II fallait etre partout oü regnait la vie, tout entendre, tout savoir, pensait Augustino, ne plus se restreindre ä n'habiter que son corps, mais reconnaitre les corps vivants aussi bien que les corps en cendres dont il res-pirait l'odeur pres de la plage, Augustino n'ecrivait-il pas le livre de sa vie dans ces haletements d'agonie de la Terre, survivrait-elle, cette Terre, ä toutes ses blessures qu Augustino lui-meme en serait gueri, comme d'un fil de soie elle le retenait, le preservait de mourir, par ce bruit de son cceur dans sa jeune poitrine, chacun etant ainsi retenu par la minceur de ce fil oü coulait le sang en de lentes cascades, rechauffant ainsi la chair, la ren-dant palpable, palpitante, legere parfois et meme douce, le soleil se couchait sur la mer et sur les brasiers des corps qui se consumaient dans une fumee morne, Augustino touchait le creux meurtri sous son genou droit, qu'etait-ce que cette marque bleue, Tombre d'une lepre meconnue, lorsqu'il y posait un doigt la plaie semblait s'elargir, penetrer davantage, tel un perfide couteau, la vraie lepre sinueuse et tueuse, celle 19 venimeuse qui adherait ä la peau, la mutilait, paralysait les membres, les dessechait en arbres, n'etait plus qu'un rare fantome, les hommes avaient appris ä l'eliminer, ou alors c'etait une autre forme de lepre cachee, de lepre bleue que lui seul eprouvait, aide-secouriste, il avait parcouru les pays africains, ou rodait-il encore, se demandaient ses parents, sur une plage en Inde ou, tout en aidant les autres, ne fallait-il pas aider meme les mourants et surtout eux, il etait atteint de l'invisible lepre bleue, courant, respirant vite, des corps dans les bras, des petits enfants, des femmes, il ne savait plus, il vivait dans le delire de la catastrophe, se disant, lui ou eile ne mourra pas aujourd'hui, non, ni demain, non il ne faut pas, et c'est peut-etre ce delire dans sa vigueur febrile qui le maintenait en vie. Peut-etre possedait-il 1'inflexible memoire de son pere ou tout evenement se deroulait au present, surgissant du passe dans sa foudre eteinte mais tout aussi toxique, soudain il revoyait ces voyageurs comme s'il eüt ete la, il y avait sur les rails deux trains paralleles, des voyageurs ordinaires, habi-tuels, dans Tun des trains, vetus de leurs chapeaux et manteaux d'hiver, munis de leurs valises, hommes et femmes d'affaires, peut-etre leurs visages, bien que complices de ce qui se deroulait dans l'autre train, se perdaient dans le brouillard des vitres, ils voulaient ne rien voir, ne rien savoir, ou allaient-ils done, ä Berlin, Hambourg, s'ils etaient accompagnes de leurs enfants ils detournaient ensemble leur regard ou regardaient droit devant eux, certains doutaient que ce füt vrai, et 20 ce doute etait si pesant, froid et pesant, que ce fut vrai ce que Ton disait, que ces trains etaient trop abondants, qu'ils puaient, une locomotive exhalait sa fumee blanche vers le ciel gris, eux pensaient, il vaut mieux ne pas regarder, ces autres voyageurs montaient dans le train parallele au leur par pelletees, tant ils etaient pro-jetes avec violence les uns contre les autres, et celui qui avait des affaires a regler pensait, c'est a Berlin que je vais regler tout cela, mais que mon regard ne s'attarde pas vers eux, quel matin sinistre, des voix criardes hur-laient, montez, montez, on entendait le sifflement des trains en partance, je ne sais ou tu es, mon frere, dans quelle ville de l'lnde, sois prudent, lisait Augustino sur l'ecran de son telephone, tu as toujours ete si solitaire et different de nous, on ne sait quelle idee encore a pu traverser ta tete quand tu pourrais etre a la maison et ecrire tes livres, mais tu as toujours meprise le confort, et surtout le notre, bien qu'aupres de mes patients je me sente toujours dans l'inconfort et