SBORNÎK PRACÎ FILOZOFICKÉ FAKULTY BRNÈNSKÉ UNIVERZITY STUDIA MINORA FACIJLTATIS PHILOSOPHICAE UNIVERSITATIS BRUNENSIS L 15, 1994 PETR KYLOUSEK LES TEMPS DE J . - M . G . L E CLÉZIO «Retiré du français parlé, le passé simple, pierre d'angle du Récit, signale toujours un art; ilfaitpartie d'un rituel des Belles-Lettres. » (Roland Barthes)1 «Récit» et «discours» La richesse des temps verbaux constitue, en français, un potentiel d'expression que la littérature n'a jamais négligé. C'est à Emile Benveniste2 que revient le mérite d'en avoir fourni une interprétation fonctionnelle et une classification qui se sont avérées, ensuite, utiles non seulement aux linguistes, mais aussi à la critique littéraire. En effet, envisageant le verbe sous l'angle du processus énonciatif et de ses éléments constitutifs, telles que présence ou absence du locuteur (narrateur) ou bien existence ou non existence du repérage déictique, le grammairien français discerne les temps liés au plan de renonciation historique ou «récit» et ceux qui caractérisent le «discours».3 Subjectivisant, le «discours» renvoie explicitement ou implicitement à renonciation et à ses composantes: la personne (jcAu), opposée à la non-personne (il), le repérage déictique (ici/maintenant), la modalisation; le présent de renonciation restant, ici, le point de référence des formes verbales qui incluent tous les temps, excepté les passés simple et antérieur. Le «récit», par contre, occulte l'intervention du locuteur, 1 Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture suivie de Nouveaux essais critiques. Seuil, Paris 1972, «L'écriture du roman», p. 25. 2 Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris 1966, tome I, partie V «L'homme dans le langage», cliap. XTX «Les relations de temps dans le verbe français», pp. 237- 250. 3 Le terme de «récit» peut prêter à une contusion fâcheuse avec la terminologie genettienne, désormais bien ancrée dans la critique littéraire. Celle-ci distingue en effet l'histoire (réfèrent du récit), la narration (acte d'énonciation) et le récit (articulation du texte où l'histoire est consignée). Cf. Gérard Genctte, Figures III, Seuil, Paris 1972, p. 206. Chez Benveniste, le terme de «récit» ne renvoie pas à un texte, mais à un plan d'énonciation. Toutefois, l'institution littéraire fait en sorte que le «récit» - le plan d'énonciation - produit le récit genettien - le texte. Aussi avons-nous décidé de garder le mot tout en spécifiant à l'aide de guillemets le «récit» et le «discours» au sens de Benveniste. 20 PETRKYLOUSEK l'opposition entre je/tu et il n'intervenant pas, dans la mesure où le locuteur et le colocuteur (narrateur-lecteur) sont définis par l'institution littéraire. Les événements sont présentés sous un jour objecdvisant comme s'ils se racontaient eux-mêmes, dissociés de l'instance narrative: le temps par excellence du «récit» est le passé simple, assorti du passé antérieur, de l'imparfait et du plus-que-parfait (mais ces derniers peuvent participer aussi du «discours») et du «prospectif» (le conditionnel présent). Le roman, placé de par son essence sous le signe du «récit» dont il accuse, au XIXe siècle en particulier, les traits les plus marquants, n'a pas attendu le travail d'Emile Benveniste pour accueillir et intégrer des éléments du «discours». Une certaine subjectivisation transparaît même chez un Honoré de Balzac, voire dans le texte même que Benveniste cite comme exemple typique du «récit».4 La pénétration d'éléments subjectivisants dans le «récit» s'affirme des le début du X X e siècle: entre Dujardin, Proust, Gide, Céline et Camus la part du «discours» dans le «récit» va s'élargissant. Ce détournement du «réciï» par le «discours» n'est pas seulement une question du «temps», autrement dit du passé simple et du passé composé, comme l'a démontré déjà Jean-Paul Sartre dans sa brillante analyse de L'Étranger de Camus.3 Il s'agit d'un remodelage en profondeur du processus de renonciation et partant de ces catégories littéraires que sont le statut du narrateur (locuteur), le rapport entre le narrateur et le(s) personnage(s) (locuteur(s)-cnonciateur(s)), la description (repérage temporel et spatial), la mise en situation du personnage et de son milieu par rapport au monde raconté (paratopie).6 Par delà ces aspects énonciatifs spécifiques, un lien subtil, toutefois perceptible, unit le récit («récit») romanesque à l'Histoire,7 et cela quels que soient les avatars sous lesquels elle se manifeste. Les diverses modalités de la stratégie de renonciation peuvent être sinon une réponse, du moins une prise de position, même par la négative, face à celle-ci. C'est à ce titre que nous nous intéressons ici à trois romans de JeanMarie Gustave Le Clézio Désert (1980), Le chercheur d'or (1985) et Onitsha (1991). Car ce n'est peut-être pas un hasard si ces trois romans - et qui ont connu un succès indéniable dans le contexte du roman français de la décennie écoulée - posent le problème du face-à-face de l'individu et de l'Histoire, en même temps qu'ils témoignent d'un travail remarquable sur les temps du «récit», au point que l'usage des temps verbaux constitue à la fois un des aspects les plus frappants du style de l'écrivain et un des éléments compositionnels les plus évidents des romans en question. C'est là également, nous semble-t-il, que se dégagent de la façon la mieux développée certains traits caractéristiques de récriture de Le Clézio, traits contenus en puissance Emile Benveniste, op. cit., p. 241. Jean-Paul Sartre, Critiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard 1947, pp. 120-147, «Explication de L'Étranger». À l'instar de Dominique Maingueneau nous jugeons utile de distinguer, dans une énonciation, le locuteur, celui qui assume la responsabilité ou r«éthos» du «discours», de l'énonciateur, celui auquel le locuteur peut déléguer sa parole sans pour autant lui céder sa responsabilité. Dans un texte littéraire, le locuteur s'identifie au narrateur et l'énonciateur au personnage. D en est de même pour le co-locuteur (le narrataire) et le co-énonciateur (r«autre» personnage). Nous renvoyons ici au brillant essai de Roland Barthes «L'Écriture du Roman», op. cit, pp. 25-32. LES TEMPS DE J.