le travail Travail trouver son rythme et l'imposer Chacun a son rythme biologique qui se repercute dans ses facons de penser, d'agir et d'interagir. Trouver le bon tempo au travail permet de gagner en efficacit6 et de preserver sa sante. Jean-Francois Dortier En France, le debat sur les rythmes scolaires est une petite affaire Dreyfus. Depuis des années, il fait l'objet de prises de positions enflam-mées, opposant professionnels de l'edu-cation, responsables politiques, families et chronobiologistes*. La reformě des rythmes scolaires, mise en place en 2014, loin de calmer les esprits, les a au contraire échauffés. II faut dire que l'enjeu est de taille: la santé et la réussite des enfants. Mais si l'on se préoccupe autant des enfants, pourquoi ne se soucie-t-on pas davantage des adultes? Car pour eux aussi, rythmes biologiques et horaires de travail sont loin d'etre synchronises. Récemment, le docteur Paul Keller, specialisté du sommeil á 1'université d'Ox-ford, a declare que commencer átravailler avant 10 heures s'apparente á de la «tor-ture»! La formule a fait mouche. Selon lui, les horaires de travail trop matinaux perturbent l'horloge biologique des moins de 55 ans. Nombre de travaux en chrono-biologie confirment que le non-respect des bons rythmes de sommeil et ďactivité est source de fatigue chronique, de stress, de nombreuses maladies organiques (car-dio-vasculaires notamment). Les rythmes du travail meriteraient done d'etre pris au serieux au meme titre que les rythmes scolaires: tant pour la sante et le bien-etre du personnel que pour son efficacite. Bt, par voie de consequence, pour la bonne marche des organisations. La vie quotidienne, une histoire de cycle Les cycles font partie de la vie. lis ryth-ment celle des plantes, des animaux, humains compris: rythme cardiaque, respiration, cycle circadien* du sommeil et de la veille. Les specialistes de chrono-biologie se sont longtemps demande si le cycle sommeil-veille etait lie a des stimuli exterieurs (la lumiere du jour) ou s'il cor-respondait a une horloge interne. Une experience menee par Michel Siffre en 1962 a apporte la reponse. Enferme durant trois mois dans une grotte, en l'absence de tout repere chronologique - lumiere naturelle, calendrier ou montre -, le cher-cheur a regie spontanement ses activites - ses repas et repos - en fonction de cycles de 24 heures. L'existence d'une horloge interne était prouvée. Si le cycle circadien de 24 heures est uni-versel, cela ne signifie pas pour autant que les humains sont synchronises entre eux. Chacun sait s'il appartient ä la tribu des «leve-tôt» ou des «couche-tard», ce qui a une influence determinante sur notre etat de forme (eneadré p. š7). Ceux qui sont trop décalés par rapport aux rythmes sociaux sont dits en «avance de phase » (les leve-tôt) ou en «retard de phase» (les couche-tard). Ä ces rythmes chronobiologiques s'ajoutent les cycles propres ä nos activates. Aprěs un repas, la digestion entraine le corps dans une phase de somnolence. Quand le systéme digestif travail le, le reste du corps, cerveau compris, tend ä dlminuer son activité. Inversement, la fringale stimule ľéveil. Toutes les acti-vltés physiques, intellectuelles, ou rela-tionnelles, imposent leurs cycles. Toute dépense ďénergie prolongée fatigue et appelle une phase de repos. Les sportifs savent alterner les sequences de travail 54 Sciences Humaines Novembre2015 N°275 intense, de travail leger et de repos pour ne pas epuiser l'organisme. Les activites intellectuelles sont 6galement consom-matrices d'energie. Le cerveau pese 2% de notre corps mais consomme 20% de son 6nergie. II est comme un muscle: l'attention et la concentration l'epuisent assez vite. Les activites relationnelles peuvent egalement se reveler epuisantes: une reunion tendue, un cours devant une classe agitee, un rendez-vous stressant ont vite fait d'epuiser. Les temps desynchronises Or, le respect de bons rythmes de travail et de repos semble la chose la plus difficile a respecter. Les raisons en sont connues. Nos vies sont soumises a un