Cetait I'annee ou Chaidana avail eu quinze ans. Mais le tempsT Le temps est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Completement par terre. Cetait au temps ou la terre etait encore ronde, ou la mer etait la mer — ou la foret... Non ! la foret ne compte pas, maintenant que le ciment arme habite ies cervelles. La ville.,. mais laissez la ville tranquille. — Voici I'homme, dit le lieutenant qui les avait conduits jusqu'a la Chambre Verte du Guide Providentiel. II avait salue et aliait se retirer. Le Guide Providentiel lui ordonna d'attendre un instant. Le soldat s'immobilisa comme un poteau de viande kaki. La Chambre Verte n'etait qu'une sorte de poche de la spacieuse salle des repas. S'approchant des neuf loques humaines que le lieutenant avait poussees devant lui en criant son amer « voici Phomme », le Guide Providentiel eut un sourire tres simple avant de venir enfoncer le couteau de table qui lui servait a dechirer un gros morceau de la viande vendue aux Quatre Saisons, le plus grand magasin de la capitale, d'ailleurs reserve au 11 gouvernement. La loque-pere sourcillait tandis que lc fer disparaissait lentement dans sa gorge. Le^ Guide Providentiel retira le couteau et s'en retourna a sa viande des Quatre Saisons qu'il coupa et mangea avec le meme couteau ensanglanti. Le sang coulait a flots silencieux de la gorge de la loque-pfcre. Les quatre lo-ques-filles, les trois loques-fils et la loque-m^re n'eurent aucun geste, parce qu'on les avail lids comme de la paille, mais aussi et surtout parce que la douleur avait tue leurs nerfs. Le visage de la loque-mfcre s'&ait rem-pli d'eclairs tenebreux, comme celui d'un mort dont on n*a pas ferm6 les yeux, deux larmes ensanglant&s nageaient dans les prunelles. Le repas du Guide Providentiel qu'on avait trouve a son Jebut prenait habi-tuellement quatre heures. II touchait a sa fin. Le sang coulait toujours. La loque-pere restait debout, souche de plomb, sourcillant, il respirait comme un homme qui vient de faire Tacte ; le Guide Providentiel se leva, rota bruyamment, on le fait souvent au village apres un delicieux repas, il donna Fordre au gdneraLPaya-dizo de faire apporter le dessert, vint devant la loque-pere, les dents serrees comme des pinces, et lui cracha au visage. — Qu'est-ce que tu attends ? dit-il sans desserrer les dents. La loque-pere ne r£pondit pas, le Guide Providentiel lui ouvrit le ventre du plexus a Paine comme on ouvre une chemise a fermeture Eclair, les tripes pendaient, saignees a blanc, toute la vie de la loque-pere 6tait venue se cacher dans les yeux, jetant le visage dans 12 une telle crue d'£lectricite que les paupieres semblaient soumises a une silencieuse incandescence, la loque-pere respirait comme Phomme qui vient de finir Facte d'amour, le Guide Providentiel enfonca le couteau de table dans Tun puis dans I'autre oeil, il en sortit une gelee noirätre qui coula sur les joues et dont les deux larmes se r,ejoignirent dans la plaie de la gorge, la loque-pere continuait ä respirer comme Phomme qui yient de finir Pacte. — Maintenant qu'est-ce que tu attends ? tonna le Guide Providentiel exasp£re\ — Je ne veux pas mourir cette mort, dit la loque-pere, toujours debout comme un i, sourcillant dans le vomi des yeux, les levres terribles, le front aussi. Alors le Guide Providentiel s'empara du revolver du lieutenant, l'arma et en porta ie canon ä Poreille gauche de la loque-pere, les balles sortirent toutes par Poreille droite avant d'aller se fracasser contre le mur. — Je ne veux pas mourir cette mort, dit la loque-pere. - La colere du Guide Providentiel monta, qui gonfla sa gorge et dilata son menton en manche de houe, son long cou s'allongea davantage, il executa un penible va-et-vient, mangea son dessert, une salade de fruits, puis revint vers Phomme. — Alors, quelle mort veux-tu mourir, Martial ? 