Prof. Dr. Jochen Mecke, Les temps du roman, Universitě Masaryk de Brno 1 1 Questions sur l'histoire des temps du roman 2 1. Ou se situe le temps du recit par rapport a l'histoire racontee (posteriorite, simultaneity, 3 anted orite) ? 4 2. Quel est le rapport entre le temps du recit et le temps de la narration (temps de l'histoire, 5 temps du discours) ? 6 3) L'ordre chronologique est-il respecte ou y a-t-il des ecarts (prolepses (anticipations), 7 analepses (retrospection) ? 8 4. Comment se comportent les deux continuums de changements dans la dimension de la 9 duree ? (sommaires, ellipses, ralenti, scene etc.) 10 5. Quelle est la frequence temporelle (singuliere, iterative, repetitive) ? 11 Honore de Balzac, Illusions Perdues (1837-43) 12 Des jeunes gens a cheval, parmi lesquels Lucien remarqua de Marsay et Rastignac, se 13 joignirent a la caleche pour conduire les deux cousines au bois. II fut facile a Lucien de voir, 14 au geste des deux fats, qu'ils complimentaient Mme de Bargeton sur sa metamorphose. Mme 15 d'Espard petillait de grace et de sante : ainsi son indisposition etait un pretexte pour ne pas 16 recevoir Lucien, puisqu'elle ne remettait pas son diner a un autre jour. Le poete furieux 17 s'approcha de la caleche, alia lentement, et, quand il fut en vue des deux femmes, il les salua 18 : Mme de Bargeton ne voulut pas le voir, la marquise le lorgna et ne repondit pas a son salut. 19 La reprobation de l'aristocratie parisienne n'etait pas comme celle des souverains 20 d' Angouleme : en s'efforcant de blesser Lucien, les hobereaux admettaient son pouvoir et le 21 tenaient pour un homme ; tandis que, pour Mme d'Espard, il n'existait meme pas. Ce n'etait 22 pas un arret, mais un deni de justice. Un froid mortel saisit le pauvre poete quand de Marsay 23 le lorgna ; le lion parisien laissa retomber son lorgnon si singulierement qu'il semblait a 24 Lucien que ce fut le couteau de la guillotine. La caleche passa. La rage, le desir de la 25 vengeance s'emparerent de cet homme dedaigne : s'il avait tenu Mme de Bargeton, il l'aurait 26 egorgee... 27 "Mon Dieu ! de l'or a tout prix ! se disait Lucien, l'or est la seule puissance devant laquelle 28 ce monde s'agenouille. Non ! lui cria sa conscience, mais la gloire, et la gloire c'est le travail 29 ! Du travail ! c'est le mot de David. Mon Dieu pourquoi suis-je ici ? mais je triompherai ! Je 30 passerai dans cette avenue en caleche a chasseur ! j'aurai des marquises d'Espard !" 31 En lancant ces paroles enragees, il dinait chez Hurbain a quarante sous. Le lendemain, a 32 neuf heures, il alia chez Louise dans l'intention de lui reprocher sa barbarie : non seulement 33 Mme de Bargeton n'y etait pas pour lui, mais encore le portier ne le laissa pas monter, il resta 34 dans la rue, faisant le guet, jusqu'a midi. A midi, du Chatelet sortit de chez Mme de Bargeton, 35 vit le poete du coin de l'oeil et l'evita. Lucien, pique au vif, poursuivit son rival; du Chatelet 36 se sentant serre, se retourna et le salua dans l'intention evidente d'aller au large apres cette 37 politesse. 38 Honore de Balzac, Illusions perdues, Paris, Caiman-Levy, 1892, pp. 230-231. 39 Gustave Flaubert, Madame Bovary (1856) 40 Souvent, lorsque Charles etait sorti, elle allait prendre dans l'armoire, entre les plis du linge 41 ou elle l'avait laisse, le porte-cigares en soie verte. 42 Elle le regardait, l'ouvrait, et meme elle flairait l'odeur de sa doublure, melee de verveine et 43 de tabac. A qui appartenait-il ? Au Vicomte. C'etait peut-etre un cadeau de sa maitresse. On 44 avait brode cela sur quelque metier de palissandre, meuble mignon que Ton cachait a tous 45 les yeux, qui avait occupe bien des heures et ou s'etaient penchees les boucles molles de la 46 travailleuse pensive. Un souffle d'amour avait passe parmi les mailles du canevas ; chaque 47 coup d'aiguille avait fixe la une esperance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelaces 48 n'etaient que la continuite de la meme passion silencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, 49 l'avait emporte avec lui. De quoi avait-on parle, lorsqu'il restait sur les cheminees a large 50 chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle etait a Tostes. Lui, il Prof. Dr. Jochen Mecke, Les temps du vornan, Universite Masaryk de Brno 2 1 etait ä Paris, maintenant; lä-bas ! Comment etait ce Paris ? Quel nom demesure ! Elle se le 2 repetait ä demi-voix, pour se faire plaisir ; il sonnait ä ses oreilles comme un bourdon de 3 cathedrale, il flamboyait ä ses yeux jusque sur l'etiquette de ses pots de pommade. 