She said I know what it's like to be dead I know what it is to be sad The Beatles, She Said, She Said D'abord... D'abord, ce pare, quelque part au coeur d'une ville nord-americaine. Crepuscule estival. Des amoureux en promenade. Des gamins harcelent les prostituees, d'autres echangent un ballon de foot et trebuchent. D'autres encore boivent, a meme une king can de biere cachee dans un sac en papier brun. £a et la, des vagabonds allonges dans les buissons, sur les bancs publics. Des marchands de bonheur egrenent de la cendre de paradis pour mieux enfermer les ames dans des pochettes de plastique. Et tous ces paumes regurgites des entrailles de la cite vers ses boulevards, zombis desoeuvres en quete de sel, en quete d'une vie qui res-semblerait a la leur. Au milieu du capharnaum des rumeurs citadines, des effluves d'essence, de sueur, d'alcool, de pipi de chat, de l'haleine pestilentielle des egouts et des chemi-nees d'usine, des klaxons, des sirenes, des aboiements 207 de chiens ou de maris en colere, il y a toi. Dramatis persona assise sur le rebord de la fontaine, a cote d'une femme couchee sous un vieux journal. Seule. Sans nom. Tu as chaud. La moiteur de la nuit te suf-foque. Tu es seule avec ton reflet, cadre dans le miroir de ton poudrier. Jeune et jolie, malgre ton maquillage excessif, ta tenue extravagante, supposement sexy, surtout vulgaire. Noire, comme l'idee que Ton se fait de la mort. Ce visage, ton image, t'echappe, heurte le beton et vole en eclats, sept ans de malheurs noyes dans les chuchotements de la fontaine. Tu te penches pour ramasser le compact, et des voix, (horrible! on Va retrouvee dans le pare, egorgee, eventree!) au debut murmures a peine audibles em-plissent ton cerveau, gagnent en amplitude a un tel point que tu (une vraie boucherie... est-ce qu 'on a pu I 'identifier ?) portes tes poings a tes oreilles. Les voix se taisent. Ta tete retombe, comme apres un penible effort. A ce moment, un homme, son nom importe peu, s'approche. Pas Fair dans ton assiette, la championne... Tu leves vers lui un regard embrume, ne le reconnais pas, petit lourdaud aux levres soulignees par un bouc, au fades bronze, borde de nattes a la mode jamaicaine, un metre soixante, quatre-vingt-trois kilos de graisse et de couardise sangles dans un blouson de cuir cloute, et familier avec 9a. He, beaute des ties, reponds quand j'te parle. £a va? Pas du tout. Rien. Ne. Va. Plus. 208 Et les jeux sont faits. Confuse, tu entends un prenom (Joelle ?) resonner, percuter avec fracas les parois de ton crane sans jamais parvenir a s'y fixer. On se connait? lui demandes-tu. Voyons, championne: tu m'niaises? Prends sur toi: t'es de service au Breakdrums ce soir, tu sais que tu me dois encore pas mal de cash... Et dans cette insinuation, une grivoiserie implicite. Pour eriger un mur entre lui et toi, tu fe'rmes alors les yeux, mais retrouves derriere l'ecran de tes paupieres le visage du lourdaud, en beaucoup moins joyeux, beau-coup plus trouble et sa voix en echo insupportable (... la meilleure du cheptel, j'vous Vdis, parole de Gerry Alcindor; elle vous f'ra pour une centaine de piasses des affaires que ben d'autres vous auraient chargees quatre pis cinq cents...) qui te font redouter, fuir la noire intimite de tes pensees, secouer la tete pour en evacuer la vision et non, non, tu te trompes de fille, mon gars, je m'appelle pas Joelle, je. Tu t'interromps. Ne te souviens de toute evidence pas de... —... ton nom, ma noire ? te repete maintenant le policier, accoude a son ordinateur, les doigts pianotant sans repit sur le cote de sa tasse de cafe. Medusee, tu observes la salle, un poste de police tout ce qu'il y a de plus typique, avec la faune habituelle des fins de soirees de canicule. Un couple de