11 prit cet air miserable de supplication. Martial ne parla pas. Le Guide Providentiel fit chercher son propre PM ou pendait un petit paquet fleuri de peau de 13 tigre et de trois plumes de colibri. II planta le canon de Tarme au milieu du front de la loque-pere. — Celle-ci, Martial ? II tira un chargeur, en repetant nerveusement « celle-ci ? ». II tira un deuxieme chargeur a l'endroit exact ou il devinait le coeur de la loque-pere, toutes les balles firent leur chemin jusqu'au mur, la bouche de la loque-pere s'ouvrit lentement et la phrase sortit en une voix caime et limpide. Le Guide Providentiel quitta son air de supplication et ragea longuement, il se fit apporter son grand sabre aux reflets d'or et se mit a abattre la loque-pere en jurant furieusement sur ses trois cent soixante-deux ancetres, rappelant par sa hardiesse et sa fougue les jours lointains ou ces memes ancetres abat-taient la foret pour construire la toute premiere version d'un village qui devait devenir Yourma, la capitale ; il enfoncait des bouts de phrases obscenes au fond de chaque geste. La loque-pere fut bientot coupee en deux a la hauteur du nombril, les tripes tomberent avec le bas du corps, le haut du corps restait la, flottant dans Pair amcr, avec la bouche saccagee qui repetait la phrase. Puis le Guide Providentiel se calma et retomba dans son air de supplication, epongeant la sueur qui mettait son visage en nage, il poussa des pieds le bas du corps, se fit apporter une chaise de salle & manger, la fit mettre devant le haut du corps, y prit place, fuma un cigare complet avant de se relever. — Enfin, Martial, sois raisonnable. II se mordait fortement la levre inferieure, une vio-lerue rage lui gonflait la poitrine, faisant tournoyer ses 14 petits yeux semes au hasard du visage. L'instant d'apres, il parut plus calme, tourna longuement autour du haut du corps suspendu dans le vide, considera avec un debut de compassion cette boue de sang noire qui en goudronnait la base. — Sois raisonnable, Martial, et dis-moi quelle mort tu veux mourir ? Aucune voix ne sortit de la loque-pere ; le Guide Providentiel pensa a une de ces gammes de poisons dont il se servait quand il avait eu pitie d'une loque et qu'il avait decide de lui accorder la grace d'une mort en vitesse. — C'est parfait, dit-il. Tu as gagne, Martial : tu Tauras. 11 alia lui-meme chercher la dose, la versa dans le verre qui lui avait servi a boire les vins vendus aux Quatre Saisons, il y ajouta du champagne jusqu'au bord. — Une mort au champagne, maugreait le Guide Providentiel. Pour un chiffon d'homme qui a blesse la Republique d'une vingtaine de guerres civiles, la mort au champagne devient un honimage7~Te^Te_la donne a contrecceur, Martial. II versa le contenu du verre dans la bouche ouverte de la loque-pere, le liquide traversa la gorge, sortit par le trou du couteau, coula le long du torse nu, vint se meler aux torchons de viande dechiquetee avant de s'egoutter comme un faux sang sur le sol carrele, Le Guide Providentiel attendit, il y eut un long silence, puis la voix sortit, moitie par la bouche, moitie par la 15 blessure du couteau. Le Guide Providentiel se fächa pour dejx)n, avec son sabre aux reflets d'or il se mit a tailler ä coups aveugles le haut du corps de la loque-pere, il demantela le thorax, puis les epaules, le cou, la tete ; bientöt il ne restait plus qu'une folle touffe de cheveux flottant dans le vide amer, les morceaux tallies formaient au sol une sorte de termitiere, le Guide Providentiel les dispersa ä grands coups de pied desordonn^s avant d'arracher la touffe de cheveux de son invisible suspension ; il tira de toutes ses forces, d'une main d'abord, puis des deux, la touffe ceda et, empörte par son propre elan, le Guide Providentiel se renversa sur le dos, se cogna la nuque contre les car-reaux, il en serait mort sur le coup, mais ce n'&ait pas un homme fragile, il constata que ses mains etaient devenues noires, d'un noir d'encre de Chine ; plus tard, le Guide Providentiel passa des journ^es ä vouloir laver ce noir de Martial ä tous les savons et ä tous les dissolvants du monde, le noir ne disparut pas. — Vous allez me bouffer ca, dit le Guide Providentiel aux autres loques. Je n'y ai pas enfonce ma sueur pour rien. II ordonna qu'on vtnt prendre la termitiere et qu'on en fit moitie du päte et moitte une daube bien cuisinee pour le repas du lendemain midi. — 11 y a huit ventres, precisa le Guide Providentiel ä son cuisinier personnel. II jeta un coup d'ceil triomphal au lieutenant. Le lieutenant se mit comme un i, pret ä recevoir les ordres. 