7.3 L'évolution du français de France Il ne faut pas oublier que, si le français du Canada se différenciait, c'est surtout parce que le français de France avait évolué considérablement entre 1760 et 1810. Or, ces changements n'ont pas été connus au Canada avant le milieu du XIX^e siècle. En voici quelques exemples: - la prononciation ouè [wè] passa à oua [wa]:pwère devint pware (poire); ainsi que pour les mots du même type (poisson, boisson, voir, croire, etc.); - la prononciation [è] passa à [wa]:dret devint drwat (droit), ainsi que pour adret (adroit), etret (étroit), endret (endroit), neyer (noyer), etc.): - la prononciation en [eu] devint [ü]:hureux devint heureux, ucharistie devint eucharistie, etc. - la prononciation [é] passa à [è]:pére>père, mére>mère, frére>frère, lumiére>lumière, biére>bière, etc. - la prononciation [ar] passa à [èr]: parte>perte, sarviette>serviette, etc. Ces changements dans la langue française ne furent pas les seuls et ils ont creusé un écart considérable entre le français canadien et le français européen. Par le fait même, les voyageurs étrangers percevront ces différences comme «archaïques», «provinciales», «populaires», voire «paysannes». Autrement dit, si le parler des Canadiens n'avait pas beaucoup changé depuis la fin du Régime français, celui des Français de la région parisienne avait été considérablement modifié, surtout après la révolution de 1789 et encore plus sous la Restauration (1814-1830). Les prononciations qui avaient cours sous l'Ancien Régime ne réussirent à se maintenir que dans certaines provinces de France et certaines classes sociales populaires de Paris, mais aussi dans la plupart des colonies antillaises (Martinique et Guadeloupe) et celles de l'océan Indien (La Réunion, Maurice et Seychelles). De plus, le vocabulaire français avait subi en France de grands bouleversements en raison des nouvelles réalités politiques et sociales. Tout le vocabulaire politique administratif s'est modifié avec la disparition des mots relatifs à l'Ancien Régime et la création de mots nouveaux ou employés avec un genre nouveau. Mais le français européen ne fut pas envahi par des mots «populaires». Après tout, c'est la bourgeoisie qui dirigeait les assemblées délibérantes, qui orientait les débats, qui alimentait les idées révolutionnaires et qui contrôlait le pouvoir dont le peuple était écarté. Ces divers changements n'ont été connus au Canada que tardivement. 3.4 La paranoïa antifrançaise Comme on le constate, certains anglophones n'y allaient pas de main morte. Au besoin, il leur parut même nécessaire d'utiliser la force et les armes contre les francophones. Cette époque instable fut marquée au Canada anglais par une sorte de paranoïa antifrançaise, alors que les francophones, pour leur part, craignaient pour leur survie dans la nouvelle Union où ils étaient devenus définitivement minoritaires. Honoré Mercier Honoré Mercier(1840-1894), premier ministre du Québec de 1887 à 1891, un libéral nationaliste, avait prononcé un discours, le 4 avril 1893, à Montréal, dans lequel il avait déclaré: Quand je dis que nous ne devons rien à l'Angleterre, je parle au point de vue politique, car je suis convaincu, et je pourrai avec cette conviction, que l'union du Haut et du Bas-Canada ainsi que la Confédération nous ont été imposés dans un but hostile à l'élément français et avec l'espérance de le faire disparaître dans un avenir plus ou moins éloigné. Dans le même discours, Honoré Mercier alla même jusqu'à proposer l'indépendance du Québec en ces termes: Vous avez la dépendance coloniale, je vous offre la fortune et la prospérité; vous n'êtes qu'une colonie ignorée du monde entier, je vous offre de devenir un grand peuple, respecté et reconnu parmi les nations du monde. La déclaration publique de Mercier fut considérée comme «subversive» de la part d'un ancien premier ministre d'une province du Canada; cette déclaration n'allait pas rester sans lendemain. Les anglophones influents comprirent qu'il fallait au plus vite museler financièrement tous les prochains premiers ministres du Québec et s'organiser pour que dorénavant les finances publiques demeurent sous le contrôle des milieux financiers anglo-montréalais. Dès ce moment, et jusqu'en 1960, tous les ministres des Finances du Québec furent des anglophones qui imposèrent sans difficulté l'anglais comme langue de travail dans leur ministère. En 1885, le Métis francophone Louis Riel(1844-1885)du Manitoba fut condamné à la pendaison pour trahison à la suite de sa rébellion contre le pouvoir fédéral. Les Québécois virent dans cette condamnation l'expression de la haine des Canadiens anglais pour tous les catholiques de langue française. En autorisant l'exécution de Louis Riel à Regina (Saskatchewan), le gouvernement de John A. Macdonald confirmait que, dans la Confédération, les Canadiens français ne pouvaient compter sur les autorités fédérales pour défendre leurs intérêts. En cas de conflit entre les deux grandes communautés linguistiques, la majorité anglaise canadienne favoriserait forcément les anglophones. À partir de ce moment, les Canadiens français furent convaincus que seul le gouvernement du Québec pouvait défendre la cause des francophones. Honoré Mercier avait pris fait et cause pour Louis Riel au Manitoba; il avait aussi défendu les Acadiens du Nouveau-Brunswick dans leurs luttes pour des écoles françaises et se rendit en Nouvelle-Angleterre pour encourager les Franco-Américains. Il fut également soupçonné de vouloir créer une «république canadienne indépendante» qui pourrait s’annexer aux États-Unis. Honoré Mercier désirait enfin former une «grande alliance francophone», avec un siège central à Paris, qui aurait pour mandat de défendre les francophones du monde entier. C'était la Francophonie avant la lettre! Mais Mercier était un peu trop en avance sur son époque et il s'attira de nombreux ennemis dans les milieux anglophones. Il fut démis de ses fonctions de premier ministre en 1891 par le lieutenant-gouverneur Auguste-Réal Angers, un conservateur nommé par Ottawa, puis traîné devant les tribunaux sous des accusations de fraudes criminelles; il fut finalement acquitté, faute de preuves, mais il en sortit complètement ruiné et malade. Il mourut à Montréal le 30 octobre 1894. Les Québécois honorèrent sa mémoire jusqu'à l'aube des années soixante, puis Mercier tomba dans l'oubli. Le 25 juin 1912, un somptueux monument avait été érigé à la mémoire de l'ancien premier ministre devant le parlement de Québec. Aujourd'hui, on trouve aussi les monuments des anciens premiers ministres Adélard Godbout (1936, 1939-1944), Maurice Duplessis (1944-1959), Jean Lesage (1961-1966), René Lévesque (1976-1985) et Robert Bourassa (1970-1976, 1985-1994). 3.5 L'inégalité des langues au Canada Dès le début de la Confédération, les Canadiens français durent se rendre compte que leur langue n’avait pas le même statut que l’anglais. Dans le but de rallier la députation francophone divisée sur l'adhésion à la fédération, l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 proclamait un «embryon» de bilinguisme officiel à l'égard du parlement du Canada et des tribunaux fédéraux. En principe, l'article 133 accordait à l'anglais et au français des droits et des privilèges égaux dans ces deux secteurs où l'État se manifestait plus particulièrement: la législature et la justice. Pendant près d’un siècle, l'égalité des langues proclamée dans la Constitution de 1867 n'exista jamais qu'en théorie et le gouvernement fédéral s'en tint toujours au minimum des prescriptions constitutionnelles. En effet, le français demeura la langue de la traduction, et les députés francophones qui voulaient se faire comprendre durent recourir à l'anglais. Les anglophones conservèrent les portefeuilles économiques importants du cabinet fédéral ainsi que la vaste majorité des postes de commande au sein de la fonction publique; l'adoption des timbres-postes bilingues (1927), des billets de banque bilingues (1936) et des chèques fédéraux bilingues (1962) ne s'effectuèrent respectivement que 60 ans, 69 ans et 95 ans après la Confédération. En somme, la proclamation de l'égalité n'a pas empêché l'unilinguisme anglais dans la pratique. Les Canadiens percevront le gouvernement fédéral comme la manifestation d’un pouvoir politique anglais peu ouvert à leurs aspirations et à leurs attentes. Cette attitude sera confirmée lorsque les gouvernements des provinces anglaises, telles que le Nouveau-Brunswick, le Manitoba et l’Ontario, adopteront des lois anti-françaises. En effet, en 1871, le Nouveau-Brunswick interdit le français dans la province; le Manitoba fit de même en 1890 avec la Official Language Act (Loi sur la langue officielle) et l’Ontario avec le Règlement 17 en 1912 (modifié en 1927, puis tombé en désuétude en 1944). Ces mesures législatives consternèrent tous les Canadiens français du pays, y compris ceux du Québec. Dès lors, les Canadiens français du Québec durent se rendre compte que leur langue, qu’ils croyaient pan-canadienne, était limitée aux frontières de leur seule province. C'est ce qu'écrira le jésuite Richard Arèsdans Notre question nationale en 1945: Nous n'en sommes pas encore à croire que le Québec constitue à lui seul le Canada français ou que l'on puisse parler et écrire comme si, de fait, il y avait exacte équivalence entre Franco-Québécois et Canadiens français. [...] Si la province de Québec n'est pas tout le canada français, elle en a été et elle demeure la cellule-mère, le pôle dynamique et le centre vital. [...] Le Québec a charge d'âmes et Québec n'est pas une simple capitale de province, c'est la capitale du Canada français, c'est la capitale de l'Amérique française. L'abbé Lionel Groulx (1878-1967), historien et fondateur de l'Association de la jeunesse canadienne-française et de la revue L'Action française, puis de L'Action nationale, constatera aussi en 1952 (Histoire du Canada français, vol IV) que «depuis longtemps et surtout depuis la Confédération, le Canada français ne se confond plus avec le Québec». Il ajoute: «Il a cessé d'être une entité géographique pour devenir une entité nationale, culturelle, répartie à travers tout le Canada.» Par ailleurs, les Canadiens français durent finalement constater que leur gouvernement provincial n’était pas très combatif lorsque venait le temps de défendre leur langue. En même temps, beaucoup croyaient encore que la Confédération canadienne était un «pacte entre deux nations» ou deux «peuples fondateurs». Henri Bourassa (1858-1952), le fondateur du journal Le Devoir, était l'un de ceux-là (1902): La base de la Confédération, c'est la dualité des races, la dualité des langues, garantie par l'égalité des droits. Ce pacte devrait mettre fin au conflit des races et des Églises et assurer à tous, catholiques et protestants, Français et Anglais, une parfaite égalité des droits dans toute l'étendue de la Confédération canadienne. La thèse du «pacte des deux peuples fondateurs» a été reprise par l'abbé Lionel Groulx et invoquée par plusieurs autres (et même en 1967 dans le Rapport Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le multiculturalisme). En réalité, ce fut une période qui marqua le recul constant de la situation du français dans des secteurs importants de la vie politique, sociale et économique. Enfin, l’attitude du gouvernement fédéral lors de le Première Guerre mondiale et son armée unilingue anglaise convainquirent encore les francophones que ce gouvernement souhaitait leur assimilation. 3.6 Une autonomie provinciale limitée Il faut dire que la province de Québec de 1867 se révélait bien peu de chose. Non seulement la Loi constitutionnelle de 1867 imposait le bilinguisme au Parlement et dans les tribunaux à cette seule province, mais cette dernière était tenue solidement en laisse par le gouvernement fédéral. En vertu de la Constitution canadienne, le Parlement central avait le pouvoir de désavouer toute loi votée par le parlement de Québec; les députés pouvaient siéger aux deux parlements, ce qui permettait l'influence fédérale jusqu'au sein du gouvernement provincial. Le Québec était maintenu en état de sujétion financière puisque 60 % de ses revenus provenait du gouvernement central. Il n'est pas exagéré de dire que le Québec de 1867 était une «sorte de colonie» du gouvernement canadien. D’ailleurs, sir John Alexander Macdonald (1815-1891), premier ministre du Canada de 1867 à 1873 et de 1878 à 1891, aimait comparer les provinces à de «grandes municipalités» complètement soumises au «gouvernement national». Habitué à se défendre davantage par la parole que par les actes politiques, le gouvernement du Québec, sauf à l'époque de Honoré Mercier (1887-1891), n'a jamais cru au pouvoir de l'État pour promouvoir la langue nationale de sa majorité. D’ailleurs, la population semblait prendre pour acquis que leur gouvernement provincial était tout simplement inapte à défendre le fait français. Les deux seuls cas où un gouvernement québécois s'est permis de légiférer en matière de langue sont révélateurs de l'attitude timorée des dirigeants de l’époque sur cette question. Ainsi, n'eût été de la ténacité ou plutôt de l'entêtement du député Armand Lavergne (1880-1935), jamais le gouvernement québécois n'aurait adopté, en 1910, ce qu'on finira par appeler la «loi Lavergne». Le député Lavergne avait soulevé une vive polémique durant deux ans dans toute la province et avait fini par déposer une pétition forte de 1,7 million de signatures. Devant l'ampleur du mouvement d'opinion en faveur de la loi, c'est-à-dire presque toute la population du Québec y compris les anglophones, le gouvernement céda et fit adopter la loi. Cette loi modifiant le Code civil du Québec (chapitre 40) obligeait les entreprises de services publics établies au Québec à s'adresser en anglais et en françaisà leurs clients. Elle portait comme titre Loi amendant le Code civil concernant les contrats faits avec les compagnies de services d'utilité publique (voir le texte de la «loi Lavergne»). Bien que de portée limitée, la loi Lavergne constituait le première affirmation de l'État québécois en matière linguistique. Toutefois, la loi a été appliquée très progressivement et nombreux furent ceux qui dénoncèrent dans les journaux, encore en 1921, les entorses à la loi québécoise. Fait troublant, la «loi Lavergne» n'a pas empêché le gouvernement du Québec d'émettre ses propres chèques uniquement en langue anglaise jusqu'en 1925. L’une des conséquence positives de cette première loi linguistique fut de favoriser le militantisme linguistique chez les Canadiens français du Québec. Quant au gouvernement fédéral, il attendra jusqu'en 1936 pour rendre la monnaie bilingue. On se battra jusqu'en 1962 pour avoir le droit de rédiger des chèques en français. Pendant ce temps, l'abbé Joseph-Gérin Gélinas, professeur d'histoire au séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, de 1903 à 1927, rédigeait des chroniques d'histoire dans les journaux et s'employait à la défense de «la gloire de la France» dans son interprétation des faits historiques: Nous étions pauvres au lendemain de la Conquête, en petit nombre, épuisés par la guerre et la famine ; mais la France avait jeté sur nos bords sa semence immortelle fécondée par les orages, cette semence devait germer, pousser, mûrir, comme le blé de chez nous jeté dans les sillons. Pendant que de nouveaux maîtres légiféraient et gouvernaient, en tenant compte le moins possible de nos aspirations et de nos droits de sujets britanniques, de Canadien-français et de catholiques, le long du grand fleuve, sous la garde de Dieu et de sa mère la Vierge Marie, les berceaux canadiens-français surgissaient par centaines ; sur les genoux des mères canadiennes-françaises, les enfants balbutiaient le doux verbe de France ; dans des livres, les petits de chez nous buvaient, à longs traits, la vérité et la vie venues de France, la douce et la chrétienne. Et bientôt, du sein de la forêt, des champs de bataille, de nos églises, du parlement, des plaines de l'ouest, du pays d'Évangéline, de la Grande République, de partout on entendit une mélodie française qui chantait notre survivance et montait en un immense crescendo [...] C'est cette mélodie que vous avez écoutée d'une oreille attentive, que vous avez étudiée avec amour, que vous avez trouvée si française, malgré ses défauts, vous la vaillante garde du Parler français. Une telle vision de la réalité ferait aujourd'hui sourire la plupart des nationalistes, mais à l'époque ce mouvement d'une France idéaliste était largement répandu au Québec et en Acadie. 3.7 L'attitude timorée des politiciens Quelque 25 ans plus tard, cette attitude timorée avait continué à habiter le gouvernement du Québec. En 1937, le premier ministre Maurice Duplessis (1890-1959), qui se croyait un grand défenseur de l'autonomie provinciale, décida de faire voter une loi (Loi relative à l'interprétation des lois de la province) donnant priorité au texte français dans l'interprétation des lois et règlements du Québec. Il lui paraissait normal d'accorder la préséance au français, langue de la majorité au Québec. Cependant, la Loi relative à l'interprétation des lois de la province (20 mai 1937) a tellement mécontenté la minorité anglaise que, moins d'un an plus tard (le 31 mars 1938), Maurice Duplessis avait reconnu publiquement «son erreur», déposé un projet de rappel et fait abroger sa loi (voir le texte de la loi d'abrogation). Cette capitulation linguistique est passée à l'époque pour un acte de «courage politique» et a valu au premier ministre Duplessis les félicitations de toute la communauté anglophone. Ces deux «interventions» linguistiques révèlent non seulement jusqu'à quel point les gouvernements québécois étaient tributaires de la minorité anglophone pour traiter de leurs propres affaires, mais aussi qu'ils n'avaient pas encore acquis l'habitude d'agir, du moins en ce domaine, comme les représentants de la majorité francophone du Québec. Plus encore: le législateur québécois était totalement dépendant de la langue anglaise elle-même dans la rédaction de ses propres lois. En effet, toutes les lois québécoises étaient d'abord rédigées en anglais ou calquées sur des textes votés antérieurement par des législatures canadiennes-anglaises ou anglo-américaines. La version anglaise des lois pouvait être rédigée dans un français tellement incorrect ou confus qu'il valait mieux, pour comprendre le sens des textes de loi, recourir à la version anglaise, écrite dans une langue grammaticalement plus correcte. Il ne faut pas oublier que, jusqu'à la fin des années 1950, beaucoup de fonctionnaires du gouvernement du Québec étaient unilingues anglais, particulièrement les juristes, les hauts fonctionnaires et les économistes du «Département de la trésorerie». Cette dépendance linguistique ne faisait que refléter un état de dépendance généralisée, dont la subordination économique. 4 La dépendance économique et son impact linguistique Le gouvernement du Québec pratiqua également la politique du laisser-faire dans le domaine de l'économie. Durant toute cette période, l'économie québécoise demeura entièrement tributaire de l'économie anglo-américaine. Jusqu'en 1930, le gouvernement laissa les capitalistes anglo-saxons mettre en valeur les richesses naturelles de l'Ontario et développer le secteur manufacturier de la Nouvelle-Angleterre en se contentant de fournir une main-d'œuvre à bon marché ou de rendre accessibles de nouvelles terres à la colonisation (Gaspésie, Saguenay-Lac-Saint-Jean, Abitibi-Témiscamingue). Alors que l'agriculture avait cessé de constituer la base de l'économie québécoise, l'État, appuyé par l'Église, continuait de promouvoir l'agriculturisme; à 85 % rurale en 1867, la même population était déjà passée à 66 % en 1891, puis à 44 % en 1921, à 33 % en 1951 et à 25 % en 1961. Une série d'événements extérieurs provoqua une transformation accélérée de l'économie québécoise: la crise des années 1930, la Seconde Guerre mondiale (1936-1945) et la reconstitution de l'Europe (1946-1949), qui s'approvisionnera en Amérique. C'est à ce moment que les grandes compagnies américaines commencèrent à faire main basse sur les richesses naturelles du Québec, encouragées par la politique de laisser-faire de Maurice Duplessis (premier ministre), qui leur accorda un appui inconditionnel. L'industrialisation et l'urbanisation transformaient la société traditionnelle de façon irréversible sans que l'État n'intervînt; celui-ci continuait de rester un simple instrument de défense et de préservation de l'ordre économique existant. Pendant que l'État québécois sacralisait l'agriculture, l'industrialisation et l'urbanisation se poursuivaient irrémédiablement en fonction des intérêts des capitalistes anglophones. 4.1 Le «French Canadian Patois » Les premières manifestations de la dépréciation linguistique chez les Canadiens français commencèrent au cours de la décennie de 1860-1867. Ce sont des intellectuels, écrivains et journalistes, comme Arthur Buies (1840-1901), Louis Fréchette (1839-1908) et Jules-Paul Tardivel (1851-1905) qui sonnèrent l’alarme. Ils s’attaquaient, bien sûr, aux anglicismes mais aussi aux archaïsmes et aux provincialismes. C’est entre 1860 et 1910 que la question du French Canadian Patois fit fureur dans les journaux. Les Canadiens français constatèrent avec stupéfaction que les Anglo-Canadiens et les Américains étaient persuadés qu’ils parlaient non pas le français – le French Parisian – mais un patois incompréhensible, aussi bien pour les Français que pour les étrangers en visite au Canada. Lors d’une conférence donnée à Montréal, le journaliste Jules-Paul Tardiveldéclara: Dans certains milieux, particulièrement aux États-Unis, on est sous l’impression que le français parlé au Canada n’est pas le français véritable, mais un misérable patois. Certains de nos voisins affichent parfois leur dédain pour le Canadian French, très différent à leurs yeux du Real French as spoken in France. 