La Patric En 1907, il cesse toutc activité el sc fait hébcrgcr avec sa famílie ä ľ Institut des sourdes et muettes de Montreal; U y meurt le 31 mai 1908. II a épousé en 1876 Emma Beaudry, fille ďun riche propriétairc de la metropole. II a publié, outre plusicurs rccucils dc poésics, des drames et deux recueils de contes, La Noel au Canada (1900) et Originaux et détraqués (1892). En 1976, paraít un troisiémc rccueil: Contes II. Masques et fantômes et les autres contes épars. Le revenant de Gentilly Si vous demandez ä quelqu'un s'il croit aux revenants, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent il vous repondra: Non. Ce qui n'empeche pas qu'il se passe, ou tout au moins qu'il se raconte des choses bien inexplicables. Temoin l'histoire suivante que je tiens du pere d'un de mes confreres, un homme de profession liberale, ä l'esprit tres large et tres eclaire, sur qui la credulite populaire n'avait aueune prise, et dont la bonne foi etait — vous pouvez m'en croire — au-dessus de tout soupcon. Voici le recit qu'il nous fit un soir, ä quelques amis et a moi, en presence de sa femme et de ses trois fils, avec le ton serieux qu'il savait prendre quand il parlait de choses serieuses. Je lui laisse la parole. Je ne pretends pas, dit-il, qu'il faille croire ä ceci et ä cela, ou qu'il n'y faille pas croire; je veux seulement vous relater ce que j'ai vu et entendu; vous en conclurez ce que vous voudrez. Quant ä moi, je me suis creuse la tete bien longtemps pour trouver une explication, sans pouvoir m'arreter ä nen de positif; et j'ai fini par n'y plus songer. C'etait en 1823. J'achevais mes etudes au College de Nicolet, etj'etais en vacances dans le village de Gentilly, avec quelques-uns de mes 244 * Louis Frechette Le revenant de Gcntilly • 245 confreres et deux ou trois seminaristes en conge aupres del lenrs parents. Nous frequentions assidument le presbytere, ou le bon vieux cure du temps, tres sociable, grand ami de la jeunesse, nous recevait comme un pere. C'etait un fier fumeur devant le Seigneur, et pendant les beaux soirs d'ete nous nous reunissions sur sa veranda pour deguster un fameux tabac canadien que le bon vieillard culti-vait lui-meme avec une sollicitude de connaisseur et d'artiste. A onze heures sonnant: — Bonsoir, mes enfants! — Bonsoir, monsieur le cure ! Et nous regagnions nos penates respectifs. Un soir — c'etait vers la fin d'aout, et les nuits commen-caient a fraichir — au lieu de veiller a l'exterieur, nous avions passe la soiree a la chandelle, dans une vaste piece ou s'ouvrait la porte d'entree, et qui servait, ordinairement, de bureau d'affaires, de fumoir ou de salle de causerie. Coincidence singuliere, la conversation avait roule sur les apparitions, les hallucinations, les revenants ou autres pheno-menes de ce genre. Onze heures approchaient, et le debat se precipitait un peu, lorsque monsieur le cure nous interrompit sur un ton quelque peu inquiet: — Tiens, dit-il, on vient me chercher pour un malade. En meme temps, nous entendions le pas d'un cheval et le roulement d'une voiture qui suivait la courbe de Tallee con-duisant a la porte du presbytere, et qui parut s'arreter en face du perron. II faisait beau clair de lune; quelqu'un se mit a la fenetre. — Tiens, dit-il, on ne voit rien. — lis auront passe outre. — C'est etrange. Et nous allions parler d'autre chose, quand nous entendi- mes distinctement des pas monter le perron, et quelqu'un frap-per á la porte. — Entrez! fit l'un de nous. Et la porte s'oiivrit. Jusque-la, rien d'absolument extraordinaire; mais jugez de notre stupefaction á tous lorsque la porte se referma d'elle-méme, comme aprěs avoir laissé passer quelqu'un, et que, la, sous nos yeux, presque á portée de la main, nous entendímes des pas et comme des frólements de soutane se dinger vers l'escalier qui conduisait au premier, et dont chaque degré — sans que nous pussions rien apercevoir — craqua comme sous le poids d'une demarche lourde et fatiguée. L'escalier franchi, il nous sembla qu'on traversait le corridor sur lequel il débouchait, et qu'on entrait dans une cham-bre s'ouvrant droit en face. Nous avions écouté sans trop analyser ce qui se passait, ahuris et nous regardant les uns les autres, chacun se demandant s'il n'etait pas le jouet d'un réve. Puis les questions s'entrecroiserent: — Avez-vous vu quelqu'un, vous autres ? — Non. — Ni moi! — Nous avons entendu, cependant. — Bien sur. — Quelqu'un entrer... — Puis traverser la chambre... — Puis monter l'escalier... — Oui. — Puis s'introduire la-haut. — Exactement. — Qu'est-ce que cela veut dire? Et, á mesure que nous nous rendions compte de ce qui venait d'arriver, je voyais les autres blémir et je me sentais blémir moi aussi. En effet, nous avions tous bien entendu... 