flot incessant d'activites, qui s'enchainent, s'interpe'netrent et se bousculent a un rythme effr6ne\ On travaille de plus en plus en mode multitaches (faire plusieurs choses a la fois), dans l'urgence et selon des horaires tres instables ou se melent vie professionnelle et personnelle, temps de repos et temps de travail. Une etude de l'lnsee de 2014 note un «accroisse-ment de I'irregulariti et de I'imprevisibiUte des horaires». D6sormais, en France, la moitie seulement des actifs respectent des horaires de travail fixes sur le mode 9 heures-18 heures. L'acceleration, dontle sociologue Harmut Rosa a fait une des caracteristiques de notre epoque, affecte toutes les spheres d'activites. Dans le monde du travail, l'acceleration est contrainte par les pres-sions economiques (en faire plus en moins de temps), encouragee par les normes de reactivite (repondre au plus vite aux sollicitations des clients, des partenaires, des eleves, des patients ou des collegues), stimuMe par l'invasion des outils nume-riques qui delivrent leurs flots incessants de messages et d'alertes de toute sorte. Pour nombre de cadres ou d'employes de bureau dont l'emploi du temps n'est pas impose, la tendance est de se laisser guider par les urgences, les sollicitations immediates et... ses propres envies. D'oü des sequences de travail mal maitrisees, interrompues par des perturbations exte" -rieures, mais aussi les derives person-nelles. Ne sachant plus oü donner de la tete, face ä la multiplicite des täches, la tendance naturelle du travailleur, non prepare" ä affronter cette avalanche de stimulations tous azimuts, estde se plonger dans un activisme debride: courir dans tous les sens, vouloir tout faire ä la fois. D'oü un enchevetrement des temps, une absence de distinction nette entre vie professionnelle et vie personnelle, temps ► Novembre2015 N°275 Sciences Humaines 55 Changer le travail MOTS-CLES CHRONOBIOLOGIE Discipline qui étudie les cycles temporels lies au vivant (rylhmes circadiens, rythmes respiratoires, cycle menstruel, rylhme cardiaque). La chronobiologie a mis en evidence les effets des rythmes biologiques et des rythmes de vie sur la santé, I'education et le travail. RYTHME CIRCADIEN C'est un cycle ďune journée, comme celui du sommeil et de la veille qui rythme notre vie quotidienne (« circa' veux dire «autour de» en latin, et le «dien»renvoie á diem, c'est-a-dire jour), Le terme a été inventé par Franz Halberg, I'un des fondateurs de la chronobiologie. Le cycle circadien est present chez la plupart des animaux, et méme chez les plantes. C'est un processus fondamental du vivant, correspondant a une periodě de rotation de la terre (et non pas á la durée des jours et nuits qui, eux, dependent des saisons). Le rythme circadien correspond á une horloge interne. II joue sur de nombreux phénoměne comme le cycle sommeil/veille, mais aussi sur le niveau de vigilance, la temperature corporelle, et méme sur la croissance (via I'hormone de croissance). LOÍ DE HOFSTADTER Professeur de sciences cognitives américain, Douglas Hofstadter a énoncé celte loi simple, dite aussi loi de glissement-planning, selon laquelle «cela prend toujours plus de temps que prévw; méme en tenant compte de la loi de Hofstadter J ► de travail et temps de repos. D'ou aussi une dispersion d'6nergie avec, comme consequence, de longs moments d'agita-tion suivis de phases d'effondrement ou de farniente. Retrouver le bon tempo... Voila pourquoi des experts chronobio-logistes, sociologues, psychologues, consultants en appellent a un nouvel art du temps fonde sur la bonne gestion de ses rythmes de travail. En un mot, il faudrait «ordonnerle temps »(un conseil de jesuites) pour retrouver ses marques, trouver son rythme, le respecter et le faire respecter. Au moyen de quelques regies simples: 1) sequencer ses activites, 2) se fixer des buts precis dans des delais limites, 3) respecter une alternance temps de travail/temps de repos, 4) savoir faire respecter ses rythmes propres au travail. • Sequencer ses activites Decouper son temps en seances