4.2 La dépréciation comme tactique politique Cette question hanta les Canadiens français pendant pratiquement un demi-siècle. Elle leur fit comprendre que la mauvaise perception que les Anglo-Canadiens avaient d’eux contribuait ou servait de prétexte à remettre en question leurs droits linguistiques. C’est une tactique courante dans l’histoire que de remettre en cause les droits linguistiques d’une communauté en qualifiant sa langue de patois ou de dialecte, ce qui justifie le non-reconnaissance de droits linguistiques. Chantal Bouchard (dans La langue et le nombril) a répertorié les termes servant à qualifier la langue des Canadiens français de l’époque. En voici quelques-uns: le Canadian French le patois canadien-français le Quebec French la langue canayenne le Quebec Patois le parler canadien le patois canadien l'Indian jargon le canayen le misérable patois le jargon canadien le patois vulgaire le Beastly horrible French le langage petit-nègre --- En réalité, ces qualificatifs poursuivirent les francophones pendant un siècle, c’est-à-dire jusqu’après la Révolution tranquille, lorsqu'un futur premier ministre canadien-français, Pierre Elliot Trudeau (alors ministre de la Justice), accusera les Québécois de parler un Lousy French, c’est-à-dire un français «pouilleux». Certains auteurs des années vingt nièrent le fait que les Canadiens français parlaient un «patois», même si ces mêmes auteurs reconnaissaient le caractère si particulier du français du Canada et qu’il ne paraissait pas étonnant que les étrangers le jugent plutôt mal. En 1937, un chroniqueur linguistique, Jacques Clément, écrivait dans le journal La Presse (Montréal): L’élite des États-Unis et la classe instruite des Franco-Américains ont une très mauvaise opinion de notre parler, et nos compatriotes d’outre-quarante-cinquième en souffrent. [...] N’est-ce pas, chers compatriotes, qu’il est temps plus que jamais de nous occuper de notre langage? C’est une pitié que d’entendre notre classe soi-disant instruite. Son langage en public est mauvais, en famille et dans l’intimité, il est atroce. En fait, personne durant cette longue période n’avait trouvé la racine du problème: la domination de l'économie par les anglophones, ce qui avait nécessairement entraîné des conséquences linguistiques. Les anglophones avaient occupé toutes les positions de commande dans l'économie pendant que les francophones avaient été relégués aux postes subalternes. En 1951, la présence des cadres francophones dans les entreprises n'était encore que de 6,7 %. Les grandes compagnies réservaient ordinairement leurs principaux emplois aux Canadians. L'historien Michel Brunet rappelle que certaines compagnies du début du XX^e siècle allaient même jusqu'à afficher l'avis suivant: French need not to apply («Les francophones n'ont pas besoin de postuler un emploi»). La discrimination se poursuivit avec plus de discrétion par la suite, mais elle n'en demeura pas moins efficace. Au cours des années quarante et cinquante, le «mauvais français» des Canadiens était attribué, selon les chroniqueurs linguistiques, à la mollesse articulatoire. Évidemment, pour un linguiste, la «mollesse articulatoire» est simplement une aberration. En 1944, l'écrivain d'origine franco-ontarienne Roger Duhamel (1916-1985) s’élevait contre les bouches molles : Nous péchons surtout par des vices de prononciation. Notre articulation est lâche, nous ne mordons pas dans les mots, nous contentant de les prononcer du bout des lèvres. Nous sommes en général, comme nous l’a reproché un jour le R.P. Lalande, des bouches molles. Quant au grammairien québécois Jean-Marie Laurence, il avait décelé en 1957, du moins il le croyait, les troisgrands défauts de la langue au Canada français: Trois grands périls menacent l’intégrité du français au Canada: la mollesse de la prononciation, l’indigence du vocabulaire et l’anglicisme sous toutes ces formes. Face à cette piètre opinion de leur langue, les Canadiens français ne pouvaient plus être fiers de leur langue. Tout leur mérite se résumait à avoir conservé et transmis leur culture d’origine au point où l’on entendait dire: «Seules nos origines peuvent nous permettre d’être fiers.» Évidemment, pour un linguiste, la prétendue «mollesse articulatoire» n'existe pas, c'est un jugement de valeur. Les Franco-Canadiens avaient juste développé une articulation différente de celle des Français. Les Canadiens, par tradition, avaient continué de privilégier, par exemple, la force articulatoire dans les voyelles orales, propre à la France des XVII^e et XVII^e siècles, alors que les Français du XIX^e étaient passés à une articulation plus énergique des consonnes. 5 La trilogie industrialisation + urbanisation + anglicisation Dans la plupart des villes du Québec, l'anglais s'imposa comme la langue de l’affichage, du travail, du commerce, de l'innovation, donc de la promotion sociale. C'est aussi naturellement vers l'anglais que se dirigèrent les milliers d'immigrants qui arrivaient chaque année au Québec (un demi-million entre 1900 et 1950). À force de vivre dans un univers qui ne leur appartenait pas et qu'ils ne contrôlaient pas, les Canadiens français en arrivèrent à ne plus pouvoir nommer cet univers. Les termes anglais s'introduisirent massivement dans la langue de la population ouvrière urbanisée, qui ne connaissait pas les équivalents français. Le traducteur Pierre Daviault(1951) expliquait ainsi l'anglicisation du parler populaire des villes: Vinrent l'industrialisation, vers la fin du XIX^e siècle, et la formation véritable des villes. Les ruraux français devinrent en grand nombre prolétaires citadins, employés des usines appartenant à des anglophones, travaillant selon des techniques apprises d'anglophones, se servant d'outils de machines fabriqués et nommés par des anglophones. Procédés, techniques, méthodes, outils, machines, tout portait des appellations anglophones. Personne ne songeait à les désigner en français. Cela atteignit le paroxysme avec la diffusion de l'auto. La langue professionnelle des ouvriers est anglaise (sauf dans les métiers traditionnels peu mécanisés). La vogue des sports exerça une influence analogue. Ce fut la naissance du parler populaire des villes. 5.1 Industrialisation et anglicisation Selon le linguiste Jean-Claude Corbeil, l'industrialisation a implanté au Québec une langue technique, semi-technique et scientifique très anglicisée. Il décrit ainsi l'ampleur de cette anglicisation: Il importe de noter qu'il ne s'agit pas, effectivement, de mots isolés, mais de vocabulaires entiers. À l'intérieur de l'usine, le vocabulaire anglais est omniprésent tant sur les plans de la fabrication et sur les cartes de travail des employés que sur les modes d'emploi ou d'entretien des machines, outils ou encore dans les catalogues de pièces et d'accessoires et sur les tableaux de contrôle. En situation industrielle, de nombreux ouvriers ou techniciens francophones étaient incapables de dire en français ce qu'ils faisaient, de nommer en français les outils qu'ils manipulaient ou les opérations qu'ils exécutaient. Il s'agissait d'une anglicisation totale des secteurs entiers de l'activité humaine. Comme le souligne Jean-Claude Corbeil: «La notion d'emprunt ne peut plus désigner ce phénomène.» 5.2 L'absence de contrôle Il en fut ainsi parce que c'était un milieu que les francophones n'avaient jamais contrôlé ni dominé eux-mêmes. Durant toute cette période, les gouvernements ne sont jamais intervenus et n'ont jamais compris que l'industrialisation anglicisait la population. Ils ont simplement abandonné la classe ouvrière urbaine à son sort. D’ailleurs, l’affichage unilingue anglais ne faisait que refléter cette situation. Partout, même dans des villes où les francophones étaient majoritaires, l’anglais était omniprésent, le français boiteux, le bilinguisme rare. En effet, des photos datant de 1900 à 1950 montrant des affiches des villes telles que Québec, Montréal, Trois-Rivières, Drummondville, etc., révélèrent l’omniprésence de l’unilinguisme anglais dans l’affichage. Même la plupart des marchands canadiens-français affichaient en anglais, tellement le commerce était associé à la langue anglaise. De plus, l’étiquetage était à 95 % en anglais, sans compter les modes d’emploi, les catalogues, etc. Il ne faudrait pas croire que la langue française était incapable d'exprimer les nouvelles réalités. Pendant la même période, le français de France s'était donné les moyens de nommer les produits industriels de la technologie et de la science. En fait, pendant tout le XIX^e siècle et la première moitié du XX^e siècle, l'essentiel de l'évolution collective des francophones du Québec a échappé complètement à l'influence de la France et de la francophonie. D’ailleurs, lorsque le français était utilisé, c’était toujours par le moyen de la traduction, omniprésente dans les textes de loi, les jugements des tribunaux, les documents administratifs, les dépêches des journaux, les étiquettes, etc. De plus, la traduction, faite par n’importe qui, était bourrée de calques, d’emprunts sémantiques, de lourdeurs syntaxiques, etc. 6 Le rôle de l'Église catholique dans le destin linguistique La plus grande partie de cette période (1867-1940) fut marquée par la toute-puissance de l'Église catholique. Comme l'écrivaient les historiens Jean Hamelin et Jean Provencher: L'Église est l'instance suprême qui légitime les idéologies, le lieu où la nation se définit, la police qui freine la transformation des mœurs engendrée par l'industrialisation. Elle a un projet de société centré sur un Canada biculturel, un Québec transformé en une chrétienté hiérarchisée suivant l'ordre naturel des choses, où un peuple composé d'une majorité d'agriculteurs s'épanouirait dans la ligne de son destin catholique et français. Le destin des Canadiens français fut incarné dans l'idéologie dominante de l'époque: la trilogie religion + langue + agriculture. Cette idéologie faisait appel à la mission divine spirituelle d'un peuple d'agriculteurs voué à propager la foi catholique et la langue française en Amérique du Nord. Ce projet de société à perspective messianique fut bien tracé par Mgr Louis-Adolphe Paquet(1859-1942) dans un discours prononcé le 23 juin 1902: Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu'à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée. Pendant que vos rivaux revendiquent, sans doute dans des luttes courtoises, l'hégémonie de l'industrie et de la finance, nous ambitionnons avant tout l'honneur de la doctrine et les palmes de l'apostolat. 6.1 La langue, gardienne de la foi En 1845, François-Xavier Garneau (1809-1866) publiait le premier volume de son Histoire du Canada. Le volume décrivait les événements de la Nouvelle-France depuis les origines jusqu'en 1701, soit au moment de la Grande Paix de Montréal entre le canada et les autochtones. Rapidement, des auteurs anonymes, généralement des ecclésiastiques, reprochèrent à l'historien sa défense de la liberté de conscience, ses regrets que les autorités françaises aient exclu les huguenots du Canada et ses critiques de l'autoritarisme de Mgr de Laval. On accusa Garneau «philosophe», de «protestant» et d'«impie». Le clergé catholique lui reprocha ne de pas faire ressortir la caractère religieux de la colonisation française. En 1859, l'historien dut subir la censure du clergé et couper des paragraphes entiers, puis récrire certaines pages. Finalement, dans sa conclusion générale du troisième volume, Garneau invita les Canadiens français à rester fidèles à eux-mêmes, donc à se garder des aventures politiques et sociales. C'était là une façon pour l'Église de s'approprier le nationalisme populaire et de diriger le patriotisme canadien-français. On ne peut être plus clair: aux Anglais l'économie et la richesse matérielle, aux Canadiens français la possession de la vie céleste. Dans cette perspective, la langue française était considérée comme une protection contre l'hérésie protestante liée à l'anglais. Décidé à s'opposer à l'assimilation des siens, HonoréMercier (premier ministre du Québec de 1887 à 1891), dans un discours à la Société Saint-Jean-Baptiste, déclarait en 1889: Cette province de Québec est catholique et française, et elle restera catholique et française. [...] Nous ne renoncerons jamais aux droits qui nous sont garantis par les traités, par la loi et la Constitution. Henri Bourassa (1868-1952) Honoré Mercier faisait sans doute allusion à l'article 93 de la Constitution canadienne, qui garantissait l'enseignement religieux aux minorités catholiques et protestantes. Dans sa brochure intitulée La langue, gardienne de la foi (1918), Henri Bourassa, le fondateur du Devoir (1910), associait étroitement lui aussi la langue et la religion en terre d'Amérique: Si nous voulons défendre notre patrimoine intellectuel et national [...], nous devons le faire selon l'ordre harmonieux de nos devoirs sociaux et de notre vocation providentielle. Ne luttons pas seulement pour garder la langue et la foi; luttons pour la langue afin de mieux garder la foi. En même temps, Bourassa contestait ouvertement l'identification du Canada anglais à l'Angleterre et à la nationalité britannique en se faisant le champion d'une nation canadienne. Dans cette perspective, l'anglais devenait «la langue de l'erreur, de l'hérésie, de la révolte, de la division, de l'anarchie dogmatique et morale». Pour sa part, l'abbé Lionel Groulx, directeur de la revue L'Action nationale en 1920, développa largement cette idéologie: le «bouclier de la langue» permet de résister à la puissance envahissante du protestantisme anglo-américain. Dans un article daté de 1936 et reprenant ce même thème développé par Henri Bourassa, Mgr Paul-Émile Gosselin, du Conseil de la survivance française, associait ainsi la survivance linguistique à la survivance religieuse: La langue française est chez nous gardienne de la foi en cet autre sens — plutôt négatif celui-là — qu'elle nous maintient dans une atmosphère entièrement, sinon intensément catholique: le climat religieux de la race à laquelle nous appartenons, alors que l'anglais présente ce danger de nous mettre en relation avec les cent millions de protestants et de libre penseurs qui vous entourent sur ce continent. En 1950, l'abbé Lionel Groulx défendra encore sa thèse: «La langue anglaise est la propagandiste naturelle des idées protestantes, au Canada comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pays où le protestantisme contrôle les sources d'information, le cinéma, la radio, la presse et la télévision.» Il n'est pas surprenant que, dans les écoles, les religieux aient pu inculquer les valeurs morales chrétiennes jusque dans l'enseignement de la grammaire où religion et participe passé se confondaient. La publication en 1907 de L'analyse grammaticale et l'analyse logique de Charles-Joseph Magnan fut saluée en ces termes par le journaliste Omer Héroux: «Il n'est pour ainsi dire pas une page [...] qui ne tende à élever le petit écolier, à l'orienter vers des aspirations plus hautes, à lui faire comprendre l'indignité de certains vices.» Entre 1850 et 1950, la plupart des manuels de grammaire et de lecture puisèrent abondamment leurs exemples dans la religion. Contrairement à ce que craignaient les Anglais partisans du One Nation, One Language, la défense du français ne déboucha pas sur une remise en cause des structures politiques. Bien au contraire, le clergé et les élites francophones soutinrent en général l'ordre établi et acceptèrent la domination anglophone comme allant de soi. La question de la survivance linguistique et culturelle ne semblait pas liée au pouvoir économique et politique. La défense de la langue française passait par le traditionalisme et le conservatisme des valeurs rurales, l'exaltation des archaïsmes, l'apologie de la langue louis-quatorzienne, le recours au thème de la «langue des ancêtres», la phobie de la langue et de la littérature de la France révolutionnaire, républicaine, laïque, contemporaine. 6.2 Un combat d'arrière-garde Évidemment, ce genre de combat pour la survivance de la langue était nécessairement voué à l'échec, car les Canadiens français de l'époque n'avaient pas encore compris que, s'ils avaient subi depuis 1871 toute une série de restrictions de leurs droits scolaires, ce n'était pas en tant que «catholiques», mais en tant que «francophones». À la suite du fameux Règlement 17 adopté par l'Ontario en 1912, ils commenceront à mieux comprendre les véritables enjeux. Les grandes campagnes de refrancisation menées par l'Action française, la Société du bon parler français ou la Société Saint-Jean-Baptiste connurent pas mal moins de succès que, par exemple, les campagnes publicitaires pour diffuser les albums de Tintin au Québec. L'idéologie officielle de l'Église, qui avait défini les Canadiens français comme un peuple catholique, français et rural ne correspondait plus à la réalité à la fin des années 1930. En 1941, seulement 35 % de la population de la province (3,3 millions) habitait dans des régions rurales et moins de 30 % vivait de l'agriculture. Le peuple demeurait attaché à sa religion, mais il devenait manifeste que la religion n'avait pu enrayer l'état de déchéance où végétait la langue française, signe de la servitude individuelle et collective des Canadiens français. D'ailleurs, au yeux des autorités vaticanes, le Canada était devenu une colonie britannique et sa langue d'usage était forcément l'anglais. Après la Seconde Guerre mondiale, le discours officiel de la vieille idéologie de conservation ne correspondait plus du tout à la réalité. Néanmoins, l'Église continua de contrôler l'éducation et le bien-être social (sécurité sociale); elle ne put prétendre rester le seul rempart de la nation canadienne-française. La philosophie du laisser-faire ou de la soumission était de plus en plus contestée, à la fois par le mouvement syndical qui se radicalisait et critiquait les politiques du régime Duplessis, par une certaine élite intellectuelle qui n'acceptait plus l'autoritarisme de l'Église et le conservatisme de la société, et même par certains prêtres catholiques célèbres (Gérard Dion, Louis O'Neill et le père Lévesque de l'Université Laval), qui proposaient de nouvelles valeurs. Néanmoins, le règne du premier ministre Maurice Duplessis (du 26 août 1936 au 8 novembre 1939 et du 30 août 1944 au 7 septembre 1959) a valu au Québec son drapeau actuel, mais aussi une façon pour la province de narguer le gouvernement fédéral et un moyen d'afficher son autonomie. Le siècle qui avait suivi l'Acte d'Union (1840-1950), celui de l'impuissance et de la soumission, celui d'un Québec essentiellement rural et catholique, était révolu. Pour plusieurs, il devenait nécessaire que l'État québécois intervienne enfin pour assurer la protection et la défense des citoyens sur les plans social, économique, éducationnel et linguistique. Les problèmes relatifs à la langue vont alors se transformer en revendications d’ordre politique. La mort du premier ministre québécois Maurice Duplessis en 1959 donna le signal de départ du processus de modernisation ou d'évolution accélérée du Québec. Histoire du français au Québec Section 4 La modernisation du Québec (1960-1981) Le français, langue étatique ___________________________________________________________________________________________________ La modernisation du Québec constitue un phénomène à la fois politique, économique, social, culturel et, comme il se doit, linguistique. À partir de 1960, le Québec passa du conservatisme clérico-politique et de l'immobilisme socioculturel à l'ère du modernisme, du changement, de la revalorisation politique, en fonction des intérêts économiques de la nation. Ces changements n'avaient rien de révolutionnaire en soi, mais ils permirent au Québec de rattraper son retard et de prendre place au sein des sociétés industrialisées et post-industrielles. L'État québécois mit ainsi fin à une longue tradition de non-interventionnisme et devint, au cours des deux décennies suivantes, le principal moteur du développement collectif. La langue française, quant à elle, se transforma en une arme de combat et en symbole de libération d'une société qui n'acceptait plus son statut de minorité plus ou moins aliénée. Cette nouvelle vision de la langue, passée du stade défensif au stade offensif, a engendré «l'époque des lois linguistiques», c'est-à-dire la loi 63 (Loi pour promouvoir la langue française au Québec, 1969), la loi 22 (Loi sur la langue officielle, 1974) et la loi 101 (Charte de la langue française, 1977). Du statut de langue nationale des Canadiens français, le français accéda au statut de langue étatique, aboutissement ultime d'un long processus de libération nationale. 1 Le rattrapage de la Révolution tranquille (1960-1966) En juillet 1965, le Parti libéral du Québec, dirigé alors par Jean Lesage, prit le pouvoir et entreprit la réalisation de son programme sous le thème «C'est le temps que ça change». Surnommé «le père de la Révolution tranquille», cet ancien député et ministre du Parti libéral du Canada voulut transformer les institutions et les mentalités québécoises au moyen d'un programme électoral qui allait bien au-delà de simples réformes économiques. C'est ainsi que commença la Révolution tranquille, une période exaltante de déblocage caractérisée notamment par l'avènement de l'État moderne et l'action socio-économique, l'affirmation de l'identité québécoise et la prise de conscience linguistique. 1.1 L'avènement de l'État moderne Avant d'aborder la question purement linguistique, il convient de rappeler les grandes lignes de force de cette période, lesquelles sont nécessaires pour comprendre la politique de la langue française que s'est donnée le Québec par la suite. Profitant d'une forte croissance économique, le gouvernement de Jean Lesage remodela profondément l'État québécois en investissant massivement dans des projets publics majeurs, notamment par la nationalisation des richesses naturelles et la création des sociétés d'État. Préoccupé par l'indépendance et la compétence de l'État québécois, Jean Lesage entreprit une vaste réforme de l'enseignement public dont l'apogée fut certainement la création du ministère de l'Éducation en 1964. La période Lesage vit également la création du ministère des Affaires culturelles, du ministère du Revenu et du ministère des Affaires fédérales-provinciales. De plus, la représentation du Québec à l'étranger fut développée, avec l'inauguration des Délégations générales du Québec à Paris en 1961 et à Londres en 1963. Le gouvernement réorganisa la fonction publique, qui vit grossir ses effectifs de 53 %, alors que le nombre des employés des secteurs parapublics (ou paragouvernementaux) s'accroissait de 93 %. L'État québécois put alors compter sur un corps de technocrates et de spécialistes pour effectuer l'entreprise de rattrapage. Les priorités allèrent d'abord aux services sociaux et à l'éducation, lesquels se laïcisèrent au profit de l'État. Du côté des services sociaux, ce fut l'assurance-hospitalisation, le régime des rentes, l'aide sociale, le relèvement du salaire minimum, le nouveau régime d'assurance-chômage, etc. Du côté de l'éducation, ce fut la création du ministère de l'Éducation (1964) et l'institution des cégeps (1967), ce qui permit d'augmenter les effectifs scolaires de 101 % au secondaire, de 82 % au collégial et de 169 % à l'université. L'État québécois intervint également dans l'économie. Pour stimuler la participation des francophones au développement économique, on créa des entreprises publiques telles que Hydro-Québec, la SGF (Société générale de financement), Sidbec-Dosco pour la sidérurgie, SOQUEM pour les mines, la Caisse de dépôt et de placement, etc. Ajoutons aussi la construction de l'infrastructure autoroutière et les grands projets hydro-électriques. Ces mesures témoignaient de la nouvelle conception capitaliste de l'État, devenu pourvoyeur de capitaux et créateur d'emplois pour les francophones. Cet effort de modernisation accélérée exigea cependant de nouvelles sources de revenus. Après d'intenses négociations avec le gouvernement fédéral, le Québec obtint certains avantages fiscaux lui permettant de poursuivre ses objectifs sociaux et économiques. 1.2 L'affirmation de l'identité québécoise L'affirmation de l'identité québécoise constitue l'un des traits caractéristiques de cette période. Les mots nation et Québec devinrent synonymes; les francophones de la province de Québec ne se définirent plus comme des Canadiensfrançais, mais comme des Québécois. Secouant leur vieux complexe d'infériorité, ceux-ci passèrent du nationalisme défensif au nationalisme offensif et progressiste; ils devinrent ainsi conscients qu'ils pouvaient prendre en main leur propre destin. À l'instar de nombreuses autres minorités dans le monde, la fièvre autonomiste gagna le Québec, qui vit naître plusieurs mouvements indépendantistes dont le RIN (Rassemblement pour l'indépendance nationale), le RN (Ralliement national) et le MSA (Mouvement souveraineté-association) qui allait devenir le Parti québécois. Dans le même ordre d'idée, la province de Québec devint simplement le Québec. Les premiers ministres et ministres du gouvernement québécois utilisaient même l’expression l’Étatdu Québec. Parallèlement, le changement de nom de Canadiens français en Québécois eut pour effet d’entraîner de nouvelles dénominations aux autres Canadiens français – à l’exception des Acadiens – des provinces anglaises. Ainsi, apparurent les dénominations de Franco-Ontariens, de Franco-Manitobains, de Franco-Albertains, de Fransaskois, Franco-Colombiens, etc. Pour les Québécois, il s'agissait simplement des francophones hors-Québec. Vu sous cet angle, les francophones des autres provinces se trouvaient ainsi définis exclusivement par rapport au Québec. Tout ce rattrapage institutionnel, économique, social et idéologique favorisa un essor sans précédent de la vie intellectuelle et de la production culturelle. Axés sur la spécificité québécoise, la chanson, la télévision, la littérature, le théâtre et le cinéma exprimèrent la nouvelle société urbaine et industrialisée, qui sortait d'une longue torpeur. Parallèlement, le Québec quitta son isolement et reprit contact avec la France: la Délégation générale du Québec à Paris, les ententes de coopération franco-québécoise, les visites officielles et les tapis rouges, etc. Cette politique d'ouverture sur le monde montrait que le Québec n'était pas seulement un État fédéré parmi les autres, mais se voulait aussi l'instrument politique d'un peuple distinct dans la grande Amérique du Nord. 1.3 La prise de conscience linguistique et la querelle du «joual» Les événements de la Révolution tranquille projetèrent à l'avant-scène la question linguistique. Celle-ci cessa d'être une question de langue pour devenir à la fois une question idéologique, démographique, scolaire, économique et politique. Dans les faits, les gouvernements ne sont pas intervenus dans le domaine linguistique, mais toutes les idées-forces d'une politique de la langue sont apparues à ce moment et ont préparé «l'époque des lois linguistiques» qui allait suivre. - Le purisme linguistique La société québécoise traditionnelle avait pris du retard sur le reste du monde occidental et il lui fallait le rattraper. Au plan linguistique, cela s'est traduit par une recrudescence du purisme à l'égard du français, c'est-à-dire par un souci excessif de la pureté de la langue. Le français parlé au Québec paraissait tellement «arriéré», «dégradé» et «corrompu» par l'anglais qu'il était urgent de renouer le cordon ombilical avec la mère patrie (la France), seule force capable de faire échec à cette «contamination» endémique et de bloquer l'assimilation. D'où le phénomène du joual, dont le célèbre Frère Untel se fit le champion en 1960 dans Les insolences du Frère Untel. Le mot «joual» provient de la langue parlée populaire, alors que «cheval» est prononcé «joual». Le dictionnaire Le Robert définit ainsi «joual»: Mot utilisé au Québec pour désigner globalement les écarts (phonétiques, lexicaux, syntaxiques; anglicismes) du français populaire canadien, soit pour les stigmatiser, soit pour en faire un symbole d'identité (cf. Franco-canadien, québécois). Des jouals. Parler joual ouJOUALISERv. intr.. Personne qui joualise ouJOUALISANT, ANTEadj. et n.