-M.G. LE CLÉZIO 21 déjà dans ses autres écrits, tels que son premier roman Le procès-verbal (1965) ou ses récits et contes Mondo et autres histoires (1978), La ronde et autres faits diver (1982) ou Printemps et autres saisons (1989). Ces derniers nous serviront, également, de référence. Sans prétendre à Texhaustivité nous nous proposons de montrer certains aspects du jeu de la temporalité chez Le Clézio et l'impact qu'elle a sur ses derniers romans. En littérature, la situation d'énonciation présente des particularités qui modifient en le rapprochant ainsi du «récit» - le statut du «discours». Car le présent de renonciation littéraire ne peut jamais se confondre avec le présent déictique réel et reste, comme le suggère A. Culioli,8 une sorte de repère «fictif», conventionnel, construit à partir du moment d'énonciation consigné dans le texte au même titre que le narrateur et le narrataire. C'est là que l'institution littéraire intervient pour sceller un contrat entre l'auteur et le lecteur. Tout le plan du «discours» - je/tu-ici/maintenant s'en trouve en quelque sorte déporté vers un hors-temps. Cela ne peut pas rester sans incidences sur le caractère des temps verbaux du «discours», spécialement sur le présent qui, en littérature, se comporte souvent comme un présent «aoristique», interprété comme dissocié du présent déictique, mais aussi comme simultané à l'énonciation littéraire, donc rapproché et du narrateur et des faits racontés. Ainsi, la particularité même de l'institution littéraire amoindrit les écarts entre le «discours» et le «récit» dont les rapports, par-dessus le marché, sont autant d'opposition que de complémentarité. En effet, certaines formes verbales leur sont communes - tels l'imparfait et le plus-que-parfait - et donc propres à assumer la transition d'un plan à l'autre. L'opposition majeure se joue surtout entre le passé simple et le passé composé, ne serait-ce que par le fait que tous les temps passés qui leur sont à tous les deux corrélatifs, le sont de la même façon, qu'il s'agisse de l'aspectualité (l'imparfait) ou de la temporalité (le plus-que-parfail). Alors que le passé simple, dissocié de l'instance énonciative, renvoie généralement à une succession de faits enchaînés, dont il affirme le lien causal, et par là il instaure la causalité intrinsèque et la cohésion de l'univers romanesque, le passe composé va à rencontre de cette causalité en posant les faits comme disjoints, atomisés, parce que rapportés séparément à l'instance énonciative.9 À la différence du passé simple, le passé composé fonctionne comme un enibrayeur instaurant la présence d'éléments subjectivisants: ce n'est que par l'intermédiaire de ceux-ci que le «discours» acquiert, en définitive, sa cohésion. D'autre part, alors que le passé simple est une forme claire et univoque, le passé composé est porteur d'ambiguïtés, car en plus de son caractère de temps passé (correspondant en cela au passé simple), il est aussi une forme composée, un parfait du présent (j'ai mangé = je n'ai plus faim) et un passé «antérieur» du présent (quand il a mangé, il est content). En cela, il s'assimile au double fonctionnement de tous les temps composés qui expriment tantôt, en position libre, l'idée d'accompli, tantôt, en Cf. A. Culioli, «Valeurs aspechiclles et opérations énonciatives: l'aoristique», iii J. David et R. Martm éd.JM Notion d'a.yk'ct,Pans,KiuKteiœk, 1980, p. 185. Cf. Dominique Maingucneau, op. cit., pp. 42-43. 22 PETRKYLOUSEK corrélation avec une forme simple, l'antériorité. Loin s'en faut que ces ambivalences soient prises pour défauts, au contraire: elles multiplient les potentialités d'expression du système verbal. Dans un texte qui fait coexister le «récit» et le «discours» un rôle important revient, à titre de formes polyvalentes, au présent et à l'imparfait Une double affinité les unit fi s'agit d'abord de la capacité qu'ils ont de se situer tant sur le plan du «récit» que du «discours»: pour l'imparfait ceci découle de sa compatibilité aussi bien avec le passé simple qu'avec le passé composé. En ce qui concerne le présent, c'est le statut contractuel de renonciation littéraire qui décide: la présence d'embrayeurs accentue le caractère du «discours», leur absence par contre fait glisser le présent vers le présent «aoristique», proche du «récit» au passé simple. Et deuxièmement, soit le présent que l'imparfait ont le pouvoir d'effacer ou du moins d'occulter la différence entre les moments actionncls et descriptifs de l'histoire racontée en les campant tous les deux à l'intérieur d'un même plan temporel. Instruments par excellence pour exprimer une vision intérieure, subjectivisante, ils sont aussi les temps du discours indirect libre où ils permettent au narrateur, certes non de quitter la responsabilité éthique du récit, mais d'en déléguer l'angle de vision au(x) per- soanage(s). Nous verrons à quel point Le Clézio sait en tirer profit Nous examinerons trois aspects principaux que prend, dans les romans analysés, la compenctration du «récit» et du «discours»: la focalisation, la durée et l'opposition entre la durée et I» » »événement. Distance narrative et focalisation Comme beaucoup d'auteurs modernes, J.-M.G. Le Clézio déporte le «récit» vers le «discours». L'instance narrative est fréquemment explicitée, en tant que point de référence de l'écriture, et cela des son premier grand roman le procès-verbal: «En attendant le pire, l'histoire est terminée. Mais attendez- Vous verrez. Je (notez je n 'ai pas employé ce mot trop souvent) crois qu 'on peut leurfaire confiance. serait vraiment singulier si, un de ces jours qui viennent, à j/rô/x>s d'Adam ou d quelque autre d'entre lui. il n'y avait rien à dire. » (PV 315) Tous les éléments sont réunis: le présent, je/tu-vous, la modalisation (atienderje croix) avec un embryon de dialogue. Le narrateur et le lecteur sont réunis dans un acte de communication dont l'auteur, loin de se cacher derrière l'écran du «récit», assume explicitement la responsabilité. L'affirmation ouverte de cette sorte de pacte peut revêtir des apparences diverses, telle cette lettre introductive, dans La fièvre: «Nice, le 23 octobre 1964. Si vous voulez vraiment te savoir, j'aurais préféré ne jamais être né. Ixt vie. je trouve ça bienfatigant LJ Très respectueusement vôtre, J.-M.G. lje Clézio. » (F 7-8) Ailleurs, la déclaration se fait plus discrète: «L'été allait commencer maintenant, et pourtant c'était comme s'il faisaitfroid. Tous, ici, dans notre ville, nous av senti cela. » (M 76) Mais partout où elle apparaît, son but est d'instaurer une autre et LES TEMPS DE J.