16 — Remmene ces chiffons. Qu'ils viennent manger demain. Le lieutenant poussa les huit loques devant lui, le cuisinier qui avait fini de deplacer la termitiere enlevait ses gants pour laver la place. ^Chaidana se rappelait ces scenes-la tous les soirs, comm^sTelTe les recommencait, comme si, dans la mer du temps, eile revenait k ce port oi tant de coeurs etaient amarres a tant de noms — elle 6tait devenue cette loque humaine habitante de deux mondes: celui des morts et celui des «pas-tout-a-fait-vivants», comme elle disait elle-meme. Le lendemain, le lieutenant les ramena pour le repas de midi: c'etait une table ronde. Cette part des tenements, Chaidana la revivait tous les midis, ce qui lui donnait l'amere impression de passer deux fois sur cer-taines sequences de son existence. On avait mis huit couverts en argent et un en or. On avait place Chaidana et Providentiel, sa mere et ses trois freres direc-tement en face. La cuvette de pate presidait au milieu des champagnes, a cote d'une autre cuvette d'une daube bien assaisonnee et parfumee. Devant le couvert en or fumait Peternelle viande vendue aux Quatre Sai-sons, entre quatre mats de champagne Providencia, la seule marque qui entrait dans le ventre du Guide Providentiel, et qui portait la mention « Cuvee de Son Excellence Matela-Pene Loanga ». Le Guide Providentiel commencait toujours ses repas par deux doses d'un alcool local fabrique a Tintention des guides. 17 — Je suis carnassier, dit-il en tirant le plat de viande vers lui. Le Guide Providentiel avait toujours son garde du corps a sa gauche, sans doute voulait-il observer la rigueur de la superstition selon laquelle la mort des grands vient toujours de la gauche. — Vous avez ce soir et maintenant pour terminer vos deux plats. Chaidana se rappela comme ils avaient commence par le pate plus facile a avaler que la daube pleine de cheveux et dont les morceaux resistaient aux dents et a la langue, d'une resistance plus offensante. Le Guide Providentiel parla de sa vie, des vins, des femmes, du football, des Espagnols qui incitaient les voisins a d'outrageantes provocations, des Francais qui se bat-taient pour le permis de prospection en mer : « Ils me font de vraies prieres, ces gens, ils sont contraints de m'aimer, et c'est presque vrai qu'ils m'aiment. » — NTen jetez rien, s'il vous plait. Jules, Tame, ne mangeait pas. Le Guide Providentiel s'etait leve, lui avait caresse le menton puis le front, il lui avait meme souri gentiment. — Alors, mon ange, tu ie manges ton pate ? — Je n'ai pas faim. — Mange quand meme. — Non. Le Guide Providentiel lui avait simplement plante son couteau de table dans la gorge. Pendant qu'ils mangeaient, le cadavre de Jules se vidait de son sang. Chaidana se souvint qu'ensuite le sang avait mouille 18 ses pieds nus — eile s'en rappelait la tiedeur. Le soir, ils eurem mange le päte et la daube : le Guide Providentia leur adressa les felicitations les plus cordiales avant de declarer qu'il restait le päte de l'autre, ä la fin duquel leur serait rendue la liberte. Le lendemain, ä midi, ce furent la loque-mere. Nelanda, Nala, Zarta, Assam et Ysteria qui refuserent de manger. LeGuide Providentiel planta six fois son couteau de table, Chai-dana et Tristansia mangerent de la daube pendant sept jours. Le soir du septieme jour de viande, elles rem-plirent la salle d'un tapis de vomi d'un noir d'encre de Chine ou le Guide Providentiel glissa et tomba, il salit le cote gauche de son visage d'une tache indele-bile, semblable ä celle