4 La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenetres en chantant 5 La Marjolaine, eile s'eveillait; et ecoutant le bruit des roues ferrees, qui, ä la sortie du pays, 6 s'amortissait vite sur la terre : Iis y seront demain ! se disait-elle. 7 Et eile les suivait dans sa pensee, montant et descendant les cötes, traversant les villages, 8 filant sur la grande route ä la clarte des etoiles. Au bout d'une distance indeterminee, il se 9 trouvait toujours une place confuse oü expirait son reve. 10 Elle s'acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, eile faisait des courses 11 dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s'arretant ä chaque angle, entre les lignes des 12 rues, devant les carres blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigues ä la fin, eile fermait 13 ses paupieres, et eile voyait dans les tenebres se tordre au vent des becs de gaz, avec des 14 marchepieds de caleches, qui se deployaient ä grand fracas devant le peristyle des theatres. 15 Gustave Flaubert, Madame Bovary, (I, ch. 9), Paris, Garnier-Flammarion, 1986, pp. 117- 16 118. 17 Jules Verne, Le tour du monde en 80 jours (1872) 18 En l'annee 1872, la maison portant le numero 7 de Saville-row, Burlington Gardens — maison 19 dans laquelle Sheridan mourut en 1814 —, etait habitee par Phileas Fogg, esq., Tun des 20 membres les plus singuliers et les plus remarques du Reform-Club de Londres, bien qu'il 21 semblät prendre ä täche de ne rien faire qui püt attirer l'attention. 22 A Tun des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succedait done ce Phileas Fogg, 23 personnage enigmatique, dont on ne savait rien, sinon que c'etait un fort galant homme et 24 Tun des plus beaux gentlemen de la haute societe anglaise. 25 On disait qu'il ressemblait ä Byron — par la tete, car il etait irreprochable quant aux pieds — 26 , mais un Byron ä moustaches et ä favoris, un Byron impassible, qui aurait vecu mille ans 27 sans vieillir. 28 Anglais, ä coup sür, Phileas Fogg n'etait peut-etre pas Londonner. On ne l'avait jamais vu ni 29 ä la Bourse, ni ä la Banque, ni dans aueun des comptoirs de la Cite. Ni les bassins ni les 30 docks de Londres n'avaient jamais recu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce 31 gentleman ne figurait dans aueun comite d'administration. Son nom n'avait jamais retenti 32 dans un college d'avocats, ni au Temple, ni ä Lincoln's-inn, ni ä Gray's-Inn. Jamais il ne 33 plaida ni ä la Cour du chancelier, ni au Banc de la Reine, ni ä l'Echiquier, ni en Cour 34 ecclesiastique. II n'etait ni industriel, ni negotiant, ni marchand, ni agriculteur. II ne faisait 35 partie ni de l'Institution royale de la Grande-Bretagne, ni de l'Institution de Londres, ni de 36 l'Institution des Artisans, ni de l'Institution Russell, ni de l'Institution litteraire de l'Ouest, ni 37 de l'Institution du Droit, ni de cette Institution des Arts et des Sciences reunis, qui est placee 38 sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majeste. II n'appartenait enfin ä aueune des 39 nombreuses societes qui pullulent dans la capitale de l'Angleterre, depuis la Societe de 40 l'Armonica jusqu'ä la Societe entomologique, fondee principalement dans le but de detruire 41 les insectes nuisibles. 42 Phileas Fogg etait membre du Reform-Club, et voilä tout. 43 Jules Verne, Le tour du monde en 80 jours, Paris, Hetzel, 1977, pp. 1-3. 44 Albert Camus, L'Etranger (1942) 45 Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-etre hier, je ne sais pas. J'ai recu un telegramme de 46 l'asile : « Mere decedee. Enterrement demain. Sentiments distingues. » Cela ne veut rien 47 dire. C'etait peut-etre hier. 48 L'asile de vieillards est ä Marengo, ä quatre-vingts kilometres d'Alger. Je prendrai l'autobus 49 ä deux heures et j'arriverai dans l'apres-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain 50 soir. J'ai demande deux jours de conge ä mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec 51 une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai meme dit: «Ce n'est pas de 52 ma faute. II n'a pas repondu. J'ai pense alors que je n'aurais pas dü lui dire cela. En somme, Prof. Dr. Jochen Mecke, Les temps du roman, Universitě Masaryk de Brno 3 1 je n'avais pas á m'excuser. Cétait plutót á lui de me presenter ses condoléances. Mais il le 2 fera sans doute aprěs-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment c'est un peu 3 comme si maman n'etait pas mořte. Aprěs 1'enterrement, au contraire, ce sera une affaire 4 classée et tout aura revétu une allure plus officielle. 