— Adj.JOUAL,JOUALE(parfois inv. en genre) « La langue jouale » (J.-P. Desbiens). « La grammaire joual » (R. Ducharme). Le joual était pour le Frère Untel une «décomposition» qu'il considérait comme le symbole de l'aliénation collective des Québécois: «Cette absence de langue qu'est le joual est un cas de notre inexistence, à nous, les Canadiens français.» On allait retrouver le même discours pendant plus d'une décennie, comme en fait foi cet éditorial paru dans La Presse (Montréal) en 1973: Si l'on entend par là un mélange d'anglais et de français largement farci de jurons ou d'expressions ordurières... on ne peut hésiter un instant. Il faut l'empêcher de triompher, car il s'agit alors d'un jargon pour initiés, d'un dialecte tribal quelconque qui ne saurait prétendre véhiculer une réelle culture. C'est un langage plus près de l'animal que de l'homme. Au début des années soixante, la conception dominante de la norme que se faisait la société à cette époque fut exposée dans l'une des premières publications de l'Office de la langue française intitulée Norme du français écrit et parlé au Québec. Il s'agissait d'une norme idéalisée qui n'admettait que peu de différences morphologiques, syntaxique et phonétique par rapport à la variété des classes instruites et bourgeoises de Paris: L'Office estime que, pour résister aux pressions énormes qu'exerce sur le français du Québec le milieu nord-américain de langue anglaise, il est indispensable de s'appuyer sur le monde francophone: cela veut dire que l'usage doit s'aligner sur le français international, tout en faisant sa place à l'expression des réalités spécifiquement nord-américaines. Dans le domaine du vocabulaire, l'Office de la langue française (aujourd'hui Office québécois de la langue française) n'admettait, toujours dans cette publication mentionnée, que les canadianismes «qui se rapportent à des réalités canadiennes pour lesquelles le français n'a pas d'équivalents» (maskinongé, sucre d'érable, banc de neige, ceinture fléchée, etc.), ou «les seuls anglicismes qui se justifient», c'est-à-dire «ceux qui comblent des lacunes». - Le joual et le français «pouilleux» Cette conception de la norme «européanisante» ne pouvait faire l'unanimité à une époque centrée sur la québécité. D'autres croyaient au contraire à la légitimité d'une «langue québécoise». Au «joual-mépris», s'opposa le «joual-fierté» qui prenait ses racines dans la valorisation de la spécificité québécoise et exprimait à sa façon la contestation d'une société dépendante. Un courant littéraire important adopta même le joual comme instrument d'expression privilégié. Michel Tremblay, dramaturge et auteur des Belles-Soeurs (une pièce écrite en joual), justifiait ainsi sa position (dans La Presse, Montréal, 16 juin 1973) : On n'a plus besoin de défendre le joual, il se défend tout seul. Cela ne sert à rien de se battre ainsi. Laissons les détracteurs pour ce qu'ils sont: des complexés, des snob ou des colonisés culturels. Laissons-les brailler, leurs chiâlements n'empêcheront pas notre destin de s'accomplir. Le joual en tant que tel se porte à merveille; il est plus vivace que jamais... Quelqu'un qui a honte du joual, c'est quelqu'un qui a honte de ses origines, de sa race, qui a honte d'être québécois. Enfin, un fait, apparemment anodin, mérite d’être relevé. En 1968, le ministre fédéral de la Justice, Pierre Elliot Trudeau (qui deviendra premier ministre du Canada), accusa en anglais les Québécois de parler un Lousy French, c'est-à-dire un français «pouilleux», ce qui a déclenché un tollé de protestations. Dans une allocution prononcé le 28 janvier 1968, Trudeau précisa qu’il ne saurait être question d’accorder des droits linguistiques à des gens qui parlaient un si mauvais français. Ottawa ne devrait pas accorder une once de pouvoir à la province de Québec jusqu'à ce qu'elle ait prouvé au reste du Canada qu'elle peut faire en sorte que soit enseigné un français de meilleure qualité dans les écoles. [...] Certains nationalistes québécois parlent un français effroyable et veulent imposer ce français détestable à l'ensemble du Canada. Les Québécois furent profondément choqués de cette accusation, surtout parce qu’elle liait leurs droits linguistiques et politiques à la qualité de leur langue. Le linguiste québécois Gilles-R. Lefèbre commentait ainsi l'attitude du Lousy French: Nous croyons pouvoir affirmer sans trop de risque d'erreur que l'attitude du Lousy French et le choix linguistique qu'elle entraîne recueillent la faveur d'une bonne partie de l'élite économique et politique des Canadiens français (fédéralistes), attitude qui se double assez paradoxalement d'une solide francophobie accompagnée d'une pratique du bilinguisme franco-anglais. Toutefois, il nous faut apporter ici des nuances quant au choix linguistique des tenants du Lousy French : il n'est pas assuré que tous soient capables ou même désireux d'aller jusqu'au bout de ce choix. La «crise» entre les tenants du français et ceux du joual a semblé prendre fin lorsque ces derniers ont fini par déposer les armes, mais elle témoignait éloquemment du sentiment d'aliénation collective propre à cette époque. Il n’en demeure pas moins que cette controverse du joual ne semble jamais avoir été définitivement enterrée, parce que des ouvrages ont été publiés sur cette question jusqu’en 1996-1998, par exemple, les essais sur le langage québécois de l'auteur-compositeur-interprète Georges Dor, décédé en juillet 2001: (1996) Anna braillé ène shot (sous-titre: «Elle a beaucoup pleuré»), (1997) Ta mè tu là? (sous-titre: «Ta mère est-elle là?»),(1998) Les qui qui et les que que ou le français torturé à la télé (sous-titre: «Troisième et dernier essai sur le langage parlé des Québécois»). À coup sûr, tout francophone qui lit l'un de ces ouvrages y perd son latin! Cela étant dit, jamais un Québécois «normal» ne parlera comme un «Français»; rares sont les Québécois qui tiennent uniquement au «français de France» ou uniquement au joual. En général, on peut affirmer que la quasi-totalité des Québécois préconise cependant un «français québécois». Autrement dit, les Québécois francophones ont très largement perdu leur sentiment d'infériorité linguistique face au «français de France» et, pour la plupart, «bien parler» signifie parler un «français québécois correct». 1.4 L'évolution démographique des francophones L'avenir démographique des francophones est une autre question qui souleva bien des inquiétudes au cours de la décennie 1960. Grâce à leur surfécondité (8,3 enfants par femme aux XVIII^eet XIX^e siècles), les francophones avaient réussi à compenser le jeu des mouvements migratoires favorables aux anglophones; ils avaient ainsi toujours maintenu leur équilibre démographique, qui oscillait autour de 80 % au Québec. Or, le recensement de 1961 révéla que cet équilibre traditionnel se trouvait rompu avec la fin de la surnatalité des francophones. De plus, l'immigration canadienne favorisait une augmentation des anglophones dans une proportion de 23 % contre 1 % seulement en faveur des francophones. Étant donné que l'immigration continuait de grossir le groupe anglophone au Québec, la question linguistique se présentait désormais sous un nouvel angle. En effet, quelque quinze ans plus tard, les démographes Charbonneau, Henripin et Légaré déclaraient qu'il était possible qu'en l'an 2000 le pourcentage de francophones puisse tomber à 71 % pour l'ensemble du Québec et à 53 % pour la région métropolitaine de Montréal. Montréal pourrait perdre ainsi sa majorité francophone! En 1967, le Rapport du Comité interministériel sur l'enseignement des langues aux Néo-Canadiens révélait que «la communauté franco-québécoise n'avait pratiquement aucun pouvoir assimilateur» auprès des immigrants venant s'installer sur son territoire. Entre 1946 et 1966, le Québec avait accueilli environ 500 000 immigrants; de ce nombre, 50 000 étaient francophones. Or, les immigrants optaient dans une proportion de 90 % pour la langue dominante, l'anglais. Dans le rapport interministériel, on constatait également que les Néo-Québécois et les francophones constituaient environ 80 % des effectifs scolaires du secteur anglo-catholique de la CECM (à l’époque: la Commission des écoles catholiques de Montréal) et ceux du PSBGM (à l’époque: le Protestant School Board of the Greater Montreal). Les immigrants contribuaient ainsi à l'anglicisation du Québec et amorçaient même un processus de minorisation de la majorité francophone, d'après ce même rapport: À moins d'attendre un hypothétique miracle, on doit bien convenir qu'une immigration nombreuse jouant à 90 % ou à 95 % en faveur de la minorité anglophone ne peut aboutir qu'à réduire constamment l'importance de la langue française au Québec et à amorcer un processus de «minorisation» de la communauté francophone au Québec. Toute cette question relative au problème scolaire allait être à l'origine de la première loi linguistique votée à l'Assemblée nationale, en 1969. En attendant, la question alimentait les controverses et les revendications des francophones. 1.5 La domination socio-économique de l'anglais La Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton), instituée par le gouvernement fédéral, publia un Rapport préliminaire en 1965, après avoir reçu au-delà de 400 mémoires; les autres tranches du rapport s'échelonnèrent jusqu'en 1970. Certaines révélations eurent l'effet d'une véritable douche froide sur les francophones. Tout le monde savait que l'anglais était la véritable langue du travail au Québec, de même que celle de la promotion sociale, du commerce, des affaires et de l'affichage: la Commission ne révéla rien de neuf à ce sujet. Mais on ignorait que: - 83 % des administrateurs et cadres du Québec étaient anglophones; - les francophones du Québec avaient un revenu moyen inférieur de 35 % à celui des anglophones;- les francophones arrivaient au 12^e rang dans l'échelle des revenus selon l'origine ethnique, avant les Italiens et les Amérindiens; - à instruction égale, les francophones gagnaient moins que tous les autres groupes linguistiques; - les anglophones unilingues gagnaient plus que les bilingues anglophones ou francophones;- même assimilé, un francophone ne réussissait pas mieux; - depuis 30 ans, la situation n'avait fait qu'empirer. Ces faits étalés et révélés par une enquête fédérale furent considérés comme une véritable provocation chez les francophones, qui constataient que le Québec représentait, au point de vue du revenu, un «paradis» pour les anglophones. Même le bilinguisme tant exalté ne paraissait pas avoir une forte influence sur les revenus. La connaissance du français ne présentait aucun avantage économique pour les anglophones; la connaissance de l'anglais, pour un francophone, entraînait un très faible avantage financier, et celui-ci était dû au fait que les bilingues étaient plus instruits et exerçaient des professions mieux rémunérées. Les termes bilinguismeetunilinguisme firent fureur au cours de la décennie 1960-1970. On considérait le bilinguisme pratiqué au Québec comme un suicide collectif parce qu'il était assumé par les seuls francophones et qu'il entraînait la contamination linguistique. La population revendiquait un «visage français» pour le Québec et certains n'hésitaient pas à parler d'unilinguisme, à exiger que le français devienne la langue du travail, de l'affichage, de la signalisation routière, des raisons sociales. De plus en plus, l'idée d'adopter des mesures législatives à cet égard se répandait dans la population. Mais les politiciens de la Révolution tranquille n'osèrent pas intervenir, jugeant que la question était beaucoup trop explosive. 2 Le réveil du gouvernement fédéral Dans les années soixante, les deux grandes communautés linguistiques, anglophones et francophones, n'étaient pas encore parvenus à s'entendre. Le Québec, de son côté, vivait une période d'effervescence — la Révolution tranquille —, qui en fut une de déblocage, caractérisée par l'avènement d'un État plus moderne et l'action socio-économique, l'affirmation de l'identité québécoise et la prise de conscience linguistique. Pour beaucoup de francophones du Québec, le nouveau nationalisme québécois rendait inacceptables plusieurs des pratiques du système politique canadien, par exemple, la sous-représentation des francophones et du français à Ottawa, ainsi que la non-reconnaissance des droits des francophones dans toutes les provinces anglaises. Au même moment, dans certaines provinces, les minorités francophones revendiquaient des changements substantiels autres que cosmétiques, notamment en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Ce vent de changement fut le déclencheur d'un processus chez les politiciens anglophones du Canada. Inquiet, le gouvernement fédéral de Lester B. Pearson savait qu'il lui fallait intervenir. Le système politique canadien devait être modifié afin de mieux refléter la dualité canadienne et la place centrale du Québec au sein du pays. Il fallait donc des changements majeurs dans la structure des institutions fédérales et une remise en question de la place du Québec dans le système fédéral. Il paraissait évident que le Canada devait mieux respecter ses minorités linguistiques francophones et qu'il lui fallait bien plus que des ajustements occasionnels pour assurer la paix sociale et permettre à tous ses citoyens de vivre en harmonie. Le pays était mûr pour un profond changement de cap, comme c'était d'ailleurs le cas dans plusieurs autres pays du monde. Ce fut l'avènement des droits linguistiques au Canada. 2.1 La Commission Laurendeau-Dunton C'est l'arrivée au pouvoir du premier ministre canadien Lester B. Pearson (1963-1968), qui marqua la volonté de changement au gouvernement fédéral. Trois mois après son élection (avril 1963), le premier ministre canadien Lester B. Pearson créait une commission royale d’enquête dont le mandat était de faire le point sur le bilinguisme et le biculturalisme au Canada. Dans une lettre envoyée à tous les premiers ministres provinciaux en mai 1963, Lester B. Pearson écrivait ces propos: Dans un discours que je prononçais le 17 décembre 1962 à la Chambre des communes sur les difficultés et les avantages que présente dans notre pays la dualité de langue et de culture établie par la Confédération, je proposais la tenue d'une vaste enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme en consultation avec les gouvernements provinciaux. Cette proposition a été accueillie très favorablement au Parlement et aussi, je crois, dans le pays. L’idée d’une telle commission avait été lancée, l’année précédente, par le journaliste québécois André Laurendeau, rédacteur en chef du Devoir, très inquiété par la montée du discours sécessionniste au Québec et l’indifférence du Canada anglais. Le premier ministre Pearson fit appel à André Laurendeau pour diriger une vaste commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. À l'exemple de plusieurs commissions canadiennes, Pearson choisit également un coprésident de langue et de culture canadienne-anglaise : le journaliste Davidson Dunton. Ainsi, était créée la Commission Laurendeau-Dunton — aussi connue comme la «Commission BB» en français et «B and B Commission» en anglais (pour bilinguisme et biculturalisme). L'objectif fondamental du mandat de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme était le suivant: Faire enquête et rapport sur l'état présent du bilinguisme et du biculturalisme au Canada et recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d'après le principe de l'égalité entre les deux peuples qui l'ont fondée, compte tenu de l'apport des autres groupes ethniques à l'enrichissement culturel du Canada, ainsi que les mesures à prendre pour sauvegarder cet apport. Entre 1964 et 1967, la Commission commanda au moins 165 études, dont 24 furent publiées. Plus de 400 mémoires furent présentés à la Commission, dont les travaux ont sensibilisé beaucoup de Canadiens à l'importance de préserver et de promouvoir tant la dualité que la diversité culturelle et linguistique. Cette intense activité scientifique a permis une meilleure connaissance de la réalité canadienne dans le domaine linguistique. En se basant sur des données démographiques, sociales, scolaires, économiques et juridiques liées à la langue et aux communautés minoritaires, le gouvernement canadien avait en mains ce qu'il fallait pour cerner certaines lacunes et agir en conséquence. Après deux ans de travaux et de rencontres à travers le pays, les commissaires étaient catégoriques sur les dangers que courait le pays: Tout ce que nous avons vu et entendu nous a convaincus que le Canada traverse la période la plus critique de son histoire depuis la Confédération. Nous croyons qu'il y a crise […]. Nous ignorons si cette crise sera longue ou brève. Nous sommes toutefois convaincus qu'elle existe. Les signes de danger sont nombreux et sérieux. Si la crise persistait et continuait de s'accentuer, elle pouvait, selon les commissaires, conduire éventuellement à la destruction du Canada, mais si elle était surmontée elle contribuerait à la renaissance d'un Canada plus dynamique et plus riche. En avril 1966, le premier ministre Pearson annonça officiellement à la Chambre des communes une politique sur le bilinguisme dans la fonction publique: Le gouvernement espère et compte que, dans une période de temps raisonnable, un état de choses se sera établi au sein de la fonction publique en vertu duquel: a) il sera de pratique courante que les communications orales ou écrites à l'intérieur de la fonction publique se fassent dans l'une ou l'autre langue officielle au choix de l'auteur [...]. b) les communications avec le public se feront normalement dans l'une ou l'autre langue officielle en égard au client. Le rapport de la Commission BB parut en 1967 et comptait quatre volumes (puis six en 1969), dont les plus importants portaient sur Les langues officielles (Livre I), L'éducation (Livre II), Le monde du travail (Livre III) et La capitale fédérale (Livre IV). 2.2 Les recommandations des commissaires Le rapport de la Commission Laurendeau-Dunton recommandait que le Canada anglais accepte que des négociations soient entamées afin de recomposer le régime constitutionnel canadien de façon à ce que les francophones du pays puissent mieux s'épanouir. Pour les commissaires, les francophones constituent un groupe minoritaire au Canada, et ils sont surtout concentrés au Québec, ainsi qu'en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Il n'incombe pas à l'État fédéral de favoriser le bilinguisme individuel: «Si chacun devient complètement bilingue dans un pays bilingue, l'une des langues sera superflue.» Elle disparaîtra! Un État bilingue doit donc fournir des services aux citoyens dans leur langue et s'assurer que les membres des minorités linguistiques ne soient pas défavorisés pour des motifs linguistiques. Par conséquent, le groupe linguistique majoritaire doit «garantir la vie et l'égalité à la langue du groupe minoritaire». Le LivreI^erdu rapport abordait la question du statut des deux langues officielles. Les commissaires y faisaient une série de recommandations, dont la modification de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui débuterait par la disposition suivante: «L’anglais et le français sont les deux langues officielles du Canada.» La principale recommandation de la Commission était la suivante: Nous recommandons que l'anglais et le français soient formellement déclarés langues officielles du Parlement du Canada, des tribunaux fédéraux, du gouvernement fédéral et de l'administration fédérale. Les commissaires recommandaient également que le Nouveau-Brunswick et l’Ontario reconnaissent l’anglais et le français comme leurs langues officielles. La Commission recommandait que dans toutes les provinces soient créés des districts bilingues, ou dans les régions où un groupe linguistique, français ou anglais, atteindrait le seuil de 10 %. L'une des recommandations du livre premier prônait la création de postes de commissaire aux langues officielles dans les provinces qui se déclareraient bilingues. Le Livre II de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme traitait de la question de l’éducation. L'une des recommandations se lisait comme suit: «Nous recommandons que soit reconnu dans les systèmes scolaires le droit des parents canadiens de faire instruire leurs enfants dans la langue officielle de leur choix; l’application concrète de ce principe sera fonction de la concentration démographique de la minorité.» Le volumineux document était divisé en trois parties. La première concernait plus précisément l’instruction de la minorité linguistique, francophone ou anglophone, dans chacune des provinces. La seconde abordait l’enseignement d’une langue seconde, en l’occurrence le français ou l’anglais, alors que la troisième partie examinait l’image de l’autre groupe culturel véhiculée par l’enseignement, notamment sur l'enseignement de l'histoire au Canada. Cet enseignement de l’histoire semble comporter deux versions différentes. Dans les manuels de langue française, les commissaires remarquèrent que l'histoire accordaient une place prépondérante à la Nouvelle-France, la Conquête britannique y étant décrite comme une catastrophe. Dans les manuels anglophones, l’histoire semble commencer dans les années précédant la Conquête présentée non comme une fin mais comme un début où l’ère de l’Amérique du Nord britannique commence. D'autres recommandations concernent le fondement historique de l'appui fédéral à l'égard de l'enseignement dans la langue officielle de la minorité. Certaines recommandations du Livre III (Le monde du travail) visaient l'équilibre linguistique au sein de la fonction publique fédérale. D'après la Commission, 21,5 % des fonctionnaires fédéraux étaient francophones en 1965. Des mesures devaient être prises pour favoriser une plus grande représentation francophone à tous les échelons de l'administration fédérale. Dans le Livre IV, les commissaires faisaient des recommandations au sujet du bilinguisme de la capitale fédérale. L'objectif était de rendre la capitale fédérale (Ottawa) parfaitement bilingue. Les commissaires demeuraient divisés sur les questions concernant les minorités linguistiques des provinces anglaise et la majorité francophone du Québec. Fallait-il répondre aux besoins spécifiques de cette majorité francophone et/ou aux besoins des minorités linguistiques? C'est le premier ministre Trudeau qui allait trancher en favorisant les minorités francophones du Canada anglais et la minorité anglophone du Québec. La majorité francophone du Québec n'avait pas besoin de protection. Pour le premier ministre Trudeau, seul un gouvernement fédéral bilingue, où l'anglais et le français seraient à égalité de statut, pouvait amener les francophones du Québec à accepter qu'il constituait le premier gouvernement au Canada. 