-M.G. LE CLÉZIO 23 nouvelle complicité entre le narrateur, le lecteur et lc(s) personnage^), une complicité qui supplante, sur le mode subjectivisant, le contrat narratif objectivisant du «récit». Ce souci de proximité va de pair avec celui de la motivation de récriture. Le narrateur explique le pourquoi de l'existence du texte, sa raison d'être. Dans Le chercheur d'or, raconté à la 1™ personne, le narrateur Alexis L'Étang - qui est une incarnation littéraire du grand-père du romancier - est poussé à la narration par le désir de se créer une identité et de se faire une place dans le monde, après que la faillite de sa famille a emporté la maison familiale et détruit le paradis de son enfance. La recherche du trésor du Corsaire inconnu constitue pour Alexis une sorte d'identification avec le rêve de son père décédé, mais aussi représente - en même temps qu'elle fournit une excuse une fuite devant la responsabilité qu'il a envers sa soeur et sa mère, restées sans moyens. S'il réussit, il achèvera l'oeuvre de son père, voire abolira en quelque sorte et sa mort et sa déchéance en restituant ce qui a été détruit. Le temps destructeur n'aura pas d'effet. En attendant, Alexis s'imagine un interlocuteur complice en sa soeur Laure, qui lui a pourtant défendu d'écrire, si ce n'est pour annoncer son retour. C'est pour elle qu'il rédige son journal afin de s'expliquer, sans oser s'adresser à elle directement: «Maintenant que j'écris /.../.» (CH 108); «Maintenant, c'est pour elle (-Laure) quej'écris, pour lui dire/.../.» (CH 124). C'est à la fin, à l'heure de la prise de conscience, qu'il s'aperçoit avoir écrit en fait pour lui-même: «Seul au milieu de cespierres, avecpour unique apjmi ces liasses de papiers, ces cartes, ces cahi j'ai écrit ma vie!» (CH 333) Le cas d"Oniisha est un peu différent. D'abord, la narration s'effectue non plus à la 1°*, mais à la 3e personne qui recouvre alternativement trois personnages principaux. L'énonciation glisse ainsi davantage du côté du «récit» que non vers le «discours». D'autre part, le narrateur doit se ménager un espace narratif propre et qui lui permette d'opérer le changement de «voix» entre les personnages. L'action du roman commence en 1948: Fintan, un garçon de douze ansr et Maria Luisa, sa mère italienne, s'embarquent pour retrouver leur père et mari Geoffroy Allen, demeuré au Nigeria et dont la guerre les avait séparés. L'année qu'ils passent ensuite en Afrique constitue pour tous les trois une épreuve cruciale. Pour Fintan, ce sont les contacts difficiles avec un père qu'il n'avait pas connu, pour Maria Luisa, ce sont les retrouvailles avec un être qui lui était devenu étranger, pendant que Geoffroy s'obstine à poursuivre son rêve mythique - celui de la nouvelle Mcroô - rêve qu'il sait devoir abandonner. Mais pour tous les trois, c'est aussi une initiation à l'Afrique dont ils recueillent chacun un aspect différent Le personnage privilégié (l'énonciateur principal) est sans aucun doute Fintan que nous retrouvons vingt ans plus tard, en 1968, alors que son père agonise et que le pays qu'ils aiment tous, le Biafra, est mis à feu et à sang. C'est à ce moment-là que Fintan s'adresse, à la 1OT personne cette fois, à sa soeur Marima, celle qui a été conçue làbas, au Biafra, et qui donc appartient et reste unie, selon les croyances indigènes, au sol africain: «Hiver 1968. Marima, que puis-je te dire de plus, pour te aire comment c'était là-bas, à Onitsha?» (O 281) Voici donc le présent de renonciation et la raison 24 PETR KYLOUSEK profonde de l'écriture qui par delà révocation des moments cruciaux cherche à joindre celle qui est la dernière dépositaire des valeurs inéluctablement détruites et perdues. Nous avons ici longuement insisté sur les deux romans afin de montrer l'importance qu'a pour l'écriture de Le Clézio la mise en relief de l'instance narrative et du présent de renonciation, et cela indépendemment de la nature des temps mis en oeuvre dans la narration même. Le souci du présent est constant, «ici» et «maintenant» sont les adverbes qui reviennent fréquemment Dans Désert (439 p.), on rencontre plus de 40 fois l'expression du type «Maintenant, ils étaient apparus /.../» (D 14), par contre «Alors, ace moment-là, ily a/.../» (D 157) n'yfigurequ'une fois. Ce souci de l'ancrage, dans le «discours», de l'histoire racontée n'est certes pas le souci d'une proximité temporelle, mais narrative. Car il s'agit d'assortir le narrateur d'un interlocuteur privilégié qu'il soit extérieur (La fièvre) ou intérieur au texte (Le chercheur d'or, Onitsha), et de rapprocher ceux-ci des autres personnages. L'accent mis sur le processus énonciatif a pour corollaire l'emploi du discours indirect libre et pour effet la tendance à la fusion du narré et de la narration. Les cas déjà cités cidessus le démontrent clairement: Fintan et Alexis se racontent en même temps qu'ils racontent L'idée de proximité implique celle de distance narrative, qui s'exprime, entre autres, au moyen d'une hiérarchie de formes verbales, hiérarchie où les oppositions entre les temps verbaux ne s'interprètent plus en termes de temporalité, mais bien en fonction de la distance (proximité) narrative entre les personnages (personnes verbales), autrement dit en termes de focalisation à partir du point d'observation et de référence qu'est le narrateur. Le chercheur d'or, rappelons-le, est raconté à la l C T e personne. C'est le je qui instaure le présent de la narration: «Duplus loin queje me souvienne, j'ai entendu la mer. Mêlé au vent dans les aiguilles desfilaos,au vent qui ne cesse pas, même lorsqu 'on s'éloigne des rivages et qu 'on s'avance à travers les champs de can c 'est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l'entends maintenant, au plus profond moi, je l'emporte partout oùje vais. /.../ Pas un jour sans que j'aille à la mer, pas une nuit sans queje m'éveille, le dos mouillé de sueur, assis dans mon lit de camp, /.../. Jepense à elle comme à une personne humaine /.../. Quand la lune estplein me glisse hors du lit sans faire de bruit, prenant garde à ne JKIS faire craquer plancher vermoulu. Pourtantje sais que Laure ne dortpas/.../. » (CH 11) C'est dans ce je et ce présent du verbe que le passé du souvenir et le moment de la narration (je l'entends maintenant) se confondent. C'est à ce présent énonciatif que les passés composés sont constamment rapportés (j'ai entendu). La distance narrative qui s'instaure est à la fois celle du je aux autres personnages (iL elle) et du présent aux autres temps. Ainsi, les moments vécus intensément par le narrateur, en particulier les moments heureux où il se sent placé au centre de l'univers et en harmonie avec lui, ont tendance à se raccrocher au présent: «Je me souviens de mon premier voyage en mer. C'était en janvier, je crois, parce qu 'alors la chaleur est torride bien avant l'aube, et qu 'il n'y a pas un souffle s LES TEMPS DE J.