5 J'ai pris 1'autobus á deux heures. II faisait trěs chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste, 6 comme ďhabitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a dit: «On n'a 7 qu'une měre.» Quand je suis parti, ils m'ont accompagné á la porte. J'etais un peu étourdi 8 parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un 9 brassard. II a perdu son oncle, il y a quelques mois. 10 J'ai couru pour ne pas manquer le depart. Cette háte, cette course, c'est á cause de tout cela 11 sans doute, ajouté aux cahots, á 1'odeur ď essence, á la reverberation de la route et du ciel, 12 que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, 13 j 'étais tassé contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit 14 « oui » pour n'avoir plus á parler. 15 L'asile est á deux kilometres du village. J'ai fait le chemin á pied. J'ai voulu voir maman 16 tout de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre le directeur. Comme il 17 était occupé, j'ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j'ai 18 vule directeur: il m'arecu dans son bureau. C était un petit vieux, avec la Legion d'honneur. 19 II m'a regardé de ses yeux clairs. Puis il m'a serré la main qu'il a gardée si longtemps que je 20 ne savais trop comment la retirer. II a consulté un dossier et m'a dit: « Mme Meursault est 21 entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J'ai cru qu'il me reprochait quelque 22 chose et j'ai commence á lui expliquer. Mais il m'a interrompu : «Vous n'avez pas á vous 23 justifier mon cher enfant. J'ai lu le dossier de votre mere. Vous ne pouviez subvenir á ses 24 besoins. II lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus 25 heureuse ici. » J'ai dit: «Oui, monsieur le Directeur» II a ajouté: «Vous savez, elle avait des 26 amis, des gens de son age. Elle pouvait partager avec eux des intéréts qui sont d'un autre 27 temps. Vous étes jeune et elle devait s'ennuyer avec vous. » 28 Cétait vrai. Quand elle était á la maison, maman passait son temps á me suivre des yeux en 29 silence. Dans les premiers jours oú elle était á l'asile, elle pleurait souvent. Mais c'etait á 30 cause de l'habitude Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l'avait retiree de l'asile. 31 Toujours á cause de l'habitude. C'est un peu pour cela que dans la derniěre année je n'y suis 32 presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche—sans compter 1'effort 33 pour aller á 1'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route. 34 Albert Camus, L 'étranger, Paris, Gallimard, 1957, pp. 7-9. 35 Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (1957) 36 La tache commence par s'elargir, un des cótés se gonflant pour former une protuberance 37 arrondie, plus grosse á elle seule que l'objet initial. Mais, quelques millimetres plus loin, ce 38 ventre est transformé en une série de minces croissants concentriques, qui s'amenuisent pour 39 n'etre plus que des lignes, tandis que l'autre bord de la tache se rétracte en laissant derriěre 40 soi un appendice pédonculé. Celui-ci grossit á son tour, un instant; puis tout s'efface d'un 41 seul coup. 42 II n'y a plus, derriěre la vitre, dans Tangle determine par le montant central et le petit bois, 43 que la couleur beige-grisátre de l'empierrement poussiéreux qui constitue le sol de la cour. 44 Sur le mur d'en face, le mille-pattes est la, á son emplacement marqué, au beau milieu du 45 panneau. 46 II s'est arrété, petit trait oblique long de dix centimetres, juste á la hauteur du regard, á mi- 47 chemin entre l'arete de la plinthe (au seuil du couloir) et le coin du plafond. La bete est 48 immobile. Seules ses antennes se couchent l'une aprěs l'autre et se relěvent, dans un 49 mouvement alterné, lent mais continu. 50 A son extremitě postérieure, le développement considerable des pattes — de la derniěre 51 paire, surtout, qui dépasse en longueur les antennes — fait reconnaitre sans ambiguité la 52 scutigěre, dite « millepattes-araignée », ou encore « millepattes-minute » á cause d'une 53 croyance indigene concernant la rapidité d'action de sa piqůre, prétendue mortelle. Cette Prof. Dr. Jochen Mecke, Les temps du roman, Universite Masaryk de Brno 4 1 espece est en realite peu venimeuse ; elle Test beaucoup moins, en tout cas, que de 2 nombreuses scolopendres frequentes dans la region. 