2.3 Le bilinguisme officiel La Commission BB fut mal perçue par les Anglo-Canadiens qui considéraient, d'une part, que le Québec constituait le problème, d'autre part, que les mesures en matière de langues officielles restaient l'affaire des minorités. La politique du bilinguisme officiel souleva de l'opposition dans certaines régions du pays, notamment dans l'Ouest; les Canadiens d'origine ukrainienne, allemande ou d'autres souches non anglophones ou non francophones voulaient savoir pourquoi le gouvernement fédéral accordait moins d'importance à leur culture qu'à celle des minorités francophones beaucoup plus faibles dans l'ouest du Canada. Entre-temps, la démission en 1968 du premier ministre Lester B. Pearson et l'avènement de son successeur Pierre Elliott Trudeau vinrent tempérer le projet de la commission sur le biculturalisme. Au début des années soixante-dix, Pierre Elliott Trudeau annonça à la Chambre des communes que son gouvernement allait adopter une «politique du multiculturalisme dans le cadre du bilinguisme». C'est que, pour faire accepter le bilinguisme officiel, le gouvernement Trudeau avait cru bon d'adopter également les recommandations de la Commission Laurendeau-Dunton visant à préserver les contributions d'autres groupes «ethniques» (à l'exclusion des peuples autochtones) à l'enrichissement culturel du Canada. Cependant, il était clair pour les commissaires que la dualité linguistique ne pouvait se concrétiser au Canada que si la majorité acceptait son bien-fondé et y participait activement, les minorités ne pouvant l'imposer. La Commission Laurendeau-Dunton a constitué un tournant dans l'histoire du Canada, car elle a servi de guide en proposant des mesures concrètes. Depuis la publication du rapport de la Commission BB, le Canada a amorcé une réelle conversion vers le bilinguisme. L'une des mesures les plus importantes proposées par la Commission concernait l'adoption de la loi fédérale sur les langues officielles. 2.4 La Loi sur les langues officielles et les droits linguistiques individuels Alors que Pierre Elliott Trudeau était premier ministre du Canada, la Chambre des communes adopta en 1969 la Loi sur les langues officielles. Cette loi fédérale conférait un statut co-officiel à l'anglais et au français, mais seulement dans le cas des organismes et institutions relevant de la juridiction fédérale. Cette loi constituait la première loi à caractère proprement linguistique adoptée par le Parlement fédéral. Mais, le Canada étant une fédération, la loi devait respecter la Constitution canadienne en ne modifiant pas les champs de juridiction entre les provinces et le gouvernement fédéral. Autrement dit, la loi ne pouvait pas intervenir dans les politiques linguistiques des provinces. Néanmoins, elle reléguait aux oubliettes le temps où le bilinguisme se limitait à quelques symboles (timbres, billets de banque, etc.) et à la traduction des lois et certains documents administratifs. La législation fédérale accordait des droits personnels à tout citoyen canadien afin qu'il puisse communiquer dans la langue de son choix avec le gouvernement fédéral et faire instruire ses enfants dans sa langue maternelle si cette langue est l'une des deux langues officielles du Canada. La loi ne donnait pas de droits collectifs au sens où certaines législations l'entendaient, par exemple au Nouveau-Brunswick et au Québec, car il s'agissait de droits strictement individuels. Pour Pierre Elliot Trudeau, il n'était pas question d'accorder des droits collectifs aux francophones, ce qui aurait placé le Québec français au cśur de la politique linguistique canadienne. Or, en protégeant partout au Canada les droits linguistiques des francophones, le Québec restait «une province comme les autres». Pour Trudeau, le Québec ne devait plus être considéré comme le protecteur historique (depuis 1791 lors de la création du Bas-Canada et du Haut-Canada) du fait français au Canada, car le gouvernement canadien pouvait remplacer le Québec, et ce, dans tout le Canada. Le principe était le suivant: si tout le Canada, et non plus seulement le Québec, devenait la patrie du français, le nationalisme québécois n'avait plus sa raison d'être. Une fois que les droits linguistiques seraient insérés dans la Constitution canadienne, les conflits linguistiques au Canada seraient résolus. Cependant, la plupart des Québécois n'étaient pas sans savoir que le français ne pouvait pas avoir au Canada anglais la force dont il bénéficiait au Québec. Dans l'Ouest canadien, les Ukrainiens et les Allemands, pour ne prendre que ces communautés, ne comprenaient pas pourquoi des francophones, en nombre encore plus limité qu'eux-mêmes, jouiraient de droits linguistiques particuliers. Pour leur part, les Canadiens anglais étaient prêts à appuyer toute loi qui favorisaient les droits de la personne, mais les droits linguistiques n'en faisaient manifestement pas partie. Enfin, le statut marginal du français dans les institutions fédérales et dans les provinces autres que le Québec n'avaient jamais préoccupé les Anglo-Canadiens. Bref, peu de Canadiens, autant francophones qu'anglophones, n'étaient prêts à entreprendre des croisades pour promouvoir le bilinguisme fédéral. Devant le succès mitigé des mesures adoptées pour instaurer le bilinguisme dans la fonction publique, la Loi sur les langues officielles de 1969 sera abrogée en 1988 lors de l'adoption de la nouvelle Loi sur les langues officielles, alors que Brian Mulroney sera le premier ministre du Canada. Dans son rapport de 1990, le commissaire aux langues officielles du Canada déclarera: «Le français n'a toujours pas la place qui lui est due dans l'administration fédérale.» Dans son rapport de 1994, le commissaire devra encore déplorer le peu de progrès entrepris: «Les années passent, mais le dossier de la langue de travail dans l'administration fédérale reste au même point: c'est la langue au bois dormant.» Pendant qu'à Montréal les fonctionnaires travaillaient en français, à Ottawa ils travaillaient en anglais. En dépit d'énormes investissements dans la formation linguistique, les faits démontreront que le bilinguisme de la fonction publique restera un quasi-échec dans la politique linguistique. Par contre, si le bilinguisme sera un succès au Parlement, il le sera moins dans les services aux citoyens en Ontario et au Nouveau-Brunswick, de même dans certaines régions rurales du Québec, et dans la plupart des provinces anglaises de l'Ouest et des Maritimes. 3 L'époque des lois linguistiques au Québec: 1969, 1974, 1977 Les efforts du gouvernement fédéral dans le domaine linguistique eut pour effet de renforcer le Québec dans son rôle historique de protéger la nation canadienne-française. L'«époque des lois linguistiques» au Québec commença avec la «crise de Saint-Léonard» en 1968. Conscients de l'adhésion massive des immigrants à la langue anglaise et du phénomène de dénatalité chez les francophones, les commissaires scolaires de la ville de Saint-Léonard (en banlieue de Montréal, aujourd'hui intégrée à Montréal) adoptèrent, le 27 juin 1968, une résolution rendant obligatoire l'inscription des nouveaux immigrants, c'est-à-dire les italophones, dans les écoles françaises de leur territoire. La décision des commissaires de Saint-Léonard reçut immédiatement l'appui des milieux nationalistes, eux qui étaient déjà exaspérés par la domination socio-économique de la langue anglaise. Les commissaires venaient simplement combler un vide politique, mais, ce faisant, ils soulevaient un tollé de protestations chez les Anglo-Québécois qui, alimentés par leurs journaux, organisèrent un mouvement de boycottage et saisirent les tribunaux de l'affaire. Durant ces événements, l'Union nationale (qui dirigeait la province) perdit son chef, Daniel Johnson, qui mourut subitement; Jean-Jacques Bertrand devint premier ministre du Québec, tandis que Pierre-Elliot Trudeau prenait le pouvoir à Ottawa (Canada fédéral). 3.1 Le projet de loi 85 et la loi 63: un banc d'essai Devant le climat social qui se détériorait, le nouveau premier ministre du Québec et chef de l'Union nationale, Jean-Jacques Bertrand, fit préparer un projet de loi, le "bill 85", destiné à annuler la décision des commissaires de Saint-Léonard et à assurer aux immigrants le droit à un enseignement dans la langue de leur choix, c'est-à-dire en anglais dans les faits. Ce projet de loi ne pouvait que susciter de vives réactions au sein de la majorité francophone. Devant le mécontentement populaire, le ministre de l'Éducation (à l'époque, Jean-Guy Cardinal) profita de l'absence temporaire (pour des raisons de santé) de son chef pour renvoyer le projet de loi à une commission parlementaire. Ce n'était que partie remise pour lancer la véritable offensive du gouvernement: la loi 63 ou Loi pour promouvoir la langue française au Québec. La rentrée de septembre 1969 s'effectua dans un climat d'affrontements violents entre les francophones et la «coalition anglophone» (incluant les italophones); cette violence conduisit même le gouvernement à adopter la Loi de l'émeute. C'est dans un contexte de passion et de violence que le Parlement adopta, le 20 novembre 1969, la loi 63 appelée presque paradoxalement Loi pour promouvoir la langue française au Québec. Cette loi visait avant tout à annuler la décision du conseil scolaire (appelé commission scolaire au Québec) de Saint-Léonard et à accorder officiellement le libre choix de la langue d'enseignement aux immigrants. Elle obligeait également les écoles anglaises à assurer «une connaissance d'usage de la langue française aux enfants à qui l'enseignement est donné en langue anglaise». Cédant à la pression de l'opinion publique anglophone, le gouvernement avait tenté ainsi un grand coup: satisfaire tout le monde en accordant aux parents le droit d'envoyer leurs enfants à l'école de leur choix. Cette loi reflétait encore l'attitude timorée d'un gouvernement qui désirait avant tout s'allier l'électorat anglophone; sans attendre les recommandations de la Commission Gendron chargée d'enquêter sur la situation linguistique, le gouvernement du Québec avait fait adopter une loi improvisée et sectorielle, c'est-à-dire limitée à la langue d'enseignement. Cette loi allait à contre-courant de l'évolution démographique et des transferts linguistiques réalisés au profit de la minorité anglophone. De plus, elle était calquée sur la politique du multiculturalisme prônée par le gouvernement fédéral et ramenait le Québec dix ans en arrière. Enfin, les anglophones ne se leurrèrent pas sur la portée électoraliste de la loi 63 (ou Loi pour promouvoir la langue française au Québec)à leur égard: ils avaient compris que, si un gouvernement québécois avait pu adopter une loi linguistique, même favorable à leur égard, un autre gouvernement pouvait en adopter une autre, cette fois-là plus ou moins défavorable. La loi 63 fut certainement l'une des causes de la défaite du gouvernement de l'Union nationale aux élections de 1970. 3.2 La loi 22: une incitation à la refrancisation L'arrivée de Robert Bourassa à la tête du Parti libéral et du gouvernement québécois lors des élections provinciales de 1970 suscita de grands espoirs en raison de ses objectifs axés sur la relance de l'économie. Le gouvernement fut cependant vite secoué par la crise d'Octobre de 1970 provoquée par le Front de libération du Québec (FLQ), par l'échec de la conférence constitutionnelle de Victoria (1971) et par les nombreuses grèves du secteur public (1972). Robert Bourassa prêcha le «fédéralisme rentable» et la «souveraineté culturelle», mais il ne réussit pas à obtenir d'Ottawa des transferts de pouvoirs et de nouvelles ressources financières. - La charte de Victoria Dans la formule de modification proposée lors de la Conférence de Victoria, communément appelée «formule de Victoria», le gouvernement canadien avait accepté de restreindre son pouvoir quant à la nomination des juges, ainsi que le pouvoir du gouverneur général de désavouer une loi. Il offrait également un veto constitutionnel au Québec, ainsi qu'à l'Ontario et aux provinces de l'Atlantique. Or, depuis les années soixante, le Québec demandait un nouveau partage des pouvoirs pour obtenir plus d’autonomie et freiner ou arrêter la centralisation du pouvoir fédéral. Au contraire, l'État fédéral cherchait à étouffer les revendications en faveur de la décentralisation. Il a non seulement refusé toute asymétrie constitutionnelle dans la répartition et l’usage des compétences législatives, mais il a aussi rejeté tout renforcement, même partiel, des compétences du Québec et toute référence aux concepts de «nation» et de «peuple québécois». Pour consentir à l'offre fédérale, le gouvernement de R. Bourassa aurait désiré une augmentation des pouvoirs du Québec en matière de santé, de services sociaux, de sécurité du revenu et de main-d'oeuvre. Le Québec répondit par la négative à la proposition fédérale, le 23 juin 1971, veille de la Saint-Jean-Baptiste (la fête nationale). Pressé par les milieux nationalistes qui exigeaient davantage pour le Québec que ce qui était prévu par cet accord, M. Bourassa reconnut avoir été dans une position difficile : «Victoria fut bien plus pénible que la crise d'Octobre. Je sentais l'étau qui se refermait sur le Québec. D'un côté, nous voulons rester dans le régime fédéral, nous voulons en profiter. Mais d'un autre côté nous voulons garder notre fierté, nous affirmer, avoir le maximum de pouvoirs.» Au lendemain du NON de Bourassa, le Telegram de Toronto reprocha au premier ministre du Québec son manque de courage et de leadership pour avoir refusé de signer son arrêt de suicide en n'acceptant pas de se faire le champion de la charte de Victoria auprès de ses concitoyens. Au Star (Toronto), dont l'intransigeance s'était manifestée dès avant la conférence de Victoria, on manifesta la même réaction outragée : l'éditorialiste du Star affirmait que, s'il n'y a pas moyen de satisfaire le Québec avec une Canadien français comme premier ministre à Ottawa et un gouvernement «fédéraliste» à Québec, quand cela sera-t-il jamais possible? Le NON du premier ministre Bourassa mena peut-être le Canada à une impasse, mais ce serait oublier que la Saskatchewan et la Colombie-Britannique se préparaient également à réviser leur position. C'est le premier ministre du Québec qui porta l'odieux du NON. Pour sa part, le premier ministre canadien, Pierre Elliot Trudeau, estimait que l'accord de Victoria, rejeté par le gouvernement québécois, représentait la meilleure offre constitutionnelle que le Québec aurait jamais pu recevoir. C'est pourquoi il ne pardonna jamais à Bourassa sa volte-face et le traita un jour de «mangeur de hot dogs» et même de «fédéraliste douteux». On peut lire les dispositions linguistiques de la «Charte de Victoria» en cliquant ICI, s.v.p. Reporté au pouvoir aux élections de 1973, le gouvernement Bourassa décida de s'attaquer enfin à la question linguistique. Il ne pouvait plus ignorer les revendications de la majorité francophone, qui le pressait d'agir: les résultats du recensement fédéral de 1971 sur la situation du français au Canada et au Québec avaient fait l'effet d'une bombe au sein de la population francophone, qui se voyait de plus en plus menacée de minorisation. - La Commission Gendron Grâce au rapport Gendron, publié en 1972, le gouvernement avait à sa disposition les éléments d'analyse et de réflexion nécessaires pour satisfaire la majorité et faire taire les milieux indépendantistes sans s'aliéner la minorité anglophone. Les 15 000 pages dactylographiées des travaux de la Commission ont été résumées dans un volumineux rapport de trois tomes: Livre premier, La langue de travail (379 pages); Livre deux, Les droits linguistiques (474 pages); Livre trois, Les groupes ethniques (570 pages). Les recherches effectuées par la Commission Gendron confirmaient ce que tout le monde savait déjà: la prépondérance de l'anglais dans les communications administratives et techniques des travailleurs, dans les communications verbales et dans les exigences linguistiques du marché du travail. Au terme d'une description très détaillée de la question, le rapport concluait ainsi: Il ressort que si le français n'est pas en voie de disparition chez les francophones, ce n'est pas non plus la langue prédominante sur le marché du travail québécois. Le français n'apparaît utile qu'aux francophones. Au Québec même, c'est somme toute une langue marginale, puisque les non-francophones en ont fort peu besoin, et que bon nombre de francophones, dans les tâches importantes, utilisent autant, et parfois plus l'anglais que leur langue maternelle. Et cela, bien que les francophones, au Québec, soient fortement majoritaires, tant dans la main-d'œuvre que dans la population totale. Le gouvernement tint compte d'un certain nombre de recommandations de la Commission Gendron relativement à l'usage du français dans l'administration publique, le monde du travail et celui de l'économie. - La loi 22 ou Loi sur la langue officielle Finalement, la Loi sur la langue officielle (loi 22) fut adoptée par le Parlement québécois en juillet 1974. La loi 22 constituait le premier effort véritable d'un gouvernement québécois en vue d'une intervention globale dans le domaine de la langue; et elle rendait le français seule langue officielle du Québec. Le nombre d'articles de cette loi 22 était imposant: 123 articles. L'article 1 proclamait que «le français est la langue officielle du Québec». Les articles 6 à 17 traitaient de la «Langue de l'administration publique»; en principe, c'était en français, mais la loi prévoyait des mesures pour assurer l'usage de la langue anglaise. Les articles 18 à 23 étaient consacrés à la «Langue des entreprises d'utilité publique et des professions»; celles-ci devaient utiliser la langue officielle pour tous les documents destinés au public, mais pouvaient en plus employer une version anglaise. Selon les articles 24 à 29, le français constituait la langue de travail et les entreprises devaient adopter et appliquer des programmes de francisation si elles voulaient obtenir un certificat pour avoir le droit de recevoir de l'administration publique des subventions ou de conclure des contrats avec le gouvernement. Les articles 30 à 39 concernaient la «Langue des affaires», ce qui impliquait les raisons sociales, les contrats, l'étiquetage, les menus de restaurant, les panneaux-réclame et l'affichage public; toutefois, une version anglaise était possible en plus de la version française. L'enseignement était traité aux articles 40 à 44. Le français constituait la langue normale des établissements d'enseignement, mais des dispositions étaient prévues pour les enfants qui recevraient leur instruction en anglais, ainsi qu'aux autochtones (Indiens et Inuits). Le ministre de l'Éducation pouvait imposer des tests d'aptitude (art. 43) aux enfants qui désiraient recevoir leur instruction en anglais. D'autres articles concernaient la recherche en matière linguistique (art. 49-53), la Régie de la langue française (art. 54-77) et les commissaires-enquêteurs (art. 78-99). Les autres articles («Dispositions finales») avaient comme objectif de rendre plusieurs autres lois conformes à la Loi sur la langue officielle. Cette loi fut par la suite abrogée en 1977 lors de l'adoption de la Charte de la langue française (loi 101). - Les réactions de la population Les anglophones se livrèrent à un concert de protestations, conscients de perdre certains privilèges (comme l'affichage anglais unilingue), et réclamèrent le bilinguisme officiel. Pourtant, la loi demeurait encore fortement imprégnée du principe de la dualité linguistique prônée dans le contexte fédéral. Malgré l'affirmation du fait français, la loi reconnaissait officiellement à l'anglais la place qu'il avait toujours occupée. Quant à la majorité francophone, elle se sentait lésée par les demi-mesures de la Loi sur la langue officielle (loi 22) à l'égard de la promotion du français. Par exemple, le gouvernement n'obligeait pas les enfants d'immigrants à fréquenter l'école française et reconnaissait le principe du libre choix de la langue d'enseignement; les seuls enfants d'immigrants dirigés vers l'école française étaient ceux qui ne réussissaient pas au test de compétence en anglais, c'est-à-dire les «cancres en anglais»; seuls les incapables étaient dirigés vers les écoles françaises. En apparence, le gouvernement ne semblait pas prendre parti pour les revendications des francophones. En ce qui concerne les dispositions relatives à l'usage du français dans le milieu de travail, celles-ci se trouvaient réduites à un simple système de certificats de francisation que devaient se procurer les entreprises désirant transiger avec le gouvernement québécois. De plus, les carences de la loi 22 en matière de sanctions laissèrent croire que le gouvernement demeurait inféodé aux entreprises privées et refusait de protéger réellement les intérêts de la majorité des travailleurs. En fait, le gouvernement Bourassa refusait de se servir des pouvoirs du gouvernement du Québec pour renforcer le fait français. En ce sens, la Loi sur la langue officielle (loi 22) ne réglait rien: elle n'endiguait pas le processus d'assimilation des francophones et des nouveaux immigrants à la minorité anglophone; elle n'empêchait pas plus la prépondérance socio-économique de l'anglais. Bref, comme la Loi pour promouvoir la langue française au Québec (loi 63), la Loi sur la langue officielle (loi 22) n'améliorait pas fondamentalement la situation du français au Québec. Au contraire, ces lois ne firent qu'aggraver le ressentiment et l'hostilité entre les groupes linguistiques.Comme la défunte loi 63, cette autre loi linguistique ne réussit qu'à mécontenter tout le monde. On peut consulter le texte de la loi 22 (aujourd'hui abrogée) en cliquant ICI, s.v.p. 3.3 La loi 101: la promotion socio-économique du français La victoire électorale du Parti québécois, au soir du 15 novembre 1976, marqua un tournant décisif dans la politique linguistique du Québec. Héritier des réformes amorcées par la Révolution tranquille, le gouvernement de René Lévesque poursuivit la politique de l'État interventionniste, non seulement dans le domaine de la langue mais dans de nombreux autres secteurs: assainissement des finances publiques, redressement de l'économie, financement des municipalités, lutte contre le chômage, question énergétique, assurance-automobile, protection du territoire agricole, etc. La première année de pouvoir du gouvernement fut complètement absorbée par la question linguistique. Le gouvernement élabora sa politique linguistique en fonction de son idéal de souveraineté, aboutissement logique de la dynamique nationaliste des années 1960. Cette fois-ci, le gouvernement savait qu'il pouvait compter sur l'appui majoritaire des francophones puisque ces derniers représentaient 54 % de sa base électorale; de plus, n'étant pas lié par l'électorat anglophone ni par l'élite économique, le gouvernement se sentait libre d'agir comme il l'entendait, du moins sur cette délicate question. L'objectif principal du premier gouvernement du Parti québécois fut d'affirmer la prédominance du français au Québec, d'en faire la langue commune pour tous, partout, pour tout; bref, de faire un Québec aussi français que l'Ontario était anglais. Dès lors, le français devait devenir plus qu'un moyen de communication: il devait correspondre à l'expression d'un milieu de vie pour tous les Québécois, c'est-à-dire être la langue normale et habituelle du travail, de l'enseignement, du commerce et des affaires. Mais, pour y parvenir, il fallait l'équivalent d'une "thérapie de choc", qui permettait aux francophones de retrouver le sens de leur identité et ramènerait la communauté anglophone à ses proportions réelles. Cette thérapie collective fut la Charte de la langue française(ou loi 101). La stratégie linguistique de cette loi reposait sur quatre principes généraux visant à corriger les problèmes qui traînaient en longueur depuis plusieurs décennies: 1) Endiguer le processus d'assimilation et de minorisation des francophones C'est pour cette raison que la loi 101 a été conçue: fermer complètement, à l'avenir, l'accès des immigrants et des francophones à l'école anglaise. Avec la «clause Québec» – qui sera remplacée par la «clause Canada» –, on utilisait les frontières du Québec comme point de référence, adoptant ainsi une solution de type territorial, plus imperméable à l'intrusion de l'anglais provenant de l'extérieur. Cette mesure trouvait sa justification dans la volonté ferme du gouvernement de montrer que la communauté première des francophones était le Québec, non le Canada. Une telle position aurait été impensable de la part des gouvernements précédents. On sait que, suite à une décision de la Cour suprême du Canada, la «clause Canada» viendra remplacer la «clause Québec». 