24 Le degré zero de ľécrílure un horizon verbal toujour' prestigieux. L'intellectuel n'esl encore qu'un ecrivain mal transform^, et a moins de se saborder et de devenir a jamais un militant qui n'ecrit plus (certains Font fait, par definition oublies), U ne peut que revenir a la fascination d'ecritures anterieures, transmi-ses a partir de la Lilleralure com me un instrument intact et demode. Ces ecritures intellectuelles sont done instables, elles reslent litteraires dans la mesure ou elles sont imputs-santes et ne sont politiques que par leur hanlise de I'engage-ment. En bref, il s'agit encore d'ecritures ethiques, ou la conscience du scripteur (on n'ose plus dire de l'ecrivain) trouve I'image rassurante d'un salut collectif. Mais de mime que, dans I'etat present de 1'Histoire, toute ecriture politique ne peut que conrlrmer un univers policier, cle meme toute ecriture intellectuelle ne peut qu'insiituer une pura-littecature, qui n'ose plus dire son nom. L'impasse de ces ecritures est done tolale, elles ne peuvent renvoyer qu'a une complicate ou a une impuissancc, e'est a-dire, dc toute maniere, a une alienation. L 'ecriture du Roman Roman et Kistpire out eu des rapports etroits dans le siecle meme qui a vu leur plus grand essor. Leur lien profond, ce qui devrait permettre de comprendre a la fois Balzac et Michelel, e'est chez I'un et chez I'autre, la construction d'un univers aularcique, fabriquant lui-meme ses dimensions et ses limites, et y djsposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection d'objetsl et ses mythes. Cette sphericjte des grandes ccuvres, du xtxe siecle s'est cxprimee par ies longs recilatifs du Roman et de 1'Histoire, sortes de projections planes d'un monde coufbe et lie, dont le roman-feuilleton, ne alors, presente, dans ses volutes, une image degradce. Et pourlant la narration n'est pas forcemenl une loi du genre. Toute une epoquc a pu concc-voir des romans par lettrcs, par exemple; et toute une autre peut pratiquer une Histoire par analyses. Le Reck comme forme extensive ate fois au Roman et a TT^isjoire, fesle done bien. en general, le choix ou i'expressfon d'un moment historique. Retire du francais parlc, le passé simple, pierre ďanglc. duRécit, signále toujours un art; il fail partie ^un rituel des Bellěs-Lettres. II n'esl plus charge d'exprimer un temps. Son rôle est de ramener la realitě á un point, et d'abstraire de la multiplicité des temps vécus et superposes un acte verbal pur, děbarrassé des racines existcntiellcs de ľexpe- S Ji í .1 26 Le degré zero de ľécrilure ricncc, et oriente vers unc liaison logique avec ďautrcs actions, ďauires proces, un mouvcment general du monde : il vise á maintenir une hierarchie dans ľcinpire des faits. Par son passé simple, le verbe fait implicitement partie ďune chainejcausale, il participe á un ensemble ď actions solidaíréš el dirigées, il fonclionne conime le signe algébri-i que d'une intention; soulenanl unc equivoque entre tempora-J lité et causalilé, il appelle un déroulement, c'est-á-dire une f intelligence d u Récit. C'cst pour cela qu'il est ľinstrutnent idčai de toutes les constructions ďunivers; il est le temps factice déš cosmogonies, des mythéš, děs Histoires et des Romans. II suppose un monde construit, élaboré, détaché, réduit ä des lignes signiltcatives, et non un monde jeté, étalé, offert. Derriére le passé simple se cache toujours un děmiurge, dicu ou rčeitant; le monde n'est pas inexpliqué lorsqu'ón lě recite, cliacun dc scs accidents n'est que cir-consianciel, et le passé simple est précisément ce signe opératoire par lequel le narrateur ramene ľéclatement de la realite ä un verbe mince et pur, sans densité, sans volume, sans deployment, dont la seule fonction est d'unir le plus rapidement possible une cause et une fin. Lorsque ľhisturien aľl'irme que le due de Guise mourut le 23 décem-bre 1588, ou lorsque le romancier raconte que la marquise sortit ä cinq heures, ces actions emergent d'un autrefois sans úpaisseur; débarrassóes du tremblement de ľexistence, elles ont la stabilite et le dessin d'une algebře, dies sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont ľintérét compte beaucoup plus queilá durée."> Le" passé simple est done finalement ľexpression d'un ordre, et par consequent d'une euphoric Grace á lui, la realitě n'est ni mystéricuse, ni absurde; elle est claire, presque familiěre, á chaque moment rassemblée et contenue dans la main d'un créateur; elle subit la pression ingénieuse dc sa liberie. Pour lous les grands récitants du xixe siécle, le monde peut étre palhétique, mais Íl n'est pas abandonné, puisqu'il est un ensemble de rapports cohérents, puisqu'il n'y a pas de chevauchemem enlre les faits écrits, puisque L 'éeriture du Roman 27 celui qui le raconte a le pouvoir de récuser 1'opacité et la solitude des existences qui le composent, puisqu'il peut témoigner á chaque phrase ďune communication et ďune hierarchie des actes, puisque enfin, pour tout dire, ces actes eux-mémes^peuvent étre réduits á des signes. Le passé narratif fait done partie ďun systéme de sécurité des Belles-Lettres. Image ďun ordre, il constitue Tun de cěs ndmbréux pactes formels établis entre 1'écrivain et la societě, pour la justification de Tun et la sérénité de 1'autre. Le passé simple signifie une creation : e'est á dire qu'il la signále et qu'il 1'impose. Méme engage dans le plus sombre realisme, il rassure, parce que, grace á lui, le verbe exprime un acte clos, défini, substantive, le Récit