qu'il avail sur les mains, tache qu'il allait garder jusqu'au jour des obseques nationales prevues par la Constitution, tache que les gens eurent bien raison d'appeler « noir de Martial ». Quand il voulut rejoindre son lit apres ses quatre heures habituelles de table, le Guide Providentiel y trouva le haut du corps de la loque-pere qui avait horriblement sali les draps « excellentiels » au noir de Martial. Le guide entra dans une rage infernale, il tira huit chargeurs avec son PM sur le haut du corps, il fit un grand tro^ au milieu du lit, a l'endroit ou il avait vu le haut du corps, il marcha longuement dans toute la piece, beuglant, jurant, insultant, menacant. Essouffle il s'assit sur la table de chevet et retrouva son vieil air de supplication. — Enfin, Martial ! Combien de fois veux-tu que je te tue ? 19 On avait change le lit « excellentiel » seize fois en 1'espace d'un mois, temps pendant lequel le Guide Pro-videntiel n'avait pas fermé Toeil une seule nuit, le haut du corps de Martial venait toujours á coté de lui, noir-cissant les draps qu'on devait maintenant bruler et changer tous les jours, il demanda qu'on lui afřectát les quarante plus courageux et plus charnus gorilles de Tarmée — c'etait pour la plupart des hommes grands comme deux, forts comme quatre et velus comme des ours. Le guide dormait entre quatre d'entre eux collés á sa peau, tandis que le reste du contingent s'ajoutait á une cinquantaine de soldats ordinaires qui remplis-saient les veillées de Son Excellence du bruit ferré de leurs sinistres souliers ; et quand les reins du Guide avaient posé leur probléme, on remplacait les peaux-collants directs par des étres du sexe d'en face, les gardes assistaient alors aux vertigineuses élucubrations charnelles du Guide Providentiel executant sans cesse ieur éternel va-et-vient en fond sonore aux clapote-ments fougueux des chairs dilatées. Le haut du corps de Martial venait toujours couper les appétits et le sommeil du Guide Providentiel jusqu'a ce jour ou, Kassar Pueblo, le cartomancien préféré du Guide Providentiel, établit cette chose : — Son Excellence doit partager son lit avec la fille de Martial pour chasser I'image du revenant. Mais Son Excellence doit absolutnem éviter de faire la chose-Iá avec la fille de Martial. Pendant trois ans le Guide Providentiel partagea ses nuits avec la fille de Martial sans faire la chose-lá avec 20 elle, ni avec aucune autre femme. Cetait l'epoque ou il parlait a tout le monde de ses trois ans d'eau dans la vessie. Le haut du corps de Martial n'entrait plus dans la chambre excellentielle d'ou Chai'dana ne sortait plus selon les recommandations du cartomancien Kas-sar Pueblo. Elle mangeait et faisait ses besoins dans le lit excellentiel qui avail regu des amenagements appropries. Pour ne pas couper Chaidana de l'exterieur et de la nature, la chambre elle-meme avait ete transforms en mini-dehors, avec trois jardins, deux ruis-seaux, une mini-foret ou vivaient des multitudes d'oiseaux, de papillons, de boas, de salamandres, de mouches, avec deux marigots artificieis, un pas tres loin du lit et un entre les deux ruisseaux oil des crabes de toutes les dimensions nageaient ; les gendarmes ja-cassaient aux douze palmiers mais Chaidana aimait surtout la mare aux crocodiles, ainsi que le petit pare aux tortues, la ou les pierres avaient des allures hu-maines. Cetait aussi Tepoque ou le Guide Providentiel s'adonnait a de grands concours de bouffe, epoque a laquelle dans cette discipline, il avait vaincu le celebre Kanawamara qui disait venir d'ou venait le soleil, Kopa dit la Marmite, Joanchio Netr, Samou le Terrible, Ansotoura le fils des Buffles, Gramanata dit la Panse, Sashikatana et bien d'autres. Le soir de la fete de l'lndependance, le Guide Providentiel voulut enfreindre la loi des cartes de Kassar Pueblo en essayant de faire la chose-la avec la fille de Martial. Chaidana dormait profondement a cause du petit comprime qu'elle prenait tous les soirs avant de 21