2) Assurer la prédominance socio-économique du français La simple justice sociale élémentaire commandait de remettre aux francophones les secteurs du travail, du commerce et des affaires, conformément à leur représentation linguistique au sein de la population québécoise; en somme, rien de très révolutionnaire. D'où le nombre impressionnant de mesures destinées à accorder aux francophones la prise du pouvoir économique, exercé jusqu'ici par les anglophones. En partant du principe que tous les travailleurs avaient le droit d'exercer leurs activités en français au Québec (article 4 de la loi 101), le gouvernement obligeait toutes les entreprises de plus de 50 employés à détenir un certificat de francisation, à former un comité de francisation de l'entreprise (pour celle ayant 100 employés et plus) et à augmenter la présence des francophones à tous les plans (conseils d'administration, cadres, politiques d'embauchage, etc.). La loi fixait aussi des conditions et des normes de francisation très poussées en matière de communications (internes et externes): on exigeait la maîtrise de la langue parlée et écrite en milieu de travail, le tout assorti de sanctions à l'égard des contrevenants. Enfin, la francisation supposait la généralisation du français dans la terminologie, dans les manuels, les catalogues, etc. Bref, des mesures normales appliquées dans la plupart des pays du monde. 3) Réaliser l'affirmation du fait français Le législateur partait du postulat que le Québec est une nation dont plus de 80 % de la population parlait le français. Cette langue devait donc devenir la seule langue officielle de la nation et le principal facteur de cohésion nationale pour tous les Québécois. Cette nation québécoise était composée d'une majorité francophone et de plusieurs minorités de langue différentes: 10,9 % d'anglophones et 6,6 % d'allophones. C'est pourquoi la majorité devait obtenir plus de droits que les minorités. Réaliser l'affirmation du fait français au Québec, c'était faire en sorte que le français plutôt que l'anglais devienne la langue commune de tous les Québécois lorsqu'ils ont à communiquer entre eux. C'est pourquoi il fallait que le Québec présente un visage français dans l'affichage, les raisons sociales et la publicité, surtout à Montréal, qui prétendait détenir le titre de «deuxième ville française du monde». Selon un ancien président du Conseil de la langue française, M. Michel Plourde: Au Québec, c'est le français. Le français est la langue commune de tous les Québécois: francophones, anglophones et allophones. C'est la langue que tous les Québécois ont le droit de posséder, de savoir et d'utiliser. Voilà la règle fondamentale de notre aménagement linguistique: le français d'abord, pour tout le monde. D'où le rejet du bilinguisme généralisé ou officiel dont l'expérience passée avait démontré qu'il constituait la plus grande menace à la vitalité de la langue française au Québec, parce qu'il entraînait la dégradation du français (traduction systématique, interférences linguistiques, emprunts massifs), favorisait l'unilinguisme des anglophones et assurait la suprématie de l'anglais dans tous les secteurs. Accorder le même statut à l'anglais et au français équivaudrait à redonner la dominance à l'anglais, car des droits égaux appliqués à des langues inégales (2 % de francophones en Amérique du Nord) ne produisent jamais des situations égalitaires. Au contraire, il fallait que le Québec recoure au principe de l'inégalité compensatoire en vertu de laquelle le français doit avoir plus de droits que l'anglais pour contrebalancer la puissance de ce dernier en cette terre d'Amérique. Il ne paraissait pas possible de vouloir que le Québec affirme résolument son caractère français et favoriser en même temps le bilinguisme généralisé. 4) Les droits linguistiques des anglophones Cependant, le rejet du bilinguisme officiel ne signifiait pas un unilinguisme aveugle et irréaliste dans le contexte nord-américain. La législation québécoise reconnut des droits à d'autres langues, droits reconnus selon le principe du statut juridique différencié. En raison de son caractère historique, on accorda des droits étendus à la communauté anglaise, qui conservait ainsi tous ses droits dans la législation, les tribunaux, l'enseignement (du primaire à l'université), les services sociaux et culturels. Non seulement les anglophones continuaient de bénéficier d'un réseau parallèle d'institutions qu'ils contrôlaient, mais l'anglais demeurait obligatoire comme langue seconde dans toutes les écoles françaises du Québec dès la quatrième année du primaire, et l'usage de l'anglais était admis chaque fois que la nécessité le justifiait (compétitions sportives, colloques et congrès, communications avec l'extérieur, etc.). Par ailleurs, deux universitaires torontois, Kenneth McRoberts et Dale Posgate, n'hésitaient pas à déclarer que «la loi 101 constitue [...] l'exemple le plus frappant de la modération des réformes péquistes». De fait, selon les mêmes auteurs, un an après l'adoption de la loi, «l'attention des cadres anglophones était plutôt retenue par l'augmentation de l'impôt provincial sur les revenus élevés». Selon McRoberts et Posgate, l'impact d'une hausse des impôts serait «pire» que celui de la Charte de la langue française. D'ailleurs, le fait que les rédacteurs légistes aient eu à présenter au gouvernement pas moins de 14 versions différentes de cette loi démontre bien la prudence du législateur à intervenir dans ce domaine. Fait significatif, au cours de toute cette période, les Canadiens anglais des autres provinces ne manifestèrent aucune solidarité envers les anglophones du Québec; ils se contentèrent de jouer le rôle de spectateurs passifs, comme s'ils se résignaient à voir le Québec devenir aussi unilingue français que les provinces anglaises étaient unilingues anglaises. Au risque de paraître machiavélique, on pourrait affirmer que, en dernière analyse, cette sorte d'«arrangement symétrique» satisfaisait le plus grand nombre tout en en incommodant le moindre (McRoberts et Posgate). De toute façon, cette intervention dans le domaine de la langue paraissait nécessaire et légitime, car elle contribuait à enrayer l'assimilation, à redonner le contrôle de l'économie à la majorité, à lui faire retrouver le sens de son identité et à lui rendre sa fierté collective. C'est là une réaction que connaîtront, entre autres, les Catalans de la Catalogne (en Espagne) à l'égard de leur langue et de leurs institutions. Histoire du français au Québec Section 5 Réorientations et nouvelles stratégies De 1982 à nos jours ___________________________________________________________________________________________________ En moins de 25 ans, l'État du Québec s'était restructuré, développé et modernisé en profondeur. L'éducation à tous les niveaux couvrit l'ensemble du territoire, des institutions de santé furent implantées dans tous les centres importants, les sociétés d'État se multiplièrent, tous les grands services publics (police, routes, énergies, administration locale) furent assurés partout. À défaut d'être indépendant, l'État du Québec est devenu une province française, entraînant dans une nouvelle révolution culturelle une transformation marquée du milieu des affaires et de l'industrie, milieu jusque-là traditionnellement anglophone et rébarbatif à la langue de la majorité. De plus, le Québec a même favorisé le développement du bilinguisme au sein de l'État fédéral. Pareille réussite aurait dû normalement devenir une source de fierté et d'assurance pour l'avenir. Au contraire, la désillusion, l'essoufflement et le doute ont suivi. Une nouvelle ère s'est amorcée: elle ne sera plus centrée sur l'État, outil et moteur du développement collectif. La Révolution tranquille terminée, le Québec ne peut plus rien ajouter à son État à moins qu'une éventuelle – et virtuellement impossible – révision constitutionnelle ne lui accorde de nouveaux pouvoirs. Le nationalisme québécois axé sur l'indépendance n'a pas réussi à s'imposer (après deux référendums), pas plus d'ailleurs que le nationalisme canadien n'a pu susciter un sentiment d'identification au sein de la population francophone. Signe des temps, les leaders charismatiques tels que Pierre-Elliot Trudeau ou René Lévesque (aujourd'hui tous deux décédés) ont laissé la place à des leaders plus conciliants, des super-prudents qui ne s'embarrassent pas des drames, des rendez-vous historiques, des grands projets collectifs et des «appels à la foi». Après des années de lutte, le Québec s'est essoufflé et semble maintenant s'installer pour quelque temps dans une période de transition. 1 Le référendum et la Constitution: la fin d'un débat Le 20 décembre 1979, le gouvernement nationaliste du Parti québécois fit connaître à l'Assemblée nationale le contenu de la question référendaire portant sur la souveraineté-association. Le gouvernement estimait avoir besoin de plus de pouvoirs que ne lui en donnait la Constitution canadienne; c'est pourquoi il proposait aux Québécois la «souveraineté politique assortie d'une association économique avec le Canada», c'est-à-dire une nouvelle entente fondée sur le principe de l'égalité des «deux peuples fondateurs». De son côté, le premier ministre fédéral de l'époque, le francophone Pierre Elliot Trudeau, avait promis un changement constitutionnel si le Québec votait NON. Au soir du 20 mai 1980, le NON l'emportait avec 59,6 % alors que le OUI n'obtenait que 40,4 %. L'issue du référendum décidait évidemment du sort de la souveraineté-association, mais affaiblissait aussi le pouvoir du Québec de négocier avec Ottawa (gouvernement fédéral). Paradoxalement, il est possible que le gouvernement péquiste ait lui-même affaibli la cause de la souveraineté en exploitant presque «trop vigoureusement» les pouvoirs de l'Assemblée nationale, comme dans le cas de la loi 101 (Charte de la langue française), oů le Québec prouvait en quelque sorte les «vertus du fédéralisme canadien», à l'intérieur duquel il paraissait possible de satisfaire l'un des besoins essentiels des francophones: une plus grande sécurité linguistique. Donnant suite à sa promesse, le premier ministre du Canada, Pierre Elliot Trudeau, convoqua, en juin 1980, les dix premiers ministres provinciaux pour entamer des négociations constitutionnelles. Celles-ci aboutirent à l'impasse entre le fédéral et les provinces: le premier ministre canadien annonça qu'il procéderait au rapatriement unilatéral de la Constitution canadienne. Le Manitoba, Terre-Neuve et le Québec en appelèrent à la Cour suprême, qui se prononça (28 avril 1981) sur la validité de ce rapatriement unilatéral; celui-ci fut déclaré «légal» bien que «le procédé en lui-même enfreigne le principe du fédéralisme». Au cours d'une réunion, dans un hôtel d'Ottawa, qui dura toute une nuit et dont le Québec fut exclu, un accord intervint entre le gouvernement fédéral et les neuf autres premiers ministres provinciaux. Le gouvernement du Québec refusa de signer l'accord constitutionnel qui limitait les pouvoirs de son Assemblée nationale en matière d'éducation et de langue. La Loi constitutionnelle de 1982 fut promulguée le 17 avril sans le consentement du Québec et fut ainsi imposée par la partie la plus forte, les Anglo-Canadiens. C'était, en quelque sorte, une espèce de revanche de la part des anglophones du Canada au refus du Québec de signer la charte de Victoria en 1971. 2 Le court-circuitage de la législation québécoise Or, la Loi constitutionnelle de 1982est venue changer radicalement la situation politique au Canada et marqua la fin d'une époque pour le Québec et le début d'une autre pour le Canada anglais. Après la Seconde Guerre mondiale, le Québec avait progressivement bâti un État en pleine expansion qui aspirait à étendre ses pouvoirs; au lieu de s'accroître, ces pouvoirs se trouvaient maintenant diminués. Ce fut en quelque sorte un curieux retour de l'histoire: un gouvernement fédéral à majorité de langue anglaise qui, avec l'appui de neuf provinces de langue anglaise, demande à un parlement étranger de langue anglaise (Londres) de réduire, sans son consentement, les compétences du seul gouvernement de langue française en Amérique du Nord! 2.1 La Charte canadienne des droits et libertés Le choix de la langue d'enseignement sur le territoire du Québec, une question qui avait soulevé des controverses depuis une vingtaine d'années, recevait une contre-solution imposée par Ottawa et neuf gouvernements provinciaux anglophones, dont l'histoire témoigne qu'ils ne s'étaient jamais souciés d'accorder à leurs minorités francophones des droits que la loi 101 avait consentis à la minorité anglophone du Québec. La Loi constitutionnelle de 1982, dont fait partie aussi la Charte canadienne des droits et libertés, ayant nécessairement préséance sur la Charte de la langue française, le Québec ne pouvait plus imposer aux citoyens canadiens venus d'autres provinces une langue d'enseignement autre que la leur. Spécialement conçu pour neutraliser la Charte de la langue française, le paragraphe 23.2 de la Charte canadienne des droits et libertés empêchait ainsi le Québec de se doter d'une protection efficace de type territorial et rétablissait le caractère bilingue de la société québécoise. Désormais, les frontières linguistiques du Québec étaient de nouveau perméables à l'afflux des citoyens anglophones des autres provinces. On craignait alors que les citoyens anglophones canadiens pourraient continuer à grossir la population scolaire anglaise du Québec d'un nombre variant entre 5000 et 20 000 élèves par année. Certains ont parlé «d'opération sabotage» de la part du gouvernement fédéral à l'endroit du Québec, car la nouvelle Constitution canadienne pourrait priver la majorité francophone d'un apport normal de nouveaux francophones par le truchement des transferts linguistiques interprovinciaux. Soulignons qu'entre 1971 et 1981 les Anglo-Canadiens ont recruté plus d'un million et demi de nouveaux anglophones par voie d'assimilation linguistique, dont 115 000 recrutés au Québec même; au cours de cette période, l'anglicisation a infligé aux Franco-Canadiens une perte nette d'un quart de million. Bref, il semble que seuls les anglophones aient le «droit d'assimiler les citoyens du Canada». En réalité, par cette opération qui visait à court-circuiter rétroactivement la loi 101, l'objectif du gouvernement fédéral et des neuf provinces anglaises n'a jamais été de protéger la langue française au Québec, mais de protéger plutôt la langue anglaiseen imposant un caractère bilingue à la société québécoise tout en sachant très bien que le bilinguisme avait dans le passé avantagé les anglophones aux dépens des francophones. La nouvelle Constitution de 1982 n'avait pas apparemment pas plus pour objectif la protection du français dans les provinces anglaises puisqu'on n'a pas voulu imposer le bilinguisme à l'Ontario, oů survit la plus importante minorité française du Canada: 479 285 (recensement 1991) francophones. 2.2 Les francophones hors Québec Néanmoins, dans les vingt ans qui suivirent, après d'innombrables luttes et procès dans tout le Canada anglais, les francophones de ces provinces ont réussi à tirer à leur avantage les dispositions linguistiques de l'article 23 de la Charte des droits et libertés relativement à l'accès dans les écoles des minorités de langue officielle. Ce sont les décisions des tribunaux, surtout la Cour suprême du Canada, qui ont imposé aux provinces récalcitrantes — toutes au départ, à l'exception du Nouveau-Brunswick — le respect des droits linguistiques des francophones en matière d'accès à l'école dans leur langue et en matière de gestion scolaire. À l'origine, les dispositions constitutionnelles du Canada en matière de langues ne pouvaient certainement pas être considérées comme le fruit d'un compromis entre deux communautés linguistiques, mais plutôt comme une mesure unilatérale décidée par la majorité anglaise du Canada. Par la suite, les tribunaux ont interprété ces mêmes dispositions en développant une vision beaucoup plus élargie des droits linguistiques à l'intention des minorités francophones, droits que les premiers ministres anglophones n'avaient pas prévus, notamment en matière de gestion scolaire. Il faut dire que la première attitude de la plupart des provinces anglaises (hormis le Nouveau-Brunswick) fut de refuser d'appliquer les droits reconnus en matière d'accès à l'école dans la langue de la minorité, quitte à se faire poursuivre devant les tribunaux. Puis ce fut le tour du droit à la gestion scolaire reconnue par la Cour suprême du Canada. Après d'interminables procès et de très longs délais, les minorités francophones ont obtenu, dans tout le Canada, le droit d'envoyer leurs enfants dans des écoles françaises et le droit de gérer ces mêmes écoles au moyen d'un conseil scolaire propre. Quant au Québec, les craintes en matière d'accès aux écoles anglaises ne se sont pas vraiment matérialisées. Depuis 1982, on sait maintenant qu'il est devenu impossible de modifier la Constitution canadienne par consentement unanime des deux grandes communautés linguistiques. Toute modification constitutionnelle à dix impliquera dorénavant des possibilités de chantage de la part de certaines provinces qui voudront tirer à leur avantage leur éventuellement ralliement. 3La désillusion et l'impuissance La Charte de la langue française avait stimulé la fierté et donné satisfaction au plus grand nombre, au Québec. L'entente constitutionnelle de novembre 1981, prélude à la Loi constitutionnelle de 1982, est venue changer cet ordre des choses. Dans les mois et les années qui ont suivi l'entente, on a vu monter l'indignation, l'humiliation, la désillusion, puis l'impuissance, la déroute et le recul. Ces attitudes ont d'abord gagné le gouvernement du Québec pour se transmettre par la suite à la population. L'amertume de la défaite se manifesta au sein du gouvernement péquiste par l'indignation verbale: «un coup de poignard dans le dos», «la nuit des longs couteaux», «une trahison honteuse», du «banditisme», «du mépris à l'égard du Québec». Au soir du 4 décembre 1981, s'ouvrit un tumultueux congrès du Parti québécois, le parti nationaliste québécois; révoltés, les délégués votèrent une résolution par laquelle ils rejetaient la souveraineté-association en faveur de l'indépendance pure et simple. On assista ensuite à une longue série de volte-face idéologiques: on passa tour à tour de l'indépendance au «beau risque» du fédéralisme, jusqu'à l'éclatement du parti après l'élection fédérale qui porta au pouvoir le premier ministre canadien Brian Mulroney (originaire du Québec) et le Parti conservateur du Canada. La démission du chef charismatique René Lévesque, la campagne au leadership du Parti québécois et la victoire du Parti libéral du Québec marquèrent la fin du courant indépendantiste comme force susceptible de mobiliser les énergies. Brisé par la double défaite du référendum et du rapatriement de la Constitution, le gouvernement du Parti québécois demeura impuissant face aux coups qui continuaient de l'assaillir. À deux reprises, il se contenta d'encaisser les coups portés à la Charte de la langue française: d'abord en juillet 1984, lorsque la Cour suprême a invalidé l'article 73 de la loi 101 qui n'accordait l'accès à l'école anglaise qu'aux enfants dont les parents avaient fait leurs études en anglais au Québec; puis en décembre 1984, lorsque la Cour supérieure du Québec a invalidé l'article 58 de la loi 101 interdisant l'affichage dans une autre langue que le français en raison de la liberté d'expression consacrée dans Charte québécoise des droits et libertés de la personne. L'impuissance manifestée par le gouvernement après ce dernier jugement de cour paraît particulièrement inquiétante parce que les deux Chartes sont sous sa juridiction exclusive. Cette attitude de laisser-faire a affaibli la cause de la francisation et a laissé planer le doute sur la légitimité de cette francisation. À peu près au même moment (1985), le cinéaste Pierre Falardeau produisit le film Elvis Gratton pour faire un pied de nez aux Québécois qui avaient voté NON au référendum de 1980 sur la souveraineté du Québec. Dans ce film, le personnage principal, Bob «Elvis» Gratton, remporte le concours d'imitation d'Elvis Presley et gagne un voyage à l'île de Santa Banana, sous le soleil des tropiques. Dans l'avion qui le ramène au Québec après ses vacances d'une semaine, Bob Gratton se fait demander par un passager d'oů il est originaire. Il répond: «Moi, je suis un Canadien québécois.» Puis il précise: «Un Français canadien-français.» Ce n'est pas encore assez précis: «Un Américain du Nord, français. Un francophone québécois, canadien... On est des Canadiens américains francophones d'Amérique du Nord.» Pour beaucoup de Québécois francophones, ce monologue résume à lui seul la difficulté de cerner avec précision leur identité collective. 4La combativité anglophone Un autre événement mérite d'être souligné: la fondation d'Alliance Québec en mai 1982. Il s'agissait d'une association vouée à la défense des droits des anglophones. Dès le lendemain de l'entente constitutionnelle, la combativité au Québec a changé de camp: ce sont les anglophones qui occupèrent l'avant-scène du «front linguistique» et qui accusèrent les francophones d'intolérance afin que ceux-ci se montrent plus conciliants, voire prêts à certains compromis dont, par exemple, un retour au bilinguisme institutionnel. La position d'Alliance Québec est apparue clairement. D'une part, l'association demandait pour la communauté anglophone la garantie de ses services sociaux et de ses institutions scolaires – ce qui était acquis –, d'autre part, elle exigeait non seulement des modifications substantielles au chapitre de la langue de l'affichage, mais la disparition de la Commission de la protection de la langue française, le libre choix à l'école et un retour au bilinguisme généralisé, c'est-à-dire l'égalité officielle entre les deux langues et non plus le statut juridique différencié. Pour concrétiser ces demandes, il fallait rien de moins que d'abroger la Charte de la langue française et modifier la Loi constitutionnelle de 1982. En fait, les anglophones «purs et durs» se battaient pour le retour à l'ancienne liberté, celle d'avant la loi 22 (Loi sur la langue officielle de 1974), autrement dit, celle «du renard dans le poulailler». Il était improbable qu'un gouvernement québécois puisse reculer à ce point et abandonne ce qui restait, selon certains francophones, des «lambeaux» de la Charte de la langue française. Pourtant, la réalité nord-américaine démontrait depuis toujours que l'anglais n'a jamais eu besoin de ce statut pour survivre au Québec; mais le français, en revanche, avait tout à perdre. Avec les années, le groupe d'Alliance Québec a perdu beaucoup de sa crédibilité et la plupart des Anglo-Québécois d'aujourd'hui en ont «honte», à l'exemple de certains francophones avec la Société Saint-Jean-Baptiste. Ces dernières années, le groupe de pression Alliance Québec ne compte plus que les anglophones les plus irréductibles à la loi 101. On constate aussi qu'une majorité d'anglophones semble reconnaître la nécessité de protéger le français et de réglementer l'accès à l'école anglaise malgré leur répugnance instinctive pour l'aspect symbolique de la Charte de la langue française. Beaucoup d'anglophones reconnaissent également que cette loi n'est pas responsable pour tous les maux que leur communauté a vécus depuis l'entrée en vigueur de la Charte. 