vieux maries en querelle. Des chauffards adolescents. D'autres prostituees croisees un peu plus tot sur 1'avenue, t'es sourde ou quoi ? Ton attention revient vers le policier au bureau duquel — tu en prends conscience a ce moment precis — tu te trouves depuis plusieurs minutes deja. La musique tonitruante, rap, ragamuffin, salsa et kompa, les verres qui s'entrechoquent pour 209 marquer l'entente conclue entre macs et clients, le va-et-vient de la piste de danse vers les petites chambres á Tétage au-dessus du bar, les condoms balances dans la cuvette, tout cela te semble déjá si loin, comme un réve halluciné, et combien de fois va-t-il falloir qu'on te demande ton nom, ma noire ? T'eclaircir la gorge. Faire de vaillants efforts pour articuler. Les mots piétinent, se font attendre, s'enrou-lent autour de ta langue. Soupir ďexaspération. Le policier donne une claque sur le bureau, ca se peut-tu ? Ecoute-moi ben, ma noire: si tu penses que j'ai rien que 9a á faire... — Des problěmes, Grégoire ? Le nouveau venu, au debut de la quarantaine tout au plus, s'appelle, tu l'apprendras plus tard, Gilles Beaumont. — On l'a ramassée avec les autres filles au Break-drums : racolage. Mais elle refuse de donner son identitě. — Racolage? Elle? — Vous la connaissez, capitaine ? Le capitaine Beaumont se penche vers toi et, encore ce prénom, Joělle ? Joělle ? Racolage, c'est vrai ? Et ce prénom, tu n'arrives pas á ťy raccrocher pour te his-ser hors du néant. Joělle, tu ne me reconnais pas ? Ce visage bienveillant ne te dit rien. — Gelée raide, si vous voulez mon avis. — Si 9a ne vous ennuie pas, sergent, je m'en occupe... Ce n'est pas réglementaire, mais le policier ne s'oppose pas á ce que son supérieur le soulage de ton cas probléme. De toute maniěre, que comprends-tu á leurs procedures? Voici que le capitaine te tend la 210 main amicalement, et ce nom telle une perche, allons, Joelle, tu viens? Tu acceptes de le suivre. — J'aurais du m'en douter! Nous, on va etre obligees de passer la nuit icitte, pendant que Mam'zelle Beaute-d'la-Jungle, elle, a s'en tire comme si de rien n'etait! Une femme potelee, Tune des prostituees de tantot. Dans le miroir pres de la porte, tu peux voir son reflet. — Et si tu te melais de tes affaires pour une fois, Carlotta? de repliquer le capitaine Beaumont. L'image se dissout comme un cauchemar dont tu t'eveillerais graduellement, les sons de la salle parais-sent diffus et indistincts, ne laissant que l'echo de la voix attristee de cette Carlotta... la petite faisait le trottoir parce qu 'elle se faisait chier on qu 'elle vou-laitfaire chier ses parents... c'est affreux, mais ilfal-lait s'y attendre... c'etait pas une pute, chrisse, elle savait meme pas travailler comme du monde! tu peux pas te permettre de gentillesses avec les clients, t'as pas le droit! on.est des femmes d'affaires, mauditl Tu secoues la tete, energiquement, et enfin retrouves ce qui te semble etre la realite, et qui n'est peut-etre que Tenvers du cauchemar. Le capitaine Beaumont se retourne vers la porte, l'ouvre et 9a ne va pas? qu'il te demande. Vacillante, tu l'assures du contraire et lui emboites le pas, mais ou est-ce qu'il t'emmene ? * * * La voiture du capitaine traverse la ville, alanguie par la canicule. Les enseignes des commerces clignotent. Le boulevard s'etire le long du pare, bifurque vers un 211 echangeur, une autoroute. Tu n'essaies meme pas de retrouver tes reperes, a quoi bon ? A la radio, il y a cette vieille chanson pop, d'avant ton temps. Wouldn 7 it be good to be in your shoes Even if it were for just one day Wouldn 7 it be good if we could wish ourselves away Le policier te demande si tu prefererais ecouter autre chose ou peut-etre le silence. Qu'est-ce que 9a peut bien faire? Tu