a un nom, il échappe á la terreurďuriě parole sans limite : la réalité s'amaigrit et se familiarise, elle entre dans un style, elle ne déborde pas le langage; la Littérature reste la valeur ďusage ďune sociétč avertif par la forme méme des mots, du sens de ce qu'elle consomme, rAii contraire, lorsque le Récit est rejeté au profit ďautres genres littéraires, ou bien, lorsque á 1'intérieur de la narration, le passé simple est remplacé par des formes moins orne-mentales, plus fraiclies, plus denscs et plus proches de la parole (le present ou le passé compose), la Littérature devient dépositairc de lepaisseur de l'existence, et non de sa signification. Séparés de l'Histoire, les actes ne le sont plus des personnes. On s'explique alors ce que le passé simple du Roman a d'utile et ďintolérable : il est un mensonge manifeste; il trace le champ d'une vraisemblance qui dévoilerait le possible dans le temps méme ou elle le désignerait comme faux. La finalité commune du Roman et de l'Histoire narrée, e'est ďaliéner les faits : le passé simple est l'acte méme de possession de la societě sur son passé et son possible. II inslitue un conlinu credible mais donl l'illusion est affichée, il est le terme ultime d'une dialectique formelle qui habillerait le fait irréel des vetements successifs de la vérité, puis du mensonae dénoncé. Cela doit étre mis 28 Le degré zero de Vécriture en rapport avec unc certaine mythologie de 1'universel, propre á la sociále bourgeoise, döiii le Roman est un produit caractérisé : donuer á rimaginaire la caution for-meile du red, maís laisser ä ce signe rambiguíté ďun objet double, á la fois^ yraisembJable et faux, e'est une operation constante dans tout I'art occidental, pour qui le faux égalc le vrai, non par agnosticismc ou duplicitě poélique, mais parce que le vrai est cense contenir un gcrme d'universel ou, si 1'on prěfére, une essence capable dc fčconder, par simple reproduction, des ordres diíTěrents par réloígncment ou la fiction. Cest pat un precede de ce genre que la bourgeoisie triomphante du siécle a pu considérer ses propres valeurs comme universelles et reporter sür des parties absoUiment heterogenes de sa societě tous les Nortis de sa morale. Cela est proprenieiil le méca-nismc du mythe, et le Roman - et dans le Roman, le passe simple, sont des objels mythologiques, qui superposent á leur intention immediate,, le recours second ä une dogma-tique, ou micux encore, ä une pédagogie, puisqu'il s'agit de livrer une essence sous les espěces ďun artifice. Pour saisir la signification du passe simple, il suffit de comparer l'art romanesque occidental á telle tradition chinoise, par exemple, oii Tart n'est rien d'autre que la perfection dans I'imitation du reel; mais la, rien, absolumcnt aucun signe, ne doit dtstinguer Pobjct naturel de l'objel arlificie! : cette noix en bois ne cioit pas me Livrer, en méme temps que I'image d'une noix, l'inlention de me signaler I'art qui I'a fait naitre. Cest, au contraire, ce que fait l'ecriture romanesque. Elle a pour charge de placer le masque et - en meine temps de le designer. Cette fonction ambigue du passe simple, on la retrouve dans uh autre fait d'ecriiure : la troisieme personne du Roman. On se souvien* peul-etre d'un roman d'Agatha Christie oii toute I'invention consistait a dissimuler le meur-trier sous la premiere personne du recit. Le lecteur cherchait L'ecriture du Roman 29 I'assassin derriére tous les « il * de I'intrigue : il était sous le «je». Agatha Christie savait parfaitement que dans le roman, d'ordinaire, le «jej^esl^érnoin, c'est le « il» qui est acteur. Pourquoi? Le «iTiPesi une convention type du roman; á Tégal du temps narratif, il signále et accomplit le Tail romanesque; sans la troisieme personne, il y a impuissance á alteindre au roman, ou volonté de le détruire. I.e i il » manifeste formcllement le mythe; or, en Occident du rrtoins, on vient de le voir* if n'y a pas d'art quif ne designe son masque du doigt La troisieme personne, comme le passě simple, rend done cet office á I'art roma- Í__ nesque et fournit á ses consommateurs la sécurité d'une fabulation credible et pourtant sans cesse manifestée comme fausse. Moins ambigu, Ic >je± est par lá méme moins_roma- / nesquc: il est done á ía fois la solution la plus immediate, ' lorsque le récit reste jen decá de la convention (Pceuvre de Proust par exemple nc veut étre qu'une introduction á la Littéralure), et la plus élaborée, torsque le «je» se j place au delá de {a convention et tente de la détruire en renvoyani le recit au faux naturel d'une confidence (tel est I'aspect retors de certains recks gidiens). De méme, I'emploi du « il » romanesque engage deux éthiques oppo-séesj puisque la troisiěme personne 13ii Toman représente une convention indisculée, elle sěduit les plus académiques et les moíns tourmentés aussi bien que les aulres, qui jugent finalement la convention nécessaire á la fraicheur de leur ceuvre. De toute maniěre, elle est le sigue ďun-. pacte intelligible entre la societě et 1'auteur; tnais eliě est nušsi pour ce děrnicr le premier ihoyen de faire tenir lc monde de la facon qu'il vcut. Elle est done plus qu'une experience littéraire : un acte humain qui lie la creations á l"l listoire ou a 1'exístence. Clie?. Balzac, par exemple, la multiplicité des « il », tout ce vaste réseau de personnes minces par le volume de leur corps, mais cotiséqucntes par la durče de leurs actes, décéle Pexislence ďun monde dont l'Histoire est la premiére i