5L'ambiguďté et l'inaction L'ambiguďté et l'inaction ont aussi gagné le nouveau gouvernement provincial de Robert Bourassa (revenu au pouvoir après la défaite du Parti québécois). Pourtant, ce gouvernement libéral avait déjà perdu des plumes en 1974 avec une législation linguistique équivoque: la loi 22 (Loi sur la langue officielle). On aurait pu espérer que, fort de cette expérience, il miserait sur la clarté et la fermeté. Au contraire, le gouvernement Bourassa – deuxième manière – laissa, lui aussi, traîner les problèmes. Ainsi, le gouvernement regarda se multiplier les accrocs à la loi 101 en matière d'affichage bilingue ou unilingue anglais sans intervenir, il n'intenta plus de poursuites contre les contrevenants et passa l'éponge sur la présence des fameux enfants «illégaux» à l'école anglaise. Le laisser-faire du gouvernement sema le doute sur l'utilité de poursuivre la francisation au Québec. Nombreux furent les Québécois, francophones et anglophones, qui s'attendaient à ce que l'on modifie «à la baisse» la politique linguistique. Pendant ce temps, la situation se transforma graduellement et l'on assista à un phénomène nouveau: le recul du français à Montréal, particulièrement sur le plan de l'affichage et en milieu de travail. Cet immobilisme de la part du gouvernement québécois reflétait une méconnaissance flagrante de la problématique de la langue au Québec. C'est une situation qui risquait de faire resurgir les vieux démons linguistiques. Les francophones se montrèrent tolérants et crurent qu'ils n'avaient plus besoin de protection maintenant que le français paraissait acquis. 6 Les réajustements (1984-2000) La fin de la décennie quatre-vingt vit apparaître une série de réajustements de la part des gouvernements québécois successifs. En 1987, le pays a entrepris une autre série de rondes constitutionnelles, puis ce fut les rebondissements de la fameuse loi 178. 6.1 La loi 178 et l'affichage commercial L'affichage unilingue français décrété par la Charte de la langue française (1977) dans les articles 58, 59 et 60 a fait l'objet d'une bataille judiciaire particulièrement ardue. Dans un premier jugement rendu le 28 décembre 1984, la Cour supérieure du Québec a invalidé les articles interdisant l'affichage unilingue en soutenant que la loi violait la liberté d'expression consacrée dans la Charte québécoise des droits. Le gouvernement du Québec en a appelé de la décision de la Cour supérieure, mais dans un jugement rendu le 15 décembre 1988 la Cour suprême du Canada a, pour sa part, confirmé le jugement de la cour du Québec. Selon le plus haut tribunal du pays, le Québec avait le droit d'imposer l'usage du français, mais ne pouvait interdire l'anglais: comme les chartes des droits, tant canadienne (Constitution de 1982) que québécoise, garantissaient la liberté d'expression, il était jugé anticonstitutionnel de limiter cette liberté d'expression, y compris dans le discours commercial. La loi 178 ou Loi modifiant la Charte de la langue française a été adoptée (1988) en catastrophe au lendemain de la décision de la Cour suprême du pays afin de rendre la Charte de la langue française conforme au jugement de cette cour. Le Québec ne pouvait donc plus interdire l'anglais, sauf s'il se prévalait de l'article 33 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cet article appelé «clause nonobstant» ou «clause dérogatoire» permet de déroger à la Constitution canadienne. Cela signifie que le gouvernement d'une province peut se soustraire à certaines dispositions de la Charte des droits et libertés en invoquant cette clause dérogatoire pour une durée n'excédant pas cinq ans. Le gouvernement Bourassa, cédant à la pression des nationalistes québécois, voulut conserver l'unilinguisme français, mais dut alors recourir à la fameuse clause dérogatoire de la Constitution canadienne. Il n'est pas surprenant que la loi 178 ou Loi modifiant la Charte de la langue française aie été condamnée dans tout le Canada anglais parce que le Québec supprimait alors des libertés individuelles – la liberté d'expression – accordée aux anglophones. Un comité des droits de l'Homme des Nations unies a même donné raison aux anglophones à ce sujet tout en précisant que la communauté anglo-québécoise ne pouvait être considérée comme une «minorité» puisqu'elle fait partie de la «majorité canadienne». On peut consulter le texte du Comité (Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe 4, de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques) en cliquant ICI, s.v.p. La loi 178 sera la dernière manifestation importante en matière d'intervention linguistique avant l'an 2000. De toute façon, elle ne pouvait avoir qu'une durée de vie de cinq ans (en vertu de la clause dérogatoire de la Constitution canadienne). Cette loi n'est évidemment plus en vigueur depuis le 18 juin 1993, puisqu'elle n'a jamais été reconduite par le gouvernement du Québec. Elle fut remplacée avant de devenir caduque par la loi 86. 6.2 La loi 86 de 1993 et le retour au bilinguisme La loi 86 ou Loi modifiant la Charte de la langue française a été adoptée le 17 juin 1993 et sanctionnée le 18 juin 1993. Elle remplaçait la loi 178 (sur l'unilinguisme français) qui, adoptée grâce à la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés, était devenue caduque. La nouvelle loi 86 illustre le revirement du gouvernement québécois en matière de langue, car elle correspond à une «loi de normalisation». En effet, afin de se conformer aux jugements de cour, la loi 86 élimine définitivement le recours à la clause dérogatoire de la Constitution en permettant l'affichage bilingue et en n'interdisant plus l'anglais. Dans les faits, la loi 86 permet l'affichage bilingue avec prédominance du français, mais elle vise surtout à rendre la Charte de la langue française en tous points conforme aux prescriptions de la Loi constitutionnelle de 1982 et à toutes les décisions de la Cour suprême du Canada. C'est en ce sens qu'on peut parler d'une «loi de normalisation». C'est pourquoi certains articles de la Charte de la langue française ont été modifiés en conséquence: «clause Québec» éliminée de la loi 101 et remplacée par la «clause Canada», élargissement de l'accès à l'école anglaise, réduction des contraintes relatives à la francisation des entreprises, réduction des pouvoirs et du rôle de l'Office de la langue française, suppression de la Commission de protection de la langue française, etc. En réalité, avec la loi 86, le gouvernement Bourassa retrouvait une sorte d'«équilibre». Cette loi se voulait un retour du balancier après la loi 178 qui, pour un gouvernement libéral, paraissait trop radicale. Le gouvernement avait cédé à l'époque aux revendications des groupes nationalistes qui y étaient allés d'importantes manifestations à Montréal. D'ailleurs, en 1988, cette loi 178 avait créé tout un choc dans la communauté anglophone, non seulement au Québec mais dans tout le Canada anglais. Mais, grâce à la loi 86, le gouvernement «se débarrassait» de la fameuse clause dérogatoire si controversée – qui demeurait acceptable dans la mesure oů le Québec ne s'en servait pas contre sa minorité anglophone – et retrouvait temporairement une sorte de «paix linguistique». À partir de ce moment, il paraissait évident qu'un gouvernement québécois, quel qu'il fût, allait devoir dorénavant utiliser la «clause dérogatoire» en payant un prix politique élevé. En ce sens, la loi 86 était bel et bien une «loi de normalisation». C'est pourquoi l'impression laissée dans le public fut que, lorsque la Charte de la langue française est attaquée devant les tribunaux, elle devait forcément succomber parce qu'elle était «mauvaise». 6.3 La loi 40 modifiant la Charte de la langue française (1996) Cependant, en juin 1996, le nouveau gouvernement du Parti québécois dirigé, cette fois, par Lucien Bouchard a présenté un projet de loi à l'Assemblée nationale destiné à modifier encore une fois la Charte de la langue française. C'est la loi 40 ou Loi modifiant la Charte de la langue française. Si l'on fait exception de la renaissance de la Commission de protection de la langue française, on constatera que le gouvernement nationaliste de Lucien Bouchard en est resté à l'esprit des dispositions de la loi 86. L'article 58 de la loi 101 relatif à l'unilinguisme français dans l'affichage semble avoir été définitivement mis au rancart.En fait, n'importe quel gouvernement du Québec pourrait légalement revenir à l'unilinguisme français dans l'affichage commercial s'il avait recours à la clause dérogatoire de la Constitution, mais il semble que le prix à payer était devenu trop coûteux au plan politique. Le premier ministre Bourassa avait goûté à la médecine anglo-canadienne, lui qui avait vu couler l'accord constitutionnel du lac Meech pour cette raison, lui qui avait subi les décisions irrévocables de la Cour suprême du Canada, lui qui s'est vu condamné publiquement par les Nations unies, lui qui a dûêtre l'objet de propos humiliants de la part de tous les médias anglophones de l'Amérique du Nord venus à la rescousse de la «pauvre minorité» anglophone opprimée par des «fanatiques» québécois. En réalité, le gouvernement de Lucien Bouchard avait à faire face à de graves difficultés sur les marchés financiers internationaux. Il ne voulait pas miner davantage la «réputation du Québec» en suspendant les droits de sa minorité anglophone. Ainsi, le gouvernement n'avait qu'à baliser davantage les pouvoirs des inspecteurs de la Commission de protection de la langue française, lesquels n'auraient accès qu'aux endroits publics et aux heures d'affaires des commerces. La loi a augmenté aussi les amendes maximales pour les contraventions à la Charte de la langue française. Ce relatif adoucissement de la politique linguistique pourrait donc être le prix à payer pour améliorer l'image négative du Québec – dont il n'était pas le seul responsable – dans l'opinion publique internationale. Grosso modo, ces mesures législatives représentèrent en quelque sorte des concessions consenties aux anglophones, un peu comme une reconnaissance du fait que ceux-ci faisaient partie de la collectivité québécoise, tout en maintenant les objectifs principaux de la loi visant à assurer le caractère français du Québec. 7 Les rondes constitutionnelles À partir de 1987, eurent lieu au Canada une série de rondes constitutionnelles destinées à réparer l'«erreur» de 1982 alors que le Québec avait été exclu de la Loi constitutionnelle de 1992. Ce fut l'accord du lac Meech de 1987, les propositions de 1991-1992, l'entente de Charlottetown de 1992 et L'entente de Calgary de 1997. 7.1 L'accord du lac Meech de 1987 Le 3 juin 1987, un accord entre les onze premiers ministres (fédéral et provinciaux) est conclu: ce fut l'accord du lac Meech. Selon les termes de cet accord, le Parlement fédéral et toutes les provinces avaient le rôle de protéger la dualité canadienne, c'est-à-dire les «Canadiens d'expression française, concentrés au Québec mais présents dans le reste du Canada» et les «Canadiens d'expression anglaise concentrés dans le reste du pays mais aussi présents au Québec»; ce qui liait nécessairement la population du Québec au bilinguisme canadien (comme d'ailleurs au multiculturalisme). Quant à l'Assemblée nationale et au gouvernement du Québec, ils avaient «le rôle de protéger et de promouvoir le caractère distinct de la société québécoise», ce qui ne liait ni le gouvernement fédéral ni aucune province à l'exception du Québec. Or, l'accord du lac Meech ne fut pas ratifié par toutes les provinces, parce que le Manitoba et Terre-Neuve ne l'ont pas fait adopter par leur législature respective dans les délais prescrits par la Loi constitutionnelle de 1982. Même si personne ne savait vraiment ce que signifiait le concept de «société distincte», le Canada anglais a craint que le Québec se serve de cette éventuelle disposition constitutionnelle pour «brimer» les droits inaliénables des Anglo-Québécois en voulant trop se protéger. Par ailleurs, certains ont affirmé – et ils n'ont pas tort – que l'accord du lac Meech a été torpillé en représailles à l'adoption de la loi 178 par le gouvernement du Québec. Autrement dit, le Canada anglais n'a pas accepté que le Québec protège sa langue au point de déroger à la Constitution canadienne. Le plus insolite, c'est que le Québec n'a jamais demandé cette clause dérogatoire, mais il s'en est apparemment servi «contre» sa minorité anglophone. 7.2 Les propositions constitutionnelles de 1991-1992 En 1991, le gouvernement fédéral fit connaître ses propres propositions constitutionnelles. Cette fois-ci, le concept de «société distincte» fut défini – et forcément limité – comme «une majorité d'expression française; une culture unique en son genre; une tradition de droit civil». De plus, le gouvernement du Canada proposa d'insérer à l'article 2 de la Loi constitutionnelle de 1867 une «clause Canada» qui prévoyait notamment «la reconnaissance de la responsabilité des gouvernements de préserver les deux majorités et minorités linguistiques du Canada», ainsi que «la contribution de peuples d'origines culturelles et ethniques diverses à l'édification d'un Canada fort». On en revient toujours à la promotion de la dualité canadienne dans chacune des provinces et à celle du multiculturalisme. Les réformes constitutionnelles prirent une nouvelle ampleur en 1992. Ce fut d'abord la publication du Rapport Beaudoin-Dobbie qui reprit l'essentiel des propositions fédérales précédentes (société distincte, dualité canadienne, multiculturalisme), mais en y ajoutant des éléments nouveaux, particulièrement en ce qui a trait aux autochtones et au Sénat canadien. Pour la première fois, le Canada reconnaissait aux autochtones «le droit inhérent de se gouverner selon leurs propres lois, coutumes et traditions afin de protéger leurs langues et leurs cultures diverses». Quant au Sénat, on introduisit la notion de la double majorité en vertu de laquelle «les mesures relatives à la langue ou à la culture des collectivités francophones devraient être approuvées par la majorité des sénateurs et par la majorité des sénateurs francophones». 7.3 L'entente constitutionnelle de Charlottetown Puis, ce fut l'entente constitutionnelle de Charlottetown du 28 août 1992. Le Québec obtint notamment trois juges à la Cour suprême, la clause de société distincte (limitée à la langue, la culture et le droit civil), la garantie de 25 % des sièges à la Chambre des communes, la double majorité linguistique au Sénat (pour l'ensemble des sénateurs francophones du Canada), un droit de veto (à l'instar des autres provinces) sur toutes modifications aux institutions centrales. De plus, la «clause Canada», celle qui devait servir à interpréter tout la Constitution, est revenue. Dans un paragraphe (1), elle précisait les caractéristiques fondamentales du Canada dont les suivantes semblent particulièrement pertinentes à notre propos: c) le fait que le Québec forme au sein du Canada une société distincte, comprenant notamment une majorité d'expression française, une culture qui est unique et une tradition de droit civil; d) l'attachement [en anglais: commitment] des Canadiens et de leurs gouvernements à l'épanouissement et au développement des communautés minoritaires de langue officielle dans tout le pays; [...] h) le fait que la société canadienne confirme le principe de l'égalité des provinces dans le respect de leur diversité; Par ailleurs, un paragraphe no 2 venait préciser le rôle du gouvernement du Québec envers la société distincte: «La législature et le gouvernement du Québec ont le rôle de protéger et de promouvoir la société distincte.» Encore une fois, le Québec s'est trouvé coincé entre deux clauses conflictuelles: le concept de la société distincte et celle de la dualité canadienne. L'entente prévoyait également une réforme du Sénat oů toutes les provinces obtenaient le même nombre de sénateurs (soit huit). Quoi qu'il en soit, l'entente de Charlottetown fut rejetée lors du référendum canadien du 26 octobre 1992. En effet, non seulement le Québec, mais la Nouvelle-Écosse, le Manitoba, la Saskatchewan et la Colombie-Britannique ont majoritairement voté NON; à l'échelle du pays, 55 % des Canadiens ont refusé l'entente constitutionnelle proposée par le gouvernement fédéral de Brian Mulroney, les premiers ministres provinciaux (incluant le Québec) et les leaders autochtones. En somme, les tentatives de modifier la Constitution canadienne en tenant compte des «deux peuples fondateurs» auront toutes échoué. Le fragile consensus proposé par la classe politique canadienne a été perçu comme un «compromis inacceptable» par une majorité de Canadiens. Le Québec, d'une part, n'a accepté ni les concessions de son premier ministre (Robert Bourassa) ni les gains des autres provinces, alors que le Canada anglais, d'autre part, a refusé au Québec le concept de société distincte et les outils de protection qui l'accompagnaient. Le fait que l'entente de Charlottetown prévoyait qu'une majorité de sénateurs francophones devait approuver les projets de loi concernant la langue et la culture françaises au Canada n'a pas dû aider la cause du français; une telle mesure aurait donné éventuellement au Québec des moyens pour protéger les francophones hors-Québec. Le Toronto Star du 5 octobre 1992 commentait ainsi la mesure: «This is special privilege, and a recipe for paralysis.» C'était là un privilège particulier et une recette pour la paralysie du Canada. Le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, démissionna l'année suivante (1993) pour des raisons de santé; il devait décéder en 1996. 7.4 L'entente de Calgary de 1997 En 1997, les neuf premiers ministres provinciaux du Canada anglais se sont réunis à Calgary, sans le Québec, afin de proposer un «cadre de discussion sur l'unité canadienne»: ce fut l'entente de Calgary. Si l'on fait exception des vśux pieux du type «la diversité, la tolérance, la compassion et l'égalité des chances qu'offre le Canada sont sans pareilles dans le monde», les premiers ministres anglophones ont déclaré que tous les Canadiens étaient «égaux» et que «toutes les provinces» étaient également «égales». D'oů la mise en garde suivante (art. 6): Article 6 Si une future modification constitutionnelle devait attribuer des pouvoirs à une province, il faudrait que ces mêmes pouvoirs soient accessibles à toutes les provinces. Malgré tout, le Canada anglais était prêt à reconnaître certaines spécificités au Québec (art. 5): Article 5 Dans ce régime fédéral, oů le respect pour la diversité et l'égalité est un fondement de l'unité, le caractère unique de la société québécoise, constituée notamment de sa majorité francophone, de sa culture et de sa tradition de droit civil, est fondamental pour le bien-être du Canada. Par conséquent, l'assemblée législative et le gouvernement du Québec ont le rôle de protéger le caractère unique de la société québécoise au sein du Canada et d'en favoriser l'épanouissement. On est revenu à la case de départ avec tous les problèmes qui demeurent, dont la société distincte, la réforme du Sénat, les autochtones, la question des chevauchements de juridiction et du partage des pouvoirs. L'histoire est là pour démontrer que le Canada anglais ne s'est jamais résigné à ce que le Québec se protège «trop» sur le plan linguistique. De plus, le Canada anglais n'acceptera jamais que le Québec dispose de droits collectifs que les autres provinces n'auront pas obtenus et, au surplus, que ces droits aient préséance sur les droits individuels affirmés dans la Charte des droits et libertés, une charte que le Canada anglais a adoptée sans le Québec. Si ce n'était que du Canada anglais, le statut particulier pour le Québec serait une notion nulle et non avenue. Ainsi, toute éventuelle modification constitutionnelle avec l'accord du Québec n'est certainement pas pour demain, car tout modification constitutionnelle venant du Québec, si elle demeure théoriquement possible, est désormais, dans les faits, tout à fait impossible. D'ailleurs, la déclaration de Calgary n'intéressait déjà plus personne un an plus tard, ni au Québec ni au Canada anglais. 7.5 Le référendum québécois de 1995 Tous ces échecs constitutionnels, mais surtout accord du lac Meech, ravivèrent l'ardeur des nationalistes québécois pour le projet d'indépendance. En 1994, quelques mois après l'élection du Parti québécois (PQ), le premier ministre de l'époque, Jacques Parizeau, déposait un avant-projet de loi prévoyant la tenue d'un référendum. La consultation portait alors sur la question suivante : «Acceptez-vous que le Québec devienne un État souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l'avenir du Québec et de l'entente signée le 12 juin 1995 ?» Cette entente avait été conclue entre trois chefs politiques: Jacques Parizeau, le chef du Parti québécois et premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, le chef du Bloc québécois (BQ), la formation souverainiste à Ottawa, et Mario Dumont, le chef de l'Action démocratique du Québec (ADQ). Le taux de participation au référendum du 30 octobre 1995 fut extraordinairement élevé: 93,52 % de l'électorat québécois. Les résultats furent extrêmement serrés, car 49,4 % de la population vota OUI et 50,58 % vota NON. En réalité, le NON ne l'emporta que par 54 288 voix. Par comparaison avec le référendum de 1980, ce résultat marquait un gain de près de neuf points pour le OUI en réponse à une question qui constituait un mandat pour la souveraineté, plutôt que pour la négociation de la souveraineté-association. Près de 60 % des francophones avaient voté OUI (contre 50 % en 1980),mais environ 95 % des non-francophones avaient voté NON. En général, les francophones ont été les plus nombreux à voter OUI dans les circonscriptions de l'est de Montréal (66,7 %) et dans la périphérie nord de Montréal (65,2 %) que dans le reste du Québec. Les communautés haďtienne, sud-américaine, et maghrébine de Montréal accordèrent un appui substantiel au OUI. Dans la ville de Québec et dans les régions urbaines et rurales du reste du Québec, les proportions des francophones ayant voté OUI s'élevèrent respectivement à 57,0 %, 59,5 % et 56,9 %. Quant aux autochtones, ils votèrent massivement pour le NON: 96 % chez les Cris, 95 % chez les Inuits et 99 % chez les Montagnais (même francophones). Chose curieuse, les statistiques compilées par le ministère fédéral de la Citoyenneté et de l'Immigration ont révélé que 43 855 nouveaux Québécois avaient obtenu la citoyenneté canadienne au cours de l'année 1995. Comme un hasard n'arrive jamais seul, le quart des certificats de citoyenneté, soit 11 429, fut attribué durant le seul mois d'octobre. Or, ce phénomène se n'est jamais reproduit depuis lors. Au soir du 30 octobre, le premier ministre Jacques Parizeau prononça un discours qui suscita une énorme controverse, car il mettait en cause le vote des minorités anglophones et allophones, ainsi que les dépenses effectuées par le camp du NON : «Nous sommes battus, c'est vrai ! Mais, dans le fond, par quoi? L'argent et des votes ethniques.» Fortement critiqué pour ce commentaire, Parizeau annonça son départ de la vie politique, le lendemain du scrutin. Il fut remplacé par Lucien Bouchard qui dirigea le Québec jusqu'en 2001. Sur la scène fédérale, le premier ministre Jean Chrétien fut réélu en 1997. Deux ans plus tard, le gouvernement fédéral déposait un projet de loi appelé Loi sur la clarté (voir le texte de loi). Cette loi était destinée à donner des armes au gouvernement fédéral dans l'éventualité d'un autre référendum québécois. Il s'agissait de réclamer une «majorité claire» en faveur de la sécession d'une province, signifiant ainsi qu'une victoire de 50 % plus un de voix ne serait pas suffisante. L'Assemblée nationale du Québec répliqua avec le projet de loi 99, appelé Loi sur l'exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l'État du Québec. Cette loi prévoit notamment que seul le peuple québécois, par l'entremise des institutions politiques qui lui appartiennent en propre, a le droit de statuer sur la nature, l'étendue et les modalités de l'exercice de son droit à disposer de lui-même et qu'aucun autre parlement ou gouvernement ne peut réduire les pouvoirs, l'autorité, la souveraineté et la légitimité de l'Assemblée nationale. 