es etrangere a cet homme, ainsi qu'a cette ville, a cette vie. Plus rien ne te touche. Tu n'es pas la. Dans un salon decore, peintures de paysages tropi-caux, masques et statuettes en acajou. Un cinquante-naire, imposant malgre sa petite taille, un Noir, noir comme l'encre, fulmine d'une indignation si noire qu'elle tranche dans la lumiere bleme de cette piece trop eclairee pour une heure aussi tardive de la nuit. — J'en ai bien peur, Hector, lance le capitaine Beaumont, s'excusant presque. — £a n'a pas de sens! s'exclame a son tour l'epouse debout pres du bar, une femme noire elle aussi, aussi agee et aussi noire d?incomprehension que son noir mari noir de colere. — Du calme, maman; ta tension arterielle, tempere une autre femme, egalement noire, noire comme l'envie qui tourne a la haine. — Et cet air hebete? de reprendre Hector, sourd aux appels au calme de sa fille, persistant dans sa rage qui ne cesse de le noircir. On dirait un zombi! Tu te tiens la, au milieu d'eux, mais pas vraiment. Ailleurs. Quelque part au cceur d'un nuage de mys-tere qui ne te concerne pas du tout. Une statuette en 212 acajou a la main, t'escrimant a discerner a travers les tenebres le chemin, les mots qui te permettraient de revenir parmi eux, de prendre corps ici, maintenant, e1 simplement d'exister. — Je ne sais pas, repond le policier. Drogue, sans doute... — Jesus-Marie-Joseph! s'ecrie la mere eprouvee. La statuette te glisse hors des mains. lis te regardent tous, dans ce silence assourdissant, mais te voient-ils ? Hector rompt la transe avec un acces de toux malaise, fait un pas vers le capitaine Beaumont. — Ecoutez, Gilles, je ne pourrai jamais vous remer-cier assez... La main qu'il pose sur l'epaule du policier. Le ton qu'il adopte pour exprimer sa gratitude. Tout, dans son attitude, ressemble a une priere on ne peut plus polie, une invitation a le laisser seul avec sa famille noire, sa colere noire et la brebis noire egaree puis retrouvee qui, en cette nuit noire, souille son orgueil. — Ne me remerciez pas encore, Hector. Je me suis permis d'escamoter le reglement pour vous la ramener, mais il faudra qu'elle comparaisse pour... lis ont quitte le salon, avales par la gueule du corridor. La femme d'Hector te guide vers un fauteuil. Te fixe toujours avec cette expression inquiete, comme si tu etais quelque entite surnaturelle. D'ou viendra le declic qui te permettrait de 1'identifier comme ta mere? Tiens, bois 9a, te dit alors F autre femme, plus jeune. Tu saisis le verre d'eau sans reussir a accepter que cette femme accroupie soit ta sceur ainee. Et la mere de reprendre mais qu'y a-t-il, Joelle? encore ce nom, ce ricochet absurde dans ton esprit. — Elle a vraiment l'air droguee, maman... 213 — Tu en es certaine, Ketsia? — Prostitution? Drogue? Nous ne l'avons tout de meme pas elevee de cette facon, tonnerre! rage Hector. — Crier n'arrangera rien, papa, lance Ketsia en s'interposant entre le pere et la brebis galeuse. Et puis je suis sure qu'il y a eu un malentendu, n'est-ce pas, Joelle ? Tu ne reponds pas et ce nom {Joelle ?) resonne, n'as-tu rien a dire pour ta defense, Joelle ? Dans ta tete, des coups de gong menacent de te faire exploser en mille miettes, a Tinstar du miroir echappe par inadvertance. Tu plaques les paumes sur tes tempes, tu fermes les yeux, noir, mais les bruits ne s'estompent pas, cette fois, l'echo des pas qui se rapprochent. Leurs voix a tous, Beaumont, Hector, sa femme et sa fille, parlent de cette Joelle qu'on voudrait te forcer a etre. Tu serres les paupieres davantage, en vain, des fluorescents t'en mettent plein la vue. Et dans la lumiere eclatante, leurs visages au-dessus du tien, celui d'Hector impassible dans sa noirceur, de sa fille Ketsia qui retient ses larmes, de sa