courtes semble ä premiere vue un principe simple. Mais il contient en realite de nom-breuses contraintes. Cela suppose en effet d'abord de sanctua-riser un lieu: une seance de travail n'est vraiment efficace que dans un lieu et un espace oü Ton ne sera pas derange. D'oü la necessite de sanctuariser un lieu calme et de s'y isoler ahn de pouvoir s'adonner ä une activite qui exige de la concentration et attention. Ce principe induitegalement une regie: il faut apprendre ä fermer sa porte, mettre son telephone en mode silencieux et ne pas consulter ses mails tous les quarts d'heure. Tel est le premier credo de tous les conseillers en gestion du temps (Leo Babauta). • Se fixer des objectifs precis etmesurables Une seconde regie imperative peut s'enon-cer ainsi: «une täche precise dans un temps limite». Se fixer des objectifs limites pour un temps donne" n'est pas si simple: bien des projets sur lesquels on travaille sont faits de täches longues et complexes, dont on mesure mal l'investissement. Rediger un appel d'offres, concevoir une plaquette publicitaire, preparer un cours, r6nover un site, etc.: ce sont des activites tres elastiques oü le temps peu se dilater considerablement selon l'interet qu'on leur accorde ou le niveau d'exigence que Ton s'assigne.« C'est toujours plus long que privu», affirme la loi d'Hofstadter*. D'oü la necessite de decouper les grands projets en petites täches precises et limitees, puis d'appliquer ä chaque sequence de travail un objectif mesurable. La sociologue Caroline Datchary, qui a etudie" La Dispersion au travail(2Qll), preconise de faire preceder toute nouvelle sequence d'acti-vite d'un petit moment dedie a definir ses buts. Pour eile «savoir par oü commencer» est une vraie activite qui exige une competence propre etrequiertä ce titreun vrax apprentissage. Avant de debuter sa jour-nee ou une nouvelle activite, il est bon de prendre un temps pour la preparer. Une technique conseillee par Jean-Philippe Lachaux, chercheur ä l'lnserm et sp6cia-liste de l'attention, consiste ä « vtsualiser le resultat» escompte avant d'entreprendre la täche {Le Cerveaufimambule, 2015). • Respecter une alternance travail-repos Combien de temps doivent durer les seances de travail? 52 minutes de travail et 17 minutes de pause, telle serait la «regle d'or» du ratio travail/repos si Ton en croit une etude r6alis6e recemment en Lettonie. A vrai dire, la regle des 52/17 n'est en rien une norme ideale obtenue par des etudes d'ergonomie, mais une simple moyenne obtenue aupres d'un echantillon de salaries invites ä mesu-rer leur propre rythme de travail. La precision millimetrique 52/17 semble surtout destinee ä promouvoir une application Desktime lancee par la societe Draugiem Group qui a commandite l'etude. La loi des 52/17 n'est que l'une des nombreuses versions des demarches de planification d'activite fondees sur l'usage des minuteurs. La premiere et la plus connue de ces methodes est la technique «pomodoro», inventee par Litauen Francesco Cirillo dans les annees 1980. Elle consiste ä programmer un minu-teur pour une sequence de 25 minutes, pendant laquelle on va s'assigner une täche pr6cise. La technique du chro-nomötrage pourrait passer pour une forme de neotaylorisme volontaire, une forme extreme de soumission librement consentie. En fait, eile r£pond bien aux attentes de personnes, comme les deve-loppeurs informatiques, qui doivent mener de front des activites ä hautniveau de concentration et en meme temps repondre aux multiples sollicitations de l'environnement {«ausecours, leserveur a plante!»). L'avantage de cette methode est d'alerter sur un phenomene. Si tous les specialistes s'accordent sur la necessity d'alterner de vraies peModes 56 Sciences Humaines Novembre 2015 N°275 íoqs ou hiboux? Ceux du matin et du soir II y a ceux qui se ■•Invent tot - tes coqs -: *-'aussit6t leves, aussitdt faction Et ity a «fes 'h1b6ux», ces oiseaux de .rjuft qui se cpuchent tard, ont du mal a se lever et encore plus a • s'eveiller vraiment (il faut ctque «/es neurones se ~,qonnectent»). '