens et de la mienne. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement en moi, devenait toute mon espérance. N’était-ce pas l’avenir de ce pauvre pays, monsieur, que déjà je portais en mon cœur, comme la femme du vannier portait dans le sien son premier nourrisson ?... J’avais à mener bien des choses de front, je heurtais bien des idées. (…) Après avoir constitué des revenus à la Commune, je les employai sans opposition à bâtir une Mairie dans laquelle je mis une école gratuite et le logement d’un instituteur primaire. J’ai choisi pour remplir cette importante fonction un pauvre prêtre assermenté rejeté par tout le Département, et qui a trouvé parmi nous un asile pour ses vieux jours. La maîtresse d’école est une digne femme ruinée qui ne savait où donner de la tête, et à laquelle nous avons arrangé une petite fortune ; elle vient de fonder un pensionnat de jeunes personnes où les riches fermiers des environs commencent à envoyer leurs filles. Monsieur, si j’ai eu le droit de vous raconter jusqu’ici l’histoire de ce petit coin de terre en mon nom, il est un moment où monsieur Janvier, le nouveau curé, vrai Fénelon réduit aux proportions d’une Cure, a été pour moitié dans cette œuvre de régénération : il a su donner aux mœurs du bourg un esprit doux et fraternel qui semble faire de la population une seule famille. Monsieur Dufau, le juge de paix, quoique venu plus tard, mérite également la reconnaissance des habitants. Pour vous résumer notre situation par des chiffres plus significatifs que mes discours, la Commune possède aujourd’hui deux cents arpents de bois et cent soixante arpents de prairies. Sans recourir à des centimes additionnels, elle donne cent écus de traitement supplémentaire au curé, deux cents francs au garde champêtre, autant au maître et à la maîtresse d’école ; elle a cinq cents francs pour ses chemins, autant pour les réparations de la mairie, du presbytère, de l’église, et pour quelques autres frais. Dans quinze ans d’ici, elle aura pour cent mille francs de bois à abattre, et pourra payer ses contributions sans qu’il en coûte un denier aux habitants ; elle sera certes l’une des plus riches Communes de France. II. Une autre forme de la volonté, c’est une passion qui dévore, une pensée tellement puissant qu’elle tue le penseur (Louis Lambert), une idée fixe fatale (Balthasar Claës dans La recherche de l’absolu). C’est également le thème central de La Peau de Chagrin, un livre symptomatique pour la réflexion balzacienne. Observez un passage fameux de ce roman, le monologue de l’antiquaire qui a vendu la peau de chagrin à Raphael. Comment définit-t-il ce « mystère de la vie humaine » ? En quoi ce passage s’avère révélateur pour le système philosophique de La Comédie humaine, voire pour le destin de son auteur ? Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. (…) Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu ; je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. (…) Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Comme le dernier texte de ce semestre, nous pouvons observer le discours de Victor Hugo, prononcé pendant les obsèques d’Honoré de Balzac, 29 août 1850 au cimetière du Père-Lachaise. Comment caractérise Hugo Balzac et son œuvre ? Comment s’articule dans ce discours ce motif de l’énergie et de la volonté ? Messieurs, L’homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux auxquels la douleur publique fait cortège. Dans les temps où nous sommes, toutes les fictions sont évanouies. Les regards se fixent désormais non sur les têtes qui règnent, mais sur les têtes qui pensent, et le pays tout entier tressaille lorsqu’une de ces têtes disparaît. Aujourd’hui, le deuil populaire, c’est la mort de l’homme de talent; le deuil national, c’est la mort de l’homme de génie. Messieurs, le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera à l’avenir. M. de Balzac faisait partie de cette puissante génération des écrivains du dix-neuvième siècle qui est venue après Napoléon, de même que l’illustre pléiade du dix-septième est venue après Richelieu – comme si, dans le développement de la civilisation, il y avait une loi qui fît succéder aux dominateurs par le glaive les dominateurs de par l’esprit. M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs. Ce n’est pas le lieu de dire ici tout ce qu’était cette splendide et souveraine intelligence. Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine; livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais; livre qui est l’observation et qui est l’imagination; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par moment, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal. À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le coeur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau. Voilà ce qu’il a fait parmi nous. Voilà l’œuvre qu’il nous laissé, œuvre haute et solide, robuste entassement d’assises de granit, monument, œuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal; l’avenir se charge de la statue. Sa mort a frappé Paris de stupeur. Depuis quelques mois il était rentré en France. Se sentant mourir, il avait voulu revoir la patrie, comme la veille d’un grand voyage on vient embrasser sa mère ! Sa vie a été courte, mais pleine; plus remplie d’œuvres que de jours ! Hélas! ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce poète, ce génie, a vécu parmi nous de cette vie d’orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd’hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines. Il entre, le même jour, dans la gloire et le tombeau. Il va briller désormais, au-dessus de toutes ces nuées qui sont nos têtes, parmi les étoiles de la patrie. Vous tous qui êtes ici, est-ce que vous n’êtes pas tentés de l’envier ? Messieurs, quelle que soit notre douleur en présence d’une telle perte, résignons-nous à ces catastrophes. Acceptons-les dans ce qu’elles ont de poignant et de sévère. Il est bon peut-être, il est nécessaire peut-être, dans une époque comme la nôtre, que de temps en temps une grande mort communique aux esprits dévorés de doute et de scepticisme un ébranlement religieux. La Providence sait ce qu’elle fait lorsqu’elle met ainsi le peuple face à face avec le mystère suprême, et quand elle lui donne à méditer la mort qui est la grande égalité et qui est aussi la grande liberté. La Providence sait ce qu’elle fait, car c’est là le plus haut de tous les enseignements. Il ne peut y avoir que d’austères et sérieuses pensées dans tous les cœurs, quand un sublime esprit fait majestueusement son entrée dans l’autre vie! quand un de ces êtres qui ont plané longtemps au-dessus de la foule avec les ailes visibles du génie, déployant tout à coup ces autres ailes qu’on ne voit pas, s’enfonce brusquement dans l’inconnu ! Non, ce n’est pas l’inconnu ! Non, je l’ai déjà dit dans une autre occasion douloureuse, et je ne me lasserai pas de le répéter, non, ce n’est pas la nuit, c’est la lumière ! Ce n’est pas la fin, c’est le commencement ! Ce n’est pas le néant, c’est l’éternité ! N’est-il pas vrai, vous tous qui m’écoutez ? De pareils cercueils démontrent l’immortalité ; en présence de certains morts illustres, on sent plus distinctement les destinées divines de cette intelligence qui traverse la terre pour souffrir et pour se purifier et qu’on appelle l’homme, et l’on se dit qu’il est impossible que ceux qui ont été des génies pendant leur vie ne soient pas des âmes après leur mort !