femme qui se detourne, horrifiee, et enfin du capi-taine Beaumont qui tend la main vers le drap, — Desole de vous avoir impose ga, Claudette, sauf qu 'ilfallait que ce soit officiel... recouvre le cadavre et repousse le tiroir dans la gueule beante de la mort. — Parce que si nous etions encore en Haiti, tonnerre, je... — Nous n'y sommes plus, papa, alors veux-tu bien te taire et remettre ton interrogatoire a demain matin ? — Non, parviens-tu a articuler, a la surprise de tous, y compris de toi-meme. Et voila Claudette, en mere inquiete, qui se depeche 214 aupres de toi, qu'est-ce qui ne va pas, Joelle cherie, Joelle ? Joelle ? Joelle ? Non ! protestes-tu en te levant brusquement sur tes jambes pas tres solides, rien ne va plus, personne ne va plus, l'homme dans le pare, le policier. Vous tous! Je ne vous ai jamais rencontres... Et vous agissez comme si vous me connaissiez depuis... Claudette a un reeul involontaire, qu'est-ce que tu racontes, Joelle ? — Non ! repetes-tu. Vous me donnez des ordres, vous me bousculez, vous m'appelez Joelle... Mais qui etes-vous? Je ne vous connais pas. Je ne suis pas Joelle Saint-Germain. Joelle Saint-Germain est morte, on l'a retrouvee dans le pare. Vous le savez, vous etiez ä la morgue! Iis ont troque leurs noirs visages noirs contre le masque bleme de la peur. — Doux Jesus, eile delire, s'ecrie Hector. — Non, non, non! cries-tu sans arret. Je ne suis pas votre fille, Joelle Saint-Germain est morte, je le sais, je suis... Encore ici, tu t'interromps, faute de certitude, chan-celante jusque dans ton raisonnement. Encore ici, tu te heurtes ä ta propre ignorance et bascules dans un gouffre. * * * Alors... Alors, le reveil, sans lumiere. Toujours la nuit. Noire noire noire. Noirceur du tombeau. — Je lui ai donne un sedatif... — Tu ne penses pas qu'elle a eu plus que son quota de drogues pour... 215 — Un calmant tres doux, papa. £a l'aidera a dormir. A condition que maman et toi la fermiez... Les voix dans le corridor s'assourdissent. Peu a peu, tes yeux s'habituent a la penombre, le noir n'est en fin de compte jamais aussi noir qu'il ne le paraTt a premiere vue. Tu explores le decor indistinct autour de toi. Le desordre regnant telle une extension de ta propre confusion. Les murs tapisses d'affiches de vedettes rock, dont le nouveau Michael Jackson, plus blanc, mutant sans age ni sexe ni race, pontile de la non-existence. L'absence de tout bibelot, peinture ou autre artefact negre dans cette chambre pourtant noire noire noire. Pourquoi cette impression de deja-vu? Tu refermes les yeux. Replonges dans le noir caphar-naiim d'images et de sons qui appartiennent a la vie de cette autre, Yabsente en qui tu ne pourrais te recon-naitre. Les murmures du pere et de la mere au rez-de-chaussee, etouffes, inintelligibles. Sans les entendre, tu devines leurs mots, connais la moindre inflexion de leurs voix, prevois chaque expression de leurs visages. On jurerait qu'on te repasse un atroce melo vu des centaines, des milliers de fois. — Depuis qu'elle a abandonne Tecole, on n'a pas cesse de lui mettre de la pression dessus. — Voyons, Claudette, je n'ai jamais cru qu'elle ferait medecine comme Ketsia. Mais entre docteur et bouzen*, tout de meme... Assez. Les bannir de tes pensees. Serrer les paupieres plus fort. Tout exclure. T'isoler encore plus loin dans le noir. Un eclat rougeatre finit par t'y rejoindre, te sollici-ter, t'obliger a rouvrir les yeux vers la sceur debout dans En Creole, fille de mauvaise vie. prostituee. 