7.6 L'intervention de la Cour suprême du Canada Cour suprême du Canada La Cour suprême du Canada est la juridiction d'appel finale du pays, le dernier tribunal auquel peuvent s'adresser les parties à un procès, qu'elles soient des particuliers ou des gouvernements. Sa compétence comprend à la fois le droit civil du Québec et la Common Law des autres provinces et des territoires. La Cour suprême a rendu, dans le passé, d'importants jugements sur les questions linguistiques au Canada. Le Québec ne pouvait y échapper, lui qui a légiféré beaucoup sur la langue. - Le droit à la sécession d'une province Ainsi, le 20 août 1998, la Cour suprême du Canada avait rendu une décision importante sur le droit à la sécession d'une province («Renvoi relatif à la sécession du Québec»). Selon le plus haut tribunal du pays, le Québec, par exemple, n'a pas le droit de constitutionnel de déclarer unilatéralement sa souveraineté. Cependant, en vertu de la démocratie et du fédéralisme, le reste du Canada serait constitutionnellement obligé d'entamer des négociations avec le Québec en vue d'apporter les modifications constitutionnelles nécessaires pour que le Québec devienne souverain: Un vote qui aboutirait à une majorité claire au Québec en faveur de la sécession, en réponse à une question claire, conférerait au projet de sécession une légitimité démocratique que tous les autres participants à la Confédération auraient l'obligation de reconnaître. [...] Même s'il n'existe pas de droit de sécession unilatérale en vertu de la Constitution ou du droit international, c'est-à-dire un droit de faire sécession sans négociation sur les fondements qui viennent d'être examinés, cela n'écarte pas la possibilité d'une déclaration inconstitutionnelle de sécession conduisant à une sécession de facto. Le succès ultime d'une telle sécession dépendrait de sa reconnaissance par la communauté internationale qui, pour décider d'accorder ou non cette reconnaissance, prendrait vraisemblablement en considération la légalité et la légitimité de la sécession eu égard, notamment, à la conduite du Québec et du Canada. Même si elle était accordée, une telle reconnaissance ne fournirait toutefois aucune justification rétroactive à l'acte de sécession, en vertu de la Constitution ou du droit international. Source: Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217. Si, en cas de sécessions, le Québec ne peut éviter les négociations, il en va de même pour le reste du Canada. Par ailleurs, le principe du fédéralisme permet aux francophones de «promouvoir leur langue et leur culture»: Le principe du fédéralisme facilite la poursuite d'objectifs collectifs par des minorités culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province donnée. C'est le cas au Québec, oů la majorité de la population est francophone et qui possède une culture distincte. Ce n'est pas le simple fruit du hasard. La réalité sociale et démographique du Québec explique son existence comme entité politique et a constitué, en fait, une des raisons essentielles de la création d'une structure fédérale pour l'union canadienne en 1867. Tant pour le Canada-Est que pour le Canada-Ouest, l'expérience de l'Acte d'Union, 1840 (R.-U.), 3-4 Vict., ch. 35, avait été insatisfaisante. La structure fédérale adoptée à l'époque de la Confédération a permis aux Canadiens de langue française de former la majorité numérique de la population de la province du Québec, et d'exercer ainsi les pouvoirs provinciaux considérables que conférait la Loi constitutionnelle de 1867 de façon à promouvoir leur langue et leur culture. Elle garantissait également une certaine représentation au Parlement fédéral lui-même. À l'époque, la décision de la Cour suprême fut accueillie avec satisfaction par le premier ministre du Québec (Lucien Bouchard), qui considérait que la décision de la Cour «ajoutait a la crédibilité du projet souverainiste». Toutefois, la plupart des Canadiens anglais des autres provinces éprouvèrent énormément de difficulté à comprendre ce qui avait bien pu pousser d'aussi nombreux Québécois à prendre une décision aussi «radicale». Après tout, non seulement le gouvernement fédéral avait été dirigé depuis les années soixante souvent par des Québécois francophones, mais le bilinguisme officiel était devenu la norme dans toutes les institutions fédérales, pas seulement à Ottawa, mais dans tout le pays. Or, les Québécois étaient encore si mécontents qu'ils ont voulu quitter le Canada? Bref, toutes les mesures, voire les concessions, prises par les divers gouvernements fédéraux pour promouvoir l'unité canadienne n'avaient rien donné! D'oů l'éternelle question chez les Anglo-Canadiens: «What does Québec want?» Comment satisfaire les demandes incessantes de cet «enfant gâté» du Canada qu'est le Québec? En réalité, tout est une question de point de vue. Pour la plupart des anglophones, les mêmes normes doivent s'appliquer uniformément à toutes les provinces parce que le Canada est un pays uni. Pour les Québécois, le Canada doit tenir compte du caractère distinct du Québec. - Les écoles passerelles La Charte de la langue française prévoit que seuls les enfants dont l'un des parents a fréquenté l'école anglaise au Canada pendant son primaire peuvent fréquenter l'école anglaise. Par conséquent, les immigrants et les francophones n'y ont pas droit. Toutefois, des parents astucieux avaient trouvé un moyen de contourner la loi en envoyant leur enfant dans une école entièrement privée (100 %) anglophone pour leur première année. Ces enfants devenaient légalement des élèves canadiens qui avaient reçu la majeure partie de leur instruction en anglais, ce qui leur donnait le droit à l'école publique subventionnée en anglais, tout comme les enfants anglophones. Au début, ce système ne touchait que quelques dizaines, puis quelques centaines d'enfants. Ils n'avaient qu'à fréquenter une école spécialisée à environ 10 000 $, 15 000 $ ou 20 000 $ par année et, de cette façon, ils s'achetaient un droit constitutionnel linguistique pour les générations suivantes. Avec les années, le phénomène a pris de l'ampleur: on dénombrait quelque 2100 élèves non admissibles à l'école publique anglaise dans les EPNS, c'est-à-dire les «écoles privées non subventionnées». En 2007, ils étaient plus de 4000. Dans certains cas, les EPNS accueillaient les jeunes élèves pour quelque mois, voire quelques semaines seulement. Ce système de contournement a amené le gouvernement du Québec à modifier la Charte de la langue française en 2002. Ainsi, les alinéas 2 et 3 de l'article 73 de la Charte limitaient l'accès à l'enseignement en anglais subventionné par la province: Article 73 Peuvent recevoir l'enseignement en anglais, à la demande de l'un de leurs parents, 1^o les enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et a reçu un enseignement primaire en anglais au Canada, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l'enseignement primaire reçu au Canada; 2^o les enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et qui ont reçu ou reçoivent un enseignement primaire ou secondaire en anglais au Canada, de même que leurs frères et sśurs, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l'enseignement primaire ou secondaire reçu au Canada; 3^o les enfants dont le père et la mère ne sont pas citoyens canadiens mais dont l'un d'eux a reçu un enseignement primaire en anglais au Québec, pourvu que cet enseignement constitue la majeure partie de l'enseignement primaire reçu au Québec; La loi précisait qu'il s'agit de «la majeure partie de l'enseignement primaire reçu au Québec», ce qui excluait une seule année scolaire ou moins. L'alinéa 2 se trouvait à abolir les périodes de fréquentation scolaire passées dans des EPNS pour établir l'admissibilité d'un enfant à l'enseignement dans le réseau scolaire anglophone financé par les fonds publics. Dès lors, le séjour dans une école entièrement privée n'était plus un critère pour déterminer si un élève a fréquenté l'école anglaise. Quant à l'alinéa 3, il prévoyait la même règle pour l'enseignement reçu en vertu d'une autorisation particulière accordée par le Québec dans les cas de difficultés graves d'apprentissage, de séjours temporaires au Québec ou de situations graves d'ordre familial ou humanitaire. Par la suite, des parents, financés par les commissions scolaires anglophones, ont contesté devant les tribunaux la constitutionnalité de cette restriction. La Cour d'appel du Québec leur a donné raison dans une décision partagée. Le 22 octobre 2009, dans une décision unanime, la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnelles deux parties de la Charte de la langue française du Québec, ce qui invalide les alinéas 2 et 3 de l'article 73 de ladite Charte. L'arrêt du plus haut tribunal du pays affirme que les mesures législatives adoptées par le gouvernement du Québec pour empêcher les «écoles passerelles» sont trop sévères et qu'elles ne constituent pas une atteinte minimale à un droit. La Cour suprême juge que, pour respecter les objectifs de l'article 23.2 de la Charte canadienne, le critère de la «majeure partie» devrait comporter une évaluation qualitative, plutôt que strictement quantitative. Autrement dit, le gouvernement du Québec ne tiendrait pas compte du temps passé par un élève dans une EPNS (école privée non subventionnée), afin de déterminer si les études en anglais correspondrait à la «majeure partie de leur éducation dans cette langue.» La Cour a tranché: «La prohibition absolue de la prise en considération du parcours scolaire dans une EPNS semble trop draconienne.» Ainsi, un court laps de temps ne suffirait pas pour qu'un élève se qualifie aux fins de l'article 23 de la Charte canadienne, mais un délai plus long pourrait, en tenant compte de facteurs de nature qualitative, permettre à cet élève de bénéficier des dispositions de cet article 23. Selon la Cour, les enfants des EPNS ont effectivement fréquenté l'école anglaise et ils ont bel et bien suivi un parcours scolaire anglophone, alors que la Charte des droits et libertés ne fait pas de distinction entre l'école privée et l'école publique. La Cour a aussi décidé de suspendre l'effet de son jugement pour un an, afin de donner le temps au ministère de l'Éducation du Québec de trouver une solution plus nuancée et de se conformer au jugement. Rappelons que l'article 23.2 de la Charte canadienne permet aux citoyens canadiens dont l'un des enfants reçoit ou a reçu son instruction dans la langue de la minorité linguistique de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction. Les réactions quant à l'issue de cette cause qui durait depuis sept ans ne se sont pas fait attendre. Le gouvernement du Québec a promis de défendre «la primauté du français». Les partis souverainistes, tant à Ottawa qu'à Québec, ont dénoncé cette décision rendue par la cour «d'une autre nation». Pour beaucoup de citoyens, la Cour suprême donnerait raison à ceux qui croient que l'argent peut contourner la législation québécoise : les parent qui pourront payer 10 000 $ et plus pour une première année scolaire dans une école privée à 100 % pourront ensuite envoyer leurs enfants dans une école anglaise subventionnée (aux frais de tous les contribuables), alors que ceux qui n'ont pas les moyens de payer une telle somme n'ont pas ce droit. Bref, les parents riches peuvent acheter à leurs enfants un droit linguistique qu'ils n'avaient pas à leur naissance. Les immigrants pourront également procéder de la même façon et revendiquer pour leurs enfants les droits autorisés par l'article 23 en question, dès qu'ils auront obtenu leur citoyenneté canadienne. La portée du jugement de la Cour suprême du Canada s'applique aussi aux francophones nés au Québec. En ce sens, la Cour suprême a favorisé une interprétation «généreuse» de l'article 23.2 de la Charte canadienne, alors qu'elle aurait tout aussi bien pu privilégier une interprétation plus restrictive. Cependant, le principe de l'interprétation la plus large semble être une tendance préférée à toute autre dans le domaine des droits linguistiques au Canada. Enfin, soulignons qu'au paragraphe 43 du jugement, la Cour suprême, sous la plume du juge Louis LeBel, n'exclut pas la possibilité que l'expansion illimitée des écoles anglaises privées non subventionnées (EPNS) pourrait présenter un danger pour la préservation du français au Québec: [43] Toutefois, je ne veux pas nier les dangers que l'expansion illimitée des EPNS pourrait présenter pour les objectifs de préservation et d'épanouissement de la langue française au Québec. En l'absence de toute mesure susceptible de contrôler le développement de ce phénomène, les écoles passerelles pourraient devenir éventuellement un mécanisme permettant de manière quasi automatique de contourner les dispositions de la CLF portant sur les droits scolaires linguistiques, de créer de nouvelles catégories d'ayants droit en vertu de la Charte canadienne et de rétablir indirectement un régime de libre choix linguistique dans le domaine scolaire au Québec. Dans cette éventualité, le Québec serait donc invité à revenir devant la Cour si un jour une telle expansion se concrétisait. 8 Des états généraux sur la langue française En 1998, le premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, proposa à ses militants péquistes la tenue d'«états généraux sur la langue française». Il déclara à cette occasion: «C'est un devoir particulier au Québec que de vérifier oů nous en sommes par rapport à la langue. Il est évident que les études existantes mentionnent que le milieu francophone n'a pas la force d'attraction qu'il devrait avoir par rapport aux immigrants et que l'avenir du français est hypothétique.» Lucien Bouchard désirait à ce moment-làréduire la «pression» au sein de son parti et satisfaire les revendications der ses militants : par exemple, le retour à l'unilinguisme français dans l'affichage et la fermeture du réseau collégial anglophone aux francophones et aux allophones. Sous la présidence d'un ancien leader syndicaliste, Gérald Larose, la Commission desÉtats généraux sur la situation et l'avenir de la langue française au Québec reçut le mandat suivant: 1) préciser et analyser les plus importants facteurs qui influencent la situation et l'avenir de la langue française au Québec en fonction de l'évolution des principaux indicateurs, en particulier celui du taux de transferts linguistiques, et à partir de consultations publiques à travers le Québec; 2) procéder à l'examen d'une refonte globale de la Charte de la langue française comprenant notamment les hypothèses d'une révision des dispositions relatives à l'affichage public et de l'extension de l'application du chapitre sur la langue d'enseignement l'enseignement collégial; 3) dégager des perspectives et des priorités d'action pour l'avenir de la langue française au Québec; présenter des recommandations au gouvernement du Québec visant à assurer l'usage, le rayonnement et la qualité de la langue française au Québec. Afin d'orienter la réflexion sur des sujets précis, la commission a tenu, en janvier, février et mars 2001, un certain nombre de journées thématiques sous forme de colloques publics durant lesquels spécialistes et chercheurs ont partagé leurs opinions et leurs connaissances. Le rapport fut remis au gouvernement de Bernard Landry (Lucien Bouchard ayant démissionné en janvier 2001) en septembre 2001. À partir des recommandations du rapport Larose, le gouvernement du Québec a décidé pour une approche en douceur. Certaines recommandations, assez controversées, comme la «constitutionnalisation» de la Charte de la langue et la création d'une «citoyenneté québécoise», semblent avoir été repoussées par Québec. Au printemps de 2002, le gouvernement devait déposer une série d'amendements à la Charte de la langue française dans le but de fusionner en un seul «Conseil québécois de la langue française», les quatre organismes créés par la loi de 1977 (l'Office, le Conseil de la langue française et la Commission de protection de la langue française, de même que la Commission de toponymie). En réalité, les décisions prises par Québec paraissent sans aucune mesure avec les revendications des militants péquistes de Montréal en 1998 lorsque Lucien Bouchard avait songé aux états généraux sur la langue française. Dans la suite des modifications proposées par le rapport Larose, le gouvernement Landry (2001-2003) opta pour une augmentation relativement importante du temps consacré à l'apprentissage du français au secondaire. De 150 heures par année, les élèves du secondaire voyaient le temps consacré à leur langue maternelle augmenter du tiers, soit à 200 heures. Le ministre de l'Éducation a aussi indiqué que la maîtrise du français deviendrait une condition obligatoire pour l'obtention d'un diplôme universitaire. Les futurs enseignants, quelle que soit leur discipline, devront réussir un examen de français. La commission Larose préconisait un examen unique pour l'ensemble du Québec, mais le ministre de l'Éducation a convenu que les universités pourraient y aller de leurs propres tests. Enfin, une autre mesure importante découlant des états généraux sur la langue française consistait en un meilleur enseignement de... l'anglais. Il est vrai que beaucoup de parents francophones souhaitaient depuis longtemps une amélioration de l'enseignement de l'anglais langue seconde. C'est pourquoi le ministère de l'Éducation insistait auprès des commissions (conseils) scolaires pour la multiplication des programmes d'anglais intensifs en 5^e et en 6^e années. Déjà, 9 % des écoles proposaient ces programmes dans lesquels l'anglais occupait à lui seul quelques mois de l'année scolaire, les autres matières étaient concentrées sur le reste de l'année. Enfin, un vieux problème devait être réglé: colmater la brèche de la loi offrant possibilité pour les parents francophones et allophones d'envoyer leurs enfants au réseau scolaire anglophone en les inscrivant momentanément à l'école anglaise non subventionnée. En réalité, le gouvernement se contentait d'«ajustements» avec comme toile de fond une ouverture des marchés commerciaux, ce qui ne pouvait être prévue il y a 25 ans au moment de l'adoption de la Charte. Pour l'ex-président de la commission Larose, il y a lieu de s'interroger sur le report des propositions plus «structurantes» telles que la citoyenneté et l'introduction dans la Charte des droits linguistiques: «Je comprends si le gouvernement trouve ces positions délicates à l'approche d'une élection et que c'est partie remise.» 9 La suite des événements Lors de l'élection du 14 avril 2003, Jean Charest, chef du Parti libéral, devint premier ministre du Québec, ce qui mettait fin à neuf ans de règne péquiste. Il affirma détenir dorénavant un mandat pour réformer les soins de santé, geler les frais de scolarité (universités), baisser les impôts, réduire les dépenses et faire des réductions dans le rôle de l'État. 9.1 Le gouvernement de Jean Charest (2004-2012) Puis, par la suite, le gouvernement de Jean Charest a semblé poursuivre la politique du gouvernement précédent, c'est-à-dire ne pas faire de vagues et ne pas toucher à la Charte de la langue française. Au Canada anglais, l'arrivée au pouvoir de Jean Charest a été interprétée comme «la fin du problème québécois». C'était oublier que ce premier ministre restait, comme les autres avant lui, un Québécois. Durant son premier mandat, le gouvernement Charest a décidé d'introduire l'enseignement de l'anglais dès la première année du primaire (au lieu de la quatrième) et il s'est contenté dès 2004 de réduire les budgets alloués à la francisation des immigrants et à l'Office québécois de la langue française. Devant le tollé de protestations de la part des organisations communautaires, le gouvernement a réinjecté une partie des sommes qui avaient été réduites. Le gouvernement Charest a aussi exprimé le désir de mieux intégrer la population immigrante à la fonction publique québécoise, en proposant un «objectif d'embauche» de 25 % et un «objectif de représentativité» de 9 %. Malheureusement, il n'en fut rien, sauf pour le seul ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration. Le gouvernement de Jean Charest avait également pris comme engagement de favoriser la promotion de la langue française et de la culture québécoise dans le monde. C'est pourquoi, sous la forte pression des gouvernements québécois, canadien et français, l'UNESCO a adopté en octobre 2005 la Convention internationale sur la diversité culturelle. Cette démarche s'inscrivait dans le cadre de la nécessité de protéger de la libéralisation des marchés la langue française et la culture québécoise. L'une des caractéristiques des réalisations du gouvernement Charest en matière de langue fut son refus systématique de modifier la Charte de la langue française, de peur de ranimer l'opposition des anglophones et de briser la «paix linguistique» au Québec. Devenu minoritaire en mars 2007, le gouvernement a fait encore moins de vagues au cours de son second mandat. La question linguistique ne fut jamais été une priorité pour le gouvernement Charest. Une fois redevenu majoritaire en 2008, le gouvernement de Jean Charest a fait adopter en 2010 par l'Assemblée nationale le projet de loi 115 (Loi faisant suite aux décisions judiciaires en matière de langue d'enseignement), loi qui légalisait l'accès aux «écoles passerelles» servant de tremplin aux élèves francophones et allophones lorsqu'ils souhaitaient accéder au réseau anglais des écoles publiques. La loi 115 ne contient que les éléments du projet de loi 103 qui répondaient directement au jugement de la Cour suprême et qui devaient éviter qu'un vide juridique ne soit créé à partir de la date butoir du 22 octobre 2010, fixée par la Cour suprême du Canada. Cet accès au moyen des «écoles passerelles» devrait certes être plus difficile, notamment en raison de la complexité du processus. En effet, la nouvelle loi 115 donne une grande marge de manśuvre aux fonctionnaires chargés de décider de l'admissibilité à l'école anglaise des enfants ayant fréquenté une école non subventionnée. Les parents qui espèrent contourner la Charte de la langue française par ce moyen devront dorénavant envoyer leurs enfants dans un établissement d'enseignement non subventionné durant trois ans, sans avoir la certitude que, en bout de ligne, leur requête sera acceptée. 