partage avec toi ta vive rage contre toute souffrance, mais rappelle-toi que souvent nous n'y pouvons rien, tu ne paries pas de toi, que de l'lnde qui brule, et toi, ou es-tu, comment vis-tu, sous une tente, dis-tu, oui, a la fin ils entendaient des cris, des pleurs, des cris qui leur sem-blaient insoutenables, pensait Augustino, enfin ils pourraient partir vers Berlin, Hambourg, ils ne les ver-raient plus, ne les entendraient plus, c'etait un enchan-tement de partir sans les voir plus longtemps, tous presses les uns contre les autres, ou ces voyageurs ordi- 21 I naires revaient-ils, faisaient-ils des cauchemars, quel froid, quel vent, ils s'enveloppaient de leurs manteaux, si c'&ait vrai, ce serait bien atroce que cela fut permis, et qui etaient-ils tous, des gitans peut-etre, des etran-gers que Ton transportait aux frontieres, ne plus les voir, ne plus les entendre, parfois la nuit la plaie est virulente, je dois consulter, oui, je le dois, mais les morts arrivent toujours par groupes ici, une avalanche, s'ils arrivent, les infirmiers, les secouristes ne dorment plus, il faudrait, oui, bien que la lepre soit de plus en plus rare, surtout dans les pays africains ou je me trou-vais il y a quelques mois, c'est curieux, a peine visible, je pourrais avoir imagine la virulence du mal, je pour-rais, oui, nous avons tous un peu la fievre ici, nuit et jour debout, oui, ils auraient pu se dire que ce train bonde n'existait pas, une fugitive apparition dans le matin blanc, la fumee, c'etait tout, leur premiere inquietude etant qu'ils ne pourraient se rendre a destination, que leur train serait bombarde, en quel temps vivaient-ils, toujours avoir peur, le jeune etudiant alle-mand distribuant ses tracts ou il etait ecrit, arretez ces massacres, serait fusille le soir meme, toujours avoir peur, oui, posseder la memoire inflexible de son pere et ne savoir rien oublier, etait-ce une force ou une fai-blesse, pensait Augustino, il faudrait quelques hommes pour fusilier un garcon frele, amaigri par la guerre, affame, abattu contre un mur pendant qu'il neigeait, pleuvait, ce serait ce soir a telle heure, le voyageur ordinaire n'approuvait pas, mais c'etait ainsi, on disait qu'il avait trahi sa patrie, son honneur, on le disait, oui, c'etait une histoire parmi d'autres dans un venimeux passe, la fusee des astronautes s'enflammait vers les nuages, gravissait les pentes du ciel, eux baignaient dans l'azur et Tether comme s'ils eussent navigue dans du lait chaud, dans une beatitude repue, ils ne confie-raient a personne ce qu'ils avaient vecu, cela eut ete trop grossier de vouloir l'exprimer a des incultes, mais ce qu'ils ressentaient lorsqu'ils lorgnaient la Terre, cette minuscule planete tel un noyau de pomme, c'etait l'etrangete que cette planete si petite fut chargee d'une si grande violence, il valait mieux l'oublier et se sentir dans la proximite des anges qu'ils croyaient entendre chanter pres d'eux la nuit, ce n'etaient peut-etre que de sideraux sifflements dans les tenebres, mais ils etaient dans un moite paradis ou soudain, ne craignant plus la mort, leurs vies pouvaient enfin librement s'exalter, ils ne savaient plus quels hommes ils etaient, etaient-ils bons ou mediants, riches ou pauvres, des saints ou des monstres, les souvenirs terrestres ne s'etaient-ils pas enfuis, et dans l'ouateuse mecanique de la fusee, tout en naviguant sans pesanteur, la pensee qu'ils avaient atteint les recompenses du ciel les bercait d'une suave assurance, mais pour nous qui pensions a eux, ces heros de l'air, quand ils partaient ainsi pour plusieurs mois, nous imaginions deja leurs raides petits cadavres d'acier tombant a la mer quand, ayant derobe du ciel d'interdits pouvoirs, ils etaient defiants et tout aussi secrets sur leurs missions, comme si Dieu lui-meme 22 23