216 la lumiere incertaine d'une veilleuse, un cadre entre les mains, un sourire triste aux levres. Quoi ? Rien, je regar-dais cette photo de toi et moi, quand on etait petites. Ketsia depose le cadre sur la commode, en souriant, c'est drole, meme a l'epoque, c'etait toujours Ketsia-la-brillante et Joelle-la-jolie. Ce nom, toujours ce nom qui appelle ton non, refus global ou incapacity d'etre, parmi eux, avec eux, alors qu'on me laisse seule, reclames-tu, faiblement, seule avec moi-meme et les cachets dans ton sac, Joelle, pourquoi ? Pourquoi ces cachets ? Et tous ces hommes ? Pour etre seule, dans les limbes, loin de toi et de ta famille, de cette maison ou j'etouffe, de votre Joelle qui me ressemble peut-etre mais que je n'ai jamais ete. (Yes qui, alors ?) Tu n'es pas juste, proteste Ketsia, blessee. Perte de temps, je ne suis pas ta sceur, je n'ai pas a justifier quoi que ce soit, fais-tu en ecartant les couvertures. Tu restes au lit, t'ordonne Ketsia, je m'en vais j'ai dit et tu tends la main vers ton sac sur la table de chevet. Ketsia te Tarrache, donne-le-moi, et s'engage une lutte qui envoie voler le contenu du sac sur le plancher, mascara, rouge a levres, mouchoir et ce journal dont la manchette en caracteres gras, noirs comme la mort, chapeautant une photo de Joelle Saint-Germain, capte instantanement votre attention et LA PROSTITUEE EVENTREE DU PARC IDENTIFIEE vous arrache un soupir d'horreur stupefaite! — Tu Vas laissee partir? s'indignera le pere devant la porte de sa maison grande ouverte sur la nuit noire noire noire qui engouffre tout... 217 — Pas pu Ven empecher, retorquera la sceur, deso-rientee. Pas apres avoir vu ga... — Qu 'est-ce que... ? s 'inquietera alors la mere en voyant le journal que lui remet sa fille. — C'etait dans son sac. — Quyest-ce que c 'est ? reprendra la mere, terrifiee. — Une blague, risquera le pere, pour s 'en persuader lui-meme, un exercice dyhumour particulierement noir. — La date, papa ? Tu as vu la date ? C'est le journal de demain matin ! * * * Enfin secouer hors de ton esprit le souvenir de cette scene peut-etre revee. Hors d'haleine, tu t'aper-^ois que ta course t'a ramenee a ton point de depart. Le pare. Sous Teclat de la pleine lune, c'est l'endroit ideal pour amourettes adolescentes, promenades entre les bosquets frissonnant d'emoi, premiers baisers fougueux... Pas pour mourir au plus noir de la nuit. Tu as laisse derriere toi tout souvenir de la maison Saint-Germain pour revenir ici, convaincue d'y trouver la solution a ton enigme. D'y rencontrer ton destin. II n'y a plus, a cette heure indue, ni adolescents ni clo-chards. Personne, sauf cette femme endormie sur le rebord de la fontaine, sous un journal. Tu avances, escortee par une plainte aigue dont tu n'oses d'abord croire qu'elle emane de toi-meme. La fontaine. Quelque chose te dit que c'est le point tournant de ton histoire, de votre histoire a Yabsente et a toi. Le centre de tout l'univers peut-etre, le bord du noir abime dont tu ne pourrais t'extirper que par ce nom 218 (Joelie). Tu marches vers la fontaine, aspergee par la bruine que te souffle au visage la brise. Les yeux rives sur les eclats etincelants du miroir de ton poudrier, sept ans de malheurs noyes dans les murmures humides de la fontaine. Tu avances, stoique automate, zombi arrache a ta sepulture par l'appel de quelque bokd, sourde a leurs cris, Joelle, non! Sans te detourner, tu les entends, Hector, Claudette et Ketsia, qui courent apres toi et hurlent reviens! Mais il est trop tard, il fait trop noir, tu ne peux plus reculer, tu penetres le nuage de brouillard erige autour de la fontaine et la ch u t e • Deferle sur toi un torrent d'images eclairs a un rythme de videoclip, cadence de kata*, ce couteau sur la gorge de Joelle Saint-Germain (ta gorge ?), lame blanche sur peau d'ebene et du sang, des vagues, la mer de sang, le ressac des visions, visages du pere et de la mere, severes, reproches, pourquoi ne pourrais-tu pas etre comme ta soeur, modele inimitable, ange