-M.G. LE CLEZIO 25 l'Enfoncement du Boucan. Dès la première aube, sansfairede bruit, je me gliss hors ma chambre. /.../.» (CH 52) Le monde des autres tend à être évacué vers les temps passés, surtout s'il est porteur de moments désagréables ou qui présagent un malheur «Maintenant que la longue période de vacances a commencé, mon cousin Ferdinand vient plus souvent, quan l'oncle Ludovic descendsur ses propriétés de Barefoot et de Yémen /.../La dernière fois qu'il est venu chez nous, mon père était absent, et Mam n 'a pas voulu le voi Elle afaitdire qu 'elle avait de la fièvre, qu 'elle était fatiguée. /.../Alors il s'est levé, sans rien dire d'autre, il a pris sa canne et son chapeau et il est reparti. J'écouta le bruit de ses pas sur les marches de la varangue. /.../Nous avons cru que c'était une sorte de victoire, à ce moment-là. /.../Nous, nous ne savions pas que tout allai changer, que nous étions en train de vivre nos derniers jours à l'Enfoncement Boucan.» (QW. 35-36) Occasionnellement, l'évacuation des moments désagréables s'effectue vers le futur, là où le narrateur se prépare à une rupture à laquelle il ne saurait pour autant se résigner: «Au matin, Otima est blottie dans le creux de mon corps /.../. Dans quelques instants, nous devrons remettre nos habits crissants de sable, monterons dans la pirogue, et le vent tirera sur la voile. » (CH 245) L'orchestration temporelle semble donc obéir à un principe psychologique subjectivisant et c'est le narrateur qui décide de ramener les événements vers le présent de renonciation ou au contraire de les en éloigner. Ainsi, tout le deuxième chapitre du roman «Forcst Side», relatant les moments de misère et d'une vie dépourvue de sens, se situe essentiellement au passé: «La vie à Forest Side, loin de la mer, cela n 'existaitpas. » (CH 103) Le personnage peut aller jusqu'à renoncer à son rôle de point de référence de la narration. N'ayant pas la force d'assumer les événements, il les laisse se raconter euxmêmes, sur le plan du «récit» (où ils sont en fait pris en charge par le narrateurauteur). C'est ainsi que la mort du père se trouve reléguée au passé simple qui fait ici, dans Le chercheur d'or, sa première et dernière apparition en rapport direct avec le protagoniste:10 «Mais le voyage en Europe n'eut jamais lieu, jxirce qu'un soir d mois de novembre, juste avant le début du nouveau siècle, notre père mouru foudroyé par une attaque. La nouvelle arriva dans la nuit, jxirtée par un courrie indien. On vint me réveiller dans le dortoir du Collège, [mir me conduire au bureau du Principal, anormalement éclairé à cette heure. On m'apprit ce qui était arriv avec ménagement, maisje ne sentais rien qu 'un grand vide.» (CH 112-113) Les exemples précités nous permettent de saisir le fonctionnement de cette focalisation narrative qui consiste à réguler la distance entre les événements racontés et l'instance énonciative. Ce procédé nécessite, on l'a vu, l'introduction du plan du «discours» dans celui du «récit», car seul le «discours» instaure renonciation dans la narration. L'instance énonciative une fois définie, l'interaction des personnes (je/tu - il) d'une part et le positionnement respectif des formes verbales d'autre part interviennent Le passé simple apparaît en outre dans les citations, mais là, il ne s'agit pas de paroles directement assumées par le narrateur. Bien au contraire. 26 PETRKYLOUSEK pour déterminer la valeur focalisante de la forme verbale donnée. Autrement dit, la distance narrative dépend non seulement du temps verbal, mais aussi de la personne. C'est pourquoi les mêmes formes verbales que nous avons vues dans Le chercheur d'or, où la narration est confiée à la l * 6 personne, auront un rôle légèrement différent là où la narration est campée à la 3e personne, comme dans Désert ou dans Oniisha. À la différence du Chercheur d'or, où le passé composé enclenche souvent, comme on a pu le constater, une distanciation au même titre que les autres temps passés, Oniisha, qui est basé sur une narration au passé et procédant par plages continues d'imparfaits et de plus-que-parfaits, confère au passé compose le sens d'une focalisation de rapprochement vers l'instance énonciative. Là encore, la subjectivité intervient, car Fintan, le protagoniste, se refuse à avancer vers un avenir qui le privera de sa mère dont il devra bientôt partager l'affection avec un pèrejusque là inconnu. Il s'accroche à son passé, qu'il entend faire durer - d'où l'importance de l'imparfait et de son corollaire le plus-que-parfait - et cela jusqu'au moment où il fait sa première rencontre avec les Africains et l'Afrique, destinée à devenir son «présent étemel»: «Fintan regardait inlassablement les hommes accroupis en train defrapperla coq du navire à coups de marteaux, comme une musique, comme un secret lan comme s'ils racontaient l'histoire des naufrages sur la côte des Krous. Un soir, s rien dire à Maou, il est passé par-dessus la lisse, à l'avant, et il à descendu les chelons jusqu'au pont de charge. Il s'est faufilé au milieu des ballots jusqu'a grandes écoutilles où campaient les noirs. /.../ Plus tard, il avait demandé: «Dis Maou, pourquoi tu t'es mariée avec un Anglais?» Il avait dit cela avec une telle gravité qu'elle avait éclaté de rire. Elle l'avait serré dans ses bras si fort que ses pieds avaient quitté le sol, et, en le tenant ainsi, elle tournait sur elle-même, comm si elle dansait la valse. » (O 44-45) Quant à l'usage du passé simple, il est plus fréquent, et pour cause, dans les narrations à la 3e personne. Mais Le Clézio s'en sert, ici, moins comme d'un indice psychologique que dans un souci proprement narratif: le narrateur «absent» et «neutre» du passé simple représente une courroie de transmission idéale entre le débrayage d'une «voix» et l'embrayage d'une «voix» différente (changement d'énonciateur.): «Sur la route poussiéreuse, Bony (-l'ami noir de Finlan) attendait. A six heures, chaque soir, quand le soleil se couchait de l'autre côté du fleuve, forçats quittaient le terrain du DO. Simpson et retournaient vers la prison, en vi A demi caché par la palissade qui entourait le terrain, Bony guettait leur arrivé /.../ Fintan avait rejoint Bony au bord de la route quand la troupe arriva. /.../ milieu de la troupe, il y avait un homme grand et maigre, au visage marqué par fatigue. Quandilestpassé, son regards'est'arrêtéx sur Bony. puis sur Fintan. C'était un regard étrange, vide et en même temps chargé de sens. Bony a dit, seulemen «Ogbo», car c 'était son oncle. La troupe a défilé devant eux au pas cadencé /.../. (O 120-121) De Bony, la «voix» glisse vers Fintan et c'est le passé simple qui permet de marquer le changement: la narration d'abord s'éloigne de Bony (le passé simple), puis elle est déléguée à Fintan qui vit intensément la scène (le passé composé). Nous LES TEMPS DE J.