3 Soudain la partie anterieure du corps se met en marche, executant une rotation sur place, qui 4 incurve le trait sombre vers le bas du mur. Et aussitot, sans avoir le temps d'aller plus loin, 5 la bestiole choit sur le carrelage, se tordant encore a demi et crispant par degres ses longues 6 partes, tandis que les machoires s'ouvrent et se ferment a toute vitesse autour de la bouche, 7 a vide, dans un tremblement reflexe. 8 Dix secondes plus tard, tout cela n'est plus qu'une bouillie rousse, ou se melent des debris 9 d'articles, meconnaissables. 10 Mais sur le mur nu, au contraire, l'image de la scutigere ecrasee se distingue parfaitement, 11 inachevee mais sans bavure, reproduite avec la fidelite d'une planche anatomique ou ne 12 seraient figures qu'une partie des elements : une antenne, deux mandibules recourbees, la 13 tete et le premier anneau, la moitie du second, quelques partes de grande taille, etc... 14 Le dessin semble indelebile. II ne conserve aucun relief, aucune epaisseur de souillure sechee 15 qui se detacherait sous l'ongle. II se presente plutot comme une encre brune impregnant la 16 couche superficielle de l'enduit. 17 Un lavage du mur, d'autre part, n'est guere praticable. Cette peinture mate ne le supporterait 18 sans doute pas, car elle est beaucoup plus fragile que la peinture vernie ordinaire, a l'huile 19 de lin, qui existait auparavant dans la piece. La meilleure solution consiste done a employer 20 la gomme, une gomme tres dure a grain fin qui userait peu a peu la surface salie, la gomme 21 pour machine a ecrire, par exemple, qui se trouve dans le tiroir superieur gauche du bureau. 22 [...] 23 C'est a une distance de moins d'un metre seulement qu'apparaissent dans les intervalles 24 successives, ... les elements d'un paysage discontinu : ... le fauteuil vide, la table basse, ou 25 un verre repose a cote d'un plateau, ... enfin, le haut de la chevelure noire, qui pivote a cet 26 instant vers la droite, ou entre en scene au-dessus de la table un avant-bras nu, de couleur 27 brun fonce, termine par une main plus pale tenant le seau a glace ... La voix de A. remercie 28 le boy. La main brune disparait. 29 (Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Seuil, 1957, p. 51) 30 Michel Butor : La modification (1956) 31 Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre epaule droite vous essayez 32 en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. [...] Le couloir est vide. Vous regardez 33 la foule sur le quai. Vous quittez le compartiment. 34 Vous aviez remis votre main droite sur la poignee de la porte, et celle-ci s'agite de nouveau ; 35 la fente de lumiere orange s'ouvre ; une chaussure s'y insere, puis le genou, de Pierre cette 36 fois, qui n'est pas aile se raser puisqu'il ne tient rien dans ses mains, qui se faufile a 37 l'interieur, la moitie de son menton eclairee et sale, comme s'il nageait dans de l'encre, tatant 38 avec ses mains, ce corps penche en avant et se tournant dans un sens et 1'autre, ses pieds se 39 soulevant tres haut tres lentement, l'un apres 1'autre, qui se roule sur lui-meme final em ent 40 pour s'installer sur la banquette. 41 Vous voyez la moitie de la robe d'Agnes, puis sa jambe qui se leve, decrit un arc hesitant, la 42 pointe oscillant comme une aiguille de galvanometre, au-dessus de vos genoux croises l'un 43 sur l'autre, ce morceau de jupe a plis, reflechissant la lumiere du corridor, deploie a la 44 hauteur de vos yeux comme une grande aile de faisane; sa main s'appuie sur votre epaule 45 puis sur le dossier a cote. Elle se retourne, pivote sur le talon qu'elle a reussi a faire entrer, 46 le bord de sa jupe etale sur votre pantalon, vos genoux serres entre les si ens, une grimace se 47 peignant sur son visage maintenant presque completement dans l'obscurite bleue, l'autre aile 48 de faisane se fermant, se retourne encore une fois, appuie ses deux mains sur les epaules de 49 Pierre, roule jusqu'a sa place ou elle se tient maintenant assise toute droite, la tete un peu en 50 avant, regardant passer le paysage noir et bleute avec quelques lampes faisant des taches sur 51 quelques murs. 52 Michel Butor, La Modification, Paris, Seuil, collection « Double » 1982, p. 271. 