detestable-ment parfait, hors d'atteinte comme tous ces hommes sans visage et que tu ne pouvais aimer, par qui tu ne pourrais jamais etre aimee, et ces femmes d'affaires, Carlotta, les vains regrets, les presque excuses, c'est affreux, lame blanche dans chair noire, affreux, sauf qu'elle a couru apres, elle savait pas travailler comme du monde, elle etait la plus gentille de toutes vous f'sait des choses, il vous faudra identifier le cadavre eventre dans le pare hier soir, notre fille, une putain ? * Rythme de tambour tres rapide, particulier a certaines ceY^monies vodou. 219 Mais je suis qui, au juste ? Joelle, reviiiiiiiieeeeeeeeeeennnnnnssss! Ce nom, Joelle, en guise de bouee pour eviter la noyade, Joelle, daigneras-tu enfin t'y agripper et te laisser inonder par les reminiscences de ce premier jour d'ecole, et ces pleurs incessants, cette peur que le pere ne revienne pas la cueillir a la sortie de l'ecole et encore ces pleurs et ces cris stridents en tin d'apres-midi, parce qu'elle n'avait alors plus envie qu'il la ramene a la maison, ne voulait plus quitter ses nouveaux compagnons et compagnes de ces apres-midi passes dans la chambre de la mere en compagnie de la sceur, a enfiler ces robes trop amples, gaspiller les cosmetiques, jouer aux princesses et se faire pincer les oreilles par la mere qui heureusement ne restait jamais longtemps fachee contre ses cheries qui finissaient toujours par s'esclaffer de bon cceur de ce rendez-vous clandestin, le soir ou elle s'etait enfuie, escapade qui avait fini dans les cris, les larmes et le sang, dans les bras d'un inconscient, mort prematuree de 1'enfant qu'elle fut, puis renaissance dans les bras de la sceur, malgre l'amour/haine, la comprehension que seule une ainee peut offrir a sa cadette 220 autant d'incantations pour te liberer du mauvais sort, briser le kanari qui re-tient ton gros-bon-ange*, enfin te permettre de crier: Que tu es Joelle Saint-Germain. Et que tu veux vivre! Tout l'univers se fige. Puis vole en mille miettes, fracasse par l'echo. Claudette, Hector et Ketsia Saint-Germain accourent aupres de toi, ecroulee sur le beton au pied de la fon-taine, sanglotante. — £a va, ma cherie, fait ta mere en te serrant contre son cceur avant d'eclater en sanglots a son tour. Encore hesitants, entre terreur et soulagement, les Saint-Germain t'aident a te relever. A genoux, tu tends la main vers ton poudrier. Et ne te sens guere la force de t'etonner de trouver le petit miroir intact. Un happy-end ? Pas sur. — Je ne suis pas certaine de comprendre ce qui nous est arrive ce soir, commente Ketsia, mais je suis heu-reuse que ce soit fini. Vest-ce vraiment ? te demandes-tu. Entouree de ta mere et de ta sceur sur la banquette arriere de la voiture, tu as une derniere vision du pare, ou le vent balaie les feuilles de journal qui couvraient Vautre, Yabsente, etendue sur le rebord de la fontaine, ton visage noir comme l'idee qu'on se fait de la solitude, tes yeux exorbites et ta gorge tranchee. Au moment ou la voiture s'engage sur le chemin du home, sweet home, ta vision de Vautre s'estompe Selon la croyance vodou. il s'agit de la partie de l'äme de laquelle depend la vie intel-lectuelle et affective, qui durant le sommeil quitte l'enveloppe corporelle pour aller vagabonder dans les reves. Le zombi serait un individu dont un sorcier aurait capture" le gros-bon-ange pour I'enfermer dans une jarre appetee kanari. 221 graduellement, fantome deja oublie. Ainsi s'acheve votre histoire, a 1'intersection de deux grandes avenues. Tu releves la tete et tes yeux croisent dans le retrovi-seur ceux du pere qui te sourit. Cette nouvelle est dediee a la memoire de Sharon Deslandes, qui malheureusement n 'etait pas la premiere et ne sera pas la derniere.