-M.G. LE CLÉZIO 27 noterons également la fonction de l'imparfait qui permet de négocier le passage entre le passé simple et le passé composé, donc entre le «récit» et le «discours». Durée Nous avons pu déjà constater que la pénétration du «discours» dans le «récit» s'exprime à travers un usage déporté des temps verbaux. La distance temporelle s'estompe au profit d'une distance narrative que le narrateur (cnonciateur-personnage) met entre lui et les événements racontés. En termes de formes verbales, cette distance sejoue entre la personne (je/tu - il) et le temps, en termes de narration, c'est l'instance énonciative (le narrateur) et lc(s) pcrsonnagc(s) (énonciateur(s)) qui entrent en ligne de compte. Le principe subjectivisant, qui est intrinsèque au fonctionnement du «discours», veut aussi que le narrateur délègue sa «voix» au(x) personnage(s), qu'il regarde et dise le monde à travers lui (eux), dans une «vision avec» qui souvent fait appel au discours indirect libre. D'où aussi, nous l'avons vu, le lien profond entre l'instance énonciative et les formes verbales d'un côté et, de l'autre, le caractère et la situation du personnage, sa façon de voir et dire les choses, de se situer par rapport aux événements. Autrement dit, chez Le Clézio, l'emploi des temps verbaux reste en relation constante avec les dispositions de ces personnages privilégiés, dotés de «voix», que sont les protagonistes. Or, on peut leur trouver, à presque tous, un air de parenté. Le rapport de paratopie que Le Clézio semble préférer et qu'il utilise pour placer ses personnages, est celui de marginalité. Les personnages de Le Clézio se situent en deçà ou au delà d'une insertion sociale ou civilisationncllc (enfants, adolescents, vieillards, sauvages) ou bien ils en sont exclus (rebelles, révoltés, malades mentaux). Depuis Adam Polo du Procèsverbaljusqu'au tout dernier roman biographique Diego et Frida (Paris, Stock 1993), il n'y a que rembarras du choix. Ainsi Mondo (M) peut servir de prototype des enfants et adolescents clochards ou fugueurs: Lullaby (M; «Lullaby»), Gaspard (M; «Bergers»), David (R; «David»), Pousse et Pussy (R; «La grande vie»), Annan (R, «Orlamondo»), etc. De môme, la vieille femme vietnamienne qui accueille Mondo s'insère dans une lignée de vieillards patients et compréhensifs: Martin (M; «Harazan»), Amie et le colonnel Herschel (P; «Printemps»), le vieux pécheur Naman (D), le capitaine Bradmer et le vieux timonnier (CH). Alexis l'Etang, le protagoniste du Chercheur d'or, est doublement frappé d'exclusion: d'abord la faillite de la famille le déclasse socialement; ensuite, ne cherchant nullement d'insertion correspondant à son rang et que la bonne société de l'île Maurice consentirait éventuellement à lui accorder, il quitte toute société, au point d'être désapprouvé même par sa soeur. Ce chercheur du bonheur le trouve enfin dans un retour a la vie «sauvage» et dans l'amour que lui porte Ouma. une descendante d'esclaves rebelles qui, réfugiés dans les montagnes, fuient la civilisation. Marginaux sont également les parents de Fintan dans Onitsha: c'est contre le gré de sa famille et dans une Italie mussolinienne, anti-anglaise, que Maria Luisa épouse un 28 PETR KYLOUSEK Anglais, lui-même en rupture d'avec ses parents. Et c'est encore ce mariage avec une Italienne qui rend GeofTroy suspect aux yeux de la petite société coloniale britannique à Onitsha: il est mis au ban et bientôt renvoyé de son poste. À Onitsha, la famille de Fintan est la seule à entretenir des rapports amicaux avec les noirs, la seule aussi à être initiée aux mystères de la vie africaine. Comme Oya, la folle prostituée d'Onitsha, mais en même temps reine du fleuve Niger et descendante légitime des mythiques reines de Mcroc, la protagoniste de Désert, Lalla, est le personnage d'une marginalité à la fois minimale et maximale. Orpheline, recueillie par sa tante, vivant dans un bidonville marocain et ensuite dans un quartier lépreux de Marseille, illettrée, Lalla est également descendante des guerriers bleus du désert. Sa majesté éclate dans sa beauté qui lui vaudra une carrière éblouissante de mannequin travaillant pour des revues de modes, mais elle éclate aussi dans sa révolte réitérée contre les contraintes sociales: le triple esclavage du travail, du mariage imposé et de la publicité. Pour préserver sa liberté, elle retourne au désert À la marginalité des personnages de Le Clézio s'ajoute le refus de la civilisation et de la violence sociale. Mais ce retrait du monde s'accompagne, en même temps, de la recherche d'un contact essentiel, profond, soit avec son propre corps, soit avec la nature et les éléments: soleil, vent sable, montagne, mer. ciel. La communion avec l'univers forme, dès les années 1970, un des filons thématiques les plus importants de Le Clézio. Elle a une dimension mythique - p. ex. dans Le chercheur d'or, c'est le cas des légendes de l'île Saint Brandon et Agalcga, opposées à celle du Corsaire inconnu et au mythe des Argonautes - elle a aussi une forte composante mystique. L'entrée en méditation est souvent décrite avec précision, depuis la régulation du souffle et la perception du corpsjusqu'à la vision élargie, à la pénétration dans l'au-delà des choses où le microcosme et le macrocosme se confondent et le temps se fige en une durée sans passé ni avenir: «La respiration devenait de plus en plus lente, et dans sa poitrine, le coeur espaçait ses coups, lentement, lentement. Il n'y avait presque de mouvements, presque plus de vie en elle, seulement son regard qui s'élargissa qui se mêlait à l'espace comme un faisceau de lumière. Lullaby sentait son corp s'ouvrir, très doucement, comme une porte, et elle attendait de rejoindre la me savait qu 'elle allait voir cela, bientôt, alors qu 'elle ne pensait à rien, elle ne vo rien d'autre. Son corps restait loin en arrière /.../. La lumière continuait à entre jusqu 'au fond des organes /.../. Lullaby voyait avec tous ses yeux, de toutes p /.../ Elle voyait tout cela au même instant, et chaque regard durait des mois, années. /.../ C'était comme si elle pouvait enfin, après la mort, examiner les lois q forment le monde. » (M; «Lullaby») L'initiation mystique fait partie du parcours qu'effectuent bien des protagonistes. Le récit «La montagne du dieu vivant» dans le recueil Mondo est entièrement consacré à ce thème. Par des initiations mystiques aux divers mystères africains s'achèvent les aventures de Fintan (O 180-184), de Geoffroy (O 219-225) et de Maria Luisa (0 213- 218) dans Onitsha. Dans Désert, des expériences mystiques guident les deux personnages principaux: Nour, l'ancêtre de Lalla, et Lalla elle-même (cf D 27-32, 238-239, 244-245,403, 405, 432 pour Nour; 96-99, 117-118, 167, 205-206, 220- LES TEMPS DE J.