53 Prof. Dr. Jochen Mecke, Les temps du roman, Universitě Masaryk de Brno 5 1 Claude Simon. La Route des Flandres (1960) 2 Puis il vit ce type. C'est-á-dire, du haut de son cheval, 1'ombre gesticulante faisant irruption 3 hors ďune maison, courant vers eux sur la route á la facon ďun crabe ; Georges se rappelant 4 avoir ďabord été frappé par 1'ombre parce que, dit-il, elle était allongée [...] Georges 5 parvenant seulement alors á comprendre ce que criait la voix [...] entendant sa propre voix 6 sortir (ou plutót poussée hors de lui avec effort) [...] et criant elle aussi [...] (parce que sans 7 doute le type s'etait mis á crier děs qu'il les avait apercus, criant tandis qu'il dévalait en 8 courant les marches du perron de la maison, continuant á crier sans se rendre compte que 9 c'était de moins en moins nécessaire á mesure qu'il s'approchait ďeux, la nécessité oú il se 10 croyait de crier s'expliquant probablement aussi par le fait qu'il n'arretait pas de courir, 11 méme quand il se tint un instant immobile au-dessous de Georges, lui montrant du doigt 12 1'endroit oú se cachait le tireur, toujours courant sans doute en esprit, ne s'apercevant méme 13 pas qu'il était arrété [...] le dialogue furieux, échangé á tue-téte sur la route ensoleillée et 14 vide (sauf, des deux cótés, cette double trainee de detritus [...] comme si quelque inondation, 15 quelque torrent [...] était passé par la, rejetant, laissant sur ses bords ces tas - choses, bétes, 16 gens morts -[...] tremblotant faiblement dans la couche d'air chaud qui vibrait á ras de terre 17 sous le soleil demai) de haut en bas et de bas en haut entre le cavalier [...] etl'homme courant 18 [.] et le type commencant á infléchir sa course pour repartir vers la maison, ralentissant á 19 peine, hurlant de nouveau, comme en proie á une sortě de colěre [...] et agitant de nouveau 20 les bras, se retournant sans cesser de courir, montrant un point quelque part, criant [...]. 21 (Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Seuil, collection « double », 1960, p. 101). 22 Jean-Philippe Toussaint, La television (1997). 23 J'ai arrété de regarder la television. J'ai arrété d'un coup, définitivement, plus une emission, 24 pas méme le sport. J'ai arrété il y a un peu plus de six mois, fin juillet, juste aprěs la fin du 25 Tour de France. J'ai regardé comme tout le monde la retransmission de la derniěre étape du 26 Tour de France dans mon appartement de Berlin, tranquillement, 1'étape des Champs- 27 Elysées, qui s'est terminée par un sprint massif remporté par 1'Ouzběke Abdoujaparov, puis 28 je me suis levé et j'ai éteint le téléviseur. Je revois trěs bien le geste que j'ai accompli alors, 29 un geste trěs simple, trěs souple, mille fois répété, mon bras qui s'allonge et qui appuie sur 30 le bouton, l'image qui implose et disparait de 1'écran. Cétait fini, je n'ai plus jamais regardé 31 la television. Le téléviseur est toujours dans le salon, il est abandonné et éteint, je n'y ai plus 32 touché depuis lors. II doit sůrement étre encore en état de marche, il suffirait d'appuyer sur 33 le bouton pour voir. Cest un téléviseur classique, noir et carré, qui repose sur un support en 34 bois laqué compose de deux elements, un plateau et un pied, le pied ayant la forme d'un 35 mince livre noir ouvert á la verticale, comme un reproche tacite. L'ecran, d'une coul eur 36 indéfinissable, prof onde et peu engageante, pour ne pas dire vert, est trěs légěrement 37 convexe. Le récepteur, qui présente sur le cóté un petit compartiment reserve aux différents 38 boutons de commande, est surmonté ďune grande anténně á deux branches en forme de V, 39 assez comparable aux deux antennes ďune langouste, et offrant ďailleurs le méme type de 40 prise pour le cas oú 1'on voudrait se saisir du téléviseur par les antennes et le plonger dans 41 une casserole ďeau bouillante pour s'en débarrasser encore plus radicalement. J'ai passé 42 l'été seul á Berlin, cette année. Delon, avec qui je vis, a passé les vacances en Itálie, avec les 43 deux enfants, mon fils et le bébé pas encore né que nous attendions, une petite fille, á mon 44 avis. Je supposais en effet que c'était une petite fille car le gynécologue n'avait pas vu de 45 verge á 1'échographie (et, souvent, quand il n'y a pas de verge, c'est une petite fille, avais- 46 je expliqué).