246 • Louis Frechette Le rcvenant Ac Gcntilly • 247 Et sans rien voir... Nous n'etions point des enfants, cependant, et le courage ne nous manquait pas. Le cure prit un chandelier, j'en pris un autre; et nous montames l'escalier. Rien! Nous ouvrimes la chambre ou le mysterieux personnage avait paru s'enfermer. Personne! Absolument rien de derange; absolument rien d'insolite. N ous redescendimes bouleverses et parlant bas. — C'etait pourtant bien quelqu'un. — II n'y a pas a dire. — Et vous n'avez rien decouvert ? — Pas une ame ! — C'est renversant. En ce moment un bruit terrible eclata dans la chambre que nous venions de visiter, comme si un poids enorme fut tombe sur le plancher. Le vieux cure reprit froidement sa chandelle, remonta l'escalier et entra de nouveau dans la chambre. Personne ne le suivit cette fois. II reparut pale comme un spectre; et pendant que nous entendions des cliquetis de chaines et des gemissements reten-tir dans la chambre qu'il venait de quitter: —J'ai bien regarde partout, mes enfants, dit-il; je vous jure qu'il n'y a rien! Prions le bon Dieu. Et nous nous mimes en priere. A une heure du matin, le bruit cessa. Deux des seminaristes passerent le reste de la nuit au presbytere, pour ne pas laisser le bon cure seul; et les colle-giens — j'etais fort tremblant pour ma part — rentrerent chacun chez soi, se promettant toutes sortes d'mvestigations pour le lendemain. La seule chose que nous découvrimes fut, en face du presbytere, les traces de la voiture mystérieuse, qui apparais-saient trěs distinctes et toutes fraiches, dans le sable soigneuse-ment ratissé de la veille. Inutile de vous dire si cette histoire eut du retentissement. Elle ne se termina pas la, du reste. Tous les soirs, durant plus d'une semaine, les bruits les plus extraordinaires se firent entendre dans la chambre ou l'in-visible visiteur avait paru se réfugier. Les hommes les plus sérieux et les moins superstitieux du village de Gentilly venaient tour á tour passer la nuit au presbytere, et en sortaient le matin blancs comme des fantómes. Le pauvre cure ne vivait plus. II se décida ďaller consulter les autorités du diocese; et, comme Trois-Riviěres n'avait pas encore ďévéque á cette époque, il partit pour Quebec. Le soir de son retour, nous étions réunis comme les soirs precedents, attendant le moment des manifestations surnaturel-les, qui ne manquaient jamais de se produire sur le coup de minuit. Le cure était trěs pale, et plus grave encore que d'habi- tude. Quand le tintamarre recommenca, il se leva, passa son surplis et son étole, et, s'adressant á nous: — Mes enfants, dit-il, vous allez vous agenouiller et prier; et quel que soit le bruit que vous entendiez, ne bougez pas, á moins que je ne vous appelle. Avec l'aide de Dieu je remplirai mon devoir. Et, d'un pas ferme, sans arme et sans lumiěre — je me rappelle encore, comme si c'etait d'hier, le sentiment d'admi-ration qui me gonfla la poitrine devant cette intrépidité si calme et si simple — le saint prétre monta bravement l'escalier, et pénétra sans hesitation dans la chambre hantée. Alors, ce fut un vacarme horrible. Des ens, des hurlements, des fracas épouvantables. On aurait dit qu'un tas de bétes féroces s'entre-dévoraient, en méme temps que tous les meubles de la chambre se seraient écrabouillés sur le plancher. Je n'ai jamais entendu rien de pareil dans toute mon existence. Nous étions tous ä genoux, glacés, muets, les cheveux dresses de terreur. Mais le cure n'appelait pas. Cela dura-t-il longtemps? je ne saurais vous le dire, mais le temps nous parut bien long. Enfin le tapage infernal cessa tout ä coup, et le brave abbé reparut, livide, tout en nage, les cheveux en désordre, et son surplis en lambeaux... II avait vieilli de dix ans. — Mes enfants, dit—il, vous pouvez vous retirer; e'est fini; vous n'entendrez plus rien. Au revoir; parlez de tout ceci le moins possible. Aprés ce soir-la, le presbytére de Gentilly repnt son calme habituel. Seulement, tous les premiers vendredis du mois, jusqu'á sa mort, le bon cure célébra une messe de Requiem pour quelqu'un qu'il ne voulut jamais nommer. Voilä une étrange histoire, n'est-ce pas, messieurs? con-clut le narrateur. Eh bien, je ne vous ai pourtant conté la que ce que j'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles, — avec nombre d'autres personnes parfaitement dignes de foi. Qu'en dites-vous? Rien? Ni moi non plus. Louis Frechette, Contes, Fides (coll. « Nenuphar»), 1976 La maison hantée C'était en 1858. J'étudiais plus ou moins au College de Nicolet. Notre directeur, ľabbé Thomas Caron — Dieu bénisse un des plus saints prétres de notre temps, et ľun des plus nobles caeurs qui aient honore ľhumanité! — ľabbé Thomas Caron me permettait d'aller tous les soirs travailler dans sa chambre, durant ce que nous appelions les «trois quarts d'heure* — perióde importante qui s'écoulait entre la pnere du soir et le coucher, et que cinq ou six d'entre nous em-ployaient ä étudier ľhistoire, et le reste... ä «cogner des clous». II me tolérait méme quelquefois jusqu'au moment de sa toumée dans les dortoirs, e'est-a-dire une heure de plus. Que voulez-vous? Comme dans tous les autres colleges du pays, il était de tradition ä Nicolet de défendre comme un crime aux élěves la perpetration d'un seul vers francais. Que le vers fút rimé ou non; que la mesure y fút ou n'y fút pas, il importait peu; ľintention était tout. Or, non seulement j'étais un coupable, maisj'étais encore un recidivisté incorrigible. Et le brave abbé, indulgent pour toutes les faiblesses — ne comprenant guěre d'ailleurs pourquoi l'on fait un crime ä des collégiens de rythmer en francais ce qui leur passe de beau et de bon dans la tete, tandis qu'on les oblige de s'ankyloser