9.2 Le gouvernement de Pauline Marois En septembre 2012, le Québec se donnait un nouveau gouvernement péquiste avec Pauline Marois comme première ministre, mais à la tête d'un gouvernement minoritaire. Dès les semaines qui ont suivi, les nouveaux ministres se sont lancés dans une série de déclarations fracassantes en matière de langue, le Parti québécois étant réputé pour sa propension à la législation linguistique : modifications majeures à la Charte de la langue française, applications de la loi 101 dans les garderies et les collèges (cégeps), restrictions dans l'enseignement de l'anglais au primaire, francisation des petites entreprises, interdiction des écoles passerelles, restrictions d'accès dans les écoles privées, révision des ententes permettant à certaines grandes entreprises d'utiliser l'anglais comme langue de travail. Sans tenir compte de sa situation de minoritaire, le gouvernement a semblé charger avec ses engagements électoraux en allant vite et loin, favorisant ainsi un climat d'insécurité et d'affrontement. C'est comme si le gouvernement n'avait pas encore réussi à sortir de son rôle d'opposition, alors que les députés péquistes étaient habitués à des déclarations fracassantes, et non à des efforts destinés à rassembler et mener à bien ses projets. En décembre 2012, la première ministre du Québec, Pauline Marois, a présenté à l'Assemblée nationale le projet de loi no 14 modifiant considérablement la Charte de la langue française: Loi modifiant la Charte de la langue française, la Charte des droits et libertés de la personne et d'autres dispositions législatives. Il s'agit en fait d'un projet de réforme en profondeur de la loi 101 de 1977, une réforme qu'ont toujours refusé de faire les gouvernements précédents. Selon le gouvernement de Pauline Marois, la Charte de la langue française a maintenant 35 ans et elle n'a pas nécessairement évolué au même rythme que la société québécoise. Il y aurait eu des années de progrès marqué du français, mais depuis une quinzaine d'années un glissement du français semble avoir été observé, notamment à Montréal. C'est pourquoi le gouvernement s'est dit dans l'obligation d'agir et de modifier la Charte de la langue française. Étant donné que le projet de loi 14 est issu d'un gouvernement minoritaire, il laisse de côté les éléments jugés controversés pour adopter une certaine dose de réalisme. Ainsi, il n'était pas question de conserver des dispositions qui, à l'évidence, se heurteraient à un refus de l'opposition. Le projet de loi 14 introduit de nouvelles mesures concernant la protection et la valorisation du français par l'Administration, les entreprises, les municipalités, les universités et les collèges. Le projet de loi a aussi pour objectif de renforcer l'apprentissage du français chez les étudiants et de dissuader les contournements des mesures prévues par cette charte en matière de langue d'enseignement. Le projet actualise les dispositions encadrant les pouvoirs d'inspection ainsi que d'autres dispositions devenues désuètes ou inadaptées. Il apporte de nouvelles dispositions concernant les services de garde et l'immigration. Enfin, le projet de loi modifie la Charte des droits et libertés de la personne pour y consacrer de nouveaux droits en matière linguistique. 10 La langue des Québécois francophones Depuis le début des années 1970, le français du Québec a beaucoup évolué dans le sens d'une certaine standardisation. Dans la langue parlée, les prononciations les plus stigmatisées, celles qui sont les plus éloignées du français dit standard, ont commencé à régresser. Le vocabulaire du Québécois moyen s'est considérablement enrichi et les anglicismes ont aussi diminué. Néanmoins, les études menées par deux professeurs de l'Université de Sherbrooke, Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière, montrent que la perception qu'ont les Québécois de leur langue révèle un bilan assez négatif: Le dossier est noir et continue d'être noirci, de façon cyclique, par certains journalistes et par une partie de notre élite. La piètre qualité de notre langue est un «problème de société», clament ces derniers! 10.1 Une variété régionale de français Il semble que le français écrit et parlé au Québec ne corresponde pas toujours à un français de qualité. De nombreuses plaintes s'élèvent quant à la formation insuffisante des nouveaux diplômés à ce sujet. D'ailleurs, plusieurs d'entre eux éprouvent de grandes difficultés à s'exprimer de façon claire, que ce soit par écrit ou oralement. Il en est ainsi pour beaucoup de personnes déjà actives sur le marché du travail. Cette lacune est actuellement ressentie par les intéressés eux-mêmes, qui la perçoivent souvent comme un véritable handicap dans le cheminement de leur carrière. On peut donc croire à un consensus social sur la nécessité d'améliorer le français parlé et écrit du Québec. Le français des Québécois s'est adapté à leur réalité nord-américaine et il exprime parfaitement leur monde, leurs valeurs, souvent différentes de celles des Français. Pour les linguistes Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière, le français québécois est une «variété nationale de français». On observerait dans ce français régionalisé non seulement des mots de niveaux de langue familière et populaire, des anglicismes et des emplois critiqués, mais également un niveau standard, qu'on appelle le français québécois standard et qui, en principe, sert de modèle, de norme, à l'oral comme à l'écrit, pour tous les Québécois et Québécoises. Le problème, c'est que ce français québécois standard n'a jamais été défini, ni étudié ni décrit. Il demeure une vue de l'esprit, plus qu'une réalité, mais les nationalistes québécois apprécient cette expression parce qu'elle permet de particulariser le français du Québec. Autrement dit, il n'existe pas au Québec un seul usage réel propre aux Québécois, mais deux. L'un est le français standard international que les Québécois partagent avec les autres francophones du monde. L'autre est le français vernaculaire parlé que tout le monde connaît, mais que tous utilisent de façons différentes, selon les circonstances. C'est ce qu'on appelle la diglossie, c'est-à-dire un état dans lequel se trouvent deux systèmes linguistiques coexistant sur un territoire donné, et dont l'un occupe un statut social inférieur, l'autre un statut social supérieur. Ce phénomène donne lieu à des situations de tension linguistique généralement caractérisées par l'apparition de variétés dites «hautes» et «basses» de la langue. En général, les deux formes sont en concurrence. 10.2 Les formes du français standard en québécois Le français standard est la langue officielle du Québec. C'est celle du gouvernement québécois et du gouvernement fédéral. Tous les textes officiels sont rédigés dans ce français standard. C'est aussi ce français qui est la langue de travail des fonctionnaires, des écoles, des universités, des médias, des conférences, des débats, des maisons d'édition, des événements officiels, des autorités religieuses, des organismes culturels, des grandes entreprises, des sociétés publiques, etc. Le français standard est aussi la langue du patrimoine littéraire commun avec les autres littératures de la francophonie. L'emploi des formes du français standard est sanctionné socialement. La mauvaise qualité de la langue dans les situations formelles de communication est ouvertement critiquée. L'emploi de termes ou de prononciations jugées trop populaires apparaîtra inacceptable dans des situations formelles de communication, particulièrement à l'écrit. Les Québécois ont souvent le choix d'utiliser le français standard ou le français vernaculaire., mais pas n'importe comment ni dans n'importe quelle situation de communication. 10. 3 Le français vernaculaire populaire Toute langue peut être décrite par ses caractéristiques phonologiques, phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicales. Le français parlé au Québec ne fait pas exception. Malgré des différences plus ou moins importantes, les Québécois parlent un français certes régionalisé et teinté d'archaďsmes, mais il s'agit bel et bien du français. On peut affirmer que le système phonologique du français québécois et celui du français standard sont pratiquement identiques, sauf pour quelques rares exceptions. Il existe aussi plusieursvariantes phonétiques dans le français québécois: ce sont généralement des formes archaďsantes originaires des parlers populaires urbains de la France des XVII^e et XVII^esiècles. Mais des paramètres interviennent dans ces variantes en fonction du sexe, de l'âge ou du niveau d'études des locuteurs. Plus un individu est scolarisé, moins sa prononciation sera marquée par des particularismes phonétiques. Mais tous les Québécois se distinguent, comparativement au «français de France», par un accent distinctif. Le rythme de la parole est aussi un trait particulier des Québécois. Il est plus lent et plus monocorde que celui des Français, lequel, par comparaison, peut paraître plus rapide et plus chantant. Le choix de recourir aux formes du français standard ou à celles du français vernaculaire est fixé par la situation de communication. La grammaire (notamment la morphologie) révèle un nombre peu élevé de particularismes par rapport au français standard. De façon générale, ces variantes correspondent à du français parlé populaire et tirent leur origine des formes archaďsantes ou vieillies. L'un des traits fréquents concerne, par exemple, la confusion entre les genres masculin et féminin dans les mots commençant par une voyelle orale (avion, autobus, abat-jour, etc.). On emploie souvent une avion, une autobus, une abat-jour, etc. La plupart de ces particularismes n'apparaissent pas en français québécois écrit, mais uniquement en situation informelle. Beaucoup de Québécois semblent avoir une immense difficulté à faire accorder les règles concernant l'emploi du féminin et du pluriel dans les pronoms et adjectifs. Contrairement à la morphologie, les traits particuliers du français québécois en syntaxe sont relativement élevés. Il s'agit de formes anciennes, populaires ou influencées par l'anglais. Là encore, plus un individu est instruit, plus sa syntaxe se rapprochera de celle du français standard. À l'écrit il serait difficile de relever des variantes typiquement québécoises parce que les Québécois se conforment aux règles de la grammaire et de la syntaxe françaises. Les différences à l'écrit entre le français des Québécois et celui des Français sont quasi inexistantes. On remarquera un écrit québécois dans l'emploi des unités de mesure (anglaises), la monnaie, les toponymes et certains traits de vocabulaire. C'est dans le lexique que les différences se font davantage sentir dans la langue québécoise. Le français vernaculaire des Québécois contient beaucoup d'archaďsmes issus des «patois» français, un petit nombre d'amérindianismes, ainsi que de nombreux québécismes (ou canadianismes) et anglicismes. Bien qu'on puisse dresser une liste importante de tous ces particularismes lexicaux, sûrement quelques milliers de mots, le fond lexical demeure celui du français standard. Un étranger parlant le français standard peut être surpris de constater que certains mots français qu'il connaît portent un sens différent chez son interlocuteur québécois. Cependant, il faut tenir compte de l'ensemble du lexique et de la fréquence d'usage des mots dans une conversation. Certains archaďsmes, québécismes et anglicismes sont fréquents, alors que d'autres sont rarement employés. La plupart des particularismes québécois relèvent du registre familier ou populaire. Ces mots sont généralement employés en concurrence avec les termes du français standard. La plupart des Québécois sont capables d'utiliser les deux termes, celui du français québécois, celui du français standard, mais le degré d'instruction peut jouer un grand rôle. De plus, le lexique n'est pas employé de la même façon par tous les Québécois, ni dans toutes les circonstances, ni qu'il la même fréquence. Là aussi, divers paramètres interviennent comme le sexe, l'âge, le degré d'instruction, la situation de communication, etc. En général, la plupart des Québécois ignorent qu'ils emploient couramment des archaďsmes, des québécismes ou même des anglicismes. Les locuteurs ne sont pas des historiens de la langue. Comme pour tous les autres francophones du monde, ils ignorent qu'ils emploient des mots d'origine germanique, grecque, italienne, espagnole, etc. De la même façon, beaucoup de Québécois unilingues francophones emploient des anglicismes sans même savoir qu'il s'agit de mots anglais. Souvent, les Québécois utilisent des anglicismes parce qu'ils ignorent l'équivalent français. Lorsqu'ils constatent qu'ils emploient des anglicismes et connaissent l'équivalent français, ils ont tendance à les éviter. De façon consciente, les Québécois peuvent aussi préférer certains anglicismes fréquents à des fins strictement expressives lorsqu'ils se parlent entre eux. 10.4 La diglossie québécoise Dans les faits, les termes du français standards et les termes du français québécois sont en concurrence : maďs / blé d'Inde, haricot / fève, aspirateur / balayeuse, dépanneuse / towing, robinet / champlure, pneu / tire, poêle / cuisinière électrique, réfrigérateur / frigidaire, etc. Dans certaines circonstances, le terme standard peut être plus fréquent; dans d'autres, le terme non standard. La répartition des termes standards et non standards n'est pas arbitraire, car elle se fait selon des règles sociales précises. À l'écrit les formes standards sont généralement employées, de même que dans les situations formelles de communication, ce qui inclut la publicité télévisée. Par contre, la langue parlée des feuilletons télévisés, du cinéma, des humoristes, de certaines émissions de radio sera celle du français vernaculaire populaire. Dans les situations informelles, les formes non standards ont tendance àêtre nettement plus fréquentes, surtout entre Québécois. Lorsqu'ils ignorent les termes standards, les Québécois recourent nécessairement aux termes non standards. Lorsqu'ils les connaissent, ils les utilisent dans des communications soutenues. ll est vrai que l'emploi des particularismes québécois joue un rôle fortement identitaire, mais il ne faudrait pas croire que les Québécois ne s'identifient guère au français standard. Dans les faits, ils s'identifient aux deux formes de français, mais tout dépend des circonstances. Dans certaines situations orales formelles et toujours à l'écrit, les Québécois s'identifient avant tout au français standard, mais, il faut l'avouer, pas du tout au «parler pointu» des Français. Dans les situations informelles, il peuvent s'identifier davantage au français québécois, mais encore là ce peut être par des choix particuliers dans la prononciation et/ou le vocabulaire, selon des buts expressifs ou strictement informatifs. Peu de Québécois seraient prêts à sacrifier l'une des deux formes de français. Pour des raisons différentes, ils tiennent aux deux. Ils parlent tous en québécois et écrivent tous en français. Nul n'accepterait de perdre l'un des deux. Les individus les plus instruits sont ceux qui possèdent le mieux les deux systèmes. Par contre, les Anglo-Québécois et les allophones québécois vont préférer employer le français standard; ils comprennent parfois certaines aspects du français vernaculaire, mais ne l'emploient guère eux-mêmes. Pour résumer, nous pouvons affirmer que les Québécois croient qu'ils parlent davantage le français vernaculaire que le français standard, que le premier est différent du second, que le français écrit est similaire des deux côtés de l'Atlantique, que les ressemblances sont plus grandes que les différences, et que le français qu'ils parlent se rapproche de plus en plus de celui des Français. Quoi qu'il en soit, les Québécois ne s'exprimeront jamais comme les Français, pas plus qu'un Wallon parlera comme un Parisien ou un Sénégalais comme un Haďtien. Bref, les Québécois francophones ont une double appartenance linguistique, l'une au français québécois, l'autre au français international. Quand il s'agit d'identité, les Québécois préfèrent le français vernaculaire; quand il s'agit de norme, c'est le français standard. Toutefois, dans certaines situations, la forme vernaculaire peut servir de norme aux dépens du français standard. Cette double identité linguistique des Québécois n'est sans doute pas étrangère à leur double appartenance politique à la fois au Canada et au Québec. Bref, même si les Québécois ont cessé de considérer leur français comme un «jargon inintelligible», si leur français n'est plus une «catastrophe», il ne constitue pas encore, du moins à leurs yeux, un véritable «succès». Dans l'ensemble, on pourrait dire que ce français se situe à mi-chemin sur une échelle comprenant les deux extrêmes entre «mauvais» et «excellent». Il est vrai que, par rapport à au chemin parcouru, le français québécois s'est rapproché considérablement du français international. Contrairement à ce qui s'est passé depuis la Conquête anglaise, il est certain que, dans les années à venir, le français québécois ne pourra plus évoluer en vase clos. 10.5 Le marché québécois au sein de la francophonie Le Québec est géographiquement éloigné des sociétés francophones de l'extérieur. Le centre de gravité de la francophonie est en effet en Europe, c'est-à-dire en France, en Belgique et en Suisse. La francophonie européenne représente près de 70 millions de locuteurs, c'est-à-dire au moins 90 % de l'ensemble des francophones. Il faut compter 12 francophones européens pour un francophone québécois. Il faut aussi 11 Français pour un Québécois. Sur 100 francophones, on compte 91 Européens, 82 Français et 7 Québécois. En Amérique du Nord, seul le Québec constitue une majorité francophone. Les autres francophones nord-américains sont concentrés surtout en Ontario et au Nouveau-Brunswick, alors que partout ailleurs, que ce soit au Canada anglais, en Nouvelle-Angleterre ou en Louisiane, ils forment de petites communautés dispersées et isolées au sein d'un monde massivement unilingue anglophone. On peut même affirmer que tous les francophones d'Amérique constituent des isolats linguistiques et culturels au milieu d'une grande communauté anglophone. Rester francophone en Amérique peut se révéler une lourde tâche. Le Québec demeure, avec ses 7,8 millions d'habitants (recensement de 2011), une petite société avec un marché linguistique limité, ce qui entraîne des conséquences pour les producteurs et les consommateurs de produits linguistiques et culturels. De plus, comme son économie est totalement intégrée au marché nord-américains, la plupart des échanges extérieurs se font en anglais. Cette situation ne peut que favoriser une certaine insécurité culturelle et linguistique, surtout que, depuis trois décennies, le Québec voit diminuer son poids relatif au Canada, alors que la nouvelle immigration est souvent perçue comme une menace à ses valeurs et à son identité. Toute l'histoire de la langue française du Québec montre un incessant combat pour assurer la survie du peuple francophone de la seule province française du Canada. La langue et le peuple sont tellement imbriqués l'un dans l'autre qu'il est impossible de parler des Québécois sans parler de leur langue. Depuis la Conquête britannique, on peut dire qu'un décalage, sinon un fossé, a toujours existé entre le français du Québec et le français de France. Ce décalage s'est amplifié au cours du siècle suivant la Conquête au point oů les anglicismes ont fini par creuser un véritable fossé entre les deux variétés de français. Toutefois, il semble bien que cet écart soit définitivement arrêté pour amorcer un certain rapprochement. Pour les Français, le parler québécois, au demeurant «charmant» avec son «joli accent», est souvent perçu comme «exotique» mais pas mauvais. Pour les Québécois, il est souvent considéré comme allant de «correct» à «mauvais», mais auxquels ils s'identifient sans nul doute. L'augmentation de la scolarisation a sûrement été l'un des causes majeures de la standardisation du français, mais ce ne fut pas la seule. Le développement des médias électroniques et celui des communications internationales ont aussi contribué à rétrécir les écarts entre le français du Québec et le français de France. Mais il a fallu compter surtout sur la mainmise de l'État québécois dans le développement de l'identité collective et sur la progression économique des francophones dans les activités industrielles et commerciales. Non seulement les Canadiens français de 1960 sont devenus en l'an 2000 des Québécois nés pour autre chose que pour «un petit pain», mais ils réclament maintenant leur juste part du gâteau. Quant aux batailles linguistiques sur le plan politique, celles-ci ne semblent plus aussi nécessaires qu'auparavant. Si l'objectif des francophones du Québec était de rendre le Québec aussi français que l'Ontario était anglais, les résultats semblent maintenant assez positifs dans la mesure oů le Québec était tellement assujetti àl'anglais et au monde anglo-saxon. Les résultats les plus manifestes concernent sans nul doute la scolarisation en français des immigrants, la francisation du monde du travail et de l'affichage commercial, sans compter la bilinguisation des organismes fédéraux. Les progrès depuis quarante ans ont été très considérables à tel point qu'on peut affirmer que le français n'est plus en péril au Québec. Au contraire, il se porte plus fort qu'il ne l'a jamais été. Cette force du français au Québec est pour plusieurs analystes l'une des principales raisons pour lesquelles le mouvement souverainiste s'affaiblit depuis quelques années. Certes, les sentiments nationalistes constitueront toujours un facteur important, surtout en période de crise, mais pour le moment la confiance des Québécois à l'égard de leur langue n'a cessé de croître. Paradoxalement, au fur et à mesure que la langue française s'affirme, le mouvement souverainiste perd de ses appuis. Toutefois, malgré les lois linguistiques et les succès indéniables du français au Québec, la majorité francophone n'est pas encore au bout de ses peines. Les problèmes liés à la dénatalité et à l'immigration constituent des défis de taille, et ils n'ont rien à voir avec les «Anglais»! Le défi démographique est plus grave que les questions d'ordre économique et constitutionnel. Si la société francophone du Québec refuse d'y faire face, elle aura perdu dans quelques décennies le «caractère distinct» qui a contribué à sa survie au Canada. Comme les droits constitutionnels résident en partie dans le poids démographiques qu'ils représentent au Canada, les francophones risquent de revivre avant longtemps les conflits linguistiques. Lorsque les Québécois commenceront à représenter moins de 20 % de la population canadienne, le rapport de force diminuera encore entre francophones et anglophones (à la faveur de ces derniers), tant au Canada qu'au Québec. Dans le cadre de l'actuelle fédération canadienne, les conflits sont là pour durer et la marmite linguistique risque de renverser au cours des prochaines décennies. Même si la langue française se portait bien, son statut, lui, sera vraisemblablement réévalué... à la baisse par la majorité anglophone du Canada. Toutefois, si le Canada et le Québec restent un foyer de tensions linguistiques, rien n'est comparable au mur qui sépare francophones de Bruxelles et Flamands en Belgique. Par comparaison, les rapports entre francophones et anglophones au Canada semblent un «véritable jardin de roses». Cela dit, on peut croire, àla lecture de l'histoire du français au Québec, que la langue française, dans le contexte géographique canadien et nord-américain, aura toujours besoin d'être soutenue par des mesures particulières, politiquement interventionnistes, parfois coûteuses, et pouvant entraîner aussi des bénéfices dans la mesure oů le français devient de plus en plus utile, indispensable et rentable sur le plan économique. Quoi qu'il en soit, le Québec continuera inévitablement d'évoluer dans un environnement continental fortement marqué par la présence de l'anglais. Ce constat fait partie du destin du Québec et il vaut mieux apprendre à composer avec cette réalité que de la nier. D'ailleurs, le Québec n'a-t-il pas réussi jusqu'ici à échapper à l'assimilation britannique, à l'annexion américaine et à la domination anglo-canadienne? L'histoire nous enseigne que les Québécois ont franchi bien des obstacles, qu'ils continuent toujours de vivre en français, qu'ils sont devenus «eux-mêmes» et qu'ils sont disposés à partager leur patrimoine avec tous les citoyens du Québec. Cette appropriation du passé et du présent laisse croire que le Québec peut se tourner vers l'avenir pour construire une nouvelle société dans le partage d'une langue commune, le français.