-M.G. LE CLÉZIO 29 221, 413-420 pour Lalla). La fréquence du thème confirme son importance dans la construction du roman: c'est grâce à la méditation que les deux protagonistes se rejoignent, que Lalla entre en communication avec celui qu'elle appelle Es Ser, le Secret, par delà le temps historique qui les sépare. Or, la fuite devant la civilisation et la révolte contre la société d'un côté et le recours au mythe et à la méditation d'autre part ont pour dénominateur commun justement le refus du temps événementiel, historique, transformateur. Chez Le Clézio, le changement a généralement une connotation négative et les événements heureux ne viennent jamais de l'Histoire. Le refus du changement est souvent exprimé. Alexis L'Étang est attiré par le voyage en mer, parce que «la mer abolit le temps» (CH 175; cf. C H 149, 243, 321). Devant le cours étemel du Niger, les personnages d'Onitsha font une expérience analogue: «Tout à coup elle comprenait (=Maria Luisa) ce qu 'elle avait appris en venant ici, à Oniisha, et qu 'elle n 'auraitjamais pu apprendre ailleurs lenteur, c'était cela /.../. La vie s'arrêtait, le temps s'alourdissait.» (O 167). Pour Fintan et Geoffroy le Niger «portait dans son eau toute l'histoire des hommes, depuis le commencement». (O 119; cf O 156, 187, 190). En route vers le sanctuaire d'Aro Chuku où Geoffroy recevra son initiation «la pirogue remonte la rivière /.../, elle remonte le cours du temps». (CH 202) Car c'est à la durée que les personnages de Le Clézio aspirent: «Fintan aurait aimé que le voyage dure pour toujours. » (O 33) Cet état d'esprit module à la fois leur perception du monde et sa représentation dans la narration, posée le plus souvent au discours indirect libre. Ainsi, chez Le Clézio, la narration a une tendance prononcée à procéder par plages temporelles continues, au passé ou au présent, où les événements se confondent avec la description, et la perception avec les sentiments qu'elle suscite dans le for intérieur des personnages. Les formes temporelles qui s'y prêtent sont le présent («aoristique») et l'imparfait, qui forment souvent de longs passages ininterrompus. Comme si tout - présent, avenir et passé - se laissait ramener à un seul champ de vision, celui du personnage un champ de vision qui s'astreint à un instant indéfiniment prolongé et que le personnage refuse de quitter: «Chaque soir, ily a (l'action se déroule au passé) une leçon différente, une poésie, un conte, un problème nouveau, et pourtant aujourd'hui, il me semble (le présent de renonciation) que c'est (action passée) sans cesse la même leçon, interrompuepar les awntures brûlantes du jour, jxir les errances jusqu 'au rivage de la mer, ou par le rêves. Quand tout cela existe-t-il? (action passée + présent de renonciation) Mam, j>enchée sur la table nous explique (action passée) le calcul/.../. » (CH 27) Lorsque la réalité se fragmente au point d'exiger une forme verbale plus «actionnclle», ce sont les temps composés, exprimant l'accompli par rapport aux temps simples, qui apparaissent. L'usage du plus-que-parfait comme temps narratif actionnel est particulièrement frappant et représente, nous semblc-t-il, une des spécificités du style de Le Clézio: «Toits, ils allaient s'asseoir sur les banquettes de boue séchée, autour de la cour de la maison du cheikh. Puis ils allaient dire le prière, au coucher du soleil, à l'est du puits, à genoux dans le sable, le corps tou dans la direction du désert. lorsque la nuit était venue, Nour était retourné vers la 30 PETR KYLOUSEK tente de sonpère, et il s'était assis à côté de son frère aîné. Dam la partie droite de la tente, sa mère et ses soeursparlaient /.../. » (D 35; voir aussi O 44-45, ci-dessus) Les verbes au plus-que-parfait, nous le voyons, fonctionnent comme un instrument narratif subjectivisant: en résumant «ex-post» les événements comme déjà accomplis, ils instaurent en fait la présence d'un moment temporel fixe, immobile, une durée au passé, autrement dit ils reconduisent les événements vers le champ de vision d'un personnage (ici Nour), là où le passé simple créerait un enchaînement d'événements indépendants du personnage, c'est-à-dire indépendants de sa participation perceptive. En même temps, le plus-que-parfait reconstitue l'unité de la plage temporelle donnée et cela au prix d'une rupture d'avec la plage temporelle précédente. À une perception subjecnvisante discontinue correspond une succession discontinue de plages temporelles de durée: «A l'aube, ily avait eu (=rupture introduisant la 1** plage temporelle) ce bruit étrange, inquiétant, sur le pont du Surabaya. Fintan s'était levé pour écouter. Par la porte de la cabine entrouverte, le long du couloir encore éclairé parles ampoules électriques, le bruit arrivait, (=1*" plage temporelle de durée) assourdi, monotone, irrégulier. Des coupsfrappésau loin, sur la coque du navire. En mettant sa main sur la paroi du couloir, on pouvait sentir les vi brations. Fintan s'était habillé (=rupture introduisant la 2e plage temporelle) à la hâte, et, pieds nus, il était parti à la recherche du bruit. Sur le /font, il y avait (2* plage temporelle) déjà du monde /.../. Le soleil brillait /.../. Fintan marchait sur le pont des premières; LJ. Tout d'un coup, comme du balcon d'un immeuble, Fintan découvrit («rupture, focalisation arrière) l'origine du bruit: /.../. Maou avait rejoint («rupture introduisant la 3e plage temporelle) Fintan sur le pont. «Pourquoifont-ils ça», avait demandé Fintan. «Pauvres gens», avait dit Maou. Elle avait expliqué que les noirs travaillaient à dérouiller le bateau pour payer leur voyage /.../. Les coups résonnaient (3e plage temporelle) selon le rythme incompréhensible, chaotique, comme si c'étaient eux maintenant qui faisaient avancer le Surabaya au milieu de cette mer. » (0 40-41) La place qu'occupe dans l'exemple précité le passé simple (découvrit) nous montre aussi la synergie, chez Le Glézio, des procédés de focalisation et de la narration par plages continues de durée En effet, le passé simple présente un moment de débrayage, où la «voix» est retirée à Fintan au profit du narrateur-auteur qui, lui, est mieux placé pour offrir une vue plongeante, générale, et de Fintan et du bateau Comme dans les cas précédents (cf. O 120-121), nous avons, ici encore, l'exemple de ces charnières textuelles qui unissent, dans le style de Le Clczio, les deux plans d'énoncialion que sont le «récit» et le «discours». LES TEMPS DE J.-M.G. LE CLÉZIO 31 La durée et le temps événementiel La synergie du «récit» et du «discours» peut receler - et c'est le cas ici - une dualité. En effet, ce qui de la part des personnages ou à travers eux, est volontairement présenté sous son aspect de durée a aussi une dimension événementielle irréductible. C'est pourquoi les plages de durée se fragmentent, fissurées par les événements: là, souvent, réside le dilemme devant lequel les personnages sont placés en se racontant Or, le conflit entre les événements et la durée est, en fait, le conflit entre deux aspects du temps: d'un côté l'Histoire avec sa temporalité événementielle, cumulative et linéaire, de l'autre côté soit le temps mythique de l'éternel retour, soit le temps mystique de l'éternité. De façon générale, une part importante des récits et romans de Le Clézio développent ce thème central. La dualité thématique peut s'inscrire jusque dans la composition: ainsi les trois romans, dont il est ici principalement question - Désert, Le chercheur d'or et Onilsha - sont formés de deux histoires emboîtées ou racontées parallèlement en alternance. Dans Onilsha et Désert, elles se démarquent même par une typographie différente. Cette charpente compositionnelle est moins apparente dans 1M chercheur d'or ou le je du narrateur à la 1°* personne empêche l'éclatement Toutefois la narration du protagoniste est jalonnée de récits initiatiques: épisodes de l'Histoire Sainte, légendes de l'île Agalega et de 111c Saint Brandon, mythe des Argonautes, plans et travaux du Corsaire inconnu. À ce plan mythoiogisant se confrontent constamment les vicissitudes du temps historique, événementiel: la déchéance sociale, la mort des parents, les révoltes sociales et surtout l'horreur de la guerre 1914-1918, les batailles d'Ypres et de la Somme. La narration est linéaire, épousant la suite des événements, mais la dualité intervient au niveau de l'alternance et de la confrontation des chapitres, évoquant à tour de rôle le bonheur ou la quête du bonheur et d'autre part le malheur qu'apportent les événements: «Enfoncement du Boucan, 1982» se situe à l'époque de l'enfance heureuse passée dans la solitude de la propriété familiale à l'île Maurice; «Forest Side» retrace les moments difficiles au bas de l'échelle sociale de l'île Maurice; «Vers Rodrigucs, 1910» et «Rodrigues, Anse aux Anglais, 1911» représentent la fuite en mer et la recherche du trésor du Corsaire inconnu - c'est la quête du bonheur; dans «Yprcs, hiver 1915 - Somme, automne 1916» éclate toute la bestialité de la guerre; ceUe-ci offre néanmoins au protagoniste, devenu héros, la possibilité d'une nouvelle insertion sociale, chance qu'Alexis, en révolte contre la société étriquée de l'île Maurice, refusera définitivment - c'est le chapitre «Vers Rodrigucs. été 1918-1919»; il va retrouver la femme de sa vie Ouma et avec elle la vie sauvage des esclaves marrons, sur les terres de son enfance - «Mananava, 1922». La composition est concentrique avec, au centre, les deux chapitres consacrés à la quête solitaire du bonheur, suivis du chapitre illustrant l'horreur absolue que sont la guerre et la solitude d'un soldat Autour de ce noyau se placent de part et d'autre les deux chapitres qui illustrent l'un, l'impossibilité, et l'autre, le refus d'une insertion sociale. Enfin, le premier et le dernier chapitres sont ceux d'une plénitude d'abord 32 PETR KYLOUSEK perdue, mais finalement retrouvée. Les plages de durée, pour la plupart au présent (cf ci-dessus C H 27), caractérisent avant tout les chapitres évoquant le bonheur, alors que le détachement par rapport aux événements se traduit souvent par le procédé focalisant de la mise au passé (cf. ci-dessus C H 103; 112-113). Dans les récits à la' 3e personne que sont Désert et Onitsha, la situation se présente diféremment Le narrateur-auteur peut y déléguer sa «voix» tantôt à l'un, tantôt à l'autre personnage ou bien décider d'assumer la narration à lui tout seul sans passer par ce relais. L'unité du texte est suffisamment assurée soit au niveau du narrateur, soit par le biais des références réciproques dans les registres narratifs des personnages, pour admettre une diversification, un «éclatement» au niveau de la composition. On obtient de la sorte un dédoublement et de l'histoire et de la narration en deux zones distinctes, jusque dans la typographie: l'une liée principalement au temps événementiel - celui de l'Histoire; l'autre tendant à constituer un espace intemporel de durée, un espace mythisant Leur alternance rythme le mouvement interne des chapitres, conférant ainsi à l'ensemble du texte romanesque une double articulation: l'une en chapitres, et qui suit en règle générale, la progression chronologique linéaire de l'histoire racontée, l'autre, indépendante de la première, en zones de plages tempo- relles. Celles-ci, on s'en doute, sont liées au «discours», notamment aux «voix» des personnages. Dans Onitsha, c'est la «voix» du protagoniste Fintan (et à laquelle s'associe celle de Maria Luisa) qui domine. Il s'agit d'une évocation en rctrospection du voyage en Afrique et du séjour africain, et la narration est donc posée au passé, reconstitué au moyen de plages temporelles à l'imparfait. Face à cette première zone se dresse en contrepoint la «voix» du père Geoffroy: sa «présence» africaine se place sous l'aspect de l'éternité, où le passé mythique et le présent se confondent en un présent intemporel, exprimé par le présent «aoristique». L'opposition entre l'Histoire événementielle et la durée traverse les deux zones de plages temporelles, mais etle est envisagée différemment dans l'un et l'autre cas. La zone de Geoffroy présente l'Histoire sous son aspect étemel: sa trame est celle du mythe de la dernière reine de Meroë qui, fuyant avec son peuple les horreurs de la guerre, franchit le désert afin de fonder un nouveau royaume sur l'autre fleuve de la vie - l'autre Nil - c'est-à-dire le Niger. Là elle construit la nouvelle Meroë (Onitsha) et érige les nouveaux sanctuaires (Aro-Chuku) qui seront à leur tour bouleversés par des guerres. C'est là l'Histoire étemelle: le pouvoir destructeur de l'homme auquel seule une promesse divine de paix et de bonheur peut s'opposer, une promesse fragile, mais indestructible comme l'Espoir et la Vie mêmes. À l'Histoire sous son aspect étemel fait face celle que vit Fintan: la guerre de 1939-1945 qui le prive du père et d'une vie de famille normale, celle du Biafra en 1968 qui emporte sa terre de prédilection Le Mal étemel frappe ici un individu qui s'avoue impuissant. L'évocation du bonheur qu'il avait connu au Biafra, ce passé qu'il s'obstine à faire revivre, à faire durer en employant l'imparfait reste son ultime recours. Cette sorte de composition dédoublée est encore plus prononcée dans Désert. Le roman s'articule en deux chapitres, «Le Bonheur» et «La vie chez les esclaves», LES TEMPS DE J.-M.G. LE CLEZIO 33 à l'intérieur desquels alternent l'histoire de Nour, qui se déroule au Maroc entre 1909 et 1912, au temps de l'une des dernières guerres saintes contre les colonisateurs européens, et celle de Lalla, une lointaine descendante des combattants du désert et dont elle retrouve l'âme et l'esprit dans sa révolte contre la civilisation contemporaine. Par rapport à Onitsha, les valeurs «temporelles» sont ici doublement inversées: d'une part l'histoire mythisante, celle de Nour, est modulée au passé, le plus souvent à l'imparfait, celle de Lalla se situe au présent: d'autre part, les connotations changent, car la révolte de Lalla permet de revaloriser le présent C'est elle qui par son regard intuitif, intérieur, redécouvre les valeurs étemelles du désert, valeurs dont ses ancêtres ont été dépositaires et qu'elle perpétuera en donnant la vie à une fille, une autre de sa race. L'éternité, ici, s'incarne dans le présent Toutefois, ni Onitsha ni Désert ne disposent les zones de plages temporelles de manière à les isoler réciproquement Parmi des liens multiples qui les relient, tels que personnages, thèmes récurrents, etc., nous ne relèverons ici que les procédés opérant une convergence que Ton pourrait qualifier de temporelle. Dans Désert, par exemple, la zone de Nour (le passé) se trouve orientée vers le présent, donc vers Lalla, dès le début du texte: «Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune à demi cachés jxir la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement, ils descendus dans la vallée /.../. »(D 7) Même si la suite est positionnée au passé, l'orientation vers le présent se maintient et elle réapparaît périodiquement pour s'affirmer à la fui sous forme d'une intemporalité exprimée par l'imparfait, mais rattachée, par le passé composé, au présent: «Le lendemain, dès l'aube, les hommes et les femmes ont creusé d'autres tombes p les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les lombes, ils ont placé de gros cailloux du fleuve. Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus recommencé à marcher, sur la piste du sud, celle qui est si longue qu'elle semble n 'avoir pas de fin. Nour marchait avec eux /.'.:/.Il n'y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l'étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, dou comme les yeux de l'eau. /.../Ils s'en allaient, comme dans un rêve, ils dispa raissaient. » (D 438-439) En même temps, les intervalles d'épaisseur des deux zones, d'abord importants, tendent à se racourcir. Si, au début du roman, l'alternance de l'histoire de Nour et celle de Lalla s'effectue au rythme respectivement de 72 et de 150 pages, à la fin, elle n'est plus que de 10 à 15 pages, à mesure que le lointain passé pénètre dans le présent de Lalla et qu'elle s'y identifie tout en le transmutant en un présent perpétuel, le présent d'une vie qui se renouvelle. Conclusion Le parcours que nous avons tâché de suivre dans notre analyse, certes incomplète, de trois romans récents de Le Clézio - Désert, Le chercheur dor'dL Onitsha - ne devrait pas être envisagé comme une simple illustration du potentiel d'expression dont 34 PETR KYLOUSEK la littérature dispose et qu'elle peut mettre en oeuvre en recourant au «discours», ou plutôt à ce travail d'écriture qu'est le «récit» déporté vers le «discours». En effet, comme on a pu le constater, la mise en relier et la subjectivisation de l'instance narrative - dont la manifestation la plus évidente reste le jeu des personnes verbales et des temps du verbe - ne se réduit pas à la seule question de technique narrative. Les procédés de focalisation au moyen de formes temporelles, la narration subjectrvisante, procédant par plages de durée en «vision avec», et enfin la composition en zones de plages de durée - tout cela n'a de sens que rapporté au caractère des personnages, à la situation vécue, mais aussi aux thèmes porteurs de chaque roman. Sans aucun doute, l'écriture de Le Clézio frappe dès le prime abord par l'abondance et l'emploi particulier et inattendu de certaines formes verbales: le présent, l'imparfait, le plus-que-parfait «actionne!», le voisinage contrastant du passé simple et du passé composé (cf. ci-dessus le dernier exemple cité). Mais il n'est pas moins vrai que cette temporalité narrative reflète une temporalité «thématique»: celle d'une histoire individuelle confrontée à l'Histoire. Alors que la première traduit le désir d'une unité profonde avec l'univers - unité qui est génératrice du bonheur, mais qui ne peut être réalisée que dans la durée, l'Histoire événementielle, notamment représentée par les valeurs de la civilisation et de la société européennes, est vécue comme destructrice, porteuse de discontinuité et partant de non identité et de déchéance. Tel, du moins, nous apparaît le fond commun des trois romans dont nous avons tenté 1 analyse Si, au dire de Roland Barthes,11 le passé simple, forme temporelle dominante du roman au XIXe siècle, a partie liée avec une vision optimiste de l'Histoire et avec une foi scientiste dans le progrès de la civilisation, chez Le Clézio, par contre, les temps du «discours» et la subjectivisation du «récit», qu'ils entraînent, seraient alors l'expression d'une profonde méfiance envers l'Histoire et le progrès, en même temps qu'une recherche de valeurs intemporelles. Sans doute pourrait-on établir ici un parallèle avec l'intérêt de l'écrivain pour les mythes et les mythologies, en particulier de l'Amérique Centrale. Cet intérêt semble être allé croissant, en effet, depuis la publication, par l'auteur, des Prophéties du Chilam Balam en 1976 et il ne s'est pas jusqu'à présent démenti.1 2 LISTE DES ABRÉVIATIONS (Tous les livres cités de J.-M.G. Le Clézio ont été publiés à Paris par les Éditions Gallimard. Sauf pour La fièvre, la pagination renvoie à la collection «Folio»-) D - Désert, 1980 Y-Lafièvre, 1965 CH - Le chercheur d'or, 1985 M - Monde et autres histoires, 1978 O-Onitsha, 1991 P - Printemps et autres saisons, 1989 PV - Le procès-verbal, 1963 R - La ronde et autresfaits divers^ 1982 Roland Barthes, op. cil La mythologie et la civilisation amérindiennes ont inspiré récriture de plusieurs livres de Le Clézio: Les prophéties du Chilam Balam, Paris, Gallimard 1976; Trois villes saintes, Paris Gallimard 1980; Relation de Miclioacan, Paris, Gallimard 1984; Le rêve